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L'ENTERREMENT EST A CINQ HEURES

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Academic year: 2022

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L'ENTERREMENT EST A

CINQ HEURES

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J. K. ROBBIE

L'ENTERREMENT EST A

CINQ HEURES

ÉDITIONS GALIC

16, AVENUE HOCHE

PARIS-8e

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© by Éditions GALIC, Paris Reproduction et traduction, même partielles, interdites.

Tous droits réservés pour tous pays, y compris l'U. R. S. S. et la Scandinavie.

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PREFACE

Lors de mon dernier passage à Paris, après avoir trotté comme seuls les provinciaux savent le faire, j'étais entré dans un bar des Champs-Ely- sées, attendre que l'ami qui m'hébergeait vienne me rejoindre. Plutôt satisfait de pouvoir m'accorder un mo- ment de détente, je laissais mon regard errer, sans les voir, sur les consommateurs qui peuplaient l'établissement.

Soudain, j'eus un sursaut. Une silhouette sur- gie du fond de mes souvenirs s'encadrait dans la porte-tambour. A peine m'eut-il vu qu'il fut sur moi. Lui non plus n'avait pas hésité à me recon- naître.

Melvin Harold Forrest, que toujours et par- tout on avait eu coutume d'appeler « Mel », était à Paris.

Un peu vieilli, peut-être, mais toujours aussi beau garçon. Maintenant, c'était un bel homme dont les yeux gris avaient conservé tout leur pou- voir de séduction. Pour s'en convaincre, il n'y avait qu'à observer le manège des deux filles qui

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nous faisaient face. Je suis sûr qu'elles ne s'étaient pas aperçues de ma présence.

J'ai connu Mel pendant la guerre. A l'époque, j'étais officier de liaison auprès des troupes amé- ricaines. Il appartenait à l'état-major.

Lieutenants tous les deux, nous n'avions pas tardé à devenir de vrais copains, et les nombreu- ses équipées auxquelles nous nous sommes livrés rempliraient plusieurs volumes. Mais, ça n'in- téresserait personne.

Je nous revois sur une route d'Allemagne, dans l'extraordinaire cabriolet décapotable qu'il avait récupéré je ne sais où, lui au volant, arrêtant la voiture afin de me prouver son adresse au pis- tolet.

Il descendait bien cinq sur six des isolateurs en porcelaine qui ornent l'extrémité des poteaux électriques. Et s'il ratait le sixième, c'est parce qu'il riait trop. Moi, j'en touchais un sur six et ce n'était jamais celui que j'avais visé. Dans un grand éclat de rire, il repartait à cent trente à l'heure, histoire de voir ce que ce sacré vieux clou avait dans le ventre. Je mourais de peur, et j'étais follement heureux.

Quelquefois, l'éclat de ses yeux gris s'atté- nuait, il devenait plus sombre. Dans ces mo- ments-là, il me parlait du passé. Bien sûr, je lui avais tout dit de moi.

Nous passions toutes nos permissions, les vraies et les fausses, à Paris. Que de souvenirs, déjà si lointains...

Et puis un jour il était venu me réveiller, très tôt.

— J'en ai marre ! Tout ça ne m'amuse plus, je fous le camp.

— Qu'est-ce que tu dis? Je ne comprends pas.

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— Fais pas l'imbécile. Tu piges très bien. La bagarre continue contre les « Japs », j'ai demandé à y aller. J'ai reçu mes papiers, je prends l'avion dans deux jours. Si tu veux, on fait la dernière virée ensemble.

Je restai là, abasourdi, désolé de perdre aussi vite un ami si cher. Mais pour mettre un terme à l'émotion qui s'emparait de nous, il m'a roulé dans les couvertures et flanqué par terre.

Des deux derniers jours, je n'ai gardé qu'un souvenir confus. Je me revois, au pied de l'avion qui devait l'emmener en Angleterre, et de là quelque part dans le Pacifique. En haut de l'échelle, il s'est retourné, a agité la main, puis il s'est courbé pour franchir la porte...

