• Aucun résultat trouvé

Estime et discipline sociale au prisme de la sociologie de Norbert Elias

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Estime et discipline sociale au prisme de la sociologie de Norbert Elias"

Copied!
21
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-01470406

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01470406

Submitted on 19 Jun 2018

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

Estime et discipline sociale au prisme de la sociologie de Norbert Elias

Alice Le Goff

To cite this version:

Alice Le Goff. Estime et discipline sociale au prisme de la sociologie de Norbert Elias. Ter-

rains/Théories, Université Paris Nanterre, 2016. �hal-01470406�

(2)

Estime et discipline sociale au prisme de la sociologie de Norbert Elias

Résumé

Ce texte vise à faire ressortir l’apport et les limites de la sociologie de Norbert Elias dès lors qu’il s’agit de penser l’articulation entre estime et discipline sociale. Elias n’est pas le seul à avoir souligné la place centrale du développement de la discipline sociale dans les sociétés modernes et contemporaines. Il dialogue en cela avec Max Weber dont il corrige la généalogie de la modernité. Les points de rencontre de sa démarche avec le travail de Michel Foucault sont également nombreux.

Néanmoins Elias se démarque de ces deux auteurs par la façon dont il thématise le rôle de l’estime comme vecteur de discipline. Si cette thématisation constitue un apport de la démarche éliassienne, elle soulève néanmoins des questions et se caractérise par des limites. Je fais ressortir ces dernières en mettant systématiquement en perspective la démarche d’Elias au regard d’une orientation plus foucaldienne. Il s’agit non pas d’opposer l’orientation éliassienne et l’orientation foucaldienne mais de mettre en relief une alliance nécessaire entre elles, chacune éclairant les impensés de l’autre.

Mots clés : discipline, Norbert Elias, estime, Michel Foucault, opinion.

Abstract

This text focuses on the way Norbert Elias’ sociology captures the links between esteem and social discipline. Elias emphasizes the pivotal role of social discipline in the development of modern and contemporary societies. He is thus engaged in a dialogue with M. Weber whose genealogy of modernity he attempts to qualify and enrich. His approach also intersects with Foucault’s work in many ways. Nevertheless Elias distinguishes himself by the way he grasps social esteem as a medium of social discipline. If such an analysis constitutes one of the most important inputs of Elias’ approach, it raises questions I attempt to highlight while putting in perspective Elias’ insights to the prism of Foucault’s work. My main goal is not to contrast Elias’ insights with Foucault’s ones in a drastic way but to underline the way they can be seen as complementary, each one highlighting the blind spots of the other.

Keywords: Discipline, Norbert Elias, Social Esteem, Michel Foucault, Opinion.

Notice biographique: Alice Le Goff est maître de conférences en philosophie sociale et politique à l'Université Paris Descartes, membre du Cerlis (UMR 8070) et membre junior de l'IUF (2016-2021).

Ses recherches s'inscrivent à la jointure de l'épistémologie des sciences sociales et de la philosophie pratique. Dans le sillage de ses travaux en théorie démocratique et sur la théorie de la reconnaissance, elle travaille actuellement sur la pensée sociale de Thorstein Veblen d'une part, et sur la question de l'honneur, de ses enjeux sociaux et pratiques dans les sociétés contemporaines d'autre part.

http://www.cerlis.eu/team-view/le-goff-alice/

L’histoire des processus de subjectivation dans le contexte des sociétés modernes est un terrain central d’investigation en sciences humaines et sociales. Elle a fait émerger le thème de la « discipline sociale ». La notion de « discipline » est proche de la notion de contrôle social qui constitue elle aussi un terme clé de la sociologie classique, qu’elle renvoie à la façon dont une collectivité régule les comportements de ses membres en fonction de valeurs et d’objectifs poursuivis ou, avec une tonalité plus « critique », aux modes de production de la conformité sociale 1 . La notion de discipline paraît cependant plus spécifique et circonscrite que celle de contrôle social : elle recouvre l’idée d’une capacité d’auto-restriction ou d’auto-

1

J

ANOWITZ

Morris, « Sociological theory and social control », American Journal of Sociology, vol. 81, 1, 1975, p. 82-108.

(3)

contrainte de la part des individus. Alors que la notion de contrôle social peut être appréhendée de façon très diverse, sous l’angle externe aussi bien qu’interne, la notion de discipline sociale met d’emblée l’accent sur la notion de contrôle interne. On peut défendre l’idée que la « discipline sociale » est le pivot d’un courant d’analyses qui convergent autour d’une réflexion à la fois sur ce qui constitue la modernité et sur la façon dont les individus accèdent au statut de sujet moderne.

Plus exactement, l’intérêt porté à la façon dont les sujets modernes ont été façonnés par des processus de « disciplinarisation » (le terme ne sonne pas de façon très légère mais il reste parlant) rassemble un ensemble d’auteurs qui vont de Max Weber à Michel Foucault. Les démarches de ces derniers se rejoignent entre autres dans l’idée que l’histoire des sociétés modernes se caractérise par des formes croissantes d’objectivation et de discipline du soi.

Chez Max Weber, cette idée ressort de la mise en lumière du rôle de la discipline ascétique protestante dans le développement du capitalisme 2 : la réflexion wébérienne sur les processus de rationalisation est aussi une réflexion sur la diffusion au-delà des institutions religieuses et militaires de formes de discipline articulées autour d’une régulation méthodique par les individus de leurs vies, de leurs désirs et inclinations. L’ascétisme protestant a participé de la diffusion d’une discipline rationnelle à l’ensemble du corps social et des sphères d’activité. Si le développement de formes de « discipline sociale » n’est certes pas propre aux sociétés modernes et occidentales, Weber essaie néanmoins de dégager les spécificités de ces dernières et le quadrillage de l’ensemble des sphères de la vie sociale par la discipline en constitue l’une des plus importantes.

Chez Foucault, la problématique de la discipline sociale s’est articulée autour de la thèse d’un passage de formes souveraines de pouvoir opérant négativement (par l’établissement de limites et de sanctions) à une forme disciplinaire passant par la diffusion de normes pénétrant les corps et les « âmes » en produisant des conduites au lieu de se borner à en proscrire. On doit à Foucault d’avoir mis en lumière l’importance de technologies du pouvoir transformant les individus en sujets sur lesquels il n’est pas nécessaire d’agir directement pour les amener à adopter certaines conduites dans la mesure où ils ont intégré certaines formes d’auto- discipline 3 : la problématisation foucaldienne est marquée par l’articulation entre discipline et gouvernement des corps.

Weber et Foucault ne sont pas les seuls à avoir marqué la réflexion théorique sur la discipline.

On pourrait évoquer aussi le travail réalisé par l’historien Gehrard Oestreich sur l’idée d’un processus de disciplinarisation sociale tirant son origine de l’Etat absolutiste et son aiguillon du mouvement de diffusion du néo-stoïcisme (aux XVIème et XVIIème siècles) 4 . Mais c’est surtout Norbert Elias (dont Oestreich s’inspire) qui constitue la figure intermédiaire la plus importante de l’histoire intellectuelle de la « discipline sociale » entre Weber et Foucault. La question de la discipline est au cœur même de l’analyse du « processus de civilisation des mœurs » dans le cadre de laquelle Elias fait ressortir le lien entre une évolution des structures sociales (formation de l’Etat moderne) et une évolution de l’économie psychique dans le sens d’un développement de l’auto-contrainte.

Le questionnement éliassien croise ainsi sur bien des points les travaux de Weber et Foucault.

Il présente cependant une spécificité que cet article vise à mettre en lumière : à la différence de Weber et Foucault, Elias aborde la question des ressorts psychologiques de la discipline et dans ce cadre, il thématise de façon explicite l’idée d’un lien entre estime sociale et discipline.

