• Aucun résultat trouvé

Psychiatrie et psychanalyse n° 13. Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel...

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Psychiatrie et psychanalyse n° 13. Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel..."

Copied!
8
0
0

Texte intégral

(1)

L’Information psychiatrique 2018 ; 94 (6) : 512-9

Psychiatrie et psychanalyse n 13

Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel . . .

Jacques Hochmann

Professeur émérite,

Université Claude-Bernard (Lyon), médecin honoraire des hôpitaux de Lyon, 15, rue Saint-Paul,

69005 Lyon, France

Rubrique coordonnée par S. Parizot, C. Hanon, M. Sicard, M. Reca et R. Pétrouchine

Pour clore la série Psychiatrie franc¸aise et psychanalyse de la rubrique«Mémoires vives», nous avons choisi de publier la lecture synthétique et critique de Jacques Hochmann.

Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel, Horatio, que votre philosophie n’en rêve.

W. Shakespeare.

Reprenant, après deux des interviewés de cesMémoires vives,André Carel et Jean-Pierre Losson, la fameuse réplique d’Hamlet, on souhaiterait introduire ici quelques réflexions sur la place accordée à la psychanalyse, dans l’exercice psychiatrique public de la deuxième moitié du siècle passé.

La psychiatrie, une médecine spéciale

Les critiques actuels de l’évolution qui a alors marqué la psychiatrie franc¸aise assimilent souvent cette psychiatrie désaliéniste à la psychanalyse. Des pro- fessionnels promoteurs de méthodes ou de chimiothérapies dites nouvelles, des usagers déc¸us, blessés ou endoctrinés, des chercheurs en quête de pouvoir et de crédits, des politiques en quête d’électeurs et des médias dociles aux modes s’élèvent contre la doctrine et la pratique freudienne pour condamner l’esprit qui a animé, après la Libération, les anciens asiles. Ils la taxent de non scientifique, d’inefficace, d’obsolète et s’indignent de la place qu’elle occupe encore en France, face à un mouvement mondial où, selon eux, les troubles mentaux ont trouvé leur explication ultime dans les neuros- ciences et leur cure dans les seuls médicaments psychotropes associés à la régulation du comportement par des méthodes éducatives. On ne s’attardera pas ici à noter que l’imagerie cérébrale, la biochimie et les sciences cogni- tives, dont les progrès sont incontestables, n’apportent pas, en dehors de cas très exceptionnels, des informations utilisables sur les situations ren- contrées quotidiennement par les équipes psychiatriques. On se bornera à rappeler qu’après l’avancée considérable représentée par la découverte des principaux psychotropes dans les années 1950, la psychopharmacologie n’a fait que des progrès marginaux et que les thérapies comportementales (même si elles se sont annexé l’adjectif«cognitif»), datent, dans leurs prin- cipes, du début duXXesiècle et ne font que reprendre, sous une forme plus ou moins sophistiquée, une alternance de sanctions et de récompenses qui plonge ses racines dans le dressage des enfants et des animaux domestiques.

Enfin, en dépit de recherches considérables, on n’a isolé aucun marqueur biologique, aucune lésion ou dysfonctionnement organique qui soit spéci- fique d’un trouble mental déterminé et seulement de ce trouble. Depuis sa naissance autour de la Révolution, la psychiatrie est, de ce fait, restée une

«médecine spéciale», au statut paradoxal, à la fois une médecine, mais une médecine en marge du progrès linéaire qui caractérisait le reste des sciences médicales. Elle a subi des périodes d’avancée, où la personne du patient, sa subjectivité, les aléas de sa rencontre avec ceux qui faisaient métier de le soigner étaient pris en compte. Elle a connu aussi des périodes de régression

doi:10.1684/ipe.2018.1834

Correspondance :J. Hochmann

<hochmann.jacques@orange.fr>

(2)