Je savais qu'il n'était pas mort. Quelques car- tes reçues de divers points du monde avaient maintenu le contact. Manière discrète de dire :

« Je ne t'oublie pas, mais je n'ai pas le temps et je ne sais quoi te raconter. Il y a tant à dire et les cartes sont si petites ! » Et voilà, nous étions de nouveau face à face.

— Mel, pourquoi ne pas m'avoir averti de ton arrivée à Paris?

— Pourquoi faire, puisque nous nous sommes retrouvés? Qu'est-ce que tu fais ici? — J'attends Robert.

— Oh! le toubib. Qu'est-ce qu'il devient?

— Il a un peu changé, lui aussi, mais c'est toujours le copain d'autrefois. D'ailleurs, le voilà !

— Mais c'est Mel ! Mince, alors!...

Désireux de respecter la stricte vérité, je dois dire que Robert n'a pas dit « mince ». Mais mon intention n'étant pas d'écrire un dictionnaire des apostrophes ordurières, je m'en tiens à ce mot.

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— Hello, toubib, ça fait plaisir de se retrouver après tant d'années.

— Ça, oui ! Allez, en route, je vous emmène à la maison.

Comme toujours, le contact entre nous se réta- blit immédiatement. Les vrais amis, c'est ça.

Après des années de séparation ils se retrouvent comme s'ils s'étaient quittés la veille. — Ton numéro de téléphone? a demandé Mel en se levant.

— Toi, tu as déjà fait une conquête...

— Non, je veux seulement indiquer à mon hô- tel où me toucher en cas de besoin.

— Tu attends quelqu'un?

— Dans la vie, on attend toujours quelqu'un, a-t-il répondu en se dirigeant vers le sous-sol.

Nous sommes partis dès qu'il est remonté.

Robert est marié à la fille la plus chic qui soit, et en nous voyant arriver sa joie a été plus grande que son étonnement.

Après le repas, animé par la plus décousue des conversations, où toutefois l'évocation des sou- venirs a été la note dominante, nous nous sommes installés dans le petit salon.

Renée est assise devant la cheminée, les jam- bes repliées sous elle, Robert dans son fauteuil, Mel est près de moi sur le divan.

— Qu'est-ce que tu deviens? me demande- t-il.

— J'écris des romans d'espionnage tirés des aventures vécues par les copains que j'ai côtoyés. dents. — Comme c'est drôle, murmure-t-il entre ses

— Pourquoi, tu es dans le coup? questionne Robert.

— Non, mais c'est à cause d'une affaire d'es-

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pionnage que je suis en France. Quand ce sera oublié, je rentrerai, ou peut-être reviendrai-je au Brésil.

Renée s'est levée remplir les verres, et nous n'avons plus eu qu'à écouter. J'ai à peine modifié son histoire. Si elle est mauvaise, ami lecteur, je te donnerai l'adresse de Mel, c'est à lui qu'il faudra t'en prendre.

J. K. ROBBIE En tête de cet ouvrage, je place la citation de Stendhal, qui plaisait tant à Mel :

« Songe à ne point passer ta vie à haïr et à avoir peur. »

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I

C'est en entrant chez Joe que j'ai commencé à penser que j'avais eu tort de revenir.

Ce n'était pas tant les changements apportés au bar lui-même qui en modifiaient l'aspect, mais l'ambiance qui n'y était plus.

Tout d'abord, il n'y avait personne, à part un ivrogne qui somnolait à une table.

Joe n'était pas à son bar. A sa place, un jeune garçon aux cheveux trop bouclés et trop luisants, était assis, plongé dans la lecture d'un magazine.

Mon arrivée lui avait à peine fait lever la tête.

