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DE LA TERRE AU CIEL (ET RETOUR)

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Academic year: 2022

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303/ Nº124 / 12 4

Pourrait-on imaginer un toit sans cheminée ? Un enfant à qui l’on demande de dessiner une maison n’oubliera jamais de poser, au-dessus du trapèze figurant le toit, un rectangle sur- monté de quelques volutes pour dire que « ça fume ». Avec les portes et les fenêtres, la cheminée est un élément symbolique primordial de la maison, qui n’est pas une enceinte close mais un intérieur ouvert. Ces échanges, ces voies de communica- tion qui sont des chemins de vie et d’activité, voilà ce que l’enfant saisit d’abord de la maison : ses portes, ses fenêtres, sa cheminée.

Or, tandis que les portes s’ouvrent sur l’horizon du monde, l’horizon de cette terre où les hommes s’affairent, vont et viennent, entrent et sortent ; alors que les fenêtres distribuent l’air et la lumière du monde à un espace autrement confiné, les cheminées, pointées vers le ciel, osent le vertige de l’infini ver- tical, disent un mouvement perpétuel et énigmatique vers les cieux. Il faut, dit-on, qu’une porte (ou une fenêtre) soit ouverte ou fermée : nulle ambiguïté dans ce commerce de bouches et d’yeux avec le monde. Une cheminée, au contraire, reste tou- jours ouverte, et donc ambiguë dans son rapport avec les cieux. Aussi ne cesse-t-elle jamais tout à la fois de nous rassu- rer, quand le feu y règne comme une divinité protectrice, et de nous inquiéter : qu’est-ce qui entre, qu’est-ce qui sort, par ces conduits énigmatiques ? Quels esprits, bons ou mauvais ? Sur le dessin de l’enfant, la seule figure qui ne soit pas statique est souvent celle de la fumée, gribouillis informe non parce que la fumée n’a pas de forme, mais parce que sa forme ne saurait être fixée : elle n’est qu’un mouvement infiniment variable d’éléva- tion, fait de boucles et de volutes, de pleins et de déliés. Nos cheminées, comme des crayons noirs, étirent leurs discours obscurs sur le blanc des nuages. Que disent-elles des hommes, de la façon dont ils spiritualisent leur vie terrestre ?

L’ambivalence symbolique des cheminées Prise dans la symbolique de la domesticité, la fumée qui s’élève renvoie au feu, au foyer, à la protection rassurante de son intimité chaleureuse. Elle dit la vie, la famille, la solida- rité des hommes. C’était l’espoir du voyageur perdu : nulle solitude en compagnie d’un feu. On dénombrait autrefois les « âmes » d’un village en comptant ses « feux », et le focus latin est tout ensemble l’autel et le foyer. Les cheminées ont

gardé cette aura, alors même qu’aujourd’hui, réduites le plus souvent à un élément de décor, saisies dans la nostalgie d’une enfance qui bientôt peut-être n’y sera plus sensible, elles sont désaffectées. Le « retour de la cheminée », élément

« apportant à votre intérieur toute la magie du feu », comme le disent les magazines spécialisés, et le choix technique du bois comme moyen de chauffage d’appoint (foyer ouvert) ou principal (foyer fermé) ne sont que d’ironiques résurrec- tions de ce symbole du réconfort de l’âme et du corps qui rendait supportable une vie pénible. Nulle magie ne saurait naître où la nécessité ne nous pousse pas à aimer ce qui nous protège.

Dans un tout autre sens, les cheminées, signes de la puis- sance tellurique du feu, de sa capacité à tout transformer comme au sein de la Terre, sont aussi porteuses des significa- tions plus inquiétantes de la domination technique sans frein. L’orgueil babélien des hommes a craché au Ciel ce mes- sage : nous arrivons, notre temps est venu. De ce temps des triomphes prométhéens par lesquels les hommes se sont pris pour des dieux, les cheminées d’usine de la révolution indus- trielle portent témoignage, et celles des locomotives ou des grands paquebots. Elles disent aussi, dans leur ambivalence, les souffrances des hommes, leur aliénation au nom du pro- grès, la destruction de la Nature et finalement l’abaissement de l’homme par lui-même, devenu bête humaine. Au-dessus des usines de mort où le « progrès » dévora ses propres enfants dans un terrifiant holocauste, les cheminées d’Auschwitz dessinaient l’ombre du Moloch.

Nulle surprise, donc, si les cheminées sont finalement révélatrices des profondeurs de notre inconscient collectif, de nos aspirations ou de nos peurs secrètes, articulant le dedans au dehors, la lumière aux ténèbres.

Aux esprits malins – ou animaux – qui voudraient ici immédiatement gloser, voire glousser, sur l’évidence symbo- lique des cheminées si noblement érigées, on rappellera de ne pas céder si facilement au phallocentrisme, puisque le symbole est réversible : le mystère de ces conduits obscurs renvoie, aussi bien, à l’intériorité toute féminine dans laquelle vont et viennent les petits ramoneurs, mais aussi d’autres créatures de l’imagination, tels que sorcières, démons, Père Noël...

DE LA TERRE AU CIEL (ET RETOUR)

Dessin de Noé, six ans.

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LES PREMIÈRES CHEMINÉES DANS LES PAYS DE LA LOIRE

Aujourd’hui encore, et malgré l’accélération de la technologie dans notre civilisation, le mot cheminée nous parle toujours autant et de bien des manières. Au niveau le plus simple, il désigne un système technique plus ou moins élaboré intégré à l’habitat permanent et destiné à son chauffage. Plus visuel- lement, il évoque aussi la partie la plus haute des habitations, la souche par où sortait la fumée du foyer pour monter vers le ciel. Ainsi celle du Petit Liré, qui suscitait tant de nostalgie chez Joachim Du Bellay. C’est que le mot ne désigne pas seu- lement un ouvrage inerte. Il constitue la métaphore et le sym- bole les plus évidents de la présence et de la vie d’une famille autour de son feu, de son foyer, au point que ce dernier terme s’est substitué à celui de famille : sous l’Ancien Régime, par

« foyer » ou « feu » on désignait un groupe familial cohabitant, reconnu par le pouvoir, en premier lieu comme unité d’impo- sition ; on parle aujourd’hui encore de « foyer fiscal ».