Quelles sont les ressources qu’Elias nous offre dès lors pour penser ce lien ? Et quelles sont

2

W

EBER

Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. J.-P. Grossein, Paris, Tel Gallimard, 2004.

3

F

OUCAULT

Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

4

O

ESTREICH

Gehrard, Neostoicism and the Early Modern State, Cambridge, Cambridge University Press, 1982; pour une

presentation éclairante de sa contribution voir V

AN

K

RIEKEN

Robert, « Social discipline and state formation : Weber and

Oestreich on the historical sociology of subjectivity », in Amsterdams Sociologisch Tijdschrift, 17 (1), 1990, p. 3-28.

(4)

les limites de son approche ? Pour apporter des éléments de réponse à ces questions, je commence par rappeler les grands axes de la problématique de la civilisation des mœurs puis je mets en évidence la façon dont ressort, au sein de celle-ci, l’idée du rôle de l’estime comme vecteur de discipline. Enfin, dans les deux dernières sections du texte, je mets en évidence les limites de l’approche éliassienne du lien entre discipline sociale et estime, qui s’articulent autour d’une prise en compte trop partielle des médiations institutionnelles et d’une conception unilatérale de la compétition entre groupes sociaux.

Le fil conducteur systématique de mon propos est une mise en perspective des ressources que nous offre Elias pour penser le lien entre estime et discipline, au regard d’une approche d’inspiration foucaldienne (et dans une certaine mesure d’une approche wébérienne même si ce point est moins développé). Je mets notamment en évidence les différences entre une orientation foucaldienne qui conduirait à voir dans les institutions le vecteur privilégié de distribution de l’estime sociale et une orientation éliassienne plus centrée à cet égard sur le rôle de l’ « opinion ». Le souci de mettre en évidence la spécificité de la démarche éliassienne n’aboutit pas à polariser les deux orientations mais plutôt à souligner l’intérêt d’un dialogue entre celles-ci.

Civilisation des mœurs et discipline sociale

La problématisation par Elias de la discipline sociale est structurée par l’étude des dynamiques parallèles de construction de l’Etat moderne et d’évolution des structures psychiques d’êtres humains intégrant de façon croissante une norme d’auto-contrainte. C’est au fil d’une sociogenèse de l’Etat 5 qu’Elias dégage l’histoire du processus de civilisation des mœurs en Europe, de la seigneurie du XIème siècle au siècle des Lumières. La dynamique de civilisation est impulsée par la formation d’un Etat qui s’adosse à un double monopole royal : le monopole de la violence qui concentre dans les mains du roi les ressources militaires et le monopole des ressources fiscales. La stabilisation de ce double monopole met fin à une alternance entre poussée de féodalisation et formation de monopole. Elias souligne d’ailleurs qu’il s’agit là du schéma constant auquel obéit la formation de l’Etat moderne. Plus le double monopole se stabilise, plus il se socialise, passe du privé au public à mesure que s’allongent les chaînes d’interdépendance. Elias souligne ainsi le lien circulaire qui existe entre le monopole étatique centralisé et la division sociale croissante du travail, le développement de l’économie monétaire, des voies de communication, d’un appareil administratif…La consolidation du double monopole étatique, couplée avec le développement des chaînes d’interdépendance, va de pair avec une contrainte croissante au contrôle des affects et débouche sur une pacification de l’espace social des sociétés occidentales.

En découle, selon Elias, une évolution de l’économie psychique des individus, au sein de laquelle un appareil de contrôle semble se former. Le changement ne doit pas être appréhendé en termes quantitatifs (de moins vers plus d’auto-contrainte) mais en termes qualitatifs : Elias parle d’une modification de l’habitus psychique dans le sens de la civilisation. La civilisation des mœurs en a fait d’emblée ressortir les dimensions les plus saillantes. A travers l’étude de l’évolution des traités de civilité, Elias y met en évidence une dynamique de raffinement des mœurs dans divers domaines, des manières de table aux comportements sexuels en passant par l’accomplissement des fonctions naturelles. Dans tous les cas, on retrouve un mouvement de mise à distance voire de refoulement de l’animalité, d’affirmation de normes de retenue et de contrôle des pulsions. Le refoulement concerne aussi tout ce qui renvoie à la sexualité et à la mort. Tout se passe comme si des barrières invisibles mais bien réelles s’étaient développées entre les corps. En découle une gêne accrue en cas de contacts corporels ou en

5

E

LIAS

Norbert, La dynamique de l’Occident, trad. P. Kamnitzer, Paris, Pocket, 2004.

(5)

cas d’exposition au regard d’autrui dans l’accomplissement de « fonctions naturelles ». Bref, on peut parler d’un abaissement du seuil de la sensibilité par rapport à la nudité et de l’affirmation d’une pudeur de plus en plus aigüe, y compris face aux personnes issues de groupes sociaux différents voire « inférieurs ». Elias décrit ainsi une privatisation des fonctions corporelles les plus triviales (y compris le sommeil). Mais la « civilisation des mœurs » ne recouvre pas seulement l’affirmation d’une pudeur croissante, elle implique aussi un refoulement de tout ce qui exprime de l’agressivité. En témoigne sur le plan des pratiques de commensalité, la codification progressive de l’usage du couteau. Elias oppose plus largement un Moyen-Age caractérisé par la norme de l’état de guerre et par une acceptation sociale d’un degré élevé de violence (voire de formes de cruauté) et l’époque moderne qui voit la violence être de plus en plus refoulée dans des enclaves temporelles et spatiales (les colonies) et la guerre elle-même prendre un tour plus dépersonnalisé 6 .

Précisément, la « civilisation des mœurs » implique une transformation du rapport à la guerre qui, dans un contexte de monopolisation de la violence par l’Etat, cesse de constituer un pivot de la stratification sociale : la « civilisation » est indissociable d’un processus de

« curialisation » de la noblesse. Elias a ainsi structuré en partie ses travaux autour d’une revalorisation de l’importance de la « société de cour ». S’il ne nie pas que la ville a été un foyer de la rationalisation des rapports sociaux, il souligne qu’elle s’est inscrite dans le sillage de la cour, elle en a été le « singe ». Les travaux de Weber et de Simmel 7 ne sont pas invalidés mais Elias leur reproche d’avoir occulté le rôle de la cour comme laboratoire des processus disciplinaires que recouvre la « civilisation des mœurs ». Il appréhende ce rôle sur la base d’une sociologie relationnelle articulant analyse des structures et étude des dynamiques sociales, sans les polariser. La notion de formation ou de configuration est l’outil qui permet d’éviter cette polarisation en ce qu’elle renvoie à un réseau de relations, à un jeu de forces en tensions dont l’équilibre est toujours plus ou moins mouvant. La notion de configuration qu’Elias appréhende au travers de métaphores, du jeu au match sportif en passant par la danse et le filet de pêche, vise également à articuler les dimensions macro et micro des formations sociales 8 . Appliquée à la société de cour, la notion de configuration implique de reconnaître que cette dernière ne doit rien à une quelconque planification par un individu ou un groupe.

Louis XIV en a certes tiré parti pour domestiquer la noblesse, il a su exploiter habilement le dispositif en jouant sur les rivalités entre les différentes fractions de la noblesse (en compétition pour l’obtention de charges) et sur la compétition entre la noblesse et la bourgeoisie (à laquelle il a offert l’accès aux fonctions administratives). La société de cour a évolué avec la capacité des divers rois à réguler de façon constante les tensions entre les différents groupes. Mais son émergence et son évolution sont un effet, non planifié, de l’interdépendance sociale.