où dominaient la ségrégation voire l’abandon dans des lieux à visée uni- quement sécuritaire, souvent au nom d’un scientisme qui, en donnant aux psychiatres davantage de respectabilité, semblaient les autoriser à mieux pro- téger la société de la folie, en marquant fortement la séparation du fou et du raisonnable. Avancées ou régressions, ces périodes sont souvent entrées en résonance avec les évolutions politiques de la société globale. Au sortir de l’Occupation nazie, pendant laquelle près de cinquante mille internés étaient morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques franc¸ais, le vent de liberté et de rénovation sociale, qui a imprégné toute une époque, a également souf- flé autant que la psychanalyse sur la psychiatrie franc¸aise. Le poids actuel de l’économie de marché, les inquiétudes liées aux migrations et à la rapi- dité des mutations technologiques, un moindre souci de la solidarité ainsi que des replis identitaires dans le communautarisme, une obsession de la sécurité et une judiciarisation de la société expliquent peut-être, aujourd’hui, que la vie intérieure des patients suscite moins d’intérêt. Pour ceux qui ont mission de l’aider, la manière dont le sujet souffrant raconte ses angoisses, ses alternances d’excitation ou de dépression, ses préoccupations délirantes n’est plus prioritaire. On cherche moins à comprendre comment il vit ses actes aberrants, qu’à réduire ou à supprimer ces actes. La psychanalyse, dont peu de ceux qui l’attaquent connaissent dans le détail les complexités, apparaît alors, au mieux comme une perte de temps, au pire comme un dangereux résidu du passé auquel les maladresses de certains de ses défenseurs, leur arrogance, leur mépris sectaire pour toute pensée différente de la leur, leur prétention de posséder un savoir ésotérique qui aurait réponse à tout, l’usage d’un vocabulaire où les jeux de mots tiennent plus de place que les élabora- tions sérieuses, apportent une inquiétante teinte d’illuminisme. Il était donc important de donner la parole à un échantillon de ceux qui, pendant des décennies, ont utilisé le meilleur d’eux-mêmes pour transformer les condi- tions d’accueil et de soins des malades mentaux, en divers points de notre territoire, et de leur demander en quoi la psychanalyse, à laquelle ils avaient tous été formés, dont ils se réclamaient et qui tenait une place importante dans leur pratique, avait joué un rôle dans les changements dont ils furent les acteurs.

Qu’entend-on par psychanalyse ?

La lecture de leurs témoignages soulève une première question.

Qu’entendent-ils, eux, par psychanalyse ? Pour Freud, la psychanalyse était d’abord, dans une visée scientifique, une méthode d’exploration de ce qu’il appelait«la réalité psychique», c’est-à-dire un ensemble de représentations et d’affects qui peuplent notre intériorité consciente, préconsciente et sur- tout inconsciente et s’organisent en scénarios intimes (les fantasmes) rejoués dans le cadre analytique grâce à un phénomène spécifique lié à ce cadre : le transfert. Pour faire émerger ces scénarios, décrypter le sens des représenta- tions transférées, apprécier le poids des affects colorant ces représentations, Freud avait, on le sait, inventé un dispositif : le divan-fauteuil et sollicité les associations libres dans une atmosphère où l’analyste-observateur restait neutre et bienveillant, se limitant à donner des«interprétations», à commu- niquer des hypothèses sur les figures tissées par les croisements inattendus de la chaîne et de la trame associatives, afin de relancer les associations. Les données obtenues par cette méthode avaient permis à Freud et à ses pre- miers élèves d’élaborer une théorie du fonctionnement mental, sans cesse remise en question par les nouveaux cas et, accessoirement, de résoudre ou de diminuer, grâce à la prise de conscience des conflits inconscients, un cer- tain nombre de difficultés psychologiques. Comme le soulignent plusieurs intervenants, c’est avec des notions fondamentales, telles celles de«méca-

(3)

nisme de défense»ou de«renversement de la pulsion», que Freud donnait au symptôme la signification d’un compromis entre un désir refoulé et sa réalisa- tion interdite. Le sujet, plein de contradictions,«divisé»selon l’expression de Jacques Lacan, y acquérait une autre profondeur que celle apportée par une psychologie unidimensionnelle des conduites, conc¸ues comme la réponse quasi automatique à un stimulus.

