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Eugène Green : un pont intempestif entre les arts

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Academic year: 2022

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§1 Depuis plus de trente-cinq ans, Eugène Green construit en autodidacte une œuvre protéiforme qui emprunte différentes voies artistiques, en marge des esthétiques majoritaires respectives de chacune d’entre elles. Il s’est d’abord intéressé au théâtre : ses mises en scène de pièces du XVIIe siècle, avec la troupe qu’il a fondée en 1977 (le Théâtre de la Sapience), se signalaient par des recherches sur la gestuelle et la déclamation de l’époque, dont il a formalisé la théorisation dans La parole baroque1. Ses propositions ont suscité autant de réactions enthousiastes que de rejets, autant de pourfendeurs que d’émules – que l’on songe aux récentes mises en scène de Benjamin Lazar ou d’Anne-Guersande Ledoux par exemple. Au début des années 2000, il s’est lancé dans l’aventure cinématographique, en concrétisant ainsi un souhait formé de longue date, qui remontait aux projections des films d’Antonioni auxquelles, encore adolescent, il assistait2. Quatre longs-métrages ont pour le moment vu le jour : Toutes les nuits (2001- Prix Louis Delluc du Premier Film), Le monde vivant (2003), Le pont des Arts (2004) et La religieuse portugaise (2009)3, auxquels il faudrait ajouter deux essais théoriques sur ce médium – Présences, essai sur la nature du cinéma et Poétique du cinémato- graphe4, au titre très bressonien. Parallèlement, il a abordé la littérature par des formes courtes : des contes – La rue des Canettes – et des poèmes – Le présent de la parole5. Ce n’est que tardivement qu’il est passé à la forme narrative longue du roman avec La reconstruction en 2008, suivi, avec une belle fréquence, par La bataille de Roncevaux (2009), La communauté universelle (2010) et Les atticistes (2012)6. S’il semble avoir relativement délaissé le champ théâtral, Green mène dorénavant de front fiction romanesque et cinéma.

§2 Contrairement à plusieurs écrivains contemporains, Green n’adapte pas, en règle générale, ses propres textes à l’écran7 ; ses romans ne sont pas non plus des reprises textuelles de ses fictions cinématographiques. L’originalité et la cohérence de sa double pratique artistique actuelle se jouent ailleurs : à la manière de voies formel- lement autonomes mais néanmoins parallèles et complémentaires, qui s’élaborent à rebours des valeurs philosophiques, culturelles et politiques de notre modernité comme des codes esthétiques communs.

§3 Dans ses œuvres comme dans ses entretiens, Green se signale par des positionne- ments idéologiques tranchés. Je citerai, comme premier exemple, son rejet des États-Unis, son pays d’origine qu’il quitte pour s’installer à Paris dès 1969 et qu’il nomme volontiers “la Barbarie”. Cette posture repose sur les arguments tradition- nels lancés en France depuis plus de cent cinquante ans contre le pays : l’absence d’Histoire et de culture propres, la volonté d’hégémonie culturelle et linguistique, le projet industrialisé d’abêtissement des masses, la logique ultralibérale et le cham- boulement des valeurs de la vieille Europe. Pour autant, Green n’est pas plus tendre avec sa patrie d’adoption. Sa critique porte cette fois sur le régime progressiste propre à la modernité, fondé sur des principes positivistes, normatifs et laïques, hérité des Lumières et de la Révolution française, prolongé et sacralisé par le basculement républicain de 1870. Face à cette idéologie dominante, et fidèle en cela à la pensée baroque, l’artiste revendique la nécessité de reconquérir une dimension spirituelle ; il insiste sur l’invisible qui nous entoure et que nous devons rechercher plutôt que nier.

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§4 Ces quelques caractéristiques brièvement énoncées – critique de la modernité, de l’obsession rationaliste et consumériste, défense et illustration de la spiritualité – placent Eugène Green dans une posture “antimoderne”, pour reprendre un terme théorisé par Antoine Compagnon. Au-delà des controverses, des nuances ou des critiques que l’on peut légitimement adresser à certains pans de la démonstration du chercheur, la notion fonctionne dans ses grandes lignes comme un cadre pertinent pour cerner les tenants esthétiques et politiques de l’œuvre de Green.

Trouvant ses origines au début du XIXe siècle, la pensée antimoderne se fonde entre autres sur le courant des contre-Lumières et la mise à bas du dogme rationaliste. Incarnée tout au long du siècle par des figures comme Chateaubriand, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly ou Huysmans, elle se caractérise par le « rejet de la société capitaliste et industrielle occidentale, et de l’ensemble de ses corollaires, de l’urbanisation à la standardisation, de l’individualisme à l’esprit bourgeois »8. L’artiste antimoderne se défie des principes progressistes ; il estime ne pas être de son temps et, passant de la colère à l’inquiétude ou la mélancolie, il inverse les valeurs positives communément conférées à la temporalité en marche. Il assume alors une marginalité proprement intempestive ou anachronique.

§5 Or les livres et les films d’Eugène Green offrent le double aspect caractéristique des œuvres antimodernes : d’une part une dimension spiritualiste affirmée, appuyée sur une définition de l’art comme quête de l’invisible ; d’autre part une tonalité critique, qui prend les atours de la satire et de l’ironie. L’originalité de l’artiste est de décliner ces mêmes principes dans les deux médiums, envisagés comme deux chemins distincts menant à des buts semblables. Dans cette bataille axiologique, Green cherche à occuper plusieurs terrains à la fois, en changeant néanmoins ses armes et ses stratégies.