Sur cette base, Elias soutient que le raffinement de la cour ne relevait pas des caprices des aristocrates mais de contraintes réelles. La vie à la cour est l’équivalent de la discipline de vie professionnelle bourgeoise – bien analysée par Weber – à la différence notable cependant du fait que là où le bourgeois pouvait établir une démarcation entre vie publique et vie privée, l’homme de cour voit sa vie toute entière ordonnée à un impératif de représentation. A la limite, même les dépenses de prestige relèvent d’une contrainte et d’une discipline acquise.

Le développement d’une étiquette de plus en plus rigide recouvre une ritualisation des rapports interpersonnels et requiert le développement d’une capacité de plus en plus poussée à la retenue. La vie à la cour implique le développement d’une capacité des aristocrates à observer et décrire les comportements, à décrypter les gestes et les paroles les plus subtils.

L’homme de cour doit connaitre ses passions pour mieux les dissimuler et savoir identifier les

6

E

LIAS

Norbert, La civilisation des mœurs, trad. P. Kamnitzer, Paris, Pocket, 2002.

7

S

IMMEL

Georg, Les grandes villes et la vie de l’esprit, trad. J.-L. Viellard-Baron, Paris, Payot, 2013.

8

E

LIAS

Norbert, Qu’est-ce que la sociologie ?, trad. Y. Hoffmann, Paris, 1993.

(6)

affects des autres pour mieux en jouer. La vie à la cour interdisant toute expression non contrôlée de la sensibilité, elle implique le développement d’une capacité fine de calcul dont le classicisme a été l’expression sur le plan esthétique. Cette capacité de calcul doit être cultivée en permanence dans la mesure où, à la cour, chacun contrôle les autres, chacun vit en permanence sous le regard d’autrui. D’où la nécessité de faire de l’attitude de réserve une

« seconde nature » 9 .

On retrouve ici le contraste avec un Moyen Age dominé par une aristocratie guerrière. Elias ne considère pas que cette époque se caractérisait par une absence de discipline sociale. Il insiste constamment sur l’absence de « point zéro » de l’évolution qu’il s’agisse de comparer les sociétés modernes avec la société médiévale ou avec des tribus « primitives » pour reprendre un terme qu’il utilise usuellement, de façon discutable 10 . Or dans les deux cas, on est face à des formations sociales où la discipline sociale est bien présente mais structurée prioritairement autour de la guerre. La différence entre la noblesse de cour et la noblesse guerrière du Moyen Age ne tient donc pas au fait que la seconde manquerait de toute capacité à l’auto-contrainte mais au fait que la première a développé une forme à la fois plus modérée, uniforme et stable de contrôle de soi que la seconde. La société médiévale est typique des formations pré-modernes de par son oscillation entre des formes extrêmes d’auto-discipline (l’ascétisme monacal et les rites d’initiation ou pratiques guerrières des tribus indiennes constituent de bons exemples de celles-ci) et des formes débridées de décharge des affects (carnaval, orgies de boisson). La différence entre les sociétés modernes et les sociétés pré- modernes ne tient pas à l’absence ou à la présence d’autodiscipline mais à un type d’équilibre entre contraintes externes et contraintes internes – où les secondes prévalent sur les premières de façon uniforme 11 . La différence est également liée au fait que dans les sociétés pré- modernes, l’auto-discipline est liée à une capacité à se concentrer sur le temps présent (pour les tribus indiennes, supporter la torture sans manifester sa souffrance) alors que dans les sociétés modernes, elle est indissociable d’une anticipation permanente.

De même que le processus de civilisation des mœurs n’a pas de « point zéro », il se déroule différemment selon les contextes: en Angleterre, par exemple, dans un contexte de centralisation plus rapide du territoire, dans un contexte également de moindre dissymétrie entre la noblesse et le roi, de moindre fermeture des groupes sociaux et donc de moindre capacité du roi à jouer sur les tensions pour maintenir une position dominante, c’est le parlement qui a joué un rôle de vecteur d’une discipline sociale articulée à une norme de résolution des conflits par la discussion. En Allemagne en revanche, le processus de civilisation est allé moins loin en raison d’un territoire aux frontières plus vulnérables et dont l’unification s’est faite tardivement sous l’égide d’une aristocratie encore marquée par un ethos militariste (autour duquel s’est structuré l’habitus national).

Le cas de l’Angleterre amène Elias à mettre en relief un parallèle entre le développement de la démocratie parlementaire et le développement de la pratique sportive comme lieu d’exercice des capacités à l’auto-contrôle, espace de libération canalisée, codifiée des pulsions : la

« sportisation » a fait partie intégrante du processus de pacification des élites anglaises. Le sport a joué le rôle de « chambre de compensation », il a répondu au besoin humain fondamental d’échapper à la routine par l’excitation de luttes contrôlées sur un « champ de batailles imaginaire » 12 . Elias met ainsi en évidence les coûts qu’implique le développement de formes constantes de discipline sociale et la nécessité de les compenser pour préserver la

9

E

LIAS

Norbert, La Société de cour, trad. P. Kamnitzer et J. Etoré, Paris, Flammarion, 1985.

10

Je ne reviens pas ici sur les critiques fréquemment adressées à l’ethnocentrisme de Norbert Elias. Voir par exemple sur ce point, G

OODY

Jack, « Elias et la tradition anthropologique », in C

HEVALIER

Sophie et P

RIVAT

Jean-Marie, Norbert Elias. Vers une science de l’homme, Paris, CNRS Editions « Biblis », 2013, p. 63-85.

11

Pour donner un exemple trivial, on finit par ressentir le besoin de se laver alors même qu’on ne doit voir personne.

12

E

LIAS

Norbert, Sport et civilisation : la violence maîtrisée, trad. J. Chicheportiche et F. Duvigneau, Paris, Agora Pocket,

1999, p. 67.

(7)

santé mentale des individus. Cette compensation a pris la forme d’une idéalisation de la nature dont témoigne le romantisme, du développement de pratiques sportives, elle passe aussi par l’accès aux formes contrôlées de « dé-routinisation » que représentent les loisirs et les vacances.

Le cas de l’Allemagne est également intéressant car le totalitarisme nazi, la seconde guerre mondiale, le phénomène génocidaire ont amené de nombreux auteurs à contester l’approche évolutionniste assumée par Elias. Ce dernier a répondu aux objections qui lui avaient été faite quant à l’idée même d’une pacification des sociétés européennes en insistant sur l’absence de linéarité du processus de civilisation, sur la possibilité de séquences ou d’enclaves (les entreprises coloniales par exemple) de « décivilisation », le terme recouvrant un recul de la centralisation et du monopole étatique, un rétrécissement des chaines d’interdépendance, un affaiblissement de la capacité d’identification entre hommes par-delà les frontières des groupes sociaux et une perturbation de l’équilibre entre contraintes externes et contraintes internes 13 .

Tout en admettant que la modernité est ambivalente car travaillée à la fois par des processus de « civilisation » et de « décivilisation », Elias a maintenu l’insistance sur le caractère unique des sociétés occidentales comme foyer d’une civilisation des mœurs s’approfondissant dans un contexte de « démocratisation fonctionnelle », c’est-à-dire de réduction des différentiels de pouvoir entre gouvernants et gouvernés, entre couches sociales, entre hommes et femmes et même entre parents et enfants 14 . Le XXème siècle a certes été marqué par le développement de violences collectives de masse mais ces processus de « décivilisation » ne remettent pas en cause le modèle évolutionniste dès lors qu’il n’est pas envisagé comme linéaire et orienté téléologiquement. Le XXème siècle a aussi été marqué par des formes de libéralisation des mœurs des sociétés occidentales au point que certains auteurs ont évoqué un processus d’ « informalisation » 15 mais la réponse d’Elias est fameuse sur ce point : l’informalisation elle-même n’est tenable socialement que parce qu’elle fait fond sur une capacité largement diffusée au sein de la société, à l’auto-contrainte.