J'ai compris qu'il m'avait catalogué comme un de ces péquenots pleins d'admiration pour la ville et qui n'ont qu'un désir au fond du cœur : rentrer chez eux le plus vite possible raconter ce qu'ils ont vu.

Qu'il n'y ait personne à cette heure-là, c'était déjà extraordinaire, mais l'absence de Joe l'était encore plus. Lui qui n'avait jamais pu s'éloigner de plus de vingt mètres de son bar sans ressentir une pénible sensation d'exil ! Et la dé-

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coration moderne avec le juke-box installé près de la porte ! C'était de bien grands changements.

Le petit gars m'a demandé ce que je voulais boire. Il a posé un verre devant moi et attrapé une bouteille sur l'étagère. Mais l'ouverture de la porte l'a empêché d'aller jusqu'au bout de son geste.

Il s'est penché de côté, a demandé :

— Alors ?

— L'enterrement est à 5 heures. Il a bien fait les choses, c'est malheureux de penser qu'une aussi jolie fille va s'en aller en fumée.

C'est la voix de Joe. Je me retourne, agité par un sombre pressentiment.

— Mel ! Quelle surprise! Tu es revenu pour...

Je ne l'avais jamais vu comme ça. Complet foncé, cravate. Avec cette chaleur tropicale, il ne doit pas être très à son aise.

— Achève ta phrase, Joe.

— Pour assister aux funérailles de May, ajoute-t-il en contemplant le bout de ses souliers.

— May est morte? Je l'ignorais. Raconte.

— Je n'ai pas beaucoup de temps, les autres ne vont pas tarder à arriver. Je suis passé de- vant pour me préparer. — Pas celle-là, idiot, ajoute-t-il pour le garçon; Mel a droit à ma bou- teille. Je suis à toi tout de suite, lance-t-il à mon intention, tout en s'en allant.

Le gars a remis la bouteille qu'il tenait à sa place; il est allé en pêcher une autre sous le comp- toir, il m'a donné un plus grand verre, dans le- quel il a versé de quoi faire démarrer un paque- bot. J'ai avalé une longue gorgée. Ça m'a fait moins d'effet que la nouvelle qu'il venait de m'apprendre. May morte ! Elle qui aimait tant la vie...

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Achevant de se boutonner, Joe est venu s'ins- taller en face de moi. Il a enlevé sa cravate, la veste blanche semble être son vêtement naturel.

Une deuxième peau.

Il attrape sa bouteille, un verre, le remplit, boit un grand coup.

— Oui, fait-il en s'essuyant les lèvres, elle est partie, et je crois qu'elle n'a pas fait beaucoup d'efforts pour rester.

— Qu'est-ce que tu veux dire? je lui demande tout en essayant de comprendre.

— Oh ! ne va pas te mettre des idées en tête.

Elle est morte d'une mort tout ce qu'il y a de plus naturelle, simplement elle n'a pas cherché à se cramponner. Ça ne l'effrayait plus de s'en al- ler, le ressort était usé. Il y a longtemps qu'elle était fixée sur les sentiments de Chers à son égard. Il ne la maltraitait pas, au contraire il ne lui refusait rien, mais elle lui était devenue in- différente, voilà tout. Il la trompait avec tout ce qui passait à sa portée, et elle le savait. Il lui avait installé un somptueux appartement dans la 23 rue, près de la 7 avenue, et là elle s'en- nuyait à mourir. Ce qu'elle a fini par faire, con- clut-il avec un geste désabusé.

Pendant qu'il parle, les souvenirs refluent vers ma mémoire. Je revois May Alden telle qu'elle était lorsqu'elle était arrivée de son Illinois natal.

Prête à conquérir New York. Mais après de lon- gues et vaines démarches, il lui avait fallu se contenter d'un modeste emploi chez Macy's. Ce qui n'était pas si mal, après tout.

J'étais entré par hasard dans le restaurant où elle prenait ses repas et nous nous étions trouvés côte à côte. Ce qui m'avait plu en elle, c'était la fraîcheur qui émanait de sa personne.