Pour lui, il va de soi que, bien que l’une et l’autre créent des fictions et racontent des histoires, les deux pratiques emploient des moyens et des procédés différents. Il n’y a ni stricte équivalence ni transposition possibles entre les deux arts, mais davantage ce qu’on pourrait décrire comme un parallélisme, relevant de la symétrie et non de la fusion. L’image des lignes parallèles permet de concilier autonomie et correspondance, singularité et similarité ; car l’unité esthétique et philosophico- politique de l’ensemble ne fait aucun doute : chaque art devient, à sa façon, autant un terrain polémique – attaquer les fondements de la modernité – qu’un terrain signifiant et productif – dégager à travers des représentations une essence de l’art qui consiste à faire entrevoir le secret du monde derrière les apparences, filmer ou écrire pour opérer “une mise à nu du sens du monde” (BR : 208). La posture antimoderne de Green est donc l’un des principaux aspects de la cohérence de son œuvre amphibie. J’en préciserai les contours tout d’abord en examinant ses incarnations thématiques et référentielles, puis en soulignant le positionnement poétique, tour à tour agonistique et décalé, qu’elle induit. Cela permettra enfin de définir ce type original de pratique duelle sur le modèle du parallélisme et de la complémentarité, alors qu’une majorité des écrivains-cinéastes placent leur œuvre bifide sous le signe de la continuité, de la prolongation ou de la dérivation entre films et textes.

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Motifs antimodernes I : une bataille de valeurs

§6 Des motifs et des références circulent incessamment entre les films et les romans de Green, qui participent à l’élaboration d’un univers homogène, par-delà les variations qui séparent les deux médiums, mais aussi les variations génériques qui existent à l’intérieur de chacun d’eux. Parmi ces motifs, je m’arrêterai plus précisément sur ceux qui relèvent de cette pensée intempestive, dans son versant polémique comme dans ses protestations idéalistes.

§7 Dans les films et plus encore dans les romans, s’affirme une relecture axiologique de notre histoire occidentale, à rebours de la modernité à l’œuvre depuis le XVIIIe siècle, de son point de vue progressiste et républicain, et dont l’achèvement logique est le “marché mondial” actuel (PC : 24). L’artiste adresse une critique virulente à notre époque, jugée anti-spirituelle, et à ses fondements historico-philosophiques.

Dans son journal, Jérôme Lafargue, le protagoniste de La reconstruction, synthé- tise ce point de vue en ces termes :

Depuis trois siècles, en Europe, on essaie d’évacuer cette lumière de notre être afin que la raison triomphe. Ce que nous appelons le progrès est en grande partie une campagne violente qui s’exerce contre nous-mêmes, et où se profile notre disparition.

(RE : 182)

§8 Alors qu’il relève censément d’une parole privée, l’exposé fonctionne comme une tribune didactique destinée au lecteur. Profitant de la labilité offerte par la forme romanesque (la possibilité de développer des pauses et des digressions, de mêler l’essai au cœur du récit), Eugène Green réaffirme sans cesse sa vision désenchantée de l’histoire moderne. Dans la lignée des penseurs et des écrivains qualifiés d’anti- modernes, Green souligne le rôle selon lui pervers de la Raison, érigée en dogme unique dans nos sociétés, destructrice des enseignements du passé. Par le biais de son personnage, l’écrivain va jusqu’à faire le lien entre ce processus et les crimes du XXe siècle :

C’est […] nous, les Français, par la Révolution et le régime “impérial”, qui avons créé un modèle élégant pour toute forme de tyrannie rationnelle, avec des populations ciblées à supprimer, un homme supérieur à créer ex nihilo, et une “unité” politique à imposer par la force des armes.

Or au siècle où je suis né, ce sont les Allemands – à une échelle jusqu’alors inconnue (grâce aux avancées techniques de la science), avec une rigueur qui devait faire plaisir aux disciples d’Auguste Comte, et une sauvagerie vertueuse à faire pâlir d’envie les ombres de Robespierre et de Saint-Just – qui se sont montrés les plus brillants disciples de la Raison. (RE : 49-50)9

Sur un mode plus léger, La bataille de Roncevaux et Les atticistes ne manquent pas non plus de railler les grands principes issus des Lumières et réactualisés dans les fondements républicains, comme la perfectibilité :

Comme le monde a eu la chance de le constater tout au long du XXe siècle, grâce à l’empire de la Raison et aux progrès de la science, l’histoire suit son mouvement inéluctable vers le perfectionnement de l’humanité. (AT : 121)10

Plusieurs dialogues de films relaient, quoique de façon moins développée, ce point de vue. On pense au Comte de Viseu qui rappelle ironiquement, dans La religieuse portugaise, que “la modernité proscrit l’immobilité”, ou bien encore au directeur du pensionnat dans Toutes les nuits qui veut faire de ses élèves de “bons Français”, c’est-à-dire des hommes “laïques, classiques et républicains”.

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§9 Au sein de ce tableau historique désenchanté, Mai 1968 revient obsessionnellement dans les films et les romans. Initialement intéressant dans son aspiration idéaliste, l’événement a débouché sur une amère désillusion, pernicieuse par ses volontés libertaires et relativistes. On pense à la représentation satirique des événements dans Toutes les nuits, où la “révolution” se réduit peu à peu à l’énoncé agressif de slogans mécaniques. Dans La reconstruction, Jérôme Lafargue se souvient de sa prise de conscience de la réalité de ces événements à l’occasion d’une scène trauma- tique ; alors qu’il occupe un amphithéâtre de la Sorbonne avec ses camarades, un enseignant entend malgré tout faire son cours sur “le sentiment moral chez Laclos”

mais est très vite arrêté puis battu par les étudiants :

Ce professeur était un homme arrogant et insensible, mais chargé d’une mission qu’il a cherché à remplir jusqu’au bout, et avec un certain courage. C’était de transmettre un savoir, en particulier à des jeunes comme moi, à des enfants de pauvres qui par leur naissance étaient exclus de cette culture. Ceux qui le frappaient et l’humiliaient, c’étaient des enfants de riches, qui jouaient un jeu comme sur un terrain de sport ou dans une boîte de nuit, et qui, dans leur révolution, n’avaient rien à gagner, ni rien à perdre. Ce savoir, comme le pouvoir dans la société, leur était acquis par leur naissance. (RE : 101)11

