• Aucun résultat trouvé

Le Vercors n'est pas une carte postale. Paysages en partage

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Le Vercors n'est pas une carte postale. Paysages en partage"

Copied!
11
0
0

Texte intégral

(1)

Ce texte a été écrit pour accompagner un petit ouvrage + DVD publié par le Parc Naturel Régional du Vercors (France) en 2014 : Le Vercors n’est pas une carte postale. Le DVD présente quatre films documentaires produits en 2010 en réponse à un appel à projets pour les 40 ans du Parc. Le livre propose entre autres quatre entretiens avec les cinéastes (F. Da Costa, M. Debisschop & J. Lamouroux, S. Aubin, Ecran libre) ainsi que les grilles de séquençages.

Il est certes dommage de proposer ce texte sans les films avec lesquels il dialogue, mais il vise à présenter une démarche de collaboration entre recherche et médiation culturelle dans le cadre d’un parc naturel régional. L’ouvrage est disponible auprès de l’éditeur : Un Comptoir d’édition, 26190 Rochechinard, France.

Le Vercors n’est pas une carte postale. Paysages en partage.

PNRV - Un Comptoir d’édition. Rochechinard, 2014

(2)

Paysages du Vercors : matières, mouvements et liens.

Ce sont quatre regards sur le Vercors et sur le paysage qui se présentent ici, ou plutôt quatre manières de voir et de donner à voir. Ce qui frappe de prime abord ce sont les contrastes entre ces créations : contrastes de propos, de forme, d’ambiances et au-delà contrastes dans la manière de rendre compte des relations entre paysage, « gens » et territoire, et des rapports au monde qui les sous-tendent et les accompagnent. L’enquête part sur les sentiers de traverse dans Passages, les témoignages intimes croisent de lents regards sur des paysages noirs et blancs dans Archipel, les questionnements bigarrés sont volontiers provocateurs dans Paysages, une fresque ethnographique met en scène la ruralité dans Rochechinard1.

Ces quatre regards ont toutefois en commun d’être des regards affutés : l’œil armé de la caméra (et du micro) construit un discours d’artiste, d’artisan, d’explorateur, de technicien, peut être aussi de magicien. Il donne à voir et transfigure en même temps.

Ce sont des regards attentifs aussi. Bien sûr ils répondent à une commande institutionnelle, à une attente, mais on lit une quête « derrière » ces images et ces sons : aller au-delà de la carte postale pour décrypter, déconstruire les images incontournables et mieux, les éviter, montrer autre chose. On m’a dit que ces auteurs ont tous un lien avec le Vercors, une histoire personnelle… Ce sont en effet des regards « attachés » : aux habitants, au lieux. Les techniques d’exposition, les subtilités de montage, les dispositifs visuels créent une distance, une forme de réflexivité, mais ne parviennent pas à masquer (heureusement) ces regards impliqués.

Quatre points de vues, quatre subjectivités, quatre cheminements, et pourtant…

Le Vercors émerge de ces propos croisés comme une évidence. C’est le paradoxe du paysage, qui mêle intimement l’évidence des images perçues – les parois calcaires, mais elles ont toujours été là ! – et leur insaisissabilité : pourquoi chacun les perçoit-il si différemment ?

Cette évidence du Vercors qui s’impose au fil de ces films s’appuie me semble-t-il sur trois composantes. Le nom Vercors tout d’abord: il est prononcé à plusieurs reprises, parfois avec difficulté, pour désigner sans équivoque possible la grand masse de montagne au sein de laquelle on s’immerge ou on circule, l’horizon si proche quand il est vu de Rochechinard. L’histoire du toponyme vercusien est maintenant bien connue2. Il est une création récente, exogène, incongrue en son temps puisqu’il apparaît au tout début du XX° siècle pour désigner non plus la vallée centrale de la haute Vernaison, mais l’ensemble de ce que l’on commence à peine à nommer un massif et qui attire les premiers touristes. Il s’impose au cours du siècle, grâce en particulier au géographe grenoblois Raoul Blanchard3, dans la littérature scientifique, sur les cartes, dans les guides touristiques. La Seconde Guerre mondiale lui donne une dimension nationale, et 1 Par commodité de lecture, je désignerai chaque documentaire par un terme, Archipel, Passages, Paysages ou Rochechinard, plutôt que le titre entier ou le nom du/des auteurs.

2 Voir le n° spécial de L’Alpe, « Vercors en questions », 2001, Glénat éd.

3 Blanchard R., 1944, Les Alpes occidentales, tome 1 : Les Préalpes françaises du Nord, B. Arthaud Ed., Paris-Grenoble, 328 p.

(3)

la création du Parc naturel régional lui dessine des limites et un statut. Le Vercors est là, il pose le contexte ; très peu d’autres toponymes sont utilisés par ailleurs dans les films.