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Elle se trouvait bien seule dans cette grande ville, si indifférente aux détresses humaines.

Nous nous étions revus et puis elle était venue chez moi. Je n'avais rien prémédité.

Pendant un temps, c'avait été merveilleux.

Mais je ne pouvais lui donner ce qu'elle voulait.

A l'époque, je n'avais pas de situation stable, et les petits coups dont je me contentais assuraient tout juste notre subsistance. J'avais le tort d'être trop indépendant.

Un jour, elle avait fait la connaissance de Chers. Je n'ai jamais su comment. Je suppose qu'il gardait toujours un œil sur moi depuis que j'avais refusé de travailler pour lui.

A partir de ce moment, elle n'avait plus été la même. Cela avait traîné jusqu'au soir où elle s'était décidée à parler.

— Mel, cela ne peut plus durer ainsi, il est temps que nous ayons une conversation sérieuse. J'avais posé le journal que j'étais en train de lire, levant sur elle des yeux étonnés. Comme elle était jolie alors!...

— Crois-tu que j'aie l'intention de passer ma vie comme ça? Il est grand temps de prendre une décision. Tu ne m'as pas apporté ce que j'étais venu chercher à New York. J'ai eu de bons mo- ments avec toi, mais il me faut davantage. Tu le sais, oh ! Mel, dis-moi que tu me comprends.

Je regardais le pauvre logement de Brooklyn dans lequel nous vivions. C'est vrai qu'il était minable. Pourtant il était proche de Coney Island et le samedi et le dimanche, quand il faisait beau, nous allions passer la journée sur la plage. Elle avait continué du ton d'une personne qui a soigneusement pesé ce qu'elle avait à dire.

— Je veux vivre tant qu'il est temps. Je ne

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suis pas partie de chez moi pour mener le même genre d'existence. Toi tu manques d'ambition, tu ne cherches pas à t'élever. Moi, si. Alors, c'est décidé, je te quitte.

Elle avait continué longtemps comme ça. Sans élever la voix. D'un ton calme, ce qui était pire.

— Chers Glacken est prêt à m'épouser. Il est parti pour réussir. Un jour, je ferai partie du tout New York. Es-tu capable de comprendre ce que cela signifie pour une femme? Non, Mel, ne cherche pas à te venger sur lui, c'est moi la seule responsable. Mais si tu peux m'offrir mieux, je suis prête à rester avec toi.

Et elle s'était enfuie dans la chambre pour que je ne la voie pas pleurer.

J'ai eu beau lui expliquer qui était Chers, rien n'y a fait. Le lendemain, elle était partie.

Sy le Tordu était venu me voir de la part de Chers. On l'appelait ainsi parce qu'il penchait la tête d'un côté, depuis le jour où un gars avait es- sayé de lui couper la gorge. Malheureusement, il l'avait raté, et lui par contre ne s'était jamais re- mis de ce malencontreux essai.

— Salut, Mel, c'est Chers qui m'envoie. Il n'a pas l'intention de déclencher la bagarre. Il m'a chargé de te le dire. Si tu le veux, il est toujours prêt à te prendre avec lui. Tu ne resterais pas ici, évidemment, mais tu sais que son secteur s'agrandit. Il a le vent en poupe, Chers. Alors, pour la petite, tu ne feras pas d'histoires.

J'avais réprimé à grand-peine une fameuse en- vie de terminer ce que l'autre n'avait pas réussi.

Mais ça n'aurait servi à rien. Qu'à m'attirer des ennuis.

Sy avait lu le désir de meurtre dans mes yeux.

Il avait battu en retraite tout en bafouillant :

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— Fais pas l'imbécile, Mel, je ne suis pas venu seul. Tu ne réponds pas ? Tu sais qu'il ne fait pas bon contrarier Chers. Qu'est-ce que je vais lui dire?