Elias versus Foucault : l’estime sociale comme ressort de la discipline

C’est dans un dialogue explicite avec Weber qu’Elias a formulé une telle perspective. Le travail d’Elias sur la « société de cour » se présente d’ailleurs comme le développement d’une intuition que Weber n’a pas suffisamment exploitée, selon laquelle le luxe a constitué un moyen d’auto-affirmation pour la noblesse. Il s’agit à la fois de compléter et de corriger la généalogie wébérienne de la modernité : celle-ci a négligé la façon dont l’ethos bourgeois des sociétés contemporaines porte encore l’empreinte, sur le plan social et culturel, de l’héritage aristocratique. Si Weber et Elias se retrouvent dans l’idée d’une routinisation et d’une uniformisation de l’économie psychique des sujets modernes 16 , le second se démarque donc du premier sur bien des points : en opposant à l’individualisme méthodologique qui anime la démarche wébérienne, une sociologie relationnelle axée sur l’étude des configurations au

13

Voir The Germans. Power Struggles and the Development of Habitus in the Nineteenth and Twentieth Centuries, Londres, Polity Press, 1997.

14

Voir « Les transformations de la balance des pouvoirs entre les sexes. Etude sociologique d’un processus à travers l’exemple de l’Etat Romain Antique », Politix, 2000, vol. 13, numéro 51, p. 15-53 ; « La civilisation des parents », in Au-delà de Freud : sociologie, psychologie, psychanalyse, trad. M. Joly, Paris, La Découverte, 2010, p. 81-112.

15

W

OUTERS

Cas, « Comment les processus de civilisation se sont-ils prolongés ? De la « seconde nature » à la « troisième nature » », D

ELUERMOZ

Quentin, Norbert Elias, Paris, Perrin, 2012, p. 331-360.

16

V

AN

K

RIEKEN

Robert, « Social discipline and state formation: Weber and Oestreich on the historical sociology of

subjectivity », op. cit.

(8)

niveau aussi bien micro que macro ; en critiquant ce qu’il perçoit comme une interprétation idéaliste du rôle du protestantisme par Weber et en proposant d’y voir plus un symptôme qu’une cause effective de la diffusion de la discipline sociale ; en conjuguant la démarche de sociologie historique avec un discours à tonalité plus anthropologique, pour le moins étranger au cadre wébérien.

La démarche consistant à mettre en perspective la problématisation éliassienne de la discipline au regard du travail de Foucault requiert à l’inverse une justification plus poussée.

En effet, la réflexion de Foucault sur la discipline sociale n’a pas été informée par une lecture d’Elias. En outre, même modéré et nuancé, l’évolutionnisme qui traverse la sociologie éliassienne pourrait sembler interdire tout dialogue avec la façon dont Foucault problématise la discipline: cette problématisation s’articule à une lecture de l’histoire clairement discontinuiste. Des convergences importantes existent néanmoins entre les deux approches, qui justifient la mise en perspective constituant mon fil conducteur par la suite. Il ne s’agit pas ici d’analyser de façon exhaustive l’approche foucaldienne qui a considérablement évolué au fil du temps : Foucault a en effet d’abord thématisé la notion de pouvoir disciplinaire au prisme d’une anatomo-politique avant de l’articuler à une réflexion sur la biopolitique.

Dans le premier cas, Foucault envisage la discipline sociale en termes de continuum carcéral en mettant en lumière l’extension et la généralisation dans les sociétés modernes d’un principe d’enfermement et de surveillance : la notion même de pouvoir disciplinaire a été articulée à l’idée d’un quadrillage extensif de la vie sociale et individuelle, ciblant les corps en produisant des pratiques et une certaine répartition dans l’espace. L’anatomo-politique renvoie à l’analyse de la façon dont les disciplines répartissent les corps dans l’espace et en composent les forces, via une certaine gestion du temps, afin de produire des conduites.

Foucault met l’accent sur la façon dont le modèle panoptique, allant de pair avec une surveillance omniprésente, a nourri le développement de formes d’auto-discipline 17 . Dans le cadre de la réflexion sur la biopolitique en revanche, il s’agit non plus de discipliner des individus mais de réguler des populations (par des mesures d’incitation, de prévention, de correction) : Foucault n’abandonne pas l’étude des techniques disciplinaires mais envisage désormais leur articulation à un gouvernement de la vie relevant d’une étatisation du biologique. La réflexion consacrée à la gouvernementalité tend cependant à relativiser quelque peu la place accordée au motif disciplinaire au profit d’un questionnement plus large sur les instruments de gouvernement et les dispositifs de sécurité 18 .

Sans nier le caractère dynamique de la problématisation foucaldienne de la discipline sociale, il reste possible de signaler ses points de rencontre avec l’approche d’Elias. Tout d’abord, elles s’inscrivent dans un même mouvement qui a consisté à changer le regard sur le corps perçu non pas comme un phénomène naturel mais comme un fait social. Elias a mis en exergue la façon dont les corps des individus ont été façonnés – et leurs émotions codées - socialement sous l’effet d’une autocontrainte de plus en plus marquée. Lorsque Foucault met en avant l’idée d’une production de « corps dociles », à la fois assujettis et productifs, il rencontre ce type d’intuition mais ce qui réunit surtout Elias et Foucault, c’est l’idée que les corps s’individualisent à mesure qu’ils sont soumis à des formes de contrôle 19 .

L’articulation entre discipline et subjectivation constitue un autre point de rencontre. Chez Elias, cette articulation se traduit par l’insistance sur le lien entre civilisation des mœurs et émergence d’une forme exacerbée de conscience de soi, de capacité à s’observer soi-même

17

F

OUCAULT

Michel, Surveiller et punir, op. cit.

18

Voir Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard/Seuil, 2004.

19

Voir les travaux de V

IGARELLO

Georges, Le corps redressé, Paris, Delarge, 1978 ou (entre autres) Le propre et le sale,

Paris, Seuil, 1987 pour une conjugaison des apports de Elias et Foucault en sociologie du corps ; dans le domaine de la santé,

voir M

EMMI

Dominique, Faire vivre et laisser mourir : le gouvernement contemporain de la naissance et de la mort, Paris,

La Découverte, 2003, pour une articulation entre le thème foucaldien du gouvernement par la parole et le motif éliassien de

l’autocontrôle.

(9)

comme si l’on existait de façon indépendante. Le dualisme cartésien est présenté comme l’expression d’une image de soi conditionnée socialement par le développement de l’auto- contrainte : ce dernier induit une norme de retenue, un décalage permanent entre pensée et action d’où découle le sentiment puissant d’une intériorité, d’un dualisme entre l’intérieur et l’extérieur de la conscience. La perception l’emportant sur l’action, les individus ont développé de nouvelles capacités d’expérience esthétique. Le développement de la discipline sociale a rendu possible le développement chez chacun/e d’un sentiment d’exister, d’être singulier et unique 20 . Chez Foucault, on retrouve ce lien tissé entre discipline, uniformisation des conduites et en même temps individualisation ou singularisation des expériences sociales.

Les modes de problématisation de la discipline sociale proposés par Elias et Foucault convergent sous deux autres angles. D’une part, elles sont sous-tendues par l’insistance sur la dimension temporelle de la discipline sociale même si c’est chez Elias que ce type de réflexion a été approfondie de la façon la plus explicite : Elias présente le temps comme un phénomène socialement construit, notre expérience du temps comme flux uniforme et constant, susceptible d’être quantifié, mesuré de plus en plus finement, étant à la fois effet et condition de la discipline sociale 21 . D’autre part, Elias et Foucault partagent le souci de rompre avec toute conception métaphysique ou substantielle du pouvoir et de la liberté.