A ce nom est ensuite associée une image, une image construite progressivement et qui s’impose avec une force déconcertante. Elle est faite de paysages : falaises, forêts, routes, chemins, prairies, et d’autre chose… Elle répond au nom, elle évoque ce massif, son histoire, des choix de vie et des projets collectifs ; un labyrinthe dit une femme dans Archipel, une île propose une autre, des valeurs nationales dit un habitant d’en bas dans Paysages. Peut être même peut-on parler d’un imaginaire du Vercors.

Cette image enfin prend forme dans une métaphore, qui, si elle est peu citée, est présente, en creux : la citadelle ou la forteresse. Cette métaphore est apparue dès les premiers écrits, scientifiques ou touristiques sur le Vercors, associant les remparts calcaires, qui fournissent les limites, et l’intérieur forestier et pastoral. Elle perdure avec une inébranlable constance dans tous les écrits de toutes natures. On sent que les auteurs ont voulu y échapper, montrer autre chose, mais elle resurgit au détour d’un entretien et à travers l’omniprésence du double motif paysager des parois verticales et des forêts intérieures.

C’est la principale impression que je retire de ces films, impression qui suscite d’immédiates questions : cette image n’est-elle pas trop présente et trop pesante, trop univoque ? Comment en parler autrement ? Proposer d’autres regards ? Comment parvenir à la projeter dans l’avenir ?

Le questionnement sur le futur, entre incertitude et inquiétude, me semble être ce qui relie entre eux, de manière implicite, ces quatre propos par ailleurs si divers.

Il apparait comme une menace à peine voilée dans Archipel, traversé par le dilemme entre développer et protéger et qui se termine sur la crainte de l’invasion touristique :

« Là c’est mort » dit le dernier protagoniste. Il s’articule avec une certaine nostalgie dans Rochechinard qui fait le portrait d’un village au seuil d’un changement irréversible avec le déclin de l’agriculture, la fin d’un monde, nostalgie pondérée par l’arrivée de nouveaux habitants. Le questionnement est plus dérangeant dans Paysages: que signifie une image si elle a besoin des artefacts de la carte postale et des dispositifs visuels pour exister, mais que personne ne sait où se trouve le « vrai » Mont-Aiguille ? A quoi répond Passages : que faire d’une image si les lieux emblématiques sont dorénavant inaccessibles ?

Le Vercors (le massif ? le Parc? le territoire ? un monde en soi ?) est à un tournant, nous disent les auteurs et leurs interlocuteurs, mais quelle direction prendre ? C’est sur ce questionnement que je me propose de réagir. Il ne s’agit pas ici de se livrer à une analyse formelle de ces productions, ni à un commentaire de chacune d’elles. La géographe que je suis préfère s’appuyer sur cette image, qui se compose touche par touche, par mélanges de couleurs et par contrastes de paroles, et tenter une mise en perspective avec la trajectoire d’un territoire. Comment cet assemblage de pays et de villages, de montagnes (au sens traditionnel d’alpage), de torrents et de chemins s’est-il constitué en une entité singulière, le Vercors d’aujourd’hui, connu, reconnu, bâti sur une évidence paysagère, nourri de mémoires et de récits de vie ?

Trois questions guideront mon propos: comment faire vivre cette image du Vercors, comment lui donner chair ? Comment la laisser devenir et se projeter dans un futur ? Comment la faire partager ?

(4)

1. Comment faire vivre l’image du Vercors ?

Penchons-nous sur cette mosaïque de paysages de montagnes et de piedmonts que les auteurs nous proposent, en longs plans-séquences ou rapides échappées, et regardons derrière l’épaule des interlocuteurs : sur quels motifs paysagers cette image est-elle bâtie? Et laissons de côté pour l’instant les paroles. Je livre là une lecture transversale, guidée par ma propre subjectivité, mes interrogations, mon expérience personnelle du Vercors, il ne s’agit en rien d’une analyse experte…

 Je repère d’emblée trois matériaux, trois textures qui se combinent pour dessiner une nature vercusienne : le calcaire, le bois et l’eau. La roche est omniprésente : muraille au loin ou à portée de main, offrant toutes les nuances du calcaire et sa rugosité pour accrocher la lumière, la brume, l’eau. On la retrouve sur les chemins, raclée par le pas de marcheur ou des chevaux (Passages), affleurant sous la pelouse de Font d’Urle (Rochechinard), ou sur les photos vieillies (Paysages). Les gorges qui se faufilent au pied des remparts gris ouvrent et jalonnent le propos d’Archipel.

Je suis aussi frappée par la place de la forêt et de l’arbre, qui prédomine largement vis à vis de paysages ouverts de plateaux ou de prairies. Plutôt feuillu baigné de soleil quand l’Archipel s’attarde longuement sur l’arbre, plutôt conifères sombres quand la forêt couvre les versants ; Rochechinard nous montre aussi l’arbre « domestique » : noyer ou cerisier du bas pays.