— Dis-lui simplement que je ne le chercherai pas, mais qu'il ne se trouve pas sur mon chemin.

Quelque temps après, ç'avait été la guerre. Je n'avais revu May Glacken — car il l'avait épou- sée — qu'une seule fois avant mon départ. En pu- blic. Elle avait l'air heureux dans son vison, des bijoux étincelants à ses doigts.

C'était loin tout ça...

Joe parle toujours, et je n'ai pas entendu un mot de ce qu'il a dit. Je l'interromps, car un dé- tail m'est revenu à l'esprit.

— Joe, qu'est-ce qui est prévu pour l'enterre- ment?

— Je te l'ai dit. Chers n'a pas regardé à la dé- pense, il a pris ce qu'il y avait de mieux. C'est la maison Thomson qui s'en est chargée.

— N'as-tu pas parlé de fumée, en entrant?

— Eh bien, oui, elle doit être incinérée au co- lumbarium de Queens.

— Joe, où est-elle actuellement? Chers se trouve-t-il près d'elle?

— Elle est à son domicile. Bien sûr que Chers s'y trouve; je t'ai dit que la cérémonie était fixée pour 5 heures.

Un coup d'œil à ma montre : 11 h 30 j'ai encore le temps.

— Tu as bien dit 23 rue?

— Oui, Jefferson buildings, elle avait voulu habiter en plein Manhattan; tu trouveras facile- ment. Mais crois-tu que ta présence soit bien né- cessaire?

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— Il faut que j'y aille, Joe, je dois parler à Chers.

J'ai voulu régler les consommations, mais il n'y a rien eu à faire.

— N'insiste pas Mel, tu me vexerais. Ne va surtout pas te fourrer dans une sale affaire.

Chers est devenu un personnage important, tu aurais vite fait de t'attirer des ennuis.

Instinctivement il a baissé la voix, jetant un rapide coup d'œil en direction de l'ivrogne qui n'a pas bougé d'un pouce.

— Qui c'est, celui-là?

— Oh ! un poivrot qui traîne par ici depuis quelque temps, mais comme il règle ses consom- mations et ne fait pas de pétard, on ne s'occupe pas de lui.

— Et l'autre, là?

D'un mouvement de tête je désigne le garçon qui, à l'autre bout du bar s'est replongé dans sa lecture.

Joe ne peut retenir un sourire :

— Je reconnais qu'il a l'air d'une fille, mais tu ne peux te figurer comme il est propre et dé- gourdi quand il veut. De plus, il n'est pas cu- rieux pour deux sous, ce qui est rare de nos jours.

— Bon. Chers habitait avec May?

— Non. Il lui arrivait d'aller la voir, mais ils ne vivaient plus ensemble. Ces derniers temps elle tournait à la dame patronnesse, ne s'occu- pant que d'œuvres charitables. Ils n'avaient pas divorcé, chacun vivait de son côté. Chers a plu- sieurs logements et en ce qui concerne ses affai- res, sociétés, chaînes de magasins, je n'en con- nais pas la moitié.

Il appuie sa déclaration d'un clin d'œil élo- quent.

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— Il faut que je le voie.

— Tu le trouveras là-bas, mais souviens-toi de ce que je t'ai dit, fais attention.

Comme j'allais sortir, un groupe est entré. Je les connaissais tous. Il y avait Bertie Rice, Freddy Carson et Butch Nazak. Derrière eux, deux filles. Pas plus de 20 ans, et déjà elles n'avaient plus qu'un passé.

Butch s'est planté devant moi :

— Mais c'est notre héros national ! Allez cher- cher la fanfare, les gars...

L'une des filles a laissé échapper un petit gloussement. Encouragé par ce succès, Butch a continué :

— Faut croire que les tireurs d'élite n'étaient pas si forts qu'on nous le racontait puisque te voilà revenu.

