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Hommes & migrations Revue française de référence sur les dynamiques migratoires

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Academic year: 2022

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1323 | 2018 Persona grata

La haine du migrant

Alexis Nuselovici (Nouss)

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/hommesmigrations/7422 DOI : 10.4000/hommesmigrations.7422

ISSN : 2262-3353 Éditeur

Musée national de l'histoire de l'immigration Édition imprimée

Date de publication : 1 octobre 2018 Pagination : 139-145

ISBN : 978-2-919040-42-1 ISSN : 1142-852X Référence électronique

Alexis Nuselovici (Nouss), « La haine du migrant », Hommes & migrations [En ligne], 1323 | 2018, mis en ligne le 01 octobre 2018, consulté le 07 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/

hommesmigrations/7422 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.7422

Tous droits réservés

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La haine du migrant

LITT É RATURE

a haine du migrant et non des migrants, la haine et non la peur, pour insister sur ce qui échappe à l’explication sociopolitique ou psychologique dans une tentative de compréhension des opinions publiques réticentes à l’accueil des migrants et des directives migra- toires en Europe, largement fondées sur le rejet, l’enfermement et la répression. La peur désigne un objet plus ou moins identifié, la haine un support ou un cadre pour un objet inconnu. Le singulier à « migrant » pour en faire une figure de fantasme, une image floue, propre à satisfaire l’impulsion haineuse. Antérieurement, les migrants faisaient peur : violence des Polonais, saleté des Italiens, rapacité des Albanais, « travail d’Arabe », hypersexualité des Africains… Aujourd’hui, ils font masse, «les-migrants» (à prononcer comme un seul mot, comme « l’émigrant »), sans catégorisation nationale, et cette indistinction gomme toute qualité, positive ou négative, à louer ou à condamner. Ne reste que la haine. Comme les Juifs ont pu l’attirer et l’attirent encore dans les pays où règne un antisémitisme sans Juifs.

On ne comprend pas, car les chiffres montrent tant la facilité d’une intégra- tion d’un point de vue démographique que le besoin de nouvelles forces de travail d’un point de vue économique. En outre, des migrations de masse fort importantes ont dans le passé été accueillies. Là où l’analyse peine à expliquer, la littérature vient montrer, et par ce geste suscite l’interprétation. La haine n’est pas un monstre sanguinaire en mal de victimes, elle flotte en lambeaux

Alexis Nuselovici (Nouss),

professeur de littérature, université d’Aix-Marseille,

chaire «Exil et migrations», Collège d’études mondiales (FMSH, Paris).

L

La haine innerve et corrode les représentations contemporaines de l’exil. Elle est partout dans l’actualité des sociétés européennes confrontées à l’arrivée de ces autres dont l’altérité même

est construite pour susciter la défiance des populations où ils croient trouver refuge. Cette haine qui modifie les visages de l’accueil en masques de rejet constitue un thème majeur de la littérature contemporaine. Son traitement littéraire, de Mohammed Mbougar Sarr à Gaël Faye, en passant par Gwenaëlle Aubry ou Nathacha Appanah, permet d’appréhender et de questionner les fondements éthiques de l’humanité.

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obscurs sur nos paroles et nos regards, les assombrit, les rend corrosifs.

Semblable à la honte, la haine dissout peu à peu le sujet qui la porte, si bien qu’elle se nourrit elle-même en vampirisant les consciences.

Est-elle une perversion ou une pulsion fondamentale ? La littérature se passionne pour les deux hypothèses qui se rejoignent dans le désir de des- truction. Des Grecs auxÉlisabéthains, des classiques aux romantiques puis toutesécoles confondues, la haine, autant que l’amour,éclaire les intrigues mais les choses se compliquent lorsqu’il ne s’agit plus d’une haine creusée d’individuàindividu mais envers un groupe.

Une épopée du drame migratoire contemporain

L’épopée, d’HomèreàAgrippa d’Aubigné, a serviàencadrer la démesure des hommes, les violences et cruautés qui parsèment leur histoire. Elle a cédéla place au roman qui a conservé sa pluralité narrative afin de révéler la densité factuelle des processus individuels et sociaux, ainsi que Mikhaïl Bakhtine en a fixé la fonction1. Raconter le destin de quelques-uns tout en racontant le sort de tous… On attendait le texte qui viserait et adopterait cette dimension afin de témoigner du drame migratoire contemporain en Europe.

Insupportable, «dégueulasse» comme a eu le courage de le nommer notre prix Nobel Le Clézio2, on pouvait penser qu’ilétait trop tôt pour que la littérature en assume le récit au prétexte que lesévénements tragiques demandent du temps afin que la conscience, individuelle ou collective, en prenne la mesure.