L’eau enfin est là, sous des formes diverses, souvent sonore : la brume sur les sommets, un peu de pluie mais jamais diluvienne, pas de neige, des ruisseaux calmes mais pas de torrents, l’Isère naviguée, pas de fontaines. Je vois là une eau omniprésente qui compose une nature tranquille, épargnée par les aménagements.

Ces trois matières accompagnent toute l’histoire de l’« invention » du Vercors. Jusqu’à la fin du XIX° siècle, ce que nous appelons aujourd'hui le Vercors n’intéresse pas grand monde. Il est très peu cité dans les archives, on ne s’y promène pas, on n’y voit aucun paysage digne de ce nom. Il existe pour le monde de la plaine, parce qu’il fournit des ressources indispensables : le bois avant tout, envoyé par dessus la falaise par les « pas » qui dominent le Royans et flotté ensuite sur l’Isère, l’eau qui s’écoule en abondance et plus ponctuellement les carrières de calcaire qui sont exploitées sur ses marges.

Le tournant a lieu à la fin du XIX° siècle et le bois en est le moteur. C’est pour mieux exploiter les forêts et apporter le bois vers les papeteries dauphinoises que les grandes routes du Royans sont percées. Et ce sont ces routes qui attirent les premiers touristes, les visiteurs intrépides qui remontent les gorges, admirent les falaises vertigineuses et les torrents impétueux. Le calcaire devient falaise, le bois devient forêt, l’eau devient torrent et ils « font paysage », le Vercors trouve un nom et devient un massif4.

 Revenons aux documentaires et à cette « nature » montagnarde qu’ils mettent en image. Elle n’est pas que produit des processus naturels, si tant est que la forêt, exploitée depuis des siècles, puisse être qualifiée de « naturelle ». La nature est une construction sociale, chaque société, chaque époque englobe dans cette catégorie, des objets, des processus, des représentations, des valeurs, répondant à sa vision du monde.

4 Voir Sgard A., 1997, Paysages du Vercors, entre mémoire et identité, Ed. Revue de Géographie alpine, coll. Ascendances, 168 p.

(5)

La nature des citadins qui découvrent le Vercors à l’apogée de la révolution industrielle est une nature généreuse, pourvoyeuse de ressources, une nature à exploiter et « mettre en valeur » ; la nature conçue au XXI° siècle et mise en scène ici est bien différente, c’est une nature humanisée, transformée voire dégradée par des siècles de présence humaine, fragile, à protéger.

Je qualifierai volontiers la nature vercusienne qui est dessinée dans ces images de rurale, ou même de pastorale. En effet deux autres motifs paysagers me semblent venir compléter cette matière initiale: la clairière et le troupeau. Les paysages ouverts sont peu présents, je l’ai dit, on voit plutôt des trouées de lumière, des parcelles au milieu des bois : le champs de Marcel (Passages), la longue séquence sur la fenaison dans Archipel, ou les faucheurs de Paysages, les vues plongeantes sur les collines du Royans dans Rochechinard. La forêt avance, occupe dorénavant les pentes autrefois cultivées, nous dit- on dans Rochechinard ou sur la photo ancienne montrée dans Paysages. Les paysages de plateau sont plus rares (Font d’Urle dans Rochechinard, Vassieux dans Paysages), de même que les perspectives sur les vallées (Val de Lans à la fin de Paysages). Ces clairières sont le domaine de l’élevage : les troupeaux de vaches ou de brebis sont très présents ; la polyculture traditionnelle a disparu depuis longtemps : les quelques plans fixes sur le blé balayé par le vent en sont un dernier vestige. Cette composante des paysages rappelle les écrits de Jules Blache, géographe des années 1930 qui étudia attentivement les massifs du Vercors et de la Chartreuse5 ; il choisit à cette époque d’organiser son étude du Vercors en fonction de la place respective et mouvante des forêts et des clairières, entre défrichements et reconquêtes, et insiste sur le rôle essentiel du bois dans l’histoire de ce massif.

Un question reste posée : et le golf ? Symbolise-t-il une perfection de nature domestiquée, esthétisée, accueillante ? Ou sa dérive : une nature totalement artificialisée ? À chacun de choisir.

Et quelle place laisse-t-on au « sauvage », à la nature incontrôlée, peut-être effrayante ? Je la vois incarnée de manière très ambivalente par le loup : la louve traquée par la société et ses aménagements dans Archipel, ou le loup envahisseur, celui qui « vole notre vie de berger » dans Rochechinard. Accompagné du sanglier qui détruit le champ de Marcel (Passage). Remarquez l’absence des autres types de faune sauvage : très peu d’oiseaux, de chants d’oiseaux captés par les caméras. Le « son de la nature » est composé des bruits du vent dans les arbres, de l’eau, et des grillons.