§10 Les références à Mai 1968 permettent à Green de passer du plan politique au plan culturel dans sa charge antimoderne. Il s’attaque aux mondes de l’art, de la culture et de l’enseignement, principaux vecteurs de cette idéologie commune. Ses films et ses romans développent une part satirique qui s’incarne dans des personnages secondaires, fantoches ridicules et caricaturaux, aux discours noyés par les stéréo- types. Par ce biais, Green épingle tout ce qui représente une quelconque autorité culturelle et/ou intellectuelle et qui jouit des faveurs de la mode. Sont ainsi attaqués structuralistes et poststructuralistes12, féministes et maoïstes, nouveaux pédagogues et psychanalystes, universitaires modernistes (la “professoresse de surréalisme” dans Le pont des Arts qui reste muette en cours pour évoquer “le silence colossal de Jacques Vacher” ! L’enseignante féministe de Toutes les nuits qui dénonce le “phallologos” des “fabricants de sperme”), artistes contemporains

“branchés”, cinéastes pseudo-engagés mais en réalité avides de gloire, défenseurs de l’ordre républicain et de la centralisation politico-linguistique, mais également (ce qui écarte Green d’une simple posture traditionnaliste et conservatrice) ceux qu’il appelle les “atticistes”, représentants de la juste mesure, de la clarté de la raison et de la pureté langagière, la plupart du temps réfugiés dans leur bastion de l’Académie.

§11 Les films possèdent à des degrés divers cette portée satirique antimoderne : si l’on ne fait qu’évoquer, dans ce conte qu’est Le monde vivant, une “sorcière lacanienne”

ou, plus ironiquement encore, le scandale d’un ogre mangeur d’enfants au sein d’un

“pays laïc” régi par “les lois Jules Ferry”, un film comme Le pont des Arts tire davantage à vue. En l’occurrence, ce sont les représentants à la mode du petit monde de la musique baroque qui font l’objet d’une charge impitoyable : les personnages joués avec force grimaces et éructations par Denis Podalydès et Olivier Gourmet sont tour à tour prétentieux et ridicules, adeptes de la promotion canapé comme de l’humiliation ; leur élitisme est proportionnel à leur bêtise intrinsèque.

Au-delà des comptes personnels que règle Green face au rejet qu’il a jadis subi dans le cercle baroqueux, la part farcesque du film dénonce les effets de mode dans la culture, la puissance symbolique d’une petite minorité largement subventionnée

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par les pouvoirs publics et, surtout, l’instrumentalisation de l’art que cette minorité opère en vue de sa propre promotion hégémonique.

§12 Mais, plus que les films, ce sont les romans qui concentrent ces feux nourris, et ce dès La reconstruction : Jérôme Lafargue est confronté aux discours relativistes de ses collègues de la Sorbonne. Alors qu’il continue à faire étudier la poésie roman- tique allemande, ses beautés et ses mystères, les autres professeurs rejettent la littérature en tant que telle, émanation bourgeoise et réactionnaire, au profit d’autres formes de discours véritablement “démocratiques”, comme l’affirme l’une d’entre eux, Marie-Albane de La Gonnerie :

L’université doit ouvrir ses portes, ses yeux, et ses voix savantes à la métapoésie, présente dans le rap comme dans les slogans publicitaires, à la métaéloquence, dont la chaire se trouve sur les ondes des radios communautaires, et à la métaépigraphie, en étudiant les tagues des cités ou les graffiti des toilettes publiques. (RE : 37)

La satire d’un certain relativisme intellectuel hérité de Mai 1968 est frontale. Le comique repose sur le contraste entre les grandes intentions démocratiques et le jargon incompréhensible qui sert à les exprimer. Les noms mêmes de ces professeurs (Marie-Albane de la Gonnerie, Jean-Eudes Amsel, Élisabeth-Thérèse Saunier-Dupon, Gonzague Tronchet) les renvoient à une vieille aristocratie de pacotille, dont l’attention pour “le peuple” n’est qu’une forme de mépris déguisé.

Comme dans Le pont des Arts, on observe la confiscation des arts et de leur connaissance par une minorité. Ce point de vue trouve sa formulation accomplie dans Les atticistes. Cette fable satirique dépeint la guerre que se livrent, pendant près de quarante ans, deux clans universitaires aussi caricaturaux l’un que l’autre : les atticistes d’une part, avec à leur tête Amédée Lucien Astrafolli, qui défendent l’excellence du bon goût français, la pureté et la sobriété du classicisme, le “génie” à vocation universaliste de la nation, et les “progressistes” d’autre part, représentés à nouveau par Marie-Albane de la Gonnerie, ex-soixante-huitarde, ennemie des arts constitués et passionaria des multiples studies importées des États-Unis. L’union des deux camps à la fin du roman, scellée par la réception triomphale de Marie- Albane à l’Académie française sur proposition d’Amédée-Lucien, est symptoma- tique du positionnement intellectuel d’Eugène Green. Une petite élite, soucieuse de conserver sa position symbolique, met tout en œuvre pour maintenir sa domination. Progressistes et réactionnaires s’entendent dès qu’il s’agit de sauver un pré carré menacé d’invasion – invasion en l’occurrence incarnée par un jeune homme cultivé issu d’un milieu populaire, Julien Tertre, qui a le toupet de faire concurrence à l’Académie en créant, dans une cave de sa cité de banlieue, un salon galant et honnête, où se réunissent de nouveaux Astrée et Céladon.