Pouvoir et liberté ne correspondent pas à des propriétés ni à des choses mais à des relations.

Elias mobilise la notion de configuration afin d’évacuer l’idée du pouvoir comme

« amulette » ou comme « fétiche » : le pouvoir correspond toujours à une position au sein d’un jeu, d’un réseau ; autrement dit, il n’y a pas de pouvoir, il n’y a que des ratios de pouvoir qui évoluent au fil des configurations 22 . De façon connexe, il s’agit d’évacuer toute réflexion sur la liberté et le pouvoir pris en termes absolus pour les envisager en termes de degrés ou d’équilibres au sein d’un jeu de forces en tensions. D’où la thématique prégnante de la

« balance des pouvoirs ». Foucault va certes moins loin dans le rejet des débats ontologiques sur le pouvoir mais la notion même de microphysique du pouvoir est ordonnée à une démarche de désubstantialisation 23 .

De telles convergences créent un espace commun de dialogue qui permet de faire ressortir la spécificité de l’approche éliassienne. L’orientation évolutionniste constitue un point de démarcation important qui a déjà été souligné. On peut également signaler que l’analyse éliassienne de la discipline sociale reste marquée par le motif du refoulement des pulsions, notamment des pulsions sexuelles, alors que Foucault est notoirement critique à l’égard de cette thématique freudienne et met plutôt l’accent sur le lien entre discipline et injonction au dévoilement et à la mise en mot des pratiques sexuelles 24 . En outre, le regard porté sur le discours scientifique, qu’il s’agisse de celui des sciences de la nature ou de celui des sciences humaines et sociales est très différent d’un auteur à l’autre : en associant civilisation des mœurs et développement d’une distanciation rendant possible une connaissance objective de la nature, de soi-même et de la société, le propos d’Elias est marqué par une tonalité rationaliste et scientiste alors que Foucault, en présentant les pratiques discursives comme vecteur de contrôle social, encourage un questionnement plus radical sur la rationalité scientifique 25 . De même, l’idée même d’une « démocratisation fonctionnelle » des sociétés

20

E

LIAS

Norbert, La société des individus, trad. J. Etoré, Paris, Pocket, 2004.

21

Du temps, Paris, Fayard, 1996.

22

Cette thématique est récurrente chez Elias. Voir par exemple, La société de cour, op. cit. ou Qu’est-ce que la sociologie ?, op. cit.

23

B

URKITT

Ian, « Over-coming metaphysics: Elias and Foucault on power and freedom », Philosophy of the Social Sciences, vol. 23, numéro 1, p. 50-72.

24

F

OUCAULT

Michel, Histoire de la sexualité. 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

25

E

LIAS

Norbert, Engagement et distanciation : contributions à la sociologie de la connaissance, Paris, Fayard, 1993 ; S

MITH

Dennis, « The Civilizing Process and The History of Sexuality : comparing Elias and Foucault », Theory and Society, vol. 28,

n. 1, p. 79-100.

(10)

occidentales qu’Elias met en avant en pointant une égalisation tendancielle des rapports de pouvoir à tous les niveaux d’intégration sociale 26 , semble étrangère au cadre foucaldien.

Ces divergences entre les approches de Foucault et Elias ont été fréquemment signalées, même si elles ne remettent pas en question une mise en dialogue. Néanmoins, l’une d’entre elles a été moins commentée alors même qu’elle constitue un apport important de la sociologie éliassienne : là où Foucault se concentre avant tout sur le gouvernement des corps sans analyser les ressorts psychiques de la discipline sociale, Elias, pour sa part, thématise directement et explicitement le rôle de l’estime comme vecteur de contrôle. La place accordée au rôle de l’estime ressort dans La civilisation des mœurs lorsqu’Elias soutient que le moteur du processus de civilisation des mœurs a résidé dans les luttes de distinction entre aristocratie et bourgeoisie montante. D’emblée, Elias met en relief l’idée que l’interdépendance croissante a intensifié les logiques de distinction en donnant un poids croissant à l’approbation ou à la désapprobation comme forme de contrôle social. C’est ainsi que l’évolution des manières de table n’est pas explicable par des motifs d’hygiène mais par la quête de distinction : si l’usage des couverts tend à se généraliser, souligne par exemple Elias, c’est en raison de la crainte d’être vu les mains saucées ; de même le mouchoir est initialement perçu comme un objet de prestige plus que comme un outil de préservation de la santé.

Dans La dynamique de l’Occident, Elias souligne, même si c’est de façon rapide, la part accordée à la hantise de dégradation dans le développement de la civilité : il souligne l’importance de « la crainte de la déchéance personnelle, de la perte de prestige aux yeux des autres membres de la société ; c’est cette crainte – inoculée à chaque individu sous forme d’idée obsessionnelle – qui assure, qu’elle se déguise en pudeur ou « sens de l’honneur », la reproduction fidèle du comportement distinctif et de la régulation rigoureuse de chaque membre de la société » 27 . Elias précise que le premier lien entre hommes tient à cette soif de prestige que le désir d’enrichir –certes aussi fondamental – ne permet pas d’expliquer même s’il faut avoir atteint une certaine sécurité matérielle pour que la crainte de déchoir agisse comme un motif effectif. Et il résume ainsi son propos : « la peur de perdre tout ou partie du prestige social est un des moteurs les plus puissants de la transformation des contraintes externes en autocontraintes » 28 . Cependant, c’est dans La société de cour, Logiques de l’exclusion et, dans une moindre mesure, dans le texte qu’Elias consacre à Mozart, que la place accordée à l’estime comme vecteur de discipline est le plus explicité.

Dans La société de cour, la thématique de l’estime est centrale. Elle ressort de la façon dont Elias démarque la rationalité aristocratique de la rationalité bourgeoise: là où la rationalité bourgeoise se caractérise par une démarcation du privé et du professionnel, par une économie de l’épargne, la rationalité de l’homme de cour ne distingue pas le privé du public, elle est toute entière structurée par une logique d’affirmation du rang, par une compétition permanente pour les chances de rang et de prestige. En découle une économie de la dépense

« pour la montre » qui n’a rien d’une conduite gratuite de gaspillage : les dépenses sont dictées par le rang qui crée une chaîne de contraintes enserrant l’individu 29 . Elias souligne dès lors que l’échelle de valeurs à laquelle on est soi-même attaché forme un des maillons de cette chaine de contraintes sociales auxquelles chacun est soumis :

« Les objectifs que nous jugeons dignes de nos effets persévérants ne sont jamais déterminés par la seule satisfaction personnelle ni par la valeur accrue que nous confère à nos propres yeux la progression vers le but que nous nous sommes assignés. Ils sont déterminés tout autant par notre espoir de voir confirmés par d’autres notre valeur ou l’accroissement de notre prestige personnel. Aucun être humain normalement constitué n’accepte

26

Cette égalisation résulte du développement des interdépendances et est censée renforcer la norme d’autocontrainte.

27

La dynamique de l’Occident, op. cit., p. 212.

28

Idem, p. 232.

29

Sur ces différents points, voir la section précédente.

(11)

que l’idée qu’il se fait de sa propre valeur et des valeurs vers lesquelles il tend ne se trouve pas confirmée par le comportement des autres

30

».

