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SEANCE 8 FEVRIER 1963
LES CONDITIONS
DE LA MOBILISATION DU TRAVAIL {A.
TIANO,
professeur à la Faculté de Droitd'Alger)
M. TIANO reprend rapidement les conclusions de la dernière séance : assurer à la population rurale 100 à 200 millions de journées de travail (il en faudrait en réalité 500) chacune de cesjournées exigeant,même sans machines, une dépense en petit matériel d'environ 2,50 NF. Le minimum alloué à chaque travail leur s'élevant d'autre part à NF 1,50 le coût incompressible de la création de ces emplois est de NF 4 par jour, soit d'un total de 600 millions de NF, financé :
— soit par le budget d'équipement ;
—soit par l'aide étrangère ;
— soit par une contribution exceptionnelle,
maisprisen grossur leprogramme d'investissements traditionnel.
Ces prévisions ne comprennent pas le paiement de salaires et sont donc alliées à la réforme agraire, l'attribution de terres récompensant le travail.
En conclusion, il s'agit d'employer les travailleurs à des tra vaux productifs sans payer les salaires.
Ces principes admis, nous devons étudier les conditions que
devrait remplir une telle opération, conditions tenant tantôt aux choses tantôt aux hommes, c'est-à-dire :
— conditions techniques ;
— conditions humaines.
I.— Conditions techniques
— conditions techniques au sens strict;
— conditions juridiques.
a) Conditions techniques au sens strict
L'étude de ces conditions nous amène à souligner la nécessité
d'études préalables, qu'il s'agisse :
— des travaux de D.R.S. :
— pour déterminer les zones où la D.R.S. est possible et rentable.
— pour déterminer les essences d'arbres fruitiers les plus appro priées.
pour étudier les conséquences de l'implantation sur la
production pépinière (il faut 5 ans pour produire des oliviers.
de bouture).
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— pour établir des programmes en fonction des dates d'implan tation ,etc...
— des travaux de petite hydraulique :
— La distribution d'eau se fait au détriment des sols d'amont
ou d'aval : des études d'oueds par bassin sont donc nécessaires
or, pour un bassin de 50 000 ha, il faut prévoir 5 ou 6 ingénieurs travaillant pendant 2 ans, du moins en ce qui concerne les premières études).
—pour étudier les implications économiques des substitutions de culture (de sec en irrigué), soit les circuits de commercialisa
tion, soit le développement des troupeaux s'il s'agit de cultures
fourragères,soitlaproductiondumatériel nécessaire (lesgabions).
— pour étudier l'aménagement des sols (épierrage, écroutage, débroussage). Le Maroc connut des déboires avec l'épierrage,
car les pierres retenaient l'humidité du sol, si la culture restait partielle.
— pour étudier les pistes — travaux entrepris à titre secon
daire. Des études préalables de rentabilité économique sont indis pensables, toute la philosophie de l'opération consistant à éviter le travail improductif, et les pistes constituant un domaine où se
frôlent l'utile etl'inutile : certaines ne créerontjamaisun surplus
de production, pistes de commandement du pouvoir central utiles
à d'autres fins mais n'amenant pas un accroissement de produc
tivité, ce qui peut être le cas pour d'autres pistes — transports économiques, etc..
Ces considérations techniques prouvent la nécessité immédiate des études.
h) Conditions juridiques
— Sur les terres privées : les banquettes de D.R.S. doivent
auxquelles fut soumise l'Algérie stipulent que quiconque améliore
des terres collectives peut s'en voir attribuer la propriété. Il est possible que subsiste la crainte de voir l'Etat se les approprier.
la mise en valeur (cf les merdja assainis au Maroc).
Il est donc nécessaire de procéder à l'épurement des droits avant accords entre propriétaires nécessitent une certaine contrainte.
Le même problème est posé par la complexité des droits d'eau.
Pour toutes ces raisons juridiques aussi la réforme agraire est un préalable.
—Sur les terres privées : les banquetts de D.R.S. doivent
suivre les courbes de niveau, les séguias doivent être droites. Les II. — Conditions humaines
Elles ont trait à l'encadrement et à la promotion.
La rentabilité minimum doit être assurée (un rapport de l'Office National de la Promotion au Maroc espère parvenir à 40% du rendement normal, considérant les rendements de 60%
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comme exceptionnels). La conséquence de faibles rendements est de réduire à néant le but de l'opération qui est de créer de l'emploi aux moindres frais. Un emploi créé dans ces conditions coûterait aussi cher qu'une journée de travail industriel : si la somme de 4 NF est incompressible, si 500 jours de travail sont nécessaires pour aménager 1 ha engendrant ensuite un emploi permanent de 80 jours, soit à raison de 250 jours de travail par
"an,
1/3 de travailleurs, il faut donc 1.500 jours pour créer unemploi, soit 6 000 NF. Si la rentabilité est de moitié, on peut considérer qu'un emploi agricole revient à 1 250 000 francs, or un emploi industriel revient à 3 millions de francs en moyenne.