§13 Enfin, la bataille antimoderne d’Eugène Green se joue aussi dans le rapport à la langue : à la fois contre le jacobinisme linguistique qui impose un français normé – atticiste en somme – et contre l’invasion des anglicismes sous la férule du capita- lisme mondialisé. Si La bataille de Roncevaux peut se lire comme une défense et illustration de la langue basque et comme un appel à la résistance contre l’oppression républicaine qu’elle subit, c’est surtout de l’omniprésence de l’anglais que Green se joue. Dans ses romans, à la manière de Queneau, mais dans un but in fine plus politique que poétique, il francise tous les mots anglais jusqu’au ridicule, afin de mettre au jour l’insidieuse progression de l’idiome “barbare” dans notre société. C’est ainsi qu’on relève les mots “sandouiche”, “shopïng”, “hamburguères”,

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“houisqui”, “quôqualaït”, “selfmèdemann”, “foutebôl”, etc. Comme le jeu repose, à l’écrit, sur l’écart entre la phonie et la graphie, il ne peut fonctionner de la même façon au cinéma ; Green crée alors un effet satirique similaire en traduisant littéralement les anglicismes : dans Toutes les nuits, Émilie et Henri décident de fuir à “La Nouvelle York” ; dans Le monde vivant, Nicolas (Adrien Michaux) exprime sa joie en s’écriant “c’est super frais” plutôt que “super cool”. Si l’effet premier est assurément comique, il faut également voir dans de tels procédés des formes discrètes de rébellion à l’encontre de l’américanisation galopante de nos représentations, dont le premier signe est l’appauvrissement linguistique. En dépit de la différence de moyens imposée par chaque médium, Green formule une même satire de la marchandisation des langues.

Motifs antimodernes II : mises en scène de l’invisible

§14 “Je crois que nous avons perdu notre vie spirituelle”, remarque un personnage de La communauté universelle (CU : 87). Le constat procède de la promotion dogma- tique des valeurs évoquées précédemment. Mais, loin de se limiter à la dénoncia- tion et à la satire, le cinéaste-romancier développe dans chacune de ses œuvres une pensée spiritualiste complexe, qu’il oppose au rationalisme et au matérialisme effrénés de notre époque. En donnant l’absolue priorité au pôle rationnel de nos existences, l’homme s’est privé de l’autre face de la vérité, qui n’est pas moins vraie que la première : cette part obscure et mystérieuse, qui dépasse le principe de non- contradiction et crée, comme le dit Pascal dans Le ponts des Arts, “des liens entre des choses” a priori incompatibles.

§15 S’il est difficile de décrire ici cette pensée en détail, on peut néanmoins noter la récurrence de motifs et de trajectoires narratives qui reviennent de films en romans. C’est à partir d’une quête métaphysique que se construisent presque tous les récits filmiques et romanesques : les protagonistes ressentent d’abord un manque profond, une insatisfaction, qui leur font porter leur poids de tristesse et les poussent parfois au suicide. Le récit enclenche alors un mouvement de

“conversion” (PC : 70), par le biais d’un itinéraire spirituel salvateur qui s’incarne dans des rencontres, notamment amoureuses et artistiques. L’union amoureuse d’un homme et d’une femme est un enjeu que l’on observe systématiquement dans chaque récit. Elle est décrite selon une perspective platonicienne : en s’aimant, les personnages se retrouvent et ne font plus qu’un, à la façon des deux moitiés de l’androgyne qui se recomposent dans Le banquet :

Quand l’homme et la femme ne font qu’une seule chair, la Présence divine est en eux, et l’être humain redevient à la fois mâle et femelle, à l’image de Dieu. (CU : 111) J’ai l’impression que nos formes physiques ont été créées l’une par rapport à l’autre, jusqu’au point où il devient impossible de les distinguer. C’est comme un accord musical, qui est absolument autre chose que les notes qui le composent, et qui produit un sentiment d’harmonie et de paix. (BR : 152-153)

Le pont des Arts se clôt sur une scène de dialogue amoureux, qui voit Pascal confronté au fantôme de Sarah. Les dernières répliques du film, explicitement néo- platoniciennes, affirment la puissance transcendante du sentiment, qui fait exploser nos catégories rationnelles :

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- L’intelligence des hommes me dit que tu es morte.

- L’intelligence des hommes est sourde. […]

- Je veux faire avec toi un corps unique.

- Nous sommes un corps unique dans la lumière.

Par leur amour, les couples accèdent à une forme de sublime, qui en vient à dépasser la frontière entre la vie et la mort (Le monde vivant, Le pont des Arts).

C’est aussi pourquoi les fantômes sont si présents dans chaque film et livre : ils sont les signes d’une permanence des âmes au-delà des formes matérielles.

§16 L’art dans ses plus hautes réalisations est parfois investi d’un pouvoir similaire à celui de l’amour. On se souvient à cet égard de la scène de répétition du Lamento della Ninfa de Monteverdi dans Le pont des Arts, ou de celle du concert de fado dans La religieuse portugaise, qui ébranlent respectivement Cédric (Jérémie Rénier)13 et Julie (Leonor Baldaque). Cette puissance métaphysique, proche de la grâce, peut être profondément ressentie lors de situations émotionnelles intenses – situations amoureuses ou confrontations artistiques bouleversantes – qui relèvent de la Beauté. Par l’entremise de ces expériences, l’œuvre désigne un principe divin, proche du Deus absconditus baroque. L’insert de plans sur des œuvres d’art religieuses (une statue de saint Sébastien, la peinture d’une Annonciation) dans les deux scènes citées figure le mouvement vers une transcendance. Ce principe divin, en retour, revivifie notre présent et nous donne le sentiment d’être pleinement vivants. L’éducation sentimentale ou artistique mise en scène dans chaque roman et film est toujours aussi une éducation métaphysique, qui conduit du désespoir à la joie.

§17 Ces quelques remarques nous permettent de comprendre la singularité des films et des textes de Green : il est rare, dans les productions cinématographique et roma- nesque contemporaines, d’être confronté à de telles propositions, ouvertement chrétiennes, inspirées par le jansénisme14 et le mysticisme de Maître Eckhart (cité dans La reconstruction et La communauté universelle, mais aussi dans un carton en exergue du Monde vivant). Les signes du religieux abondent : images pieuses (notamment mariales), églises et chapelles, prêtres, sœurs et anges, sermons et prières, résurrection (Le monde vivant), stigmates christiques (Toutes les nuits), etc. La dimension antimoderne de l’artiste se joue aussi dans cette mise en fiction, sans cesse réaffirmée, d’un tel système métaphysique, dont les racines se trouvent dans la chrétienté médiévale et la théologie de la grâce du XVIIe siècle, que d’aucuns jugeraient anachronique en ce début du XXIe siècle.