Pour ne pas être en reste, Bertie a enchaîné :

— C'est pas nous qui te faisons sauver, au moins ? Parce que ça ne serait pas gentil. Nous ne sommes pas aussi sauvages que les Japs...

Le silence a été troublé par l'ivrogne qui frap- pait la table de son verre vide. L'arrivée de la bande l'avait tiré de sa léthargie. Le garçon est allé lui porter un autre verre. Plein, celui-là. Il l'a vidé d'un trait, puis est retombé dans son demi-sommeil.

— Mets ce truc-là en marche, a commandé Butch à la fille la plus proche de lui, en dési- gnant le juke-box. Tout le monde n'a pas besoin d'entendre ce que nous disons. Il reste devant moi, se balançant d'une jambe sur l'autre, hésitant sur le parti à prendre.

Butch n'a jamais été un penseur. — T'aurais mieux fait de rester là où tu étais.

Y a plus de place pour toi ici, et je peux pas

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dire que ça m'enchante de te savoir à traîner dans le secteur.

— Il aurait peut-être fallu que je te demande la permission de revenir ?

Il se gratte la tête avant de répondre :

— Ça aurait mieux valu, mon gars. Je suis sûr que ça aurait évité des histoires.

Il lui a fallu élever la voix pour se faire en- tendre. Le juke-box emplit le bar d'un vacarme de cuivres à vous perforer les tympans.

Les petits yeux méchants de Butch ne me quittent pas. Dans sa grosse tête de truand bien nourri, les idées n'affluent pas facilement.

— Et où vas-tu si vite?

— Je ne crois pas que ça te regarde. Si tu veux le savoir, tu n'as qu'à m'accompagner.

J'ai senti le vent de sa droite. Mais je m'y at- tendais. Un lourdaud de son espèce est incapable de changer ses habitudes. Sa technique n'a pas varié. Parler et cogner au moment où l'autre s'y attend le moins.

J'ai esquivé et mon pied est allé s'écraser sur son tibia. Il a crié et malgré lui s'est penché en avant. Une manchette sur l'oreille l'a mis à ge- noux.

Je me suis retourné pour faire face à Bertie qui attaquait à son tour. C'est un poids lourd, pas très rapide mais ses coups sont redoutables.

Quand ils arrivent.

Il m'a chargé, et quand il a estimé' être à la bonne distance, son poing est parti. Mais je n'étais plus à la même place. J'ai beaucoup ap- pris chez les « Marines »... J'ai fauché son bras au passage, d'une brève torsion je le ramène der- rière son dos et je l'immobilise devant moi. S'il

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fait un mouvement son bras craque. Il le sent bien car il se met à brailler.

— Aide-moi à me dégager Freddy, tu vois bien qu'il m'a pris en traître.

C'est le plus dangereux des trois. J'ai entendu le déclic qu'a fait son couteau en s'ouvrant. Ce n'est pas pour rien qu'on l'appelle « Freddy la Lame ».

Butch se relève péniblement, encore sourd d'une oreille. Il nous regarde, hébété, fait un pas vers nous.

A l'autre bout du bar, près du téléphone, Joe ne sait quel parti prendre. Le garçon contemple la scène, les yeux brillants. Appuyées contre le juke-box, les deux filles attendent, le souffle court. Seul, l'ivrogne semble n'avoir rien entendu.

D'une brusque poussée, la porte s'ouvre. Sy fait son apparition. En prenant de l'importance, il a pris du ventre. Il s'éponge avec un fin mou- choir, ses yeux font le tour de la salle. Il penche un peu plus la tête, demande :

— Que se passe-t-il ici? C'est un nouveau nu- méro, ou êtes-vous changés en momies? Butch articule avec difficulté :

— C'est ce salaud-là qui a essayé de nous sau- ter dessus, et...

— On ne le dirait pas, coupe Sy; il serait en train de se défendre que ça ne m'étonnerait pas.