Faut-il rappeler que limitée au départ à des sujets adultes conscients de leurs troubles et à des pathologies relativement légères (les névroses), la psychanalyse ne s’est tournée qu’ensuite, en adaptant sa technique, vers les enfants, de plus en plus gravement perturbés et vers les sujets atteints de psychoses ou de perversions, pendant que son fondateur puis d’autres ten- taient d’appliquer les théories issues de la cure à une compréhension plus générale de l’âme humaine, de sa culpabilité face à la vie et à la mort, ou à une réflexion sur les mythes, les religions, les arts, la civilisation ?

Aujourd’hui, la psychanalyse, ou plutôt les différentes écoles psychana- lytiques, regroupées de par le monde en courants parfois antagonistes, connaissent des modifications sensibles. Si certaines se prétendent seules dépositaires de la parole du Maître, érigé parfois en idole intangible, d’autres n’ont pas hésité à se rapprocher d’autres directions de pensée, qui, dès l’origine, avait, comme la phénoménologie ou les neurosciences de l’époque, une certaine proximité avec la psychanalyse, non sans débats ou malentendus. C’est ainsi que nombre de psychanalystes ont voulu sor- tir d’une vision purement monadique de la réalité psychique pour insister sur l’interaction entre deux ou plusieurs psychismes, dans la relation parent- enfant, soignant-soigné, dans un groupe naturel (comme la famille) ou thérapeutique (comme l’institution). Des notions comme celle d’« identi- fication projective », une attention au contre-transfert comme moyen de connaissance – plusieurs des protagonistes le mentionnent ici – ont ainsi ouvert à la psychanalyse un nouveau territoire, celui des troubles du nar- cissisme, où peuvent s’épanouir des tendances centrifuges destructrices, comme celle d’un «antinarcissisme » développé par F. Pasche, auquel se réfère P. Charazac, et qu’explorent aujourd’hui, à leur manière et avec leurs méthodes, les neurosciences sociales. Guy Darcourt insiste, lui, sur l’attention nouvelle portée au préconscient, cette activité de liaison entre les repré- sentations de mots et les représentations de chose, comme le définissait Freud, dont le dysfonctionnement semble central dans les pathologies psy- chotiques. On pourrait en rapprocher«l’attaque contre les liens», décrite par Bion, qui met en péril aussi bien la«rêverie»de la mère face à l’intolérance à la frustration d’un nourrisson perturbé que celle de l’analyste écoutant un schizophrène. La psychanalyse, selon la formule de Paul Ricœur citée par André Carel et par Jean-Pierre Losson, a, depuis Freud, assumé une double démarche, à la fois«énergétique»(la recherche des mécanismes) et«her- méneutique»(la recherche du sens). Peut-être aujourd’hui, chez beaucoup d’auteurs, rejoignant la phénoménologie, dont, comme le dit Jean Naudin, la question fondamentale reste la dialectique de l’altérité et de la mutua- lité dans la rencontre, l’herméneutique prend-elle le pas sur l’énergétique ? L’intersubjectivité, l’étude des processus plus que des contenus, le renou- veau du concept d’empathie, ainsi qu’une épistémologie nouvelle qui cherche moins à retouver la réalité événementielle perdue qu’à donner sens à la manière dont se construit et se reconstruit sans cesse, en relation avec autrui, un récit sur soi, sont devenus centraux dans une réflexion qui s’éloigne de l’historicisme et du physicalisme encore présents chez Freud. Cette évolution de la psychanalyse, ignorée souvent par ses détracteurs, tire ses origines des travaux de psychanalystes qui ont été les premiers à tenter de sortir du cadre étroit des névroses pour affronter d’autres problématiques. Les auteurs britanniques, tels que Winnicott, Bion, Fairbairn, Balint, qu’ils soient de l’école de Melanie Klein, simplement proches ou qu’ils s’en soient écartés,

(4)

ont été, dans ce domaine, des précurseurs suivis par leurs élèves : Herbert Rosenfeld, Salomon Resnik, Hannah Segal, Donald Meltzer ou Frances Tus- tin. L’école narratologiquue américaine, avec Roy Schafer et Donald Spence, les intersubjectivistes, dans la filiation de Harry Stack Sullivan, en Italie, Antonino Ferro, mais aussi, en France, par-delà leurs différences, Serge Vider- man, Serge Lebovici, Paul Claude Racamier, André Green, Raymond Cahn, Jean et Évelyne Kestemberg Daniel Widlöcher, René Diatkine, Roger Misès, Pierre Fedida, René Kaes et bien d’autres ont brillamment contribué à ce renouveau des idées et des techniques psychanalytiques. C’est, semble-t-il, cette psychanalyse moderne, plus«concrète»comme la souhaitait le philo- sophe Georges Politzer, qui a inspiré une grande partie des interviewés de Mémoires vives.