§18 Enfin, en lui permettant de se placer dans des filiations spécifiques et de souligner la cohérence de son œuvre, les références artistiques mises en avant par Green participent de ce décentrement temporel revendiqué. Son cinéma s’appuie forte- ment sur la littérature, par le biais de la reprise générique (le conte merveilleux dans Le monde vivant, l’épistolaire dans Toutes les nuits et Correspondances), de la citation (Baudelaire, Rimbaud, le Verlaine catholique et Claudel dans Toutes les nuits, le surréalisme dans Le pont des Arts, La princesse de Clèves et Rilke dans Correspondances), de l’adaptation oblique (la Première éducation sentimentale de Flaubert pour Toutes les nuits) ou de la référence structurante (Chrétien de Troyes pour Le monde vivant, Guilleragues pour La religieuse portugaise). Parallèlement, les romans font plusieurs clins d’œil référentiels à un cinéma particulièrement exigeant, aux préoccupations métaphysiques. Béla Tarr est cité à deux reprises

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dans La reconstruction, notamment à l’occasion d’un commentaire antimoderne des harmonies Werckmeister (2000) (RE : 104). La communauté universelle évoque brièvement “un film portugais” où de vrais habitants d’un village “finissent par jouer une histoire d’amours adolescentes” (CU : 86-88) : si le roman se limite à cette allusion et ne permet guère d’être catégorique, le film en question pourrait être Aniki Bobo de Manoel de Oliveira (1942) que Green tient en haute estime15. Qu’elles soient littéraires ou cinématographiques, ces références se distinguent par leur absence de concessions vis-à-vis des productions majoritaires, par leur inactualité (la poésie, le roman de chevalerie et le roman épistolaire sont préférés aux fictions romanesques des XIXe et XXe siècles), ainsi que par leurs profondes affinités avec la pensée harmonique et spiritualiste de l’écrivain-cinéaste.

Des voies différentes pour une même étrangeté intempestive

C’est un film… hors normes. (Leonor Baldaque, La religieuse portugaise)

§19 La récurrence des motifs antimodernes entre les films et les romans, ainsi que les discrets renvois référentiels d’un art à l’autre, contribuent à l’unité du travail d’Eugène Green. Mais cette unité se joue également dans le geste artistique même qu’il adopte, au cinéma comme en littérature. On entend par là l’affirmation d’une véritable cohérence poétique, en termes d’intentionnalité et de positionnements esthétiques. En effet, Eugène Green construit son œuvre bifide en minant les procé- dés traditionnels qui ont respectivement cours dans chacun des deux médiums. Si ces procédés diffèrent nécessairement des films aux romans, le résultat apparaît comme sensiblement comparable : dans l’un et l’autre cas, il s’agit de bâtir des fictions en décalage avec la production majoritaire, notamment par leur anti- naturalisme et leur antipsychologisme. Cette démarche ne relève pas pour autant du moindre avant-gardisme – revendication toujours suspecte aux yeux de Green, qui y voit une mode comme une autre.

§20 Dans les quatre longs-métrages réalisés jusqu’à présent, cela se traduit par plusieurs partis pris systématiques, mis en œuvre avec constance de film en film, qui tranchent avec les conventions cinématographiques classiques et l’impression de vraisemblance qu’elles sont censées induire. Le travail de l’image vise continuel- lement l’épure, que ce soit dans la pratique de l’ellipse narrative et du hors-champ, comme dans l’utilisation de cadrages métonymiques (les plans sur les pieds, les mains, les objets). De même, l’utilisation systématique du champ/contre-champ frontal, face caméra, dans les nombreux dialogues (alors qu’il est d’usage de placer les caméras de biais par rapport aux personnages, dans un angle d’environ 45 degrés par rapport à l’axe qu’ils forment) se distingue formellement des scènes dialoguées traditionnelles et crée une rythmique de la parole inédite au cinéma.

§21 Il en va de même pour le jeu et la diction des comédiens. Sans nier leurs différences respectives, on ne peut pas ne pas penser à l’œuvre de Bresson, tant chérie par Green, dans le choix de cette forme d’incarnation16. Cela passe par la neutralisation de l’expression des émotions, l’immobilité récurrente des personnages dans le cadre. De même – et plus encore peut-être –, le fait de faire prononcer aux comédiens toutes les liaisons dans les dialogues (le “Chevalier-r-au Lion” du Monde vivant)17 ou de les faire rester silencieux de longs moments, constitue un autre contre-pied frappant par rapport au jeu naturaliste attendu par les spectateurs.

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Green dit vouloir l’ “intériorisation”18 des émotions dans le jeu de ses comédiens, contre leur extériorisation héritée du théâtre et de la crédibilité psychologique traditionnellement recherchée.

§22 De même, le minimalisme des décors se signale par un antiréalisme assumé, qui fuit toute reconstitution : on se souvient de Mai 68, dans Toutes les nuits, évoqué par deux figurants costumés en CRS courant de nuit dans une rue vide ; on pense également, dans le même film, au séjour à New York rendu par une simple bande- son off de klaxons et de sirènes de police. Cela est plus manifeste encore dans Le monde vivant qui se présente comme un conte, avec ogre, chevalier, lion, esprit de la forêt et belle dame à conquérir. Mais les chevaliers du film sont vêtus de jeans et de chemises repassées, leur fonction héroïque étant simplement signalée par une épée coincée dans leur ceinture ; l’ogre terrifiant n’est montré qu’à travers des gros plans sur de fausses mains et de faux pieds poilus qui sortent directement d’une boutique de déguisements ; enfin, le fameux lion qui accompagne les chevaliers est un simple chien, dont la qualité léonine est traduite par des rugissements dans la bande-son qui remplacent les aboiements attendus. Si, travaillant en permanence le décalage, la volonté humoristique et anachronique est bien sûr présente – le film est même fort drôle –, ce traitement de l’espace et des accessoires constitue surtout un pied de nez par rapport aux conventions cinématographiques classiques. Green démontre que la fiction peut fonctionner parfaitement et “[être] une vérité” (BR : 113) sans avoir à dépendre de l’attirail mimétique communément déployé.