C’est oublier qu’unévénement de ce type, la Shoah, avait produit, autant dans les années de sa perpétuation qu’aussitôt après, des textes testimoniaux mais aussi littéraires et que seule la culpabilitéeuropéenne ne les a pas accueillis comme il se devait.

Ce livreàla hauteur du drame qui, tout enétant au plus proche des souf- frances, adopterait la distance morale indispensableàen restituer l’ampleur et la gravité, cetteépopée est parue. Il s’agit duSilence du chœur3, le roman de Mohamed Mbougar Sarr qui a remporté le Prix de la Porte Dorée 2018 (Musée national de l’histoire de l’immigration) et le Prix Littérature monde du Festival Étonnants voyageurs 2018.

Une petite ville sicilienne, 72 hommes migrants, africains, y sont accueillis.

«Ils continuaient à marcher. En même temps qu’elle parut se substituer au monde, la ville sembla aussi rétrécir, devenir une minuscule scène. Ragazzi [nom donné aux migrants] et habitants s’y retrouvaient pris : proches, condamnés à ne pouvoir ni s’ignorer ni s’éviter, comme deux êtres sur le point de se croiser dans une étroite ruelle. Le moment d’où toute la beauté – mais aussi tout le malheur – de l’histoire avant surgi se répétait : des hommes en rencontraient d’autres.»(p. 55).

1.Mikhaïl Bakhtine,Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1987.

2.Voir la tribune de J. M. G. Le Clézio, « Le Clézio : le tri des migrants,

“un déni d’humanité insupportable” », inL’Obs, 10 janvier 2018.

3.Mohamed Mbougar Sarr,Silence du chœur, Paris, Présence Africaine, 2018.

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Accueil ou rejet ? La matière du livre est précisément d’étudier, de scruter, de disséquer la nature de cette rencontre qui va de l’acceptation pleine et généreuse au refus haineux et vénéneux. Làoùla psychologie et la psychologie sociale posent des questions sur la migration, la littérature, en ce livre, répond. Toute une série de personnages–du médecin au curé, de la travailleuse sociale au poète, du maireàl’interprète–, campés avec justesse et conviction, incarnent les attitudes possibles au long d’épisodes qui tiennent constante l’attention du lecteur. La pluralitédes perspectivesôteàce roman le pathos, déplaisant et stérile, que souvent attire le récit du drame migratoire. La haine n’est pas un sentiment auquel on peut en opposer un autre, la bontéou la charité; elle est un climat dont on doit affronter les atteintes et parfois réussiràse protéger.«Alors, oui, les accueillir est peut-être un enfer collectif, où personne ne comprend personne.

Mais ne pas les accueillir est un enfer solitaire, où on ne se parle pas, où l’on n’a donc aucune chance de se comprendre»(p. 237).

Certaines scènes sont très violentes, d’autres d’une tendresse réconfortante, certains passages s’offrent en digressions méditatives ou philosophiques – la densitéet le ciselage du travail d’écriture sont remarquables. Descriptions, analyses, aphorismes, le lecteur suit avec délice la voix du romancier qui lui offre une incroyable diversitéstylistique : récit romanesque, chronique, journal intime, dialogue théâtral, discours ou sermon, article de presse…La migration n’est pas expliquée, elle estmontréetelle une expérience humaine, de celles dont la littérature est apteàpouvoir rendre compte, telle uneévidence pour l’Europe, et telle une facette de la condition humaine. On pense beaucoupàCamus (La peste), on pense aux fresques romanesques de la littérature italienne ou d’au- teurs d’Europe Centrale.

Dans la rhétorique classique, l’épopée allait de pair avec l’allégorie.Silence du chœurn’y déroge pas. Sous peine de dévoiler lafinépoustouflante du roman, on cachera de quellefigure allégorique il s’agit mais elle prend une importance qui marque le lecteur profondément et qui possède la potentialitéde s’inscrire durablement dans notre représentation et notre compréhension du phénomène migratoire contemporain. Le livre de Mohamed Mbougar Sarr constitue un Voyage au bout de la nuit du migrant.

L’expérience exilique : du territoire à l’identité

C’estàune autre plume de la francophonie non-hexagonale qu’on doit un récit acerbe, acide, impitoyable de l’expérience migratoire contemporaine, loin, très loin et pourtant sur le territoire français. Le livre de Nathacha Appanah,Tro- pique de la violence4,est situé àMayotte, et ouvreàl’existence des migrants qui y vivent, près d’un tiers de la population (220 000 environ) venantà90 % des Comores. Ils sont en exil d’un territoire insulaire si semblableàtous points de vue, mais contre lequel les découpages des administrations nationalesérigent un mur de papier qui partage avec la mer la responsabilitédes plus de 10 000 victimes noyées en tentant de passeràMayotte.