L’apport de la psychanalyse à la révolution psychiatrique

L’approche psychanalytique paraît leur avoir surtout servi à maintenir une écoute particulière, en rupture, comme le dit très bien Guy Darcourt, avec le «moralisme »de la vieille psychiatrie qui cherchait seulement à élimi- ner des comportements tenus pour irrationnels ou vicieux. Grâce à cette écoute, à cette recherche du sens, la séméiologie a pu être affinée permettant de différencier des symptômes qu’une observation superficielle tendrait à homogénéiser dans un magma insignifiant. Tel critère du DSM (par exemple un lavage de main compulsif) dévoile ainsi sa polysémie dès lors qu’on ne se contente pas de l’isoler visuellement, mais qu’on s’interroge sur la valeur défensive que lui donne le sujet : évitement d’un contact avec un objet phobo- gène parce que chargé d’une séduction possible ou manœuvre conjuratoire pour écarter magiquement un danger de mort de l’objet aimé (haï). En insis- tant, pour certains, sur la notion de structure, une nouvelle nosologie a pu être proposée, qui ne se contente pas de classer des entités artificielles sur les plates-bandes d’un jardin des racines gréco-latines ou selon une liste plus ou moins complète de critères établis à la majorité des votes de spécialistes, mais qui, en apportant une compréhension des mécanismes psychopathologiques en œuvre, permet de mieux adapter les soins à la personnalité de chacun.

C’est ainsi, en psychiatrie de l’enfant, que la distinction entre psychose autis- tique et dysharmonie psychotique, les unes privilégiant dans leur relation aux objets les«adhésiles», les autres les«projectiles»(selon l’heureuse expres- sion de Pierre Delion) a permis, à l’inverse de l’homogénéisation confondante d’un«spectre autistique», de distinguer des formes évolutives différentes, justiciables de prise en charge distinctes et, incidemment, de mieux évaluer les résultats des traitements. Outre cet affinement nosologique, la référence à la psychanalyse a contribué à problématiser la question du diagnostic et de l’étiologie d’une manière plus productive et surtout plus cohérente avec l’état de nos connaissances. Au lieu de continuer à singer la médecine du corps, en accumulant des critères sans aucune autre substance qu’un vague consensus, obtenu souvent par des manœuvres de lobbying plus proches d’un débat parlementaire que d’une discussion scientifique, le diagnostic, comme le montre très bien André Carel, est devenu«une étape de la sub- jectivation». S’écartant d’un simple étiquetage par un spécialiste«supposé savoir», selon la formule lacanienne utilisée par Domnique Wintrebert, la démarche diagnostique a pris la forme d’une négociation entre les profes- sionnels et les usagers, pour trouver des mots dénommant et éclairant une situation confuse, de manière à lui donner une forme reconnaissable, au sein d’un ensemble de sujets ayant une symptomatologie et une évolution comparables et des problèmes communs. On a pu ainsi faciliter son appro- priation par le sujet et son entourage et laisser place, Caroline Eliacheff le souligne à propos de l’enfant, à son évolution, au fil des séances. Quant à

(5)

l’étiologie, au lieu de prétendre apporter une réponse définitive, faisant fi des inconnues qui représentent l’essentiel de la psychiatrie, elle est deve- nue l’occasion d’une réflexion tenant compte du besoin structurel de l’être humain d’assigner chaque phénomène à une cause, tout en s’interrogeant sur le rôle tenu par la cause invoquée, dans un moment particulier de la relation thérapeutique.