§23 À ce titre, les contre-exemples absolus de son cinéma sont, d’une part, un certain cinéma français naturaliste et psychologique et, d’autre part, ce qu’il nomme les

“bougeants” du “Bois de Houx”, par une plaisante traduction du terme movies et du nom de la ville symbole de l’industrie cinématographique, à la domination mondiale écrasante19. Cette esthétique décalée, abstraite et épurée, a même pour effet de recentrer l’attention du spectateur sur l’épiphanie de l’émotion, par la soustraction des éléments susceptibles de la parasiter. On aboutit, selon le mot d’Olivier Apert, à une “densification du plan” au service d’un cinéma “primitif” et

“cultuel”20. Par la rigueur et la ténacité de leurs procédés, les films de Green se présentent comme des cérémonies qui tentent d’ouvrir sur une expérience mystique.

§24 Le même positionnement critique et décalé se lit dans sa pratique romanesque, bien qu’elle fût initialement plus difficile à mettre en œuvre. En effet, si Green enchaîne aujourd’hui les romans, il n’en reste pas moins qu’il est venu tardivement à l’écriture narrative, privilégiant auparavant l’essai et le poème. En 2007, un an avant sa première tentative romanesque, il soutenait que le film était davantage comparable au poème qu’au roman21 – allant même jusqu’à voir en Mallarmé le vrai précurseur du cinéma22. En essentialisant la parole dans le vers, le poème possède selon lui une force sensible et spirituelle immédiate, inaccessible à la continuité articulée du roman. Ce dernier lui paraît être une forme trop rationnelle et démonstrative : “Un roman ne peut transmettre des images ou des sons que par une opération intellectuelle du lecteur [...]” (PC : 42). Ce retard de la pratique romanesque tient également aux options majoritaires de l’histoire récente du genre : Green refuse autant les expérimentations avant-gardistes, telles que le XXe siècle les a proposées, que le roman psychologique ou réaliste, à vocation mimétique, prétendant décrire le monde. Significative est sa détestation de l’œuvre de Balzac.

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§25 Sa suractivité romanesque depuis cinq ans démontre qu’il a dépassé en partie ses réticences ; mais il a dû, pour ce faire, trouver un mode de représentation spécifique qui s’écarte de ces grandes options, tout en lui permettant de mettre en fiction, à travers des personnages et une histoire, son combat idéologique et philosophique, sa vision platonicienne et spiritualiste. À la lecture de ses romans, l’impression de dépaysement est toutefois moins manifeste que dans ses films, dans la mesure où la déstabilisation de la narration est plus difficile à mener. Le rejet de la focalisation omnisciente en fait partie, au profit de la focalisation interne (dans La bataille de Roncevaux, narrée à la première personne), externe (Les atticistes) ou mixte (La Reconstruction, où le point de vue externe alterne avec le

“je” du journal intime de Jérôme ; La communauté universelle, qui reprend le schéma de la tragédie grecque avec un prologue en focalisation externe, suivi par des stasimons et des épisodes faisant alterner les voix des personnages).

Corollairement, la surabondance et la longueur des dialogues – qui rappellent les nombreux échanges en champs-contrechamps des films – opèrent une mise en scène des voix singulières dans leur diversité.

§26 Ainsi Green refuse la voix omnisciente du narrateur balzacien23, qui participe pour lui d’une psychologisation et d’une rationalisation des caractères à bannir. En épurant ses romans de ce type de notations démonstratives, il cherche à laisser à ses personnages une part de mystère et ouvre une large place à l’imagination du lecteur. Dans une optique similaire, l’écrivain n’utilise que le présent de l’indicatif, y compris dans le récit de souvenirs (ainsi du journal de Jérôme dans La reconstruction). Il s’agit d’éviter l’effet rétrospectif surplombant d’une narration rétrospective (à l’exception des Atticistes, qui se présentent comme le récit épique d’une bataille de quatre décennies) et de donner à la parole du texte l’énergie de la présence.

Littérature et cinéma : parallélisme

[…] j’ai compris que j’étais à part, sans ordre à suivre, livré à ma seule conscience intuitive […]. (RE : 134) […] la violence naît du décalage entre ton monde et celui des autres.

(BR : 256)

§27 Il est peu aisé de placer Eugène Green dans l’histoire de la figure amphibie de l’écrivain-cinéaste depuis les premières décennies du XXe siècle, telle que la retrace et la décline Jeanne-Marie Clerc par exemple24. Électron libre touche-à-tout et autodidacte, il investit les différentes formes d’expression en maintenant l’autonomie de chacune d’elles. D’abord, sa double pratique cinématographique et romanesque ne relève pas de l’auto-adaptation mais, au contraire, d’une répartition consciente de chaque projet dans chacune des deux sphères25. Elle ne doit pas non plus être pensée comme une simple transposition de procédés d’un premier médium vers un second. À rebours d’une certaine option moderniste qui travaillait à la convergence voire à l’hybridation ou à la fusion des deux arts (des expérimen- tations surréalistes jusqu’aux cycles transmédiaux de Marguerite Duras), Green réfute une telle négation des écarts :

La culture commune veut voir un rapport entre le film de fiction et le roman, puisque dans l’un et l’autre cas il y a une trame narrative. Mais le cinématographe est un art de l’image et du son, tandis que le romancier utilise des mots. (PC : 42)