Le sauvage on en parle, on l’entend un peu, on ne le voit pas. Le Vercors, c’est de l’histoire humaine.

En contrepoint de ces motifs je suis frappée par l’absence des villages et des bourgs, des voitures, l’absence de la foule, l’atmosphère de calme voire de silence. Cette nature pastorale fuit la ville, j’y reviendrai, et elle oublie l’hiver, saison où la vie rurale se ralentit pour laisser place à des activités et des rythmes plus urbains6. Mis à part un plan sur les ruines de Rochechinard sous la neige, l’hiver, la neige, la tempête, le froid sont absents de ces quatre regards sur le Vercors. Cette montagne printanière ou estivale, souvent baignée de soleil, renoue, involontairement sans doute, avec les premiers regards sur la

5 Blache J., 1931, Les massifs de la Grande-Chartreuse et du Vercors. Etude géographique. Ed.

Didier et Richard., Grenoble, 2 tomes.

6 Précisons tout de même que cette absence de l’hiver est aussi liée aux contraintes de tournage et conditions de la commande initiale.

(6)

montagne du XIX° siècle aux débuts du tourisme, qui se déroulait uniquement à la « belle saison ».

 Je me suis attachée pour cette première lecture aux images, aux motifs récurrents.

Il me semble en effet que cette nature pastorale, présente au coeur de l’image du Vercors, est surtout portée par les paysages. Ceux-ci viennent souvent en contraste avec les discours des interlocuteurs qui pour la plupart soulignent la vie difficile des habitants.

La misère, la vie dure des paysans, c’est la première idée qui vient au vieux faucheur interrogé dans Paysages. C’est aussi ce qui domine les « récits d’arrivée » plus récents recueillis dans Archipel : la bergère, le charpentier, l’arrière-grand-père bucheron, l’artisan, tous ont connu des jours difficiles.

Revenons à la question initiale : comment faire vivre cette image ?

L’enjeu de ces discours paysagers est de conjurer la métaphore de la citadelle, d’une vie ancestrale, rurale, en train de disparaître, murée derrière ses remparts. Comment donner chair à ces paysages de calcaire et de bois, qui répétons-le ont construit le Vercors d’aujourd’hui. Et où passe la frontière ? Que délimitent les remparts ? La réponse est, me semble-t-il, plus complexe qu’il n’y paraît. Dans Archipel, une interlocutrice exprime très clairement cette idée de refuge « là haut » contre « la folie qui reste en bas », le « champ de bataille » : l’extérieur, c’est le bas, mais c’est surtout la ville. Ce témoignage trouve un écho inattendu dans les témoignages recueillis « en bas » dans Paysages : sur le marché de Fontaine, où l’ancien ouvrier de Villard évoque avec une égale réserve « ceux d’en haut ». Mise à distance réciproque. On se tourne le dos ? Pourtant Grenoble est « ville-porte ». Rochechinard, nous livre une autre figure du haut et du bas : c’est le piedmont rural, la marge, les confins. Les falaises sont tout aussi impressionnantes qu’au dessus de Grenoble mais on nous parle de « pas », de chemins de transhumance, de troupeaux et de bergers qui montent. Le Royans n’est pas d’en haut, mais il se joue là d’autres relations, à côté, avec.

2. Comment faire devenir cette image ?

Le paradoxe de l’évidence paysagère, de la fragile évidence, risque de nous jouer des tours. Ce paradoxe est particulièrement souligné dans les figures paysagères du Vercors, à la fois emblématiques, vendues et reconnues à l’extérieur, mais qui portent dans leurs falaises le risque du paysage figé, monolithique, écrasant. Le paysage c’est nos regards, nos émotions, nos souvenirs, nos mots pour le dire. Il est insaisissable, multiple, labile. A la monumentalité figée des murailles, il oppose le flot changeant de nos perceptions.

J’évoquerai un exemple particulièrement éclairant de cette labilité. Jusqu’au début du XX° siècle en Europe, les hauts plateaux sont unanimement considérés comme des milieux monotones, ennuyeux, sinistres : la platitude, la végétation rase, les chaos de roches ne faisaient pas paysage. Les premiers guides du Vercors soit les ignorent, soit les déconseillent formellement ; il en est de même du Jura, des Cévennes. La transformation des valeurs paysagères, des représentations de la montagne et des montagnards opère au fil du XX° siècle : l’intérêt se tourne vers les « moyennes montagnes », le modèle

« scandinave » de paysage plait, le tourisme contemplatif y trouve d’autres terrains de jeux… Aujourd’hui ces paysages « tout neufs » sont parmi les plus valorisés, fréquentés, patrimonialisés.