Imprégnées par l’adhésion de leurs leaders à la psychanalyse, les institutions psychiatriques ont bénéficié d’une ambiance où, parce qu’on cherchait avant tout à comprendre le patient reconnu comme un semblable humain jusque dans le plus étrange de son discours et de son comportement, tout en prê- tant attention aux sentiments et aux contre-attitudes, souvent contradictoires, qu’il suscitait dans l’équipe des soignants, la barrière entre le normal et le pathologique, maintenue soigneusement par l’antique fonctionnement asi- laire, a commencé à s’effriter. La psychanalyse a offert«une boîte à outils», comme le dit Jean-Pierre Losson, des concepts articulés en théories, pour modéliser l’ensemble des interactions d’un collectif soignant, d’une manière supportable par chacun et invitant chacun à un exercice de pensée qui évite, avec l’immédiateté d’une rétroprojection, une contagion psychotique de cet ensemble. En aidant à penser la quotidienneté des interactions, les concepts de la psychanalyse ont joué le rôle d’un pare-excitation. Ils ont permis, en mettant du sens dans le non-sens, de surmonter la peur du fou et d’élaborer, dans le calme, des réponses thérapeutiques au-delà d’une simple réaction au tumulte intérieur provoqué par le contact avec la folie. Cette dimension d’accueil compréhensif semble, selon les auteurs, avoir été l’apport princi- pal de la psychanalyse à leur pratique et avoir joué un rôle au moins égal aux neuroleptiques dans la modification du climat des institutions dont ils étaient les responsables. Cela sous-entend l’importance du temps consacré aucare, c’est-à-dire non seulement au soin du patient lui-même, mais aussi au soin des soignants confrontés au chaos psychotique et plus généralement au soin des relations qui traversent le cours de la vie institutionnelle. Ce qu’on a appelé en France «la psychothérapie institutionnelle» s’est ainsi développé comme une«anthropologie humanisante»(selon l’expression de Pierre Delion), tirant de la psychanalyse une substantifique moelle.

C’est sur ce fond général que des cures plus spécifiques ont pu se poursuivre sous des formes diverses : psychothérapies individuelles ou de groupe, psy- chodrame, thérapies mère-enfant, thérapies familiales, thérapies médiatisées par la narration de contes, par des activités artistiques ou par l’expression corporelle, ergothérapies variées etc. souvent supervisées par des psychana- lystes. Dans plusieurs témoignages, il est fait mention de cette supervision, non pas comme un lieu de psychanalyse sauvage des soignants, mais comme l’occasion de raconter à un tiers et d’élaborer, à l’aide de concepts emprun- tés à la psychanalyse, l’observation fine des patients dans le déroulement des séances, sans oublier celle des éprouvés des soignants au cours de ces séances, supposés refléter certains éprouvés des patients et leur donner ainsi une profondeur significative. Il semble que ces cures, sur fond decare, aient plus concerné la psychiatrie des enfants et des adolescents que la psychiatrie des adultes. Pierre Delion fait toutefois remarquer que lorsque des psychana- lystes en cabinet se sont lancés dans le difficile travail de soin psychanalytique prolongé avec des patients psychotiques adultes, ils ont généralement tra- vaillé en lien avec une«institution amie»où le patient pouvait, par ailleurs, être accueilli. C’est aussi ce que laisse entendre Henri Vermorel en ajoutant que, dans son expérience,«la psychanalyse est indispensable pour compren- dre la psychose».

Dans l’après-Mai-68, qui a vu la spécialité conquérir son autonomie et connaî- tre une expansion sans précédent, c’est sans doute cette conviction qui a poussé la grande majorité de ceux qui entraient alors dans la profes- sion à entreprendre une formation analytique, peut-être au détriment, fait

(6)

remarquer Caroline Elicheff, d’une culture neurologique, elle-même en plein remaniement. En Suisse, cette double formation à la psychiatrie d’une part, à une méthode psychothérapique (psychanalytique, comportementale ou sys- témique) d’autre part est restée de rigueur, aboutissant à ce que Florence Quartier appelle«le trait d’union»qui fait du psychiatre-psychanalyste un être hybride. L’expression est d’ailleurs reprise par Pierre Charazac, en France, dans un système différent où la formation du psychiatre à la psychothérapie est optionnelle. Cette double formation est néanmoins une des caractéris- tiques de l’époque. Tous les témoins interrogés ici ont eu une expérience personnelle de la cure analytique. La plupart d’entre eux ont pratiqué la psychanalyse à côté de leur activité psychiatrique, qu’ils fussent praticiens hospitaliers à temps plein ou à temps partiel. Ils reconnaissent un enrichis- sement mutuel de leurs deux modes d’activité.