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§28 C’est pourquoi les rapports entre littérature et cinéma pourraient davantage être décrits, chez Green, en termes de parallélisme : il n’y a ni concurrence ni congruence, ni superposition ni entrelacement, mais une relation en miroir qui, à l’intérieur d’un plan commun (celui de la fiction et du récit), garde à distance chacun des deux arts et exploite simultanément leurs procédés propres. Mais, si deux lignes parallèles ne se rencontrent jamais, elles n’en restent pas moins solidaires et symétriques : le parallélisme implique une forme d’itération et de complémentarité. Green décline les mêmes problématiques, répète thèmes, motifs et positionnements idéologiques, qui sont autant de ponts reliant ces rives parallèles que sont le cinéma et la littérature. Cela confère à l’œuvre globale une impression de profonde cohérence, là où d’autres créateurs contemporains cher- chent consciemment la diversité et arpentent des terrains a priori fort différents26. Chez Green, l’unité créatrice entre films et romans repose sur une équivalence en termes d’effets esthétiques et idéologiques, à rebours – à contretemps – de l’époque actuelle. Dans ses films comme dans ses romans (comme, jadis, dans ses mises en scène théâtrales), il s’agit de rompre avec les régimes normés de représentation propres à chacun des arts. Il n’y a ni purisme réactionnaire ni avant-gardisme dans cette volonté : preuve en est le renvoi dos à dos, dans les hilarants Atticistes, des vieillards rétrogrades de l’Académie et des intellectuels structuralisto-progressistes issus de Mai 1968. Il est surtout question du refus des impératifs politiques, culturels et esthétiques de notre modernité jugée dogmatique, au risque du décalage et de la marginalité.

§29 “C’est en poète que tu dois agir” souffle Ur à Gotzon dans La bataille de Roncevaux (BR : 113) : le mot vaut pour la double pratique antimoderne de Green. Sa caméra et sa plume se veulent alternativement acerbes et sublimes. Son intention est de rendre à l’art, qu’il soit littéraire ou cinématographique, son caractère d’exception, sa portée révélatrice et mystique d’accès au sacré : approcher l’invisible au sein du visible, restaurer l’unité de l’apparent et du caché, “faire deviner ce qui, sans visage ni nom, se trouve dans le château fort de l’âme” (CU : 171). L’image et la parole filmiques, comme la parole littéraire, ont le même idéal : chercher “l’esprit dans la matière”27.

§30 On peut rester étranger à une telle conception de l’art, inactuelle à bien des égards.

De même, on peut juger le travail cinématographique de Green plus sidérant que celui opéré dans ses romans, formellement plus sages, ce que lui-même confesse en concédant qu’“il est très difficile de révéler la parole par l’écriture littéraire. La présence réelle du verbe apparaît plus sûrement dans le cinématographe” (PC : 17).

Il n’en demeure pas moins que l’originalité de ce projet poétique est de travailler sur des fronts artistiques parallèles, avec la même opiniâtreté intempestive. En guerre permanente contre l’avachissement de l’art, sa marchandisation et son instrumentalisation par les idéologies dominantes, Green demande au spectateur comme au lecteur un effort qui est celui d’une désaccoutumance vis-à-vis des régimes codifiés majoritaires. Là où certains d’écrivains actuels envisagent le passage d’un médium à l’autre comme un événement ponctuel dans leur carrière ou même, parfois, comme une opération juteuse de fructification d’un succès commercial, il exige de notre part un recueillement et une qualité d’attention qui reflètent une foi peu commune dans les deux formes d’expression.

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Fabien Gris Université de Saint-Etienne

CIEREC EA 3068

NOTES

1 Eugène Green, La parole baroque, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.

2 “À seize ans, alors que je regardais Le désert rouge d’Antonioni, j’ai décidé que je voulais faire des films.

J’ai mis beaucoup de temps à y arriver.” L’atelier des cinéastes. De la Nouvelle Vague à nos jours, “Du théâtre baroque au cinéma. Entretien avec Eugène Green”, José Moure, Gaël Pasquier et Claude Schopp (éds.), Paris, Archimbaud-Klincksieck, 2012, p. 282. Parmi les autres films majeurs de la jeunesse, il y a La dolce Vita vu à 13 ans et le Journal d’un curé de campagne vu à 19 ans (“Je viens du théâtre baroque”, Cahiers du cinéma, n° 556, avril 2001, p. 101).

3 Signalons que, au moment où nous écrivons ces lignes, Green termine le tournage d’un cinquième film, La Sapienza, et prépare parallèlement un documentaire sur le Pays Basque. D’autre part, il est l’auteur de trois courts-métrages (qu’il appelle “minifilms”) : Le nom du feu (2002), Les signes (2005), Correspondances (2007).

4 Eugène Green, Présences, essai sur la nature du cinéma, Paris, Desclée de Brouwer, 2003.

--, Poétique du cinématographe, Arles, Actes Sud, 2009 ; dorénavant PC.

5 Eugène Green, La rue des Canettes, Paris, Desclée de Brouwer, 2003.

--, Le présent de la parole, précédé de Les lieux communs, Paris, Melville/Léo Scheer, 2004.

6 Eugène Green, La reconstruction, Arles, Actes Sud, 2008 ; dorénavant RE.

--, La communauté universelle, Paris, Gallimard, 2009 ; dorénavant CU.

--, La bataille de Roncevaux, Paris, Gallimard, 2010 ; dorénavant BR.

--, Les atticistes, Paris, Gallimard, 2012 ; dorénavant AT.

Un roman est annoncé pour 2014 : Un conte du Graal.

7 Une exception à cette règle serait le projet de film élaboré à partir de La communauté universelle.

Néanmoins, Green ne l’envisage pas stricto sensu comme une adaptation mais comme un développe- ment parallèle au roman, fondé sur le même noyau narratif mais formellement spécifique (voir, à ce sujet, la note d’intention que l’artiste a bien voulu nous communiquer dans le cadre de ce numéro).

8 Antoine Compagnon, Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, <Bibliothèque des idées>, p. 267.

9 On retrouve la même idée dans La communauté universelle, au cours de l’homélie d’un prêtre qu’écoute Émile, le personnage principal du roman. L’anaphore expressive la martèle : “Les sans-culottes se sont donné comme devoir moral, appuyé par la Raison, de tuer tous les aristocrates. Les nazis se sont donné comme devoir moral, appuyé par la Raison, de tuer tous les juifs [sic] et les Tziganes. Les bolchéviques se sont donné comme devoir moral, appuyé par la Raison, de tuer tous les bourgeois” (CU : 78).

