la peur du poulpe
lea roth
Lapeurdu pouLpe
Établissement de boisson et de nourriture, personnes en appétit
Il se tient au comptoir et il boit. La nuit tombe lentement, on change d’heure après-demain. A chaque fois que quelqu’un vient prendre une commande, il essaie d’entamer une conversation. Toujours sur le ton de la blague.
Un éclat de rire gêné mais poli conclu en général l’échange, surtout s’il s’agit d’une femme. Temps moyen approximatif des échanges: 23 secondes.
Installé à une table pour quatre personnes près de la vitrine, il attend son rendez-vous. Il n’a rien voulu commander pour l’instant: «J’attends un ami», avait-il dit au serveur.
Dans le fond il fait plutôt sombre, une des deux appliques ne marche pas, certainement pour des raisons économiques. Il écrit dans un petit carnet devant un renversé devenu froid pour le coup. Il pleure de temps en temps discrètement, mais de toute façon personne ne le regarde.
La jeune fille est assise face à son père. Il a voulu lui faire découvrir cet endroit dont il gardait un excellent souvenir, c’est onze heures trente, un peu tôt pour commander. Le personnel s’affaire en cuisine en atten- dant le coup de feu. Une odeur de bisque et de friture flotte légèrement dans l’air. La table, pourtant réservée deux jours plus tôt, est dans le passage face à la porte d’entrée. Un coup c’est froid, un coup ça pue.
Plat du jour
«Blennie rayée sur lit d’épinards», comment peut-on présenter les choses ainsi.
— Prends ce que tu veux, vraiment.
Il est face à une copine de l’Université. Ils parlent de l’orientation Approches comparatives et inter-culturalités qu’ils ont choisis tous les deux pour leur master. L’année académique avait débuté de manière insolite par un séminaire, plus ardu que ce qu’ils avaient présumé. Enfin pour elle, de toute évidence il hoche la tête de façon un peu trop cadencée, il la drague. L’objet de la discussion porte à présent plus précisément sur une attestation, à rendre pour la fin de la semaine.
L’hameçon de la gloire ou le circonflexe de la cédille, ricane-t-il dans sa barbe en pensant à son après-midi raté.
Apostrophant le jeune homme qui attendait son Duval: « La connerie est française, la vérole est française, les porcs sont français…», un verre de blanc, silvousplé!
Un vieil homme revient des toilettes, les mains encore humides. En passant à côté de sa table, il accroche son regard:
— Vie intense… n’est-ce pas?
Il le regarda alors vraiment dans les yeux, incrédule:
— Pardon?
— Vilain temps, n’est-ce pas?
Perdu dans ses notes, il mâche son stylo et barre quelques lignes de manière acharnée.
Comment les réalisateurs de films arrivent à rendre les enfants si inté- ressants au cinéma? Et il revoit Matis ce week-end, hurlant, son gâteau au chocolat plein la bouche, crachant, sautant, déchiquetant sa seviette, avant de sauvagement se jeter sur son doudou.
Non, non, le nombre d’or ne brille pas, pensa-t-il. Et dans ce pré hallu- ciné qu’allait-il se passer?
— Vous vous croyez malin, pas besoin d’injurier les gens si vous êtes frustré, moi je viens pas vous vomir dessus parce que votre gueule ne me revient pas, non?
— Ma maman m’a dit …
— Sans moi.
Il lui avait tourné le dos.
L’homme s’éloigna. Il se mordit la lèvre, c’est délicieux, ah!
Manchester est devenu triste
Et Liverpool vient pleurer sur la mer Je ne sais plus si j’existe Du sang dans la bouche (Chanson triste) La roue du temps
perforant la terre
Les bateaux blancs craignent l’hiver Manchester est sous la pluie Et ce pull mohair
à la douceur perdue
Et Liverpool ne se retrouve plus Dans la brume d’aujourd’hui Tu t’éloignes de moi
L’amour lui aussi s’est perdu à jamais, à jamais …
… Et qu’une espèce d’évidence écumante
Soutiendra et gonflera, qui viendra vous braire au nez, Et au nez gelé de tous vos Parthénons, vos arts arabes, et de vos Mings …
HA HA ! Et pan dans la gueule. Il est génial ce type…
Je suis comme un myosotis en milieu acide.
— Je prends le plat du jour finalement, et toi?
— Moi aussi.
Mais le héros, «sans un copeck», grâce à une intelligence rare, s’en sort.
Non: Le héros, meurt atrocement «sans un copeck».
Son rêve lui revient à la première bouchée.
Se tenant dans un petit pavillon japonisant, très mal réalisé d’ailleurs, et s’apprêtant à parler, soudain de l’encre noire lui sort de la bouche et lui tâche ses habits.
Comment faire pour manger cette chose en entier?
— Tu comprends, ce qui compte dans l’image ce n’est pas le pauvre contenu, mas l’énergie captée, prête à éclater. Les images ne durent jamais très longtemps.
Il finit par cracher:
— Odilon Redon, Panneau Rouge, 1905 Mais qu’est-ce qu’il fout, bon sang…
— Car comme disait Georges Poulet citant Sartre à propos de Françis Ponge: « Ici matérialisme et idéalisme ne sont plus de saison.
Nous sommes loin des théories, au coeur des choses même», coeur des choses, coeur de l’esprit. Tu ne trouves pas?
Une bonne gifle, et c’est tout.
Je suis comme un mysotis en milieu acide.
— Je prends le plat du jour finalement, et toi?
— Moi aussi.