(7)

Comment laisser devenir, évoluer, l’image du Vercors et les paysages qui participent à sa composition ? Comment la projeter dans un futur appréhendé autrement que dans le registre de l’inquiétude, de la menace ? Comment la faire exister dans l’accélération du temps ? Il me semble que les quatre documentaires, chacun à leur manière, sont traversés par ce questionnement.

Le paysage c’est du temps et du mouvement. C’est autour de cette idée que je propose une deuxième lecture transverse.

 Les paysages de nature pastorale mis en exergue au fil de la première lecture nous ont installés dans une temporalité naturelle : le cycle des saisons, le rythme des travaux agricoles, un temps du quotidien. Les propos des quatre documentaires construisent en parallèle un autre temps, celui des sociétés et des individus rencontrés, qui posent aussi des jalons pour lire et ressentir le paysage. Il y a une histoire collective du Vercors qui se présente non comme un récit linéaire inscrivant le territoire actuel dans une longue durée, mais plutôt sous forme de petites touches comme autant de repères. C’est le château de Rochechinard et la visite de prince Zizim, l’histoire longue de la circulation des hommes et des bêtes, des transhumances, puis des routes des gorges.

La Seconde Guerre mondiale est étrangement absente, si ce n’est dans une remarque du faucheur de Paysages qui repère immédiatement sur l’ancienne photographie une maison manquante, détruite par les Allemands, et à propos de l’éboulement de la route des Grands Goulets dans Passages. La période récente est bien davantage évoquée mais dans un enchevêtrement des mémoires familiales et d’histoire collective du massif:

l’histoire de l’immigration des bucherons italiens, le père facteur de Marcel et l’éboulement dans les gorges en 1936, la construction de la station de Villard. Cette histoire récente du tourisme est partagée par les « gens d’en bas » rencontrés dans Paysages : les ouvriers qui montaient travailler; mais on sent qu’il s’agit pour eux d’une histoire personnelle et révolue.

Le massif se transforme, les habitants, leurs activités, leurs pratiques, les regards sur la montagne et ses abords, les représentations sociales évoluent en permanence.

Les gens d’en haut sont animés par une circulation incessante qui contraste avec l’immobilité des motifs paysagers : caméra installée dans la voiture (Archipel, Paysage), mouvements des tracteurs, des troupeaux, des camions de collecte du lait, du facteur de Rochechinard, des marcheurs de Passages… On circule dans le Vercors. C’est le propre des sociétés traditionnelles de montagne, nous rappellent divers protagonistes de Rochechinard, de l’historien au berger : elles marchent, arpentent, sillonnent les montagnes par les cols et les chemins aujourd'hui souvent effacés. Ce mouvement continue par d’autres réseaux, d’autres rythmes. Par contre on voit peu une autre forme de mobilité : celle des pendulaires qui dorénavant alimentent une autre circulation entre les lieux de travail en bas dans les villes proches et les lieux de résidence en haut.

La trajectoire du massif au cours des deux derniers siècles est structurée par ce couple déconcertant du paysage et du mouvement.

 L’« invention du Vercors » à la fin du XIX° siècle est lancée, je l’ai dit, par le désenclavement du massif, l’ouverture des routes. Dorénavant les citadins, explorateurs, premiers touristes peuvent y pénétrer, le parcourir, en faire le tour ; voire le survoler lors des premières campagnes de photographies aériennes. Une représentation globale de cette entité nouvelle peut prendre forme, le massif, et s’exprime dans la métaphore de la citadelle : l’ouverture, la circulation facilitée, lancent la fabrique du paysage vercusien et

(8)

produisent cette image qui installe le massif dans ses falaises. Ces paysages ne sont pas figés pour autant : les valeurs, les préférences paysagères, les pratiques qui leur sont liées évoluent ; on l’a vu avec le cas des hauts plateaux.

C’est le propre du paysage : il saisit dans l’instant présent de la contemplation des composantes sélectionnées dans le champ de vision, il mobilise en même temps des souvenirs intimes, une mémoire familiale, une histoire collective à diverses échelles, et il est porteur d’une préoccupation sur leur devenir. Il est insaisissable et chacun tente désespérément de le fixer dans ses souvenirs, dans une photographie, une carte postale ou « en réalité » en souhaitant sa protection, sa patrimonialisation. Vaine tentative ? Quels seront les paysages de demain ?

Il n’y a pas beaucoup d’enfants, de jeunes dans ces films. Si ! Un bébé est né à Rochechinard. Pas de cour d’école, de terrain de foot, de pentes enneigées pour les luges.

Pourtant des familles viennent s’installer en quête de ruralité ; la plupart des interlocuteurs sont arrivés depuis peu. Les enfants voudront-ils rester ? Quels paysages rechercheront-ils, inventeront-ils ? Est-ce qu’on leur laisse la liberté d’en inventer de nouveaux ?