10 Le chapitre dans lequel se trouve cette citation est ironiquement intitulé “Le meilleur des mondes”.

11 On trouve une version satirique de ce point de vue démystificateur dans Les atticistes, lors de la narration burlesque des événements de 1968. On lit par exemple : “Les parents du jeune maoïste lui avaient acheté un appartement de cent cinquante mètres carrés, que connaissait déjà son camarade trotskyste” (AT : 51).

12 Le narrateur de La bataille de Roncevaux évoque ses premiers cours à l’université de Bayonne ainsi :

“Tout est intéressant, à l’exception d’une unité de linguistique professée par un rescapé des années 1970

…” (BR : 89).

13 Une même épiphanie émotive touche Pascal lorsqu’il écoute pour la première fois ce Lamento sur le disque enregistré par Sarah.

14 Opposé au jésuitisme, le jansénisme est par exemple cité dans La bataille de Roncevaux (BR : 303).

Dans La religieuse portugaise, la protagoniste se nomme Julie de Hauranne : hommage discret à l’une des grandes figures – basque d’origine ! – du jansénisme : Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran.

15 À cet égard, il est éclairant de consulter la liste des dix films préférés de Green, que lui a demandée le British Film Institute, dans le cadre d’un classement général des films préférés des réalisateurs en activité. Green dit avoir exclu Aniki bobo pour la seule raison qu’Oliveira est encore vivant et qu’il a voulu retenir prioritairement les œuvres de cinéastes disparus. Les films élus par Green sont les suivants : Au hasard Balthazar, Blow Up, La dolce Vita, Dernier caprice, Gertrud, L’aurore, O Bobo, Ma nuit chez Maud, Sciuscia et Les contes de la lune vague après la pluie. Pour les commentaires, dans lesquels il insiste souvent sur la portée métaphysique de ces œuvres, je renvoie au lien suivant : URL : http://explore.bfi.org.uk/sightandsoundpolls/2012/voter/941.

16 Les relations entre le cinéma de Green et celui de Bresson sont malheureusement un sujet trop large pour pouvoir être développées ici. Elles excèdent les seules références (les ânes du monde vivant et du pont des Arts qui renvoient au Balthazar bressonien) et jouent plus intimement dans la conception de la mise en scène de Green comme dans l’ethos du cinéaste (un souci permanent de théorisation qui accompagne les films, la recherche d’une marginalité relative par rapport au système).

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17 Dans les Notes sur le cinématographe de Bresson (Paris, Gallimard, 1995, <Folio>), on trouve certains préceptes de direction des acteurs qui seront ceux de Green : la nécessaire intériorisation de l’émotion, le rejet de tout contrôle et de toute intellectualisation dans le jeu, ainsi que le refus du psychologisme et des mimiques hérités du théâtre. Néanmoins, chez Green, la réalisation systématique des liaisons dans la diction neutralisée des acteurs s’écarte considérablement des recommandations bressoniennes et se présente comme une véritable originalité ; l’intention antiréaliste est sur ce point plus affirmée.

18 “Du théâtre baroque au cinéma”, entr. cité, p. 283.

19 Rejets confirmés par la voix de Gotzon dans La bataille de Roncevaux : “À Donibane Garazi il y avait de temps en temps un film vraiment original mais la programmation générale offrait essentiellement des produits étatsunitiens ou des films français sur les problèmes psychologiques d’un couple” (BR : 104).

Voir également PC : 26.

20 Olivier Apert, avant-propos à “Une entreprise émotionnelle ou Poétique du cinématographe selon Eugène Green”, Po&sie, n° 120, 2e trimestre 2007, p. 220.

21 “Écrire de la poésie participe de la même démarche que de concevoir et de réaliser un film”, “Le plan est l’équivalent cinématographique du vers, et doit toujours être entouré d’un vide, semblable au silence qui précède et suit chaque unité d’un poème” (“Une entreprise émotionnelle”, art. cité, p. 224 et p. 233).

22 Green avance cette idée dans un poème du présent de la parole, “Le cinéma de Stéphane Mallarmé”, repris dans “Une entreprise émotionnelle”, art. cité, p. 224.

23 “Le narrateur balzacien analyse la psychologie de ses personnages, fournit des notes savantes sur leur généalogie ou sur leur situation sociale, porte sur eux des jugements moraux, et de temps en temps raconte ce qu’ils font” (PC : 89).

24 Jeanne-Marie Clerc, Littérature et cinéma, Paris, Nathan Université, 1993.

25 À un journaliste lui demandant si un film représente pour lui le passage à l’écran de ce qu’il a écrit auparavant, Green répond catégoriquement : “Non, pas du tout. Pour moi ce sont des activités tout à fait différentes. Si je décide qu’un sujet doit devenir un film, il ne pourrait être un roman, et inversement”.

URL : http://www.lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/culture/56924-interview-eugene.

26 Je pense ici à Christophe Honoré qui est à la fois écrivain, dramaturge, scénariste et cinéaste, metteur en scène de théâtre et tout récemment d’opéra (Dialogues des Carmélites de Poulenc). Comme Green, il ne pratique pas dans sa carrière l’auto-adaptation d’un médium à l’autre et se consacre de façon autonome à ses différents travaux. Mais, si l’on repère nécessairement des thèmes et des motifs récurrents entre ses films, ses romans et ses pièces, l’ensemble ne possède pas l’unité et la dimension itérative de l’œuvre de Green. L’appétit créateur d’Honoré se traduit par une exploration frénétique des arts qui implique nécessairement une diversité d’approches, alors que Green semble poursuivre avec constance et ténacité les mêmes voies esthétiques, politiques et spirituelles.

27 “Une entreprise émotionnelle”, art. cité, p. 222.

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