Une bonne partie des psychiatres franc¸ais d’inspiration analytique, pendant les années qui nous concernent ici, est allée chercher ses sources dans la succession d’écoles issues de l’enseignement de Jacques Lacan. Une des psychiatres interrogées ici, Caroline Eliacheff, confie avoir entrepris, très tôt dans sa vie, une analyse personnelle avec Lacan, mais un seul, Dominique Wintrebert, se réclame explicitement de l’auteur desÉcritset desSéminaires.

On doit remarquer que ce qu’il dit de sa pratique ne tranche pas sur celle des autres. On y retrouve le même souci d’humaniser le soin, de former et d’aider son personnel dans une collaboration respectueuse des différences, de communiquer au patient un intérêt pour sa vie psychique, une même attention au contre-transfert et au risque d’une contagion psychotique dans le fonctionnement de l’institution. On y sent une même conception démocra- tique de l’autorité et une prise en compte de la valeur positive du symptôme allant jusqu’à«accompagner le patient dans son invention», une idée qui préfigure le mouvement moderne du «rétablissement », qu’on voit aussi émerger dans d’autres interviews. Quel est donc l’apport spécifique de Lacan à cette psychiatrie dynamique ? C’est la question qui est posée à Dominique Wintrebert. Il faut l’avouer, les réponses laissent le lecteur sur sa faim. Elles restent purement théoriques sinon purement verbales. On voit mal en quoi le«pousse à jouir», le«pousse à la femme»ou même«l’objet a»ajoutent quelque chose à une pratique qui semble, par ailleurs, exemplaire. On en arrive même à se demander, avec la prudence et les réserves d’usage, si un certain vocabulaire, prononcé par une voix d’exception, mais repris, hors cadre, sans nuances et à tout propos, par une foule d’auditeurs subjugués par le talent du Maître, n’a pas finalement contribué, par sa préciosité baroque, après un temps de mode, à une certaine désaffection de la psychanalyse.

Pas seulement la psychanalyse

On voudrait, en complément à cette enquête sur la place tenue par la psy- chanalyse dans la psychiatrie publique franc¸aise du dernier demi-siècle, faire une dernière remarque. Tant la psychothérapie institutionnelle que la psy- chiatrie de secteur, les deux outils de transformation principaux de la vieille psychiatrie ségrégative et répressive en instrument moderne de soins aux malades mentaux n’ont pas été élaborées ni mises en place par des psy- chanalystes. Les psychanalystes ou les psychiatres-psychanalystes ne sont venus qu’après pour appliquer, développer et peut-être enrichir ce que leurs aînés avaient rêvé puis créé. À ma connaissance, ni Georges Daumezon, ni Henry Ey, ni Paul Balvet, ni Lucien Bonnafé, ni Henri Duchêne, le père du sec- teur, n’avaient de formation psychanalytique. Le scoutisme protestant pour le premier, le syndicalisme pour le second, le personnalisme catholique pour le troisième, la militance communiste pour le quatrième, un idéal de méde- cine sociale pour le dernier, ont probablement été déterminants dans leur

(7)

lutte contre ce qu’une élève de Paul Balvet, Denise Colin-Rothberg, devenue plus tard elle-même psychanalyste après avoir été proche du mouvement initié à la Clinique de la Borde par Jean Oury, a dénoncé comme les«struc- tures d’oppression». Un des pionniers de la psychothérapie institutionnelle, Franc¸ois Tosquelles, s’il semble bien, au départ, avoir suivi une cure ana- lytique, s’est autant qu’à la psychanalyse référé dans sa parole ou dans sa pratique à son expérience politique pendant la guerre d’Espagne ainsi qu’à l’œuvre d’un psychiatre allemand initiateur de l’ergothérapie, Herman Simon.