Veux-tu ranger ça, ordonne-t-il à Freddy, où te crois-tu? Lâche ce gros lard, Mel, il ne bougera pas.

D'une violente bourrade j'expédie Bertie en direction de Butch; ils perdent l'équilibre, font quelques pas accrochés l'un à l'autre, parvien- nent cependant à rester debout.

Freddy a porté la main à sa poche.

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— Allez vous asseoir, et attendez-moi, explose Sy. Sa voix a claqué comme un coup de fouet. Ils filent vers un box au fond de la salle, entraînant les filles avec eux. Au passage, trois paires d'yeux m'ont transpercé de part en part.

— On ne peut pas les laisser seuls un instant, marmonne Sy, ils ne fout que des gaffes. Ils n'ar- rivent pas à comprendre que les temps ont changé. Mais toi tu es resté le même, Mel, per- mets-moi de te le dire. Même si ça ne me fait pas plaisir de te revoir.

Nous nous faisons face, les yeux dans les yeux.

Dans son complet sur mesure, Sy a tout de l'homme d'affaires. Le col de la chemise qui monte très haut cache la cicatrice qu'il a au cou.

— Et il a fallu qu tu reviennes juste aujour- d'hui.

— Je suis là depuis plusieurs jours, mais j'ai été pas mal occupé. Vas-tu me laisser sortir ou faut-il que je tente ma chance?

Il s'écarte d'un pas :

— Tu es libre d'aller où bon te semble, mais j'aimerais mieux te savoir ailleurs. Je ne sais pas si Chers sera content d'apprendre ton retour.

— Il va pouvoir le constater, c'est lui que je vais voir.

Les yeux de Sy se rétrécissent jusqu'à n'être plus que deux points noirs.

— Tu ne ferais pas d'histoires un jour comme celui-ci; tu sais que May...

— Je sais. C'est à ce sujet que je veux lui par- ler.

— Tu le trouveras au Jefferson building, mais je sais bien ce que je ferais si j'étais à ta place.

Seulement pour enfoncer quelque chose dans ta

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sacrée caboche il faudrait du plomb. Vas-y, tâ- che simplement de regarder où tu mets les pieds.

Dehors la chaleur était infernale. Mes pieds en- fonçaient dans le goudron rendu malléable; mais j'ai respiré plus librement. Décidément, mon re- tour n'enchantait personne. Il m'a fallu marcher un bon bout de chemin avant de trouver un taxi. Et quand je me suis assis sur la banquette, j'étais en nage.

Un coup d'œil à la pancarte vissée au dossier m'apprend que c'est Alex Wienesky qui conduit.

En dessous de son nom, je peux lire : « Détendez- vous, c'est moi qui conduis. »

Il en a de bonnes; je voudrais le voir à ma place.

De temps en temps, dans le rétroviseur je vois son regard qui se pose sur moi. Mon silence ne fait pas son affaire.

— Faut être fou pour rester à New York par une telle chaleur.

Comme c'est plus une affirmation qu'une ques- tion, je réponds par un vague grognement.

Il n'insiste pas, mais au bout d'un moment il revient à la charge : — Y a une voiture derrière nous.

— Il y en a même plusieurs, dis-je sans me re- tourner.

— Oui, mais celle-là ne nous a pas lâchés de- puis la 132 rue.

Je m'y attendais un peu, aussi je ne m'en oc- cupe pas. Ce qui ne fait pas du tout l'affaire de mon Alex de chauffeur. Il ne quitte plus le ré- troviseur des yeux et à deux reprises nous frô- lons l'accident de justesse.

— Une Chevrolet noire, ils sont deux dedans.

Ils vont pas nous tirer dessus au moins? Pour-

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Imprimerie BUSSIÈRE à Saint-Amand (Cher), France. — 10-1962.

Dépôt légal: 4 trim.: 1962. N° d'imp.: 991.

IMPRIMÉ EN FRANCE

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