L’importance et le prestige dont se pare rapidement la cheminée trouvent leur plus belle expression architecturale et sociale dans une multitude d’exemples conservés dans des manoirs et châteaux de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance.

Cette courte présentation se propose non pas de traiter de la période des XVeet XVIesiècles, largement étudiée dans de nom- breuses publications, mais de se pencher sur les racines et les débuts architecturaux de la cheminée, depuis l’époque carolin- gienne jusqu’au XIVesiècle, dans le cadre des Pays de la Loire.

Son but n’est pas non plus de dresser un inventaire exhaustif, mais plutôt de proposer un itinéraire chronologique jalonné de quelques-uns des rares exemples conservés ou découverts en fouille dans cette région. Un premier chapitre traitera des données générales connues pour la cheminée en France. Le deuxième présentera les exemples les plus anciens, des époques préromane et romane, du Xeau XIIesiècle. Enfin, le troisième abordera quelques sites significatifs du XIIIesiècle.

Les premières cheminées d’Europe de l’ouest Étonnamment, la cheminée n’existe pas dans l’architecture domestique romaine, pourtant si perfectionnée sous bien des aspects. On connaît les tubulides foyers des thermes, qui éva- cuaient les fumées et chauffaient les parois, mais pas de che- minée ouverte sur les pièces de vie ; seuls quelques fours de boulangerie ont été conservés, comme à Pompéi, mais ils n’étaient destinés qu’à la cuisson : dans les villaeet les insulae, on se chauffait à l’aide de braseros. La pratique perdure dans nombre de régions : ainsi, au bas Moyen Âge, en Béarn et en

Gascogne, des demeures ou maisons fortes par ailleurs dotées d’éléments de confort tels latrines, éviers, coussièges, sont dépourvues de cheminée.

Parmi les questions relatives à l’habitat médiéval, qu’il soit vernaculaire, manorial ou castral, se posent celles de l’appari- tion de la cheminée et de la nature de ses formes premières. Les archives sont de peu de secours dans ce domaine. Que cela soit dû à la nature des sources – quasiment toutes d’origine reli- gieuse, elles sont peu soucieuses de détails architecturaux – ou qu’il s’agisse d’une réalité, nous n’en avons trouvé qu’une mention pour l’Ouest, et plutôt tardive : avant , un Jean Constantin a donné à l’abbaye de Buzay un herberjamentum (demeure au sens large) bâti à Clisson, où se trouve une chambre (thalamus) dotée d’une cheminée (caminus). Clisson est alors, comme d’autres cités à cette époque, une ville castrale en cours de constitution. Jean Constantin paraît assez proche du seigneur du lieu ; il se peut que la maison soit un lieu de réception de type manoir ou auberge comme il devait en exister beaucoup mais qui n’apparaissent pas dans les sources écrites.

Les réponses se trouvent dans les données du bâti conservé, mais aussi dans celles de l’archéologie. La cheminée de pierre comme élément de chauffage d’un lieu habité apparaît à l’époque carolingienne. Celle de Doué-la-Fontaine, qui sera pré- sentée, en est un bon exemple. Elle devient plus fréquente à l’époque romane un peu partout en France, prenant une place centrale et ostentatoire dans certaines pièces de réception, sou- vent en milieu urbain mais aussi dans des châteaux. Aux XIeet XIIesiècles, elle se caractérise souvent par un foyer à fond courbe et une hotte tronconique de construction élaborée. Pour le milieu urbain, la Tour de Londres, Rouen ou Cluny en four - nissent de beaux exemples, mais dans l’Ouest, Angers en a aussi possédé, ainsi la « tour des Druides », édifice qualifié de patri- cienaujourd’hui disparu. En site castral, on peut citer aussi le cas précoce de Sainte-Suzanne et celui, inédit, de Montsoreau, deux lieux qui feront l’objet d’une présentation.

À partir du XIIeet surtout au XIIIesiècle, l’architecture et la cheminée entrent dans la phase de pétrification, tant dans les châteaux et les villes castrales que dans les maisons fortes et les manoirs ruraux. On voit ainsi, pour ces derniers, cer- tains sites à motte primitifs peu à peu abandonnés ou trans- formés au profit de constructions de pierre. On observe que le mouvement s’amorce plus tôt dans le Sud et le Centre de la France. Pour l’Ouest, les exemples de cheminées de cette époque demeurent cependant rares et le cas du château de

Cheminée du premier étage du château médiéval, tour « sapée » à Châteaubriant (Loire-Atlantique), XIIIesiècle.

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Le feu ouvert fut, pendant toute l’époque médiévale, le moyen de chauffage le plus utilisé dans l’habitat rural et urbain.

Alors qu’il était déjà fort répandu en terres germaniques depuis le XVesiècle, le poêle ne s’est généralisé en France qu’au XVIIIesiècle. Installée à l’intérieur du domicile pour être à l’abri des intempéries, la cheminée a trouvé tout de suite sa place au centre de la pièce principale de la maison, et si elle n’a pas servi tout de suite à la cuisine, elle a joué immédiatement un rôle primordial dans la vie sociale puisque c’est autour d’elle que se réunissaient pour souper et converser les habi- tants de la maison, toutes générations confondues. Elle était le signe du lieu habité et durable, et pour cette raison n’était jamais présente dans les annexes et les abris temporaires.