4.Nathacha Appanah,Tropique de la violence, Paris, Gallimard, 2016.

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Polyphonique, le texte est porté par cinq voix qui se succèdent touràtour dans des chapitres de quelques pages pour nous dire uneîle abîmée par une terrible violence qui reflète celle du monde, une île qui va exploser parce que, trop petite et dramatiquement sous-équipée, elle ne peut plus abriter et ser- vir ceux qui y demeurent ; une île habitée, à son image, par des personnages tourmentés, déchirés et puissants à la fois. Plusieurs perspectives se croisent : une mère, son fils, le compagnon de ce dernier, un éducateur, un policier. Vivants et morts se côtoient, maintenus par des liens de haine et de tendresse mêlées. La ségrégation sociale, l’économie meurtrie, la délinquance entretenue, la migra- tion rejetée jettent leurs ombres sur la luxuriance de la nature et la salissent, transformant les personnages du livre en exilés de leur identitéautant que de leur société. Exilés de leurs corps aussi, sur le mode ectoplasmique : «J’essaie de rentrer dans mon propre corps, je me penche vite, je vais sauter dans ma propre chair comme ça comme dans une flaque et que je sois éclaboussé de moi-même[…] » (p. 46). La spectralité, toutefois, est endémique et touche autant les vivants. Au demeurant, Nathacha Appanah publia la même année unPetitéloge des fantômes parmi lesquels ses grands-parents, de la communautédes exilés indiens venus travailleràl’île Maurice.

On ne sauraitévoquer Mayotte–trop souvent oubliédes débats sur la migration alors que l’île est française et que la situation y est encore plus grave que dans les campements de la métropole –, sans rappeler la plaisanterie, en avril dernier, de Monsieur Macron, en visite en Bretagne, sur lekwassa-kwassa, barqueàmoteur employéeàMayotte pour la pêche mais dont la fonction prin- cipale serait d’«amener du Comorien5». Une bourde présidentielle pardonnable ? Peut-être mais aussi la révélation d’un climat mental qui, sous couvert de bonne conscience, adoucit les poisons de la haine qui, pourtant, attisent la détresse des corps et des âmes, alors qu’il importe d’appréhender la brutalité et le désespoir d’une situation migratoire qui pèse sur l’Europe et la France comme un destin funeste

L’ouvrage de Nathacha Appanah fournit une parfaite illustration de ce que serait une poétique de l’exil contemporain,àsavoir la restitution polymorphe de l’expérience exilique sans rupture de cohérence entre tous ses aspects. La définition minimale de l’exil est l’absence d’un chez-soi et cette absence peut revêtir tant de dimensions, du migrant au sans-abri, de la femme battueà l’handicapé, du rescapéau disparu. Le tropique de la violence exilique parcourt les espaces et parcourt lesépoques :«C’est l’histoire de ces êtres humains qui se retrouvent sur ces bateaux et on leur a donnéde ces nomsàces gens-là, depuis la nuit des temps des temps : esclaves, engagés, pestiférés, bagnards, rapatriés, Juifs, boat people, refugiés, sans- papiers, clandestins.»(p. 53).

5.Propos d’Emmanuel Macron prononcés le 2 juin 2017,

en marge d’une visite au Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage atlantique (CROSS) d’aEtel (Morbihan).

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Le devenir fou des exilés

Gaël Faye dansPetit pays6a choisi de mettre en parallèle le génocide (au Rwan- da) et l’exil du narrateur en France, comme si les deux – plus que le second en conséquence du premier–illustraient le même mécanisme de haine, le même scénario en noir et blanc.«Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s’y sont pas noyés sont mazoutés à vie»(p. 185). De même pour l’exil qui tientàla peau et aux os, comme une«tuberculose métaphysique»selon l’expression de Velibor Colic7. Il peutêtre noir ; ou blanc, comme pour le narrateur dePetit paysJe ne veux plus être mécanicien. Il n’y a plus rien à réparer, plus rien à sauver, plus rien à comprendre./ Des jours et des nuits qu’il neige sur Bujumbura. / Des colombes s’exilent dans un ciel laiteux»(p. 208). Les images de l’exil adoptent toujours le noir et blanc car la couleur tient toujours trop de joie en réserve.