3. Comment faire partager cette image ?

Le paysage est affaire de matières, de textures, de couleurs, de lumières, de sons – de goûts et d’odeurs aussi, même si la caméra ne peut que les suggérer. J’ai voulu montrer qu’il est aussi affaire de temporalités : cycles, rythmes, durées, souvenirs et récits, histoires et mémoires, et les multiples manières de les vivre et de les transmettre. Ces temporalités se traduisent dans le mouvement : aller vers le paysage, le contempler et le comprendre à partir de tables d’orientation, mais aussi marcher, courir, filer dans le paysage, s’immerger, se fondre dans le paysage comme semblent le faire les interlocuteurs d’Archipel.

Le paysage est enfin, et peut être bien avant tout, affaire de liens.

 L’un des protagonistes d’Archipel, l’exprime très justement : chacun se construit un « jardin secret », comme un bon coin à champignons et n’a pas très envie de le faire connaître. Parce qu’il s’adresse au sensible, à l’émotion, à la mémoire, le paysage non seulement crée un lien entre le spectateur et le spectacle mais naît et vit de ce lien. Les dictionnaires définissent souvent le paysage comme le spectacle, ce que le regard embrasse ; il est bien plus que cela à mon avis, il est le regard, il est la relation qui se noue dans le regard et l’ensemble des sens qui sont mobilisés.

Le paysage a dès lors maille à partir avec cette notion ambivalente d’appropriation : parce qu’on le contemple, le parcourt, le goûte, on se l’approprie. C’est, oserai-je dire,

« naturel », légitime. Nombre d’interlocuteurs expriment, chacun à sa manière, comment leur relation avec le Vercors est le résultat d’une découverte ou d’un legs, comment elle s’est construite au fil d’un apprivoisement progressif. Il s’est agit de rester au pays en bousculant les habitudes, disent le conteur de Rochechinard et le couple d’agriculteurs, des « natifs». Pour les nouveaux habitants cela passe par une découverte de l’histoire locale. Il a fallu apprivoiser le climat et la rudesse du plateau dit la bergère d’Archipel, ou apprivoiser les voisins malgré son accent étrange dit le charpentier tchèquo-vercusien.

Marcel l’exprime dans Passages, par une espèce de filiation évidente, mais aussi par sa manière d’arpenter les chemins. Et l’habitante qui raconte avec émotion l’écroulement

(9)

des Grands Goulets : elle livre un accident dramatique et une histoire qui prend fin. Tous ont « leur » Vercors.

Il se construit et s’exprime dans ces témoignages un sentiment d’appartenance, expression peut être moins piégeuse qu’appropriation : le paysage, le « pays », mon

« coin », mon « refuge », « chez moi ». Ces morceaux de Vercors, ces paysages intimes, et de manière métonymique le Vercors dans sa globalité, leur appartiennent et ils lui appartiennent. Une certitude ressort de l’ensemble de ces paroles : on y reste !

Plus ténu et ponctuel, ce lien qui se crée est sensible aussi chez les touristes interrogés dans Paysages : ils sont venus, attirés peut être par des cartes postales, des guides illustrés, et par l’entremise de ces dispositifs visuels particuliers que sont la table d’orientation ou la terrasse « panoramique », ils contemplent et font connaissance avec des paysages, des sommets, des lieux, un territoire. Lire et lier : créer un lien sensible peut commencer par une lecture.

 Le paysage, et par excellence le paysage de montagne, réfère à un espace public sur lequel convergent des regards mais aussi des histoires, des envies, des projets, individuels et collectifs. La montagne, où les marques physiques de l’appropriation individuelle sont moins lisibles qu’ailleurs, est dans l’imaginaire et les pratiques un espace de découverte, un terrain de jeu, un espace de liberté – revendiquent certains. Le développement touristique du Vercors s’est fait sur ce postulat.

Comment concilier, accorder et mettre en musique ces multiples appropriations de l’espace public ? Les quatre documentaires mettent en scène ces multiples formes d’attachement, à des échelles variables : des variations autour du thème de l’appartenance qui ouvrent un questionnement stimulant.

Rochechinard raconte les liens d’une « communauté » à un territoire à échelle intime, un bassin de vie au pied du versant, abrité, que l’on peut embrasser d’un regard, que l’on lit sans peine, un confins accessible et ouvert sur la plaine. Le paysage est ici quotidien, ordinaire pour ceux qui le parcourent tous les jours, chacun vit dans ce cadre familier et peut « s’assurer que les choses sont bien à leur place et s’étonner qu’elle pactisent si bien entre elles et aussi entre elles et lui », pour reprendre la formule de Pierre Sansot 7. Les métiers agricoles, ceux qui ouvragent le paysage, sont particulièrement représentés, mettant au centre du discours le travail de la terre, les machines, les rythmes saisonniers. La question de la transmission traverse cette fresque: transmettre, reprendre, relancer l’activité ; rester paysan et faire le paysage, espère le jeune agriculteur producteur de paille en botte. L’appartenance se décline ici autour d’un souci: maintenir l’agriculture, le paysage et rester ouvert, accueillant.