Il a aussi repris nombre de ses concepts (et de ses attitudes) au psychodrame morénien. Son élève Jean Oury, s’il a été, sans conteste, un psychanalyste lacanien affirmé, s’il a utilisé la notion de«transfert multiréférentiel»que rap- pelle ici Pierre Delion et vigoureusement défendu le rôle psychothérapique des infirmiers dont il assurait, au moins à ses débuts, la cure analytique personnelle, s’est beaucoup alimenté à la mamelle de la phénoménologie allemande. Un autre élève de Tosquelles, très actif dans la contestation de l’asile, tant par sa pratique que par ses publications, Roger Gentis, ne semble pas s’être particulièrement référé à la psychanalyse. On peut donc, recourant à ce que les logiciens appellent un raisonnement contrefactuel, se demander si la psychiatrie publique franc¸aise aurait connu une évolution très différente si elle n’avait pas rencontré, avec le succès que l’on sait, la doctrine freu- dienne. Supposons qu’elle se soit contentée de manifester, au lendemain de la guerre et devant la découverte de l’horreur concentrationnaire, une intolérance à ce qu’un numéro célèbre de la revueEspritdécrivait, en 1952, comme la « misère de la psychiatrie ». Aurait-elle moins, dans les actes, réalisé la rupture avec l’ancien asile ? Le témoignage de Nicole Horassius est ici éclairant. Il décrit un engagement sans concession dans un travail de « désaliénation » (selon l’expression de Lucien Bonnafé) d’abord à la Roche-sur-Yon puis à Aix-en-Provence. Le respect de l’enfant, de sa famille, des soignants, des divers autres interlocuteurs, le souci de développer et de maintenir des relations d’écoute mutuelle qu’elle exprime, ont fait, autant que leur appartenance à un mouvement psychanalytique, l’honneur de toute une génération de psychiatres. Lancés, sans beaucoup de soutiens et sou- vent en très petit nombre dans des hôpitaux de province pétrifiés par ce que Dominique Wintrebert qualifie justement de«ronronnement institution- nel», ils ont développé un projet d’humanisation des conditions de vie, de fin de l’isolement et de la contention, d’ouverture sur le monde extérieur, de rétablissement des liens avec les familles. Que la psychanalyse soit peu compatible avec le totalitarisme, qu’elle s’inscrive dans un mouvement géné- ral d’affirmation de l’autonomie du sujet (qui, par-delà les Lumières, remonte à la Renaissance), que la formation analytique personnelle puisse éventuel- lement donner des outils pour mettre en évidence le sadisme opérant dans les institutions traditionnelles, ne signifient pas forcément l’assimilation à la psychanalyse d’une entreprise beaucoup plus large de libération et de défense des droits du sujet aliéné. À Paris, Benoit Dalle dans le récit qu’il fait de l’expérience innovante de la communauté Ferrus, à Sainte-Anne, où fleurissaient des relations déhiérarchisées entre soignants et entre soignants et soignés qui rappellent l’antipsychiatrie britannique, reconnaît que cette expérience fut antérieure à sa formation de psychanalyste. Henry Vermorel, qui dans une seconde vie est devenu psychanalyste à plein-temps, va dans le même sens. Tout en se référant à la«cure des scissions», un concept plus psychosociologique que psychanalytique, enseigné par un psychiatre franco- américain, Michael Woodbury, il insiste surtout sur le remarquable travail de désaliénation poursuivi à l’hôpital de Bassens (travail dont l’auteur de ces lignes, allant y quêter un exemple, a beaucoup bénéficié et auquel il tient à rendre hommage). Son épouse, Madeleine Vermorel, en développant un enseignement des infirmiers qui a fait date, a joué un grand rôle dans cette désaliénation.

(8)

C’est ici le moment de souligner, après Jean-Pierre Losson, l’importance des infirmiers et infirmières psychiatriques dans la transformation de l’institution.

Héritiers d’une longue tradition empirique qui se transmettaient dans les asiles, les meilleurs d’entre eux n’avaient pas attendu la psychanalyse pour s’intéresser, dans l’anonymat le plus complet, à ceux dont ils partageaient la vie et dont ils étaient devenus les infirmiers après en avoir été les gar- diens. Comme Pussin pour Pinel, ils ont eu un rôle formateur pour les psychiatres, dès lors que ceux-ci, quittant leur empyrée, se sont mis, dans les réunions d’équipe, à écouter leurs observations et à entendre leur vécu.