Elle fut d’abord constituée d’une vaste hotte conique, por- tée par trois ou quatre colonnes, qui couvrait le feu organisé sur un sol de terre battue ou de pierre, une tradition qui, si elle perdura dans les couvents jusqu’à la fin de l’époque moderne, évolua sensiblement dès le XIIesiècle. L’invention de l’ogive et de l’arc-boutant avait en effet défini pour des siècles une autre forme de la cheminée domestique, en saillie et verticale. Au XIIIesiècle, elle était adossée dans un angle de la salle et sa hotte était polygonale. Puis, au siècle suivant, le manteau prit la forme d’une pyramide quadrilatère. Quant aux pilastres, colonnes engagées et faisceaux de colonnettes qui enca- draient le foyer, ils suivaient la mode décorative du temps. La cheminée, devenue plus grande, prit place sur l’un des murs de la pièce, constituant un élément dominant de la construc- tion intérieure qui procédait du souci d’allier esthétique et efficacité. Si l’un des côtés de la salle était occupé par la che- minée – voire, dans les demeures seigneuriales, par la juxta- position de deux ou même trois cheminées, comme dans la salle du palais de Poitiers –, les autres murs étaient générale- ment unis. Les portes et fenêtres qui les perçaient étaient alors disposées sans symétrie. Un décor sculpté, comme dans les édifices religieux, mais seulement dans les demeures sei- gneuriales, venait souligner certains éléments importants de son architecture.

Si la tendance, qui fut durable en France, était de donner le maximum d’indépendance à ce meuble fixe – contrairement à ce qui se faisait en Italie, par exemple –, les motifs choisis pour l’orner suivirent l’évolution des goûts et des styles. Ainsi, les

chapiteaux qui étaient décorés de feuillages à crochets à la fin du XIIesiècle furent surchargés de feuillages naturels à partir de la fin du siècle suivant, et eux-mêmes supplantés par de grasses feuilles d’acanthe au XVe. Les grands ensembles sculp- tés, seulement visibles dans les intérieurs de la noblesse et dans une moindre mesure dans les maisons bourgeoises, n’ap- parurent que dans la seconde moitié du XIVesiècle, quand le manteau devint le support de sculptures ou de moulages figu- rant le portrait, l’écu, la devise et les emblèmes des proprié- taires ou ceux de personnes à qui ceux-ci souhaitaient montrer leur fidélité : la cheminée d’un de ses fournisseurs peut ainsi porter le portrait ou la devise d’un prince.

Élément de faste et de prestige, la cheminée apparaît dans les miniatures, comme celle qui représente une scène de ban- quet dans Les Très Grandes Heures du duc de Berrydues aux frères Limbourg. L’oncle de Charles VI en tenue d’apparat, un manteau bleu richement brodé de ses emblèmes sur les épaules, coiffé d’un bonnet de fourrure, est, au milieu d’une foule de serviteurs et de courtisans, le seul personnage assis de la scène. Il a pris place sur un banc drapé d’une riche étoffe, devant une immense table recouverte d’une nappe blanche immaculée. Les murs de la salle sont décorés d’une tenture historiée éclatante, relatant des faits guerriers. Une tapisserie recouvre la hotte de la cheminée. Le linteau et les chapiteaux ouvragés sont peints de couleur or. Si le feu est presque entiè- rement dissimulé par un pare-feu de paille de forme ronde, la cheminée signifie l’immensité du lieu autant qu’elle exprime le confort de la pièce et la richesse du prince, au même titre que les plats d’or et d’argent disposés devant lui au premier plan, ou que les pièces d’orfèvrerie bien visibles sur le dres- soir. La cheminée est donc un élément essentiel d’un luxe ima- giné par l’architecte ou le maître maçon, qu’il était de bon ton de montrer. Un autre exemple, un peu plus tardif mais de très belle facture, confirme ce propos. La peinture fut exécutée par Jean Bourdichon au début du XVIesiècle. Devant une impo- sante cheminée de pierre blanche, le roi de France Louis XII et son épouse Anne de Bretagne ont pris place sur un banc de bois ouvragé. Près de la reine, une jeune fille figure Claude de France, la fille aînée du couple. Leurs regards se posent sur un jeune garçon que le roi présente aux spectateurs et qu’Anne de Bretagne protège de sa main en lui caressant maternellement

FEU, FOYER, CHEMINÉE

Les Très Riches Heures du duc de Berry, calendrier, mois de janvier par les frères de Limbourg, 1416.

Coll. musée Condé, Chantilly.

© RMN-Grand Palais (Domaine de Chantilly) / René-Gabriel Ojéda.

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41 Château du Bois-Tissandeau,

cheminée de la « salle verte » (provenant du château du Cazeau au May-sur-Evre [Maine-et-Loire]), Les Herbiers, début du XVIesiècle.

Dans l’ancien Bas-Poitou, la Renaissance est une époque faste pour les arts de l’architecture, malgré les années dramatiques des guerres de Religion, entre et . De nombreux châteaux ou logis nobles sont construits ou reconstruits, remaniés ou agrandis, par des propriétaires souvent très au fait des nouvelles modes artistiques, et parfois très bien informés des modèles architecturaux et de l’ornementation à l’italienne, grâce aux traités qui circulent parmi les amateurs éclairés ou à la fréquentation d’artistes qui travaillent sur les chantiers où s’élaborent les nouveaux styles. Cette province témoigne d’une variété créative étonnante : les cheminées bas- poitevines font preuve d’une fantaisie dans l’interprétation des modèles canoniques qui doit sans doute autant à la naïveté de certains maçons ou sculpteurs, qui connaissent insuffisam- ment les sources, qu’à un joyeux dilettantisme.