Paysages vient bousculer ce rapport paisible au paysage. Au contact familier il juxtapose les mêmes lieux mais reproduits, diffusés, vendus sous forme de cartes postales – plus ou moins truquées. C’est une autre singularité du paysage : le paysage ordinaire et quotidien des uns est le paysage exotique et « extraordinaire » des autres. Le paysage du Vercors, qu’on le veuille ou non, c’est tout à la fois le champ fauché depuis des générations par les agriculteurs, qui en connaissent chaque détail, et sa reproduction sur papier brillant avec filtres, cadrage et inscriptions. L’enquête soulève à sa manière la question des échelles de nos appartenances. Si les protagonistes de ces documentaires parlent du Vercors, mobilisant cette entité dans sa globalité, on voit que leur 7 P.Sansot qui écrit si bien le paysage ordinaire et familier dans Variations paysagères,

Klincksieck, 1983 (p. 49).

(10)

connaissance, leur re-connaissance et l’appropriation affective et symbolique se fait elle à l’échelle des pratiques, des lieux fréquentés quotidiennement, dans un rapport de proximité, de familiarité. A Villard-de-Lans on ne voit pas le Mont Aiguille, pour le visiter il faut prendre sa voiture et quitter le « plateau » : le lien ne fonctionne pas. Les ouvriers qui ont travaillé à la construction de la station ne s’y rendent plus, ils n’expriment pas non plus cette appartenance : une histoire révolue et un lien rompu.

Passages explore le paysage sous l’angle du mouvement et pose la question essentielle de l’accessibilité : si l’on ne peut plus se rendre dans les lieux de contemplation consacrés, il ne reste que les représentations. Cette route des Grands Goulets est une métaphore particulièrement riche : lien essentiel avec l’extérieur du massif, constitutif de son histoire, elle fut le moteur et l’axe de découverte et de valorisation des paysages, consacrée ensuite site patrimonial ; elle était aussi un itinéraire quotidien, intensément parcouru par nombre d’habitants. Elle fut lien, elle fut itinéraire de circulation dans le paysage, elle est patrimoine collectif. Cela pose la question de l’espace public selon une autre variation : pour être public un espace doit être accessible à tous ; ici des itinéraires nouveaux apparaissent pour conserver la vue, on redécouvre des chemins anciens, et le nouveau tunnel. Aveugle forcément.

Archipel enfin nous livre un abondant discours sur l’appartenance, on y trouve les expressions les plus fortes, dans un constant va-et-vient entre je et l’autre, nous et eux, l’ici et l’ailleurs, l’intérieur et l’extérieur, le haut et le bas… Les paroles sur, à propos, grâce au paysage, ont ceci de particulier qu’elles nourrissent un discours sur le territoire, dans une alternance d’identification et d’altérisation : par des lieux, des objets, des pratiques, des récits. Les interviews rassemblées par les auteurs en témoignent de manière particulièrement frappante.

Plutôt que revenir sur ces témoignages déjà plusieurs fois cités, je préfère évoquer une troisième métaphore suggérée par le titre du documentaire. Un géographe bien étranger à nos montagnes, Joël Bonnemaison, a longtemps étudié les sociétés mélanésiennes, sociétés d’archipel si l’en est8. Il analyse et explique l’évolution de ces sociétés et de leurs territorialités singulières par la double métaphore de l’arbre et de la pirogue, tous deux nécessaires et indissolublement liées pour faire territoire. L’arbre renvoie aux îles, à la terre et aux microsociétés qui les habitent, au sens plein du terme. Mais chaque île ne peut exister que parce qu’élément de l’archipel et nœud dans le maillage invisible des routes maritimes et des réseaux de convivialité qui les relient entre elles et à l’extérieur, aux autres îles et archipels. La pirogue symbolise ces réseaux. L’arbre n’est pas étranger au Vercors, il y trouve même un écho particulièrement propice. Quelle est la pirogue qui crée et fait vivre l’archipel ? Les auteurs, par la succession des plans-séquence, par les ellipses, par la disjonction entre les voix et les images ont laissé une vaste marge à l’interprétation de chaque spectateur. Laissons-la ouverte.