La rentabilité est donc une notion fondamentale. Elle est
fonction de l'organisation du travail.
<— par la persuasion;
— et par la contrainte.
Elle pose le problème de l'encadrement.
— Sous des aspects purement techniques ( il faut des ingé nieurs des Eaux et Forêts, du Génie rural, des Travaux publics).
— Sous des aspects de surveillance, il faut :
— 1 chef d'équipe pour 20 hommes, chaque chef d'équipe
contribuant donc à 5 000 jours de travail;
— 1 surveillant pour 3 équipes, soit 15 000 jours;
— 1 conducteur de chantier pour 10 équipes, soit 150 000 jours de travail.
Normalement, pour un programme modeste de 150 millions de jours de travail, il faut donc :
30 000 chefs d'équipe ; 10 000 surveillants;
3000 conducteurs de chantier.
Comment les former ?
— En ce qui concerne les techniciens purs, on ne peut que
recourir aux méthodes classiques de formation.
— Pourlescadres desurveillance,parcontre,on peut envisager d'autres méthodes.
On en a étudié trois :
a) l'appel aux militaires (Maroc) qui offrent l'avantage d'avoir le sens de la discipline, mais représentent deux inconvé nients :
— ils coûtent cher;
— l'aspect psychologique est déplorable.
b) la formation par des stages : on estime possible de former
un chef d'équipe — au point de vue du commandement et de la technicité— en 3semaines ou 1 mois,un surveillant en 4 mois
de stage général et 1 mois de stage spécialisé. L'inconvénient est
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la perte de temps due à leur immobilisation et à celle de leurs instructeurs.
c) une troisième solution, peu expérimentée encore : la formation sur le tas (elle a été expérimentée dans la plaine de la Baira près de Marrakech) elle consiste à éprouver des chefs d'équipe et à les sélectionner pendant 2 mois, à sélectionner parmi eux des surveillants dans les 4 mois suivants, puis à trouver parmi ceux-ci un adjoint-chef de chantier en 4 mois
(pas un chef de chantier à cause des conditions de technicité)
permettant au conducteur de chantier d'assurer la responsabilité
de plusieurs chantiers.
Ces conditions humaines se posent aussi sous des aspects socio-psychologiques : il ne s'agit pas de recourir uniquement à la contrainte, mais une certaine dose en est cependant néces saire :
— Il faut persuader les travailleurs de l'importance de leur œuvre pourle pays et pour eux (grâce à la radio en particulier).
Le danger est que cette formule de persuasion ne devienne formule de propagande et même de propagande mensongère (cf promotion nationale marocaine). Une bonne formule consiste en réunions à dates fixes attirant l'attention sur leurs décisions...
— L'aspect de la contrainte : le paiement de salaires étant interdit, il faut s'en remettre à l'intérêt futur de distribution de terres, mais l'habituelle dépréciation du futur peut rendre ces promesses insuffisantes. Un encadrement politico.administratif est donc nécessaire pour y suppléer.
Les aspects administratifs :
Les travaux entrepris dans le cadre de la mobilisation du travail sont de la compétence des différentes administrations
devant exercer une tutelle technique sur ces travaux.
Mais l'opération utilise des méthodes différentes de celles qu'emploient traditionnellement les Eaux et Forêts, les Travaux publics, etc.. Doit-on confier cette opération aux administrations
traditionnelles ou les coiffer d'une organisation autonome ne
dépendant d'aucun ministère et pouvant diriger l'action (car il y a un problème de compétences réparties entre les adminis
trations) ?
L'association des masses à la conception et à la réalisation
du choix des programmes de travaux supposerait une adaptation difficile aux administrations traditionnelles et exige donc aussi une administration autonome, en partie élective, ayant pour tâches :
—d'établir les programmes;
— de contrôler les distributions de terres ;
—de refreiner les abus.
Le souci de promotion du travail se justifie pour deux raisons à côté des déséquilibres quantitatifs dans le Maghreb existent
des déséquilibres qualitatifs dûs à l'absence de formation.
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Puisqu'on devrait récompenser les travailleurs en en faisant des exploitants agricoles, il est nécessaire de diffuser
l'enseignement,
de les initier aux grands problèmes nationaux, de lutter contre
l'analphabétisation. Cela suppose des moyens matériels et aussi des moyens humains (formation d'animateurs locaux).
Les résultats d'une telle opération seraient :
— de stopper le sous-emploi, de le voir même régresser,
— d'accroître la production, et peu à peu le niveau de vie.
Cette opération est compatible avec les investissements tradi tionnels (dans l'industrie ; les grands périmètres; le scolaire et le sanitaire — qui sont indispensables mais ne ressortent pas de l'opération mobilisation du travail car ils n'engendrent pas de surplus de production).
Les implications de cette opération sont les suivantes :
1.) la réforme agraire (les salaires ne pouvant être payés en capitaux),
2.) l'association des masses à un appareil politico-adminis
tratif,
3.) l'austérité de la part des dirigeants.