Dans ce passage crucial, Elias élargit le propos au-delà de la seule société de cour en un constat anthropologique à plus large portée : la clé de la civilisation des mœurs et de la discipline sociale qu’elle implique est l’interdépendance constitutive des jugements de valeur prononcés par de nombreux individus regroupés dans une société. Cette interdépendance rend impossible de chercher l’accomplissement dans des actes qui n’ont aucune chance de déboucher sur « la confirmation ou l’accroissement de sa valeur aux yeux des autres » : « il est peu probable, ajoute Elias, qu’un individu puisse se tenir à l’écart sans prendre part sous une forme ou sous une autre à la lutte pour les chances dont il pense que d’autres les apprécient aussi sans vouloir s’accomplir d’une manière qui lui rapporte aussi la confirmation de sa valeur par d’autres » 31 . L’estime est appréhendée ici en termes de distinction statutaire, de quête de prestige. Elle est l’objet d’une lutte qui traverse jusqu’aux enclaves les plus fermées comme un couvent, un monastère. Elias clôt ce propos en contrastant la dimension parfois futile que peut sembler avoir cette lutte et l’importance des formations sociales qu’elle a structurées au fil de l’histoire humaine 32 .

Le rôle de l’estime est aussi au cœur de l’analyse de l’étiquette et de la logique de prestige à laquelle celle-ci est ordonnée. L’étiquette recouvre le fait que chaque geste a une valeur de prestige, l’étiquette indiquant la place de chacun dans un jeu d’équilibre en tension permanente. Chaque geste renvoie dès lors à une position de puissance relative au sein d’une configuration donnée. La valeur de prestige recouvre la répartition du pouvoir au sein de la configuration. Dans ce cadre, le roi est le « leader » et l’arbitre du jeu même si lui-même subit les contraintes de l’étiquette : il peut manipuler certaines marques de faveur en fonction du contexte même si sa liberté à cet égard est affaire de degrés – alors que Louis XIV bénéficiait d’une marge de manœuvre étendue, Louis XVI illustre un cas de marge de manœuvre réduite par la rigidification du mécanisme. L’étiquette constitue donc un outil de domination, de planification et de contrôle à la fois puissant et, au départ, relativement souple. Décrivant les cérémonies qu’elle orchestre, Elias souligne que la quête de prestige est le ressort de la maîtrise croissante de l’affectivité, du sens croissant de la mesure, de la capacité de plus en plus affinée à calculer son comportement, de la capacité à observer les autres et à s’observer soi-même dans ses relations avec les autres, qui caractérise l’ethos du courtisan 33 . Elias compare alors l’étiquette à un système de cotations en bourse : « A la bourse, les moindres fluctuations peuvent être exprimées par des chiffres, à la cour, la valeur d’un homme s’exprimait en premier lieu par des nuances dans les rapports sociaux et mondains qu’il entretenait avec ses semblables » 34 . La rationalité de cour obéit non pas à un calcul de gains et de pertes mais à un calcul de chances de puissance par le moyen de la distinction statutaire.

En cela l’étiquette est aussi comparée à un tableau de bord où chacun contrôle les autres, tout écart de comportement risquant d’entraîner une perte de prestige pour d’autres. Une telle analyse va de pair avec la distinction de plusieurs logiques de l’estime : celle de l’honneur au sens aristocratique du terme (elle renvoie à un système de rangs), celle du prestige du courtisan qui combine rangs et faveur royale (elle met en jeu une logique de signes renvoyant à des chances de puissance, l’étiquette étant cette fois-ci envisagée comme une scène ou comme un échiquier mettant en visibilité les diverses positions et leur évolution) ; celle de la

30

La société de cour, op. cit., p. 59-60.

31

Idem, p. 60.

32

Elias critique sur ce point Thorstein Veblen auquel il reproche d’avoir abordé, dans Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1979, la quête de prestige sous l’angle de la satire morale et sociale sans accorder assez d’attention aux contraintes qui l’encadrent et à ses effets structurants sur le plan social.

33

Voir la section précédente.

34

La société de cour, op. cit., p. 80.

(12)

gloire qui constitue le « fétiche de prestige » du roi transféré par la suite à la « Nation » (il s’agit, pour le roi, d’affirmer non pas seulement son rang mais sa grandeur et cette quête de gloire est ce qui soumet le roi lui-même à l’étiquette).

Les analyses consacrées à la configuration établis/outsiders sont également traversées, bien que de façon moins explicite, par la thématique de l’estime sociale 35 . Elias y aborde l’étude de conflits entre anciens et nouveaux venus dans une ville anglaise nommée Winston Parva 36 . Il s’agit d’interroger la persistance de stéréotypes négatifs sur les habitants les plus récents de la ville sans qu’existe entre « anciens » et « nouveaux » la moindre différence de classe ou en termes d’origine ethnique. Le cas de Winston Parva permet de dégager une configuration qui met en exergue la formation de rapports de force statutaires et dont Elias soutient qu’elle pourrait être appliquée à un large éventail de conflits raciaux, de formes de ségrégation. La question de l’estime est abordée en termes de charisme « de groupe » : Elias souligne l’importance des formes de division entre groupes « installés » et groupes plus récents et met en relief le processus de stigmatisation qui peut découler d’une telle division et aboutir à une perception des nouveaux venus comme « marginaux » dépourvus d’un charisme collectif que les autres s’accordent. Le thème qui émerge est, selon Elias, universel : il recouvre le fait que les membres de groupes bénéficiant d’un rapport de pouvoir favorable tendent à se représenter comme meilleurs que les groupes interdépendants, ils s’imaginent dotés d’un charisme « collectif » (Elias souligne que ce fut le cas des seigneurs féodaux par rapport aux vilains, des américains blancs avec les africains-américains, des catholiques avec les protestants). Ce charisme est vecteur à la fois d’avantages et de contraintes, il commande des logiques de contrôle social très fortes qui visent à maintenir le rapport de forces et à limiter les contacts avec le groupe stigmatisé. De fait, un groupe « établi » a tendance à calquer l’image qu’il a de lui-même sur sa section la plus exemplaire tout en attribuant au groupe

« marginal », dans sa totalité, les caractéristiques de sa minorité « anomique ». Le charisme du groupe établi est indissociable de la disgrâce collective du groupe marginal : Elias en fait un trait saillant de la configuration établis-outsiders. En découle un tabou puissant en ce qui concerne les contacts avec les marginaux : Elias évoque la formation de « barrières émotionnelles » entre établis et outsiders. La participation au charisme collectif du groupe établi est envisagée comme la récompense de la soumission à des normes spécifiques. Chaque membre du groupe établi doit en payer le prix et plier sa conduite à des modèles de contrôle des affects. Réciproquement, la gratification liée à la participation au charisme compense les coûts associés à la soumission aux normes collectives.

On retrouve donc la mise en exergue de l’estime comme vecteur de contrôle social. De ce point de vue, les analyses consacrées par Elias à Mozart se situent à la jointure de la réflexion sur la société de cour et de celle portant sur la configuration établis/outsiders. La trajectoire de Mozart est initialement celle d’un musicien bourgeois au sein de la société de cour. Mozart y mène une lutte de libération contre ses commanditaires aristocratiques, au nom à la fois de sa dignité et de sa liberté de création musicale 37 . L’histoire de Mozart est celle d’un échec social tragique dans la mesure où il entreprend de s’affranchir de sa dépendance à l’égard de la société de cour, sans pouvoir s’adresser à un public artistique plus large (comme peuvent déjà le faire les écrivains dès cette époque) ; dans la mesure aussi où il cherche à s’affranchir d’une société aristocratique dont le goût imprègne encore son imagination musicale.

Significativement là encore, le vocabulaire de l’estime irrigue le propos d’Elias qui interprète le parcours de Mozart comme illustrant la quête d’une reconnaissance impossible : le drame de Mozart a été de s’identifier aux établis, ses maîtres aristocratiques, de vouloir non

35

Logiques de l’exclusion. Enquêtes sociologiques au cœur d’une communauté, Paris, Fayard, 1997.