Trois auteurs dits de la«francophonie», ce qui ne sera pas considéré négligeable et mis au compte du hasardéditorial. L’exil entraîne des effets d’aliénation semblablesàceux de l’esclavage et de la colonisation, avec en retour le don d’une force de résistance, d’une déterminationàaller affronter les serpents de la Gorgone. Avec le risque de la folie, celle qui atteint la mère du narrateur dansPetit pays, une folie macbethienne :«Je grattais le sol avec mes ongles, mais leur peau et leur sang avaient pénétréle ciment. J’avais leur odeur sur moi.»(p. 187).

Ambivalence de la folie dans le roman de Gwenaëlle Aubry,La Folie Elisa8, qui enclot quatre destins de femme, quatre femmes comme les quatre matriarches bibliques, mais celles du roman seraient porteuses d’un monde détruit,àmoins qu’elles ne soient gardiennes de ses ruines. Emy est anglaise, musicienne de rock, Sarah est israélienne, danseuse, Ariane française et actrice, Irini, grecque et sculptrice. La musique, la danse, le théâtre, la sculpture. Incomplet cortège de muses, leurs disciplines sont de scène ou de représentation, comme si ce qu’elles devaient affronter ou combler tenait dans un manque defiguration possible dans le monde, une esthétique hors-service devant le chaos et la haine. Elles ont toutes les quatre renoncé, fugué, quitté (une carrière, une famille), connu des amants, des douleurs, des folies et trouvent accueil dans une maison. Aux quatre«filles de la fuite»(p. 139) se joint une autre voix,«L.», accueillant en somme le livre puisque celui-ci est conçu en suivant un protocole d’emboîtement dédoublé: les quatre narratrices qui prennent chacune une chambre dans la maison tenue par L. prennent aussi touràtour la parole au sein du récit lyrique de cette dernière. Folie de ces«Petites folles»(p. 83) ou

«folles délogées»(p. 139) ou folie baptisée«Elisa»du nom de l’un de ces bâti- ments de plaisance que le XVIIIeconstruisait autour des grandes villes–voir chez ConradLa Folie Almayer, autre histoire d’exil.

6.Gaël Faye,Petit pays, Paris, Grasset, 2016.

7.VeliborČolič,Manuel d’exil. Comment réussir son exil en trente-cinq leçons, Paris, Gallimard, 2016.

8.Gwenaëlle Aubry,La Folie Elisa, Paris, Mercure de France, 2018.

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Tandis que le chemin des quatre femmes réunies par l’auteure croise par- fois les mêmes hommes, il partage surtout la lueur funèbre de deux données tragico-historiques contemporaines, deux chapitresd’un livre de la haine : la terreur illustrée par la tuerie du Bataclan et la détresse du drame migratoire.

Fous, les exilés qui prennent les chemins de l’exil lorsque ceux-ci sont des chemins de mort. Et fous en un autre sens :«[…] l’étranger est en train de devenir notre fou d’aujourd’hui, celui que nous ne voulons plus connaître, reconnaître, celui dont nous altérons les traits pour ne plus avoirànous lire dans son propre visage», écrit Guillaume Le Blanc dansVaincre nos peurs et tendre la main9. L’appel est lancé àcombattre toutes les exclusions, une convergence des luttes parce que les souffrances convergent et avec elles folies haineuses.La Folie Elisas’en fait le prisme. Irini donne l’exemple dufil barbeléqui, inventéauxÉtats-Unis pour garder les troupeaux, enferma vite les Indiens, continua par enfermer les Juifs puis, aujourd’hui, les migrants (pp. 71-72).

Et si c’était cela, la folie ? Avoir rencontréla mort et pourtant revenir, non pas à-la-maison, effacée par la fatalité, mais revenir parmi les vivants et survivre,àcôté ou au-delàde sa vie, comme Jeanphi, lejeune africain narrateur deSi loin de ma vie, de Monique Ilboudo10Des vies de rescapés. Nos survies n’étaient qu’intempéries et nous tanguions, nous tentions de naviguer sans chavireràla moindre vague»(p.

94). Il le constate sans aigreur, alors que sa route pour«ne pas rester couchéoùle hasard [l]’avait fait naître»(p. 33), comme le poulet de l’apologue, le fait passer par une longue séquence de turpitudes et d’humiliations, traçant un aller-retour qui passe par la Provence et le Brésil. Il mourra sous les coups d’une foule haineuseà Ouabany, sa ville natale, dans laquelle il vient de monter un centre d’accueil pour jeunes en difficultéet lancer le projet d’une«Marche pour la libertéde migrer».