(Voir les deux tabeaux en annexe :
1.) Emplois nécessités par les différentes cultures en Algérie (récolte 1954).
2.) Conséquencessurl'emploi desdifférentstypes de travaux).
Les questions proposées à la discussion seront les suivantes :
1.) A-t-on évalué les besoins en cadres impliqués par les programmes d'intensification de D.R.S. et de petite hydraulique? 2.) Y a-t-il eu des expériences de formation de cadres sur
le tas?
3.) Peut-on faire connaître des expériences d'encadrement politico administratifs, (l'expérience tunisienne n'est pas très utile, la chinoise serait intéressante à étudier) ?
4.) Que pensez-vous de la nécessité d'une administration autonome pour régir untelprogramme etde ses relations avecles services traditionnels ?
DEBATS :
Les conditions principales de la mobilisation des masses ont
été rappelées; des précisions ont été apportées sur certains points; la discussion a porté essentiellement sur la comparaison critique de la mécanisation et de l'«investissement humain», 1.) Conditions
Les chantiers de mobilisation, qu'ils soient dirigés par l'admi nistration centrale ou les collectivités locales, doivent respecter
certaines conditions essentielles :
— être soumis à une tutelle technique ;
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— s'intégrer dans un plan d'ensemble (pour éviter les travaux de prestige ou les travaux sociaux - tonneau des Dahaïdes) ;
— réaliser l'association des masses à l'établissement des pro grammes de travaux.
Pour réaliser ces conditions, il faut trouver une formule origi nale prévoyant une tutelle centrale technique et économique et des unités décentralisées associant les masses.
2.) Précisions
Uneprécision fut demandéeconcernant les dépenses englobées
dans lesNF 2,5 cités. Ce coût d'outillage comprend pelle, pioche, camion, essence, plans, gabions, ciment, mais il exclue les pistes et ne comprend pas les frais administratifs censés être supportés par l'administration sans surcroit de dépense, la mobilisation du travail étant supposée assurée par la fonction publique place.
Il est donc plutôt sous estimé. Il est faux de se laisser emporter par le schéma chinois : l'investissement humain se fait sans machine, certes, mais non sans capital.
Une autre précision fut demandée sur la question de savoir s'il s'agirait d'une mobilisation «mobile» .pu «sur place». Il
apparait exclu de s'adresser aux chômeurs urbains. Mais dans
certains cas, il sera impossible d'employer'
les'travailleurs sur place': il"faudraprévoir"des transports sur 10 ou 30 km. S'il n?y a pas de moyens de transport disponibles et qu'employer unique1 ment les travailleurs de la collectivité se révèle impossible, le
problèmede la transplantation decertaines populationsse posera.
Il n'est cependant pas urgent : dans un premier temps, on ne
peut occuper tous les non-employés; il s'agira donc d'affecter les disponibiltés en cadres aux régions où le recrutement est possible sur place.
3.) Mécanisation ou investissements humains
Dans la substitution de la pelle et de la pioche aux engins mécaniques en vue de l'utilisation de la main-d'œuvre locale, il y a un optimum à ne pas dépasser. Au-delà la mobilisation du travail devient plus coûteuse que l'assistance et l'aumône.
Le problème s'est posé lors de l'élaboration du programme d'équipement 1963. La rénovation rurale s'effectue en plusieurs phases :
— défoncement du sol par rooters (importés des U.S.A.).
— constitution de bourrelets : on a pensé pouvoir faire effec
tuer ce travail à la main (les engins mécaniques étant importés n'auraient eu aucun effet induit sur l'économie nationale) or, en heure de coût, il est apparu que le prix de revient à l'hectare à la main passerait du simple du triple ou au quadruple — plus que le coût d'un ha complètement rénové.
— dans les essais d'élaboration d'un modèle théorique — à quel point la mobilisation est-elle économiquement viable, quel est son optimum? — s'est posé le problème de l'incorporation
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d'un salaire en espèces et d'un salaire en nature. Le niveau du salaire à partir duquel les bourrelets deviennent rentables à la
main dépend de la topographie qui fait varier les distances et lapuissance des bourrelets-. S'ilssontpuissants, des moyensméca niques sont nécessaires. Pour réaliser l'équivalence entre main-
d'œuvre et mécanique, il faudrait un salaire de 200 francs par
jour en espèces. Mais, plus on s'élève sur la pente, plus l'érosion est forte,le volume d'eau absorbé par chaque ouvrage faible : les bourrelets peuvent être plus minces. Apartir d'une pente de 25 % les. gros bourrelets sont impossibles. On passe aux banquettes de D.R.S., à 5 ou 600 francs par jour. Mais plus on monte moins
le travail est rentable, plus son rendement est différé moins il intéresse le fellah (les calculs du programme de 1963 ont fina lement tenu compte d'un salaire de 600 francs, mais les bourre lets n'y sont que terminés à la main.