36

En réalité Leicester.

37

Mozart : Sociologie d’un génie, trad. J. Etoré et B. Lortholary, Paris, Seuil, p. 19-20. La quête de reconnaissance est aussi

invoquée comme un moteur de la sublimation qu’Elias considère comme le moteur de la démarche artistique de Mozart.

(13)

seulement être reconnus par eux mais aussi de vouloir l’être comme à la fois égal et en même temps différent (être traité comme un égal par les aristocrates mais en tant qu’artiste). Elias y voit un schème récurrent des relations entre établis et marginaux. Même quand ces derniers atteignent un certain degré de réalisation personnelle et discernent les faiblesses même des établis, ils tendent à fixer, de façon obsessionnelle, leurs désirs sur la reconnaissance par un establishment dont le jugement ne leur semble pourtant pas des plus éclairés. Mozart illustre aussi la tendance que peuvent avoir certains marginaux à adopter des attitudes provocatrices à l’égard des normes de civilité des établis, dans le contexte d’une quête d’estime sociale clivée.

Elias décrit dès lors le désespoir de Mozart à la fin de sa vie et l’explique par l’impossibilité pour lui de compenser le manque de reconnaissance de la haute société par l’estime d’un autre groupe de référence.

Elias a donc cerné sous divers angles le rôle de l’estime comme outil de discipline sociale.

Cette thématique éliassienne trouve son prolongement dans le travail récent d’Antoine Lilti sur la formation sociale que représente la mondanité déployée dans les salons au XVIIIème siècle: il retrace ainsi les contours d’une « politique de la mondanité », montrant que ses ressorts reposent sur un jeu de la réputation dont il souligne les effets en termes de discipline 38 . Mais comment expliquer cette importance accordée par Elias au jeu de l’estime ? On peut faire l’hypothèse que c’est l’accent mis à la fois sur la critique de l’homo clausus et sur l’interdépendance qui permet de l’expliquer. Il s’agit de thèmes transversaux de la sociologie éliassienne, qui s’articulent autour de l’idée que l’identité de chacun renvoie à une configuration variable de l’équilibre nous-je. Elias insiste sur la façon dont les hommes s’influencent mutuellement au travers de relations réciproques - l’influence recouvrant un processus transformant tous les comportements y compris les plus instinctifs. Elias met l’accent sur le besoin d’une « empreinte sociale » pour devenir un être individualisé : « Ainsi le commerce des autres fait-il naître chez l’individu des pensées, des convictions, des réactions affectives, des besoins et des traits de caractère, qui lui sont tout à fait personnels et qui constituent un « véritable » moi, et au travers desquels s’exprime donc en même temps le tissu des relations dont il est issu et dans lequel il s’inscrit » 39 . De façon connexe, Elias récuse toute opposition entre individu et société. Cette opposition que l’on retrouve, de même que l’opposition nature-culture, au cœur de la psychanalyse freudienne, n’est qu’une

« projection » du processus de civilisation qui induit l’expérience d’un fossé entre impulsions spontanées et contraintes sociales : Freud a eu tort de la figer en tombant dans le piège d’une polarisation entre une société conçue de façon atomistique et une conception biologique, statique de l’individu ; il a occulté le fait que la société n’est pas uniquement ce qui fait obstacle à mes désirs mais aussi ce qui me permet de m’accomplir (la régulation des pulsions étant une condition du développement de la personne individuelle) 40 . Mais il n’est pas le seul : dans le sillage de la philosophie moderne, la sociologie classique a aussi eu tendance à s’enfermer dans l’opposition de l’individualisme et du holisme. Elias évacue ce dualisme et avec lui, tout conception monadique de l’individu : d’où le refus d’isoler le « je » du « nous » mais aussi du « il/s » ou « elle/s ». Elias va jusqu’à affirmer l’existence d’un désir de société, d’un besoin d’aimer et d’être aimé : « le besoin de prendre et de donner dans le cadre des relations affectives avec les autres fait partie des conditions les plus élémentaires de l’existence humaine » 41 . L’évolution, dans les sociétés contemporaines, de la configuration je- nous, dans le sens d’une priorité relative du « je », ne remet pas en cause ce besoin fondamental d’approbation par autrui. Dans Qu’est-ce que la sociologie ?, Elias parle en

38

L

ILTI

Antoine, Le Monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIII

e

siècle, Paris, Fayard, 2005. Sur le travail de Lilti et la façon dont il permet de cerner les logiques de l’estime sociale, je me permets de me renvoyer à l’entretien figurant dans le présent dossier.

39

La société des individus, trad. J. Etoré, Paris, Pocket, 2004, p. 72.

40

Voir Au-delà de Freud, op. cit.

41

La société des individus, op. cit., p. 261.

(14)

termes plus techniques de « valences affectives orientées vers autrui » pour aussitôt préciser que Freud a eu tort de trop rabattre ce besoin d’ouverture aux autres sur la sexualité qui n’en est qu’une expression parmi d’autres : le réductionnisme freudien témoigne d’une représentation biologico-médicale de l’être humain comme un organisme fermé sur soi 42 . Cette ouverture de nos valences affectives vers autrui est si puissante que lorsqu’un de nos proches meurt, tout se passe comme si une partie de nous disparaissait.

La problématisation du lien entre estime et discipline sociale est donc ancrée en profondeur dans l’élaboration de la notion d’interdépendance et dans les constats anthropologiques qu’Elias lui articule. Pourquoi a contrario, la thématisation du rôle de l’estime comme ressort de la discipline fait-elle défaut chez Foucault comme chez Weber ? De fait si Weber a parfois développé des analyses relevant d’une psychologie du capitalisme 43 , il s’est concentré sur l’effet de configurations macro-sociales sur l’évolution des conduites individuelles. A la différence d’Elias, il n’a pas cherché à articulé la sociologie à une psychologie dont il se méfiait. Il a soigneusement évacué toute généralisation d’ordre anthropologique au profit d’une comparaison de configurations historiques singulières. D’où l’absence d’espace pour un questionnement sur le rôle de l’estime comme vecteur de discipline.

En ce qui concerne Foucault, on peut avancer, dans le sillage d’Ian Burkitt 44 , que c’est le legs nietzschéen qui obère toute mise en exergue du rôle de l’estime. Foucault a repris à Nietzsche une conception agonistique des relations interpersonnelles et sociales, pouvoir et liberté étant considérées comme limites permanentes l’une pour l’autre au sein d’une stratégie de confrontation entre adversaires. Cet agonisme va de pair avec un motif vitaliste qui imprègne la conception foucaldienne de la liberté. Celle-ci est indissociable de la métaphysique de la volonté de puissance dont elle porte l’empreinte. Il ne s’agit pas ici de dire qu’une perspective nietzschéenne n’aurait rien à nous apprendre sur l’estime sociale : Nietzsche fournit quelques outils pour questionner les formes de hiérarchie sociale et Mark Warren a montré 45 qu’il y avait place chez lui pour une figure délimitée de la reconnaissance entre pairs dans le cadre d’une éthique perfectionniste. Néanmoins, il est difficile d’évacuer certaines limites de la métaphysique nietzschéenne du conflit qui peut, sous certains angles, ne pas laisser la place à la pleine reconnaissance du caractère fondamental des relations sociales pour le développement de l’existence humaine. Michel Foucault semble hériter en partie de ce type de limites 46 – ce même s’il faut signaler que les travaux réalisés avec Arlette Farge ont accordé une certaine place à la question de l’estime sociale.

Foucault avec Elias : l’estime au cœur des technologies du pouvoir ?