DansLa Folie Elisa, la haine est détournée dans le réalisme autobiographique des quatre artistes provisoirementéchouées ou dans le lyrisme si tendreàleur égard de L. les accueillant dans sa F/folie. Elleéclabousse, en revanche, dans la sobriétédes citations politiques ou journalistiques sur la migration ou sur l’extrême-droite rapportées en trois sections. Contre cela, le livre deGwenaëlle Aubry se termine sur une bannière agitée :«Vous avancez, hordes du grand dehors.

Quelques pas encore et l’asile sera là, l’île ultime oùvivre»(p. 141). Faut-il le croire ? Un refrain de résurrection trop lissépar les espérances nous repousserait. Il s’agit plutôt d’une litanie rituelle, pour repousser la peur. Si la littérature sert au moinsàcela, elle est encore utile.

La triste passion de la haine des autres… et de soi

Contre la haine, où trouver les antidotes ? Oser la fraternité? Enécho au recueil Osons la fraternité !11qui réunit sous cette proclamation trenteécrivains et artistes regroupés par Patrick Chamoiseau et Michel Le Bris. Oser contre quoi,

9.Guillaume Le Blanc,Vaincre nos peurs et tendre la main.

Mobilisons-nous pour les exclus !, Paris, Flammarion, 2018, p. 27.

10.Monique Ilboudo,Si loin de ma vie, Paris, Le Serpentàplumes, 2018.

11.Patrick Chamoiseau, Michel Le Bris (dir.),Osons la fraternité ! Les écrivains aux côtés des migrants, Paris, Philippe Rey, 2018.

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si cen’est la haine, le gouffre selon l’image tant hugolienne que glissantienne de Chamoiseau ? Davantage que liberté etégalité, la fraternités’opposeàla haine, non la pieuse et si fragile fraternité religieuse mais une fraternité de combat, pour se dresser contre le«grand débarras»(Achille Mbembe) ou permet d’échapperàla«nasse»(Patrick Boucheron) ?

On notera que dans lerecueil, ce sont les récits qui frappent le plus fort.

Parce que le récit, autant qu’un genre, est un discours, agissant comme tel, découpant le réel. Lorsque Juliette Kahane publieJours d’exil12, elle le sous- titreUne saison au lycée Jean-Carré, ramenant l’élan poétiqueàla concrétude de son cadre.On se souvient que, durant l’été2015, ce lycée désaffectédu XIXe arrondissement parisien avaitétéoccupépar plusieurs centaines de migrants, créant un«mini-CalaisàParis»comme le dirent complaisamment des journa- listes. Douteuse comme pouvait l’être cette formule qui entérinait lexicalement l’inacceptable, elle révélait le choc d’une confrontation directe pour un public français avec la réalitédu problème migratoire, les acteurs d’un phénomène rapidement baptisé «crise»pour pouvoir tirer les sonnettes de l’urgence et esquiver les questions de fond. Le récit (autofictionnel ?) mettait l’accent sur la nécessité d’une telle confrontation afin d’appréhender la véritable nature du drame migratoire, au-delàdes grilles intellectuelles.«Aller vers un autre côté du monde»(p. 29), dit Hannah, la narratrice, rien qu’en pénétrant dans ce bâtiment de bétonjusteàcôté. Malaise, impatience,étonnement, amusement, espoir, déception, la gamme des sentiments est parcourue par les personnages deJours d’exilqui découvrent le monde des migrants, un monde délimitépar la haine et pourtant ni meilleur ni pire que le leur. Se méfier de la charité, de la compassion et prendre les exilés comme ils sont, ne pas prendre«les réfugiés pour des irresponsables»(p. 169). Làse tient la responsabilitéde la littérature.

Spinoza tenait la haine pour une passion triste, inférieure, impuissante. Et l’investigation tant philosophique que psychologique a préciséque la haine est d’abord haine de quelque chose dans l’intérioritédu sujet haïssant, bref une haine de soi, ou du soi. Un inconnu, un indésirable qu’on aimerait ne pas voir séjourner là, chez nous. Tel le migrant. Or l’étranger, d’oùqu’il vienne et oùréside-t-il, la littérature ne le craint pas : elle le hume ou elle le dissèque, discrètement ou spectaculairement, c’est selon. Madame Machin ou l’autre (Flaubert ou Rimbaud), c’est moi, dit-elle, et elle y trouve sa raison d’être, sa vertu, sa gloire. Ce n’est pas la haine qui la détournerait de ses obsessions. Au contraire.

12.Juliette Kahane,Jours d’exil, Paris, L’Olivier, 2017.

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