La période où s’illustre la Renaissance à travers les chemi- nées dans cette région couvre tout le XVIesiècle et un peu au- delà. Dès les années , l’influence des grands chantiers menés par les hommes nouveaux accédant au pouvoir à la suite de François Ierse fait sentir dans le Bas-Poitou ; dans la seconde moitié du siècle, l’influence du maniérisme italien produit une variété de réalisations remarquables jusqu’à la fin des guerres de Religion. La cheminée est souvent, pour cette période, le témoin le plus précieux de l’architecture, car beaucoup de manoirs ou de maisons d’une certaine richesse ont disparu ou ont été fortement remaniés et appauvris : les cheminées conser- vées sont là pour donner une idée du goût des commanditaires, grands seigneurs ou modestes gentilshommes. C’est d’ailleurs une caractéristique marquante de ce patrimoine de l’actuelle Vendée : de nombreuses cheminées remarquables ne se trouvent plus à leur emplacement d’origine mais sont remontées dans d’autres maisons ou châteaux. Elles sont alors les seuls témoins de l’habitation dont elles sont les rescapées.

Ainsi, paradoxalement, la cheminée remarquable la plus ancienne conservée en Vendée pour ce début de la Renaissance est une étrangère : la grande cheminée de la « salle verte » du château du Bois-Tissandeau, près des Herbiers, n’a aucun lien avec cet édifice, puisqu’elle provient du château du Cazeau au May-sur-Evre (Maine-et-Loire), où elle ornait la grande salle de cette demeure noble construite à la fin du XVesiècle.

Incendié pendant les guerres de Vendée, ce château est passé

par mariage dans la famille de Hillerin, propriétaire du Bois- Tissandeau ; ses héritiers, les Le Bault de La Morinière, y firent transporter la belle cheminée du Cazeau à la fin du XIXesiècle.

Connue depuis longtemps par un dessin de Peter Hawke publié en dans L’Anjou et ses monumentsde Godard-Faultrier, elle est décrite en par Célestin Port, dans son Dictionnaire historique, géographique et biographique de Maine-et-Loire, comme « une belle cheminée avec tourelles et scènes sculp- tées ». Son étonnante hotte représente en effet un château élevé sur trois étages, flanqué et cantonné de six tours et couronné de mâchicoulis, avec un toit sommé d’une crête fleurdelisée. Si le soubassement est une simple suite d’arcades ornées de motifs floraux ou de mascarons, coquille et emblèmes divers, les étages supérieurs offrent un théâtre de la vie au château : au pied de celui-ci, des hommes d’armes portant arcs, arbalètes, piques et hallebardes montent la garde tandis qu’aux fenêtres apparaissent divers personnages – un couple, une femme tenant un enfant, une autre qui semble jouer avec un petit singe perché sur l’appui de la fenêtre, un musicien jouant du rebec et son comparse tenant une partition. Le style flamboyant tardif du décor architectural ainsi que les costumes des hommes d’armes, typiques de l’époque de Louis XII, permettent de situer cet ouvrage autour de . Probablement polychromée à l’origine, cette scénographie reste rare. Sa translation au Bois- Tissandeau a probablement permis d’éviter la disparition de cet ouvrage singulier, malgré la mutilation des tourelles d’angle de la hotte, nécessaire pour l’adapter à son nouveau cadre.

La première Renaissance a toutefois marqué cette région avec des réalisations parfaitement locales. Même si elles ne sont pas nombreuses, elles ont le mérite d’être de qualité et caractéris- tiques du style élégant et raffiné des années -, nourri des nouveautés que soldats et seigneurs avaient découvertes en Italie. C’est le cas de Jean Cathus, seigneur des Granges, dont le père, Louis, fit partie de la suite de Louis II de La Trémoille en Italie. Époux de Marie du Vergier, morte en , il fit enrichir le château de son père d’un décor italianisant portant la date de

sur la porte de l’escalier. L’intérieur du château conserve plusieurs exemples de ce décor de la première Renaissance, notamment sur le linteau des portes et deux cheminées.

La première, la plus monumentale, se trouve dans le grand salon, au rez-de-chaussée ; c’est la cheminée dite « aux

CHEMINÉES DES XVI e

ET XVII e SIÈCLES EN VENDÉE

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À la mémoire de David Jaunay, tailleur de pierre, restaurateur des cheminées

Une maison de Clefs, dans le Maine-et-Loire, a été inscrite à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques en

pour le décor exceptionnel, insolite et surprenant de ses cheminées. Leur présence dans cette maison de dimensions et d’allure modestes étonne : qui les a fait construire et décorer, et pourquoi ?

Avec un peu (ou beaucoup ?) de chance, avec du temps, de la patience, de la réflexion et les moyens appropriés, elles peuvent nous raconter leur histoire.

Les moyens dont nous disposons pour répondre à ces questions relèvent de trois catégories : l’analyse stylistique, la consultation des archives et le recours à la dendrochronologie.

Ces investigations s’interpénètrent, se nourrissent l’une de l’autre. Pour rendre compte des résultats de façon synthétique, nous avons choisi un ordre qui n’est ni celui de la recherche, ni celui des trouvailles.

Qui a commandé les cheminées ?

Le cadastre dit « napoléonien » appelle la maison « château de Clefs » : il s’agit de l’ancien logis seigneurial de Clefs, siège d’une châtellenie. Après avoir établi la liste des seigneurs de

à , il nous fallait choisir un nom en phase avec l’époque de construction de la demeure. L’analyse stylistique donne une fourchette (trop large) : -. Heureuse - ment, la dendrochronologie est beaucoup plus précise : elle nous apprend que les arbres dont ont été tirées les solives et les poutres de la partie principale ont été abattus durant l’hi- ver -, et vers ceux qui ont été utilisés dans la partie ajoutée. La construction du principal corps du logis a donc été achevée un peu avant .