En quoi l’oblitération foucaldienne du rôle de l’estime pose-t-elle problème ? Foucault et Elias mettent tous deux en relief, chacun à sa façon, l’idée d’une économie de la force qui caractériserait l’évolution du pouvoir politique dans les sociétés modernes. Or je soutiens ici que, en mettant en relief par ailleurs le rôle clé du jeu de l’estime sociale, Elias nous offre des

42

Voir aussi « Sociologie et psychiatrie », in Au-delà de Freud, op. cit., p. 47-79.

43

Ainsi que le souligne Robert V

AN

K

RIEKEN

, « Social discipline and State formation… », op. cit. ; voir aussi « The organization of the soul : Elias and Foucault on discipline and the self », Archives européennes de sociologie, vol. 31, numéro 2, p. 135-53, où V

AN

K

RIEKEN

va jusqu’à parler d’une approche quasi-behavioriste de l’impact des institutions sur les conduites individuelles.

44

« Over-coming metaphysics: Elias and Foucault on power and freedom », op. cit.

45

Nietzsche and Political Thought, Boston, The MIT Press, 1991.

46

En partie seulement car dans le travail réalisé avec Arlette Farge sur les Archives de la Bastille, Foucault montre comment

les familles, y compris de milieux populaires, se sont approprié le dispositif des lettres de cachet pour réclamer

l’enfermement discret de fils, de conjoints perçus comme déviants. Dans ce cadre, sont mises en exergue les logiques

d’estime sociale, le motif de la respectabilité qui gouvernent les comportements. Voir Le désordre des familles, Paris,

Gallimard, 1982 ; voir aussi F

ARGE

Arlette qui développe explicitement ce thème dans « Familles. L’honneur et le secret », in

A

RIES

Philippe et D

UBY

Georges dir., Histoire de la vie privée, vol. 3, p. 560-601. Je remercie vivement Luca Paltrinieri qui a

attiré mon attention sur ce point.

(15)

éléments pour comprendre ce qui rend possible une telle économie de la force. Si Elias apporte un éclairage sur un point aveugle de la problématisation foucaldienne, en retour Foucault attire notre attention sur des « impensés » de l’approche éliassienne. L’un des déficits principaux de cette dernière tient à l’absence de prise en compte des médiations institutionnelles du processus de civilisation des mœurs. Le développement de la discipline sociale découle directement d’une évolution des configurations et de la pression des formes d’interdépendance, Elias évacuant le rôle des stratégies institutionnelles pour mettre en avant l’absence de planification du processus 47 . Il oblitère ainsi une dimension possible des logiques de l’estime sociale, à savoir leur rôle de techniques de gouvernement. Un dialogue entre Elias et Foucault permettrait-il d’amender la problématique éliassienne sur ce point précis ? C’est ce qui semble ressortir d’un travail comme celui d’Olivier Ihl sur la « fabrique de l’honneur » en France, à l’époque moderne. Dans cette section, je reviens sur les pistes de réflexion ouvertes par Le mérite et la république 48 pour illustrer la fécondité du dialogue entre Foucault et Elias dès lors que l’on cherche à penser le rôle de l’estime comme vecteur de discipline.

Le but d’Olivier Ihl dans ce travail a été de corriger et compléter la problématique foucaldienne de la société disciplinaire. Là où Michel Foucault met l’accent sur les motifs de la surveillance et de la punition, il convient, souligne d’emblée Ihl, de se pencher sur d’autres facettes de la discipline sociale que sont la surveillance et la récompense. La réflexion développée dans Le mérite et la république s’enracine dans le constat d’un contraste entre le rejet initial par la France révolutionnaire de toute société d’ordres et la prolifération à mesure que la République s’installe, de distinctions honorifiques en tous genres et dans tous les secteurs : « La République a fondé le culte de l’égalité. Mais ce fut aussitôt pour universaliser un principe qui vaudrait de figurer en toutes lettres au fronton de ses monuments : l’émulation décorative » 49 . Ihl élabore le vocable d’émulation « prémiale » (par la prime ou la récompense notamment honorifique), il mobilise aussi l’idée d’une majesté ou déférence d’Etat et soutient qu’il s’agit là d’un des noyaux de la gouvernementalité moderne. L’émulation honorifique fait figure de moyen de conduire corps et esprit, à l’école, l’armée, dans les sociétés savantes.

De ce gouvernement par l’honneur, Ihl propose une histoire, en montrant qu’il plonge ses racines dans l’émergence de l’absolutisme : le double monopole mis en avant par Elias est en fait un triple monopole ; au monopole de la force et des ressources fiscales, s’est ajoutée une monopolisation de la distinction honorifique, l’Etat entrant en concurrence, entre autres, avec l’Eglise. A partir de la Réforme, la prétention de l’Etat à contrôler les marques d’approbation se renforce. L’absolutisme coïncide avec une transformation de l’honneur féodal en instrument d’une reconnaissance d’Etat. Les souverains se rendent maitres des ordres militaires et nobiliaires, ils en font des instances productrices de prérogatives d’honneur dont la distribution est monopolisée. Ce monopole royal des signes de grandeur débouche sur la création d’une institution, le Cabinet des Médailles. Les distinctions honorifiques constituent dès lors un instrument de domestication des grands du Royaume, ce d’autant plus que certains ordres sont ouverts au roturier, l’idée étant de concurrencer la gloire nobiliaire par la récompense du mérite. Les honneurs deviennent un attribut régalien dans le cadre d’un processus de disciplinarisation. Si jusqu’au XVème siècle, la qualité de noble reposait sur la gloire du nom qui faisait preuve par lui-même, on voit se développer la pratique de certification des titres. Ihl décrit un processus conflictuel, la noblesse résistant à ce processus de développement d’un marché de la faveur suspendu à l’arbitrage du roi. Il décrit également une amorce de bureaucratisation qui s’accentue avec la codification de la déférence d’Etat, de plus en plus déléguée à une administration. On assiste ainsi à la mutation de l’honneur féodal

47

L’enjeu étant, entre autres, de prendre ses distances avec Karl Mannheim dont il fut l’assistant.

48

Voir Le mérite et la république, Paris, Gallimard, 2007 ; voir aussi D

UMONS

Bruno et P

OLLET

Gilles, La fabrique de l’honneur, Rennes, PUR, 2009.

49

Le mérite et la république, op. cit., p. 14.

Références

Documents relatifs

Par exemple, pour l’excellence comme médiété, un individu peut être jugé excellent par un public en fonction de la constance de son comportement relativement à la moyenne de ses

Les historiens français des Annales ont été les premiers à s’enthousiasmer pour l’œuvre de Norbert Elias au moment où paraissait en France La civilisation des mœurs (35

Cette posture autorise Elias à combiner spontanément deux approches méthodologiques qui apparaissent, dans l'histoire de la sociologie des réseaux sociaux, comme antithétiques:

Cet entretien avec Norbert Elias est une version condensée de plusieurs interviews que Johan Heilbron réalisa, en vue d'une publication dans Actes de la recherche en sciences

Mal de l’époque ou remise en perspective d’un phénomène ancien par le biais d’un anglicisme médiatique (le terme syndrome d’épuisement professionnel sonne moins bien,

Appliqué à l’examen de la notion de public, l’apport de ce travail empirique, inductif que Norbert Elias avait proposé avec la société de cour et auquel s’est

Utilizo la palabra «promesa» puesto que desconozco la extensa obra de Oes- terdiekhoff acerca de las relaciones entre la evolución de los dispositivos psíquicos del ser humano y

suivi par une discussion de 30 minutes // gefolgt von einer 30 minütigen Diskussion 11h00: Éditer Norbert Elias // Norbet Elias edieren. Reinhard Blomert