En retour, utilisant un organisme de l’Éducation nationale, les Cemea (Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active), les premiers désaliénistes, sous l’impulsion de Georges Daumezon et d’une enseignante, épouse d’un psychiatre non psychanalyste, Germaine Le Guillant, ont mis sur pied des stages résidentiels grâce auxquels l’optique nouvelle a diffusé dans tous les établissements du pays. Il y était plus question d’animation et d’organisation de la vie collective que de métapsychologie. Si quelques infirmiers ont ensuite poursuivi des formations de psychothérapeute voire de psychanalyste, la plu- part ont cherché à faire du soin infirmier une activité spécifique à laquelle la psychanalyse peut apporter un éclairage, mais qui ne saurait se réduire à être considéré comme un de ses dérivés.

D’où l’insistance sur un ailleurs suggéré par le titre de cette notice. Il est hors de doute que la psychanalyse a joué un grand rôle dans ce qu’on a, sans forfanterie, baptisé«la révolution psychiatrique ». Mais elle n’a pas été à l’origine de cette révolution et n’en a pas gardé l’exclusive. À côté d’elle, en lien avec elle, la psychologie sociale, la phénoménologie et surtout un cer- tain humanisme, un militantisme des droits de l’homme, un antitotalitarisme directement hérités de l’esprit de la Résistance ont joué un rôle au moins égal.

La«révolution psychiatrique»a été d’abord et est restée une révolution cultu- relle. Il n’est pas étonnant que Jean-Pierre Losson ait trouvé, pour participer à cette révolution, un allié de poids dans la personne de Francis Jeanson qui lui a apporté, avec son héritage sartrien, le souci d’une éthique de la libéra- tion, telle qu’elle s’incarnait dans les luttes anti-coloniales. Le problème qui reste posé, presque tous les interviewés l’évoque, est celui de la transmission de cette ardeur révolutionnaire. On sait que, malheureusement, la plupart du temps, les révolutions finissent par se perdre dans les sables de la réaction. . . jusqu’à la renaissance d’un nouveau militantisme qu’on voit peut-être poindre aujourd’hui c¸à et là, plus sage, moins doctrinaire, plus philosophique peut-être que psychanalytique, au sens d’une philosophie qui interroge plus qu’elle n’affirme, en développant ce que Bion, citant Keats, appelait

« la capacité négative, celle de demeurer au milieu des incertitudes, des doutes»1.

1Ce texte fait référence aux divers articles de la deuxième série de la rubrique«Mémoires vives», del’Information Psychiatrique, rédigés par Suzanne Parizot, Cecile Hanon, Roman Petrouchine, Martin Reca, Marion Sicard, qui ont interviewé : Nicole Horassius, Guy Darcourt, Henri Vermorel, Benoit Dalle, Florence Quartier, Jean Naudin, André Carel, Pierre Delion, Jean-Pierre Losson, Dominique Wintrebert, Pierre Charazac, Caroline Eliacheff... (IP 2015 n8, 9, 10 ; 2016 n2, 7, 8, 10 ; 2017 n2, 4, 5, 6, 8 ; 2018 n5).

Références

Documents relatifs

Selon ce principe, la mise en place d’une assemblée décisionnaire de la vie politique, tirée au sort, permettra à chaque citoyen·ne de prendre pleinement ses responsabilités dans

Nous pouvons d’ailleurs comprendre que cette ambiance est déterminante pour la prise en charge d’un patient car elle fait partie intégrante de l’accueil.. Oury

Seuls les deux premiers sont des filtre du premier ordre.. Parmi ceux-là, seul le premier est

Depuis longtemps les présidents de clubs se sont sentis intouchables, et certains d’entre eux ont été installés pour faire des affaires au détriment de construire un club avec sa

Ce numéro du Médecin de famille canadien présente un important commentaire par Abelsohn, Rachlis et Vakil (page 482), dans lequel ils nous rappellent que les médecins de famille

Complète le schéma avec : cheminée, cratère, cône, réservoir et coulée de lave, fluide, débris, cendres, gaz.. Complète le texte avec : une étoile, une planète, une galaxie, un

Complète le schéma avec : cheminée, cratère, cône, réservoir et coulée de lave, fluide, débris, cendres, gaz.. Complète

[r]