Le seigneur de cette époque était dame Marguerite de Broc, veuve depuis de Georges de Bueil, tutrice de ses fils mineurs Jean et Georges, héritière de son défunt mari et d’une cousine de celui-ci, Renée de Daillon. Elle disposait donc alors de revenus importants, qui lui ont permis d’entreprendre cette construction. Elle épouse en secondes noces, en , Louis de Chandio qui l’avait aidée par ses relations à gagner des procès pour récupérer la succession de Renée de Daillon.

Le décodage des emblèmes de l’une des cheminées, située au premier étage au-dessus de la salle, va montrer que c’est ce dernier qui a commandité l’essentiel du décor du manteau des cheminées de Clefs.

Une cheminée livre son mystère héraldique et emblématique

(Chambre au-dessus de la salle, baptisée « chambre de Chandio ») L’architecture générale de cette cheminée, construite en , semble un peu archaïque pour son époque. Ainsi, du bas vers le haut, s’étagent des jambages à colonnes engagées cylin- driques, des corbeaux en pyramide tronquée inversée, un lin- teau initialement plat et sans sculpture, un bandeau saillant à la mouluration savante, enfin une sobre corniche en quart-de- rond, près du bandeau.

L’énigme du chiffre (caractères gothiques D et L liés par un lacs ou lacet d’amour), répété quatre fois, et celle du blason (une petite croix enserrée dans un lacet d’amour avec, en péri- phérie, les trois clous de la passion du Christ) n’ont été réso- lues qu’en grâce à la lecture d’un passage de l’ouvrage intitulé Anne de Bretagnede Didier Le Fur.

En effet, celui-ci montre de façon convaincante, à propos des lettres S et A liées par un lacs d’amour figurant au bas d’une miniature commémorant la création de l’ordre de la Cordelière, que le S est l’initiale du mot latin «salvator», qui désigne le Christ, et que le chiffre S&A se lit « Anne aime le Sauveur ».

Cette interprétation peut être transposée ici avec D&L, en lisant aussi de droite à gauche (car la première place est réser- vée au personnage le plus important, en l’occurrence Dieu) :

« L aime D » = « Louis aime Dieu » = « Louis chan(te) Dieu » =

« Louis Chandieu » = « Louis Chandio ». Cette espèce de rébus, pratique courante et à la mode à cette époque, révèle donc non seulement la foi du propriétaire mais aussi son nom, et consti- tue une véritable signature cryptée. La démarche est semblable pour les armes du blason, qui se traduisent par « J’aime le Christ » = « J’aime Dieu » = « Je chan(te) Dieu » = « Je suis Chandieu » = « Je suis Chandio ».

Après son mariage en avec Marguerite de Broc, Chandio a tenu, en ajoutant ce décor, à marquer le manoir de son empreinte. Il a même fait remplacer la clef du linteau par une pierre plus épaisse, pour que son blason soit plus visible.

Louis de Chandio, capitaine de la Porte, prévôt des maréchaux de France(1480-1532), dessin, pierre noire, sanguine par Jean Clouet, vers 1525.

Coll. musée Condé, Chantilly. © RMN- Grand Palais (Domaine de Chantilly) / René-Gabriel Ojéda.

CE QUE DISENT LES CHEMINÉES

DU « CHÂTEAU DE CLEFS »

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61 303/ Nº124 / 12

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Le Mans - Bords de Sarthe, Louis Moullin, crayon, sanguine et encre brune, lavis brun, aquarelle et rehauts blancs, vers 1855-1856.

Coll. musée de Tessé, Le Mans, inv. 2005.3.52.

Photo Musées du Mans.

Introduisons cette brève circonvolution autour d’un objet concret, la cheminée d’usine, par la poésie, puisqu’il sera question de symboles, d’images, de fumée et de va-et-vient des symboles. Dans son poème « La Cheminée d’usine », Francis Ponge écrit :

Nul ne sait si la notion de cheminée d’usine souhaite ou non pénétrer un peu profondément dans l’esprit ou le cœur de l’homme, car, à la différence de la flèche d’église par exemple, elle n’est pas faite pour cela.

Pourtant elle y parvient, voici de quelle façon.

Campé dans les faubourgs de l’esprit, le poète laisse dans le vague l’éventuelle intentionnalité de cette pénétration, mais son poème donne la manière dont la cheminée y parvient. Laissons sa réponse hors champ. La cheminée d’usine y parvient.

Artéfact technique, objet plastique

Comme le suggère Ponge, la seule nécessité technique com- mande la cheminée, indispensable à la machine à vapeur four- nissant l’énergie mécanique de l’usine, dont l’utilisation massive se répand au cours du XIXesiècle. Le combustible utilisé est le charbon, transporté au moyen de canaux et chemins de fer intensément développés. Avec la machine à vapeur, l’usine n’est plus assujettie à un site spécifique. Elle se rapproche des villes où se concentrent nœuds de transport, clientèle et main- d’œuvre. L’industrie dresse ostensiblement sa cheminée. Au départ, elle est de section quadrangulaire, bâtie en maçonnerie traditionnelle, mais rapidement apparaît la cheminée cylin- drique, en brique, qui offre à la chaleur du feu et aux vents une meilleure résistance. Question de technicité encore : plus la machine à vapeur développera de puissance, plus le diamètre et la hauteur de la cheminée augmenteront. Plus la cheminée sera haute, plus son tirage sera efficace. Sa fonction est bien de dégager les fumées, ensuite de les éloigner du voisinage.

Objet inédit, morphologie hors norme, présence crois- sante et répétée prédisposaient la cheminée à acquérir une valeur emblématique. Quelquefois, elle s’ornemente, porte une date de construction, les initiales du propriétaire. L’architecture de l’industrie sera avant tout « celle de ces millions de chemi- nées de brique […] que le XIXesiècle a construites partout où il en a eu le besoin. Le paysage des villes n’est plus dominé par les clochers » mais ceinturé « de cheminées dont les fumées obscurcissent le ciel […]». La cheminée, signe prégnant de l’industrie active, puissante et fiévreuse.