Le massif est, on l’a dit, une invention récente, qui est venue rassembler en une seule entité un espace jusque là découpé entre plusieurs pays (Royans, Trièves, Diois, Quatre- Montagnes….), chacun tourné vers les vallées et plaines environnantes ; il fut divisé pendant de longs siècles par des frontières linguistiques, religieuses, politiques… Les tendances au morcellement, les forces centrifuges sont-elles gommées par la force de l’évidence, l’« effet massif » ? Aujourd’hui on repère d’autres types de mouvements contraires, liés aux recompositions territoriales politiques, aux effets de la périurbanisation, à de nouvelles formes de résidentialité, au déclin des activités 8 J. Bonnemaison, 1996, Gens de pirogue et gens de la terre. In : Les fondements géographiques d'une identité : l'archipel du Vanuatu : essai de géographie culturelle. Paris : ORSTOM, 460 p

(11)

traditionnelles et à l’apparition de nouveaux types d’économie… Il en va de même de tout territoire. Réfléchir à la trajectoire d’un morceau d’espace que les acteurs ont au fil de temps découpé, recollé, redécoupé autrement, c’est tenter de reconstituer les fluctuations des limites et du sens qu’on leur donne, la variabilité des composantes et des dynamiques qui font et défont le territoire. En montagne sans doute plus qu’ailleurs, le paysage est tour à tour le produit et l’expression de cette trajectoire, « l’empreinte et la matrice » propose Augustin Berque : chacun lit dans le paysage des traces de cette histoire et puise dans cette lecture les composantes et les arguments pour se projeter dans le futur.

Conclure ? sur la médiation.

La thématique du lien nous y conduit… Le paysage est au centre de la question de la médiation à tous les sens du terme.

J’ai proposé de définir le paysage par cette relation qui se noue entre l’individu et le collectif et leur cadre de vie, leur territoire, pour mettre en lumière cette composante omniprésente de notre rapport au monde. Cette relation qui se joue sur le registre du sensible, de l’esthétique, de l’attachement n’est pas marginale, ni mineure, elle est constitutive, les entretiens en témoignent.

Au-delà, ces documentaires et les enquêtes qui les ont nourris démontrent une fois de plus la capacité de la thématique paysagère à susciter la parole, à provoquer l’échange, que les protagonistes évoquent leurs paysages intimes ou réagissent sur des cartes postales. Ce que le paysage fait dire apparaît au fil des interviews: chacun évoque son cadre de vie, mais bien autre chose, son quotidien, son histoire personnelle, ses choix de vie, ses valeurs, ses projets, ses craintes, son identité. Le paysage ouvre un champ à la médiation : entre les individus, entre les divers groupes qui se partagent le territoire, entre l’intérieur et l’extérieur. Le paysage relève, je l’ai dit, de l’espace public, l’enjeu est donc de permettre la rencontre des regards, de la multiplicité, de la pluralité des regards et des lectures.

Le paysage est un facilitateur de paroles, les multiples démarches de « médiation paysagère » qui sont expérimentées en témoignent. Est-ce pour autant un facilitateur de projet, un ciment? Serait-ce lui la pirogue ? Rien n’est moins sûr, le discours sur, à propos, grâce au paysage peut être un discours de repli, de refus, d’exclusion ; il est volontiers un discours de crainte vis à vis du changement, de l’incertitude, du futur. S’il est outil de médiation, il n’est pas le médiateur. Ce serait lui donner un pouvoir bien disproportionné et oublier cette fragilité inhérente que je signalai d’emblée : il n’a pas la solidité de la roche, il est insaisissable, multiple, éphémère. Il n’existe pas sans les mots pour le dire, les individus, les collectifs, les artistes pour l’exprimer, les lieux et les moments pour le partager – ou s’y refuser.

Références

Documents relatifs

Il en sort avec des principes comme la perspective axonométrique, qui change un relief en creux, les jeux d’alternance entre le fond et la forme et l’interdépendance des

Le CSPNE s’engage à offrir une programmation qui privilégie des stratégies d’enseignement et d’apprentissage ainsi que du matériel qui préconise la différentiation

En effet, cette loi stipule que 5 jours après le départ du convoi, sont déclarées décédées les personnes de moins de 14 ans et de plus de 55 ans qui ne sont pas rentrés : même

o écrire, en respectant les critères d’évaluation, un texte court expliquant l’expression « Voir loin, c’est voir dans le passé », texte qui sera à rendre sur feuille pour

Des cellules qui n’ont jamais été exposées aux UV, sont prélevées chez un individu sain et chez un individu atteint de Xeroderma pigmentosum.. Ces cellules sont mises en

Il faut choisir un solvant extracteur non miscible avec l’eau et dans lequel l’huile essentielle d’eucalyptus y est très soluble.. Ce solvant doit être le moins dangereux pour

Cette phrase montre que Solvay prend appui sur son référentiel de compétences dans son nouvel accord de GPEC pour saisir les différentes sources de compétences : lors de la

Définir la fréquence puis donner la relation entre la période et la fréquence (1pt) 4.. Calculer sa fréquence f, qui est celle des battements