Au milieu du XIXesiècle, dans « Paysage », poème limi- naire de ses Tableaux parisiens, Baudelaire donne une vision de la ville moderne, en même temps qu’il entraîne dans sa métamorphose.

Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde, Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde ;

Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité, Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.

Il est doux, à travers les brumes, de voir naître L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre, Les fleuves de charbon monter au firmament Et la lune verser son pâle enchantement.

Atelier, prosaïques tuyaux(métonymie aussi des chemi- nées d’usines) et fleuves de charboncaractérisent ce paysage urbain, tout autant, sinon davantage, que les clochers.

Baudelaire rêve à sa fenêtre, sublime les fumées en fleuves de charbon, réunit en une image les quatre éléments, entre dans l’imaginaire. Les cheminées devenues métaphores, mâts de la citéélevant le regard vers les grands ciels: Baudelaire, déjà dans le lexique de la peinture (le mot ciels), part du réel.

L’objet technique entre dans le domaine des images, de la poésie, des représentations artistiques.

CHEMINÉE INDUSTRIELLE,

CHEMINÉE D’USINE

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Au cours du XXesiècle, dans les campagnes, la cheminée a été progressivement abandonnée avec l’introduction des poêles, cuisinières et fourneaux. Sa destruction a fait place aux nou- veaux moyens modernes de chauffage et de cuisine. Si d’aven- ture le volume parfois considérable de la cheminée empêchait de la faire disparaître, le propriétaire lui trouvait une nouvelle destination.

Récupération

Depuis toujours le paysan, par une certaine forme de rési- lience, plus par nécessité économique que par goût de la conservation, a une immense capacité de réutilisation : il pos- sède une habileté surprenante pour attribuer une seconde vie aux objets ou matériaux tombés en déshérence. Ceux qui n’ont pas immédiatement trouvé à se remployer sont remisés en attendant qu’on leur trouve un nouvel usage. Dans la notice qu’il consacre à la ferme de La Baguaye (ou Baguais), à Châteaubriant, J. Chappon signale que « les corbeaux des che- minées servent de contrepoids aux barrières des champs » et qu’ils proviennent de « l’ancien manoir du XVesiècle en partie détruit ». Dans le même ouvrage, la notice rédigée sur la ferme de La Chénardais, lieu-dit situé sur la commune de Sion-les- Mines, est significative de la faculté de réemploi des maté- riaux : « Linteaux et chambranles moulurés en schiste bleu, utilisés dans les nouvelles constructions. Manteau de chemi- née portant en son milieu une figure informe de femme sculp- tée dans un médaillon ; cette pierre encastrée comme allège.

Petites baies schiste avec chanfrein (XVIesiècle). Le château fut démoli vers . » Les nouvelles constructions en question sont un modeste logis de ferme de la fin du XIXesiècle et ses dépendances, qui mêlent dans les encadrements la brique uti- lisée en grande quantité à cette période, et des éléments récu- pérés sur l’ancien château. À l’économie non négligeable des matériaux mis en œuvre, le constructeur ajoute une probable intention esthétique.

La cheminée, un vrai moyen de chauffage ? Avant ces transformations radicales, la cheminée remplissait deux fonctions essentielles : réchauffer les habitants et chauf- fer la marmite. Il convient cependant de relativiser le rayonne- ment de chaleur dispensé par ces cheminées proportionnées

aux dimensions importantes du logis. En Brière et dans le Pays guérandais, l’âtre est flanqué de petits bancs sous le manteau de la cheminée : le fait qu’il faille s’en approcher autant pour se réchauffer dit bien le caractère illusoire de la cheminée comme moyen de chauffage. À l’évidence, elle servait davantage à la cuisson. Le feu était maintenu toute la journée et en toute saison ; le soir, les dernières braises, conservées quelquefois dans une niche creusée à cet effet dans le contrecœur de la cheminée, étaient recouvertes d’une pelletée de cendres et couvaient jusqu’au lendemain. Le matin, alimenté de petit bois, le foyer était ranimé à l’aide d’un soufflet.

Rares étaient les maisons qui ne fussent enfumées. Pour remédier à cet inconvénient il fallait ouvrir le battant de la porte afin d’améliorer le tirage, mais un apport d’air frais avait pour effet de réduire considérablement l’efficacité du chauffage.

Le soir venu, la maisonnée se serrait auprès du feu, qui outre son utilité était le symbole de l’unité de la famille. Dans l’espace sombre de la pièce au sol de terre battue, aux poutres noircies de fumée, la lueur du foyer était un élément attractif et vivant. Dans son Voyage à la forêt du Gâvre, Edmond Richer décrit vers  un intérieur paysan dans la commune d’Orvault : « Vous ne pouvez imaginer de plus sombre que la chambre unique où est renfermée toute la famille... Jamais le carreau ou la pierre ne pave le sol humide de cette enceinte obscure. Dans quelques-unes de ces chaumines enfumées, on voit encore de ces lits étroits, privés d’air, auxquels le plancher sert de ciel, et qu’on ne peut atteindre qu’en s’élevant vers un coffre. » Est-ce par analogie avec les fumées qui se répandent dans la pièce unique du logis que le même auteur dresse, dans son Voyage de Nantes à Guérande, le portrait inquiétant des habitants de la Brière ? « Un peuple particulier habite ces tour- bières si tristes : c’est le Bryéron [...] habillé de la bure brune qu’il tond sur ses brebis noires, la barbe hérissée, la figure enfumée et sauvage, encadrée de deux rivières de cheveux noires, nation qui semble être sortie de la tourbe bretonne. » Au cours du XIXesiècle, certains auteurs-voyageurs qui ont arpenté le nord du département de la Loire-Atlantique ont souligné, non sans une certaine condescendance, la rusticité des gens et des logis qui les abritaient.

L’unité retenue autrefois pour les recensements était le

« feu », écartant par principe l’absence de cheminée dans

ÂTRES ÉCONDUITS

Logis du XIXesiècle, réemploi en façade du linteau en schiste d’une cheminée du XVIesiècle.

La Chenardais, Sion-les-Mines (Loire-Atlantique).

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De quoi rêve-t-on auprès des cheminées ? Qui s’embrase sous ces manteaux où les flammèches lèchent la vitalité d’un bra- sier ou meurent dans la froideur des cendres ? Entre bouche de chaleur et gangue intime, passage magique et conduit érectile, la cheminée capte un imaginaire ancestral, qui n’a cessé de s’étoffer au fil du temps et de se ramifier. Dans les contes et légendes, la littérature et les arts visuels, cet objet à facettes multiples génère de nombreuses évocations para- doxales, assez fantasmatiques, toujours dynamiques.

Hot hottes

Le premier lieu commun, peut-être, qui s’énonce en art et en littérature sur les cheminées, c’est qu’elles articulent autour d’elles un espace où l’être vivant se tient, seul ou collective- ment, au chaud. Les images abondent de chiens, de chats, d’amis, de familles, de crépitements doux et de douceur conviviale, de fauteuils capitonnés, de bons mots échangés et d’histoires merveilleuses racontées lors de veillées autour du feu.

Tant de bons sentiments s’agrègent autour de l’âtre qu’as- sez vite, il faut bien l’avouer, les évocations lénifiantes font leur effet et plongent le lecteur dans une torpeur soporifique.

Fort heureusement, certains auteurs ont choisi de pimenter le scénario, parfois subtilement, parfois de façon plus cavalière.

Flaubert choisit de ne pas choisir, chez lui tout est à la fois bru- tal et suggestif, et au premier regard, Léon dévore déjà Madame Bovary lorsqu’elle vient chercher la chaleur : « Madame Bovary, quand elle fut dans la cuisine, s’approcha de la cheminée. Du bout de ses deux doigts, elle prit sa robe à la hauteur du genou, et, l’ayant ainsi remontée jusqu’aux chevilles, elle tendit à la flamme, par-dessus le gigot qui tournait, son pied chaussé d’une bottine noire. Le feu l’éclairait en entier, pénétrant d’une lumière crue la trame de sa robe, les pores égaux de sa peau blanche et même les paupières de ses yeux qu’elle clignait de temps à autre. Une grande couleur rouge passait sur elle, selon le souffle du vent qui venait par la porte entrouverte. De l’autre côté de la cheminée, un jeune homme à chevelure blonde la regardait silencieusement. » Flaubert, qui tout au long du roman souffle le chaud et le froid sur Emma, écrit aussi : « Ne fallait-il pas à l’amour, comme aux plantes indiennes, des ter- rains préparés, une température particulière? »

Ce motif du feu dans l’âtre – les jeux descriptifs d’ombre et de lumière auxquels il invite, l’équilibre entre cadre sta- tique et tableau dynamique qu’il maintient – a bien entendu échauffé plus d’une plume. Celle de Raymond Radiguet, dans

un style un brin pompier, fait dire à son narrateur dans Le Diable au corps: « Je ne souhaitais rien d’autre que ces fian- çailles éternelles, nos corps étendus près de la cheminée, se touchant l’un l’autre, et moi, n’osant bouger, de peur qu’un seul de mes gestes suffît à chasser le bonheur. » D’autres accentue- ront le trait encore bien davantage, et les scènes érotiques com- binant peaux de bête, cheminée rustique, belles allumeuses et puissants ramoneurs vont se multiplier dans les romans de gare et les productions cinématographiques dites « de charme ».

Au diable l’éclectisme de ces quelques évocations, une chose est sûre : avec les cheminées, dans le mental ou le physique, il est possible de voyager.

De l’autre côté il fait pareillement chaud

Que la cheminée soit un sas et même un viatique, cela ne fait aucun doute pour Alice, maîtresse en moyens de transport inédits. Ce qui importe le plus à notre aventurière en herbe est moins l’étrangeté de l’entreprise (passer de l’autre côté du miroir) que la stabilité thermodynamique du voyage : est-ce que le feu de cheminée, là-bas, lui apportera autant de confort calorifique qu’ici?

« À présent, Kitty, si tu daignes m’écouter, au lieu de jacasser sans arrêt, je vais te raconter comment j’imagine la maison du Miroir. D’abord il y a cette pièce que tu peux voir dans la glace… Elle est identique à notre salon, mais tous les objets y sont intervertis. Si je monte sur une chaise, je peux voir la pièce entière… tout entière, sauf derrière la cheminée.

Oh ! Comme j’aimerais voir cette partie-là ! Je voudrais tant savoir si l’on y fait du feu en hiver ! […] En un instant, Alice avait traversé le miroir et sauté avec adresse dans le salon de la maison du Miroir. La première chose qu’elle fit, fut de vérifier s’il y avait bien du feu dans la cheminée, ravie en constatant qu’un feu bien réel et tout aussi ardent que celui qu’elle avait laissé dans l’autre salon y était entretenu. J’aurai aussi chaud ici que là-bas, pensa alors Alice. »

L’humour carrollien jubile dans ces petits détails, où l’intel- ligence enfantine se révèle avec une grande justesse, en équi- libre parfait entre réel pragmatique et merveilleux irrationnel.

Le franchissement du miroir est bien entendu symbolique : par ce geste, Alice incarne une liberté, celle de quitter le foyer qui la menace d’étouffement et de se constituer en individu face à une collectivité pesante. C’est ce mouvement, doublé d’une fantaisie poétique débarrassée des entraves de la conscience, qui plaira tant à l’imaginaire français du XXesiècle. Introduite

OÙ CONDUISENT LES CONDUITS ?

« Alice regarde à travers le miroir », gravure d’après Sir John Tenniel pour la première édition de De l’autre côte du miroirde Lewis Carroll, 1872. Coll. The Granger Collection NYC.

© The Granger Collection NYC / Rue des Archives.

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Victoria avait trente-deux ans et vivait à Amsterdam. La ville ressemblait à un village adulte : elle conjuguait le cosmopoli- tisme d’une grande cité moderne, le calme et la joliesse d’un bourg de campagne. Les vélos y faisaient la loi et la cordialité était de règle entre les habitants. Pourtant Victoria n’y était pas heureuse. Le bonheur dépend de choses plus proches et plus tangibles. Les villes ne suffisent pas aux besoins relationnels : leurs bras sont trop immenses pour réchauffer, et leurs oreilles sont des puits sans fond. Avec les années, Victoria avait identifié la cause de son mal-être : on ne la remarquait pas.

Elle avait pourtant tout fait pour avoir une vie normale.

À l’âge de huit ans, elle avait laissé un garçon lui faire un baiser sur la joue. Elle avait excellé en classe (avec des réussites excep- tionnelles en histoire, en arts et en mathématiques). Elle avait eu des petits boulots. Elle soignait son apparence et mangeait équilibré. Elle se brossait les dents trois fois par jour. Elle avait pratiqué la danse (le rock) dans un club et tous les dimanches elle faisait du jogging sur les bords du Singel, le principal canal de la ville. En tout, il lui semblait avoir fait ce qu’il fallait. Elle avait été sage et bienveillante à l’égard du monde et des autres.

Elle n’avait jamais triché, ni menti. Elle n’était pas une fille fade et conventionnelle. Au contraire, tout le monde s’accordait à la trouver originale, parfois même bizarre.

Mais elle avait l’impression d’être une vieille voiture car- rossée comme un nouveau modèle : elle se sentait à la fois jeune et périmée. Depuis l’enfance, on la tolérait, mais on fai- sait à peine attention à elle. Elle n’avait jamais eu d’amis. À son travail, on la respectait de loin. On oubliait toujours de l’invi- ter aux fêtes, on ne prêtait pas attention à ses remarques. Il semblait qu’elle était quasiment invisible.

Elle se réveillait le matin et elle murmurait à sa fenêtre :

« J’entre dans le monde. Attendez-moi, parlez-moi, écoutez- moi. »

En vain.

Son travail lui plaisait : elle dessinait des cartes de vœux pour une petite et florissante entreprise familiale. Elle avait une vingtaine de collègues et les bureaux étaient agréables et bien éclairés. Ses cartes avaient beaucoup de succès (surtout celles qui mettaient en scène une petite fille se déguisant en toutes sortes d’animaux), à tel point qu’elles étaient vendues dans le monde entier. Ça la remplissait de joie : des gens qu’elle ne connaissait pas s’écrivaient de belles choses grâce à ses cartes (mots d’amour, anniversaires, fêtes, meilleurs vœux…). Elle contribuait à rendre la vie plus belle et plus

douce. Elle espérait que certains des destinataires remarque- raient son nom écrit en petit dans le coin droit et prendraient contact avec elle. Mais ça n’était jamais arrivé.

Les gens l’appréciaient comme ils appréciaient la douceur du printemps : sans y faire attention. Victoria ne les gênait pas.

Ils ne la remarquaient pas. Elle avait pourtant des choses à dire et des histoires à raconter : après tout, elle s’intéressait à beaucoup de sujets (la mosaïque, le dessin, l’écologie, le cinéma, la gastronomie, la lutherie, le blues…). Mais sa petite voix se perdait dans le flot des conversations.

Victoria trouvait que les gens parlaient fort et bougeaient tout le temps. C’était un tourbillon permanent. Elle aurait voulu les arrêter et les forcer à l’écouter.

Pour trouver un remède à sa vie triste, pour enfin être entendue, elle essaya de changer.

Elle se fit teindre les cheveux en vert. Mais les gens ne la remarquèrent pas davantage. Elle tenta le mauve et le jaune, sans plus d’effet. Elle porta des dreadlocks et une robe ample imprimée de dragons, elle mit du rouge à lèvres et des lunettes de soleil. Elle parla avec un accent russe et mit des chapeaux avec des oreilles d’animaux. Elle fuma la pipe et apprit à jon- gler. Mais cela ne changea rien.

Il n’était pas dans le caractère de Victoria d’abandonner.

Elle avait la volonté d’être heureuse et de communiquer avec les autres. D’un naturel optimiste, elle ne doutait pas un ins- tant que tout problème avait une solution.

Elle déménagea et quitta le cercle de ses connaissances habituelles. Elle voulait rencontrer d’autres gens, des gens qui ne se seraient pas habitués à son invisibilité. Recommencer à zéro. Elle loua un petit appartement meublé au bord du Keizersgracht, un des canaux de la ville. Elle assista à des conférences sur l’astrophysique, s’inscrivit à des cours de pâtisserie et participa à un club d’amateurs de fouilles archéologiques. Mais, là encore, personne ne manifesta le moindre intérêt pour elle.

Un jour, en rentrant du travail (elle faisait le chemin à pied, elle aimait la lenteur de la marche et les occasions don- nées de voir la vie dans son efflorescence), elle sentit une odeur chaude. Elle mit un petit moment à l’identifier : c’était du pain d’épice. À cette première odeur vint s’ajouter celle de marrons, de coton, de foin, puis d’autres moins agréables : du plastique et de la peau grillée.

Elle suivit le cocktail de parfums à travers les rues. Au loin, une sirène se rapprochait. Les gens couraient et criaient tout

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