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« Nous les femmes », une série documentaire de Jacqueline Veuve. Essai de distanciation intimiste autour de cinq figures féminines en résistance

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Submitted on 17 Feb 2021

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“ Nous les femmes ”, une série documentaire de Jacqueline Veuve. Essai de distanciation intimiste

autour de cinq figures féminines en résistance

Claude Nosal

To cite this version:

Claude Nosal. “ Nous les femmes ”, une série documentaire de Jacqueline Veuve. Essai de distanciation intimiste autour de cinq figures féminines en résistance. Colloque international Femmes engagées au coeur de l’action. Espace euro-méditerranéen. Mise en récit(s), mise en image(s), Arts, Lettres et Langues (ALL, Université de Lorraine); Centre de recherche sur les médiations (Crem, Université de Lorraine); Littératures, Imaginaire et Sociétés (LIS, Université de Lorraine); Centre d’études en civilisations langues et lettres étrangères (Cecille, Université de Lille), Apr 2019, Nancy, France.

pp.167-186. �halshs-03144336�

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« Nous les femmes », une série documentaire de Jacqueline Veuve

Essai de distanciation intimiste autour de cinq figures féminines en résistance

C LAUDE NOSAL

Prologue : Mise en intrigue

Par définition, un récit comporte une intrigue, que Foster définit ainsi : « Le roi meurt, puis la reine meurt, c’est une histoire. Le roi meurt et la reine en meurt de chagrin, c’est une intrigue. » (Forster, 1985 : 86). En définissant l’intrigue comme « la véritable ligne organisatrice, le fil du dessein, ce qui rend le récit possible », Peter Brooks estime que :

« l’intrigue est le principe d’interconnexion et d’intention dont nous ne pouvons-nous passer en nous déplaçant à travers des éléments discrets – incidents, épisodes, actions d’un récit. » (Brooks, 1984 : 4-5).

Jacqueline Veuve, filmeuse vient voir Susan (1974), Angèle (1978), Delphine (2000), Lucienne (2005) qui acceptent d’être vues. Ce sont des histoires. Susan, Angèle, Delphine, Lucienne, Jacqueline sont réunies dans l’espace et le temps de ce texte. C’est une mise en intrigue. Dépendant du point de vue du narrateur, de son intention et de sa posture, la même série d’événements (ou de films) peut être racontée de façon à produire beaucoup d’intrigues contradictoires. Comme l’écrivent Tod Chambers et Katryn Montgomery (Chambers et Montgomery, 2002 :81) « L’intrigue est le sens. L’intrigue façonne une histoire pour décrire l’importance des événements et révéler leur signification au narrateur, et comme il l’espère, à ses auditeurs. »

Personnages : Jacqueline, Susan, Angèle, Delphine, Lucienne et al.

Jacqueline Veuve, cinéaste, documentariste et ethnologue vaudoise s’intéresse aux tout petits gestes, aux toutes petites situations du quotidien dans lesquels elle discerne de la grandeur et du sens : des micro-événements qui sont en même à une échelle plus globale et qui touchent à des questions fondamentales. Jacqueline Veuve préfigure nombre de réalisatrices de cinéma qui partagent la même logique : l’attention à l’expérience de la vie. Pour elles, faire du cinéma est absolument lié à leur expérience de vie, donc de femme. Jacqueline est une filmeuse qui vient voir les personnes et les personnes qui acceptent d’être vues. Angèle, Susan, Delphine, Lucienne ont accepté d’être vues et de partager avec Jacqueline leur vision du monde, leur observation et leur interprétation de tous les éléments du monde qui les entoure.

Angèle Stalder est ouvrière à la retraite, handicapée de surcroît. Durant sa vie professionnelle, elle

a travaillé dix-sept ans dans une fabrique de chocolat, vingt ans dans une fabrique de cartonnages et a

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milité au sein de l'Action ouvrière catholique. Elle a toujours fait preuve d'un très grand courage et, en tant que femme, elle a dû d'autant plus se battre pour s'imposer et se faire écouter. Susan, trente ans, Américaine, a écrit en français une thèse de doctorat sur Marguerite Duras. Elle enseigne maintenant le français, à temps partiel, à l'Université de Harvard près de Boston. Son temps libre, elle l'a passé à apprendre le karaté. Aujourd'hui elle l'enseigne à d'autres femmes. Delphine Seyrig, femme et comédienne hors du commun, de "L'année dernière à Marienbad. " d'Alain Resnais à "India Song" de Marguerite Duras, a joué dans 34 films pour le cinéma, 13 films pour la télévision et 33 pièces de théâtre. Lucienne Schnegg est une petite femme pleine d'énergie. A quatre-vingts ans, elle est toujours aux commandes du cinéma "Capitole" au moment du tournage. Engagée comme secrétaire en 1949, elle en est devenue l'héritière et l'âme du cinéma. Tout à la fois caissière, femme de ménage et directrice, elle nous raconte son cinéma, le plus beau, le plus grand et le plus ancien de Lausanne.

Aujourd'hui, le Capitole n'est plus rentable. Malgré la fin programmée des cinémas comme celui-ci, la petite dame garde le sourire, allant et venant, de haut en bas de son navire. Ces quatre figures féminines singulières, aux parcours diversifiés dans des mondes opposés, ont été filmées entre 1974 et 2005, soit une population dispersée dans l’espace et le temps sur une période de trente années.

Pourtant, au-delà de cette longue durée, deux liens incontestables les unissent inexorablement : la résistance aux normes patriarcales ou sociétales imposées et leurs histoires captées par la cinquième figure féminine : Jacqueline Veuve, leur filmeuse.

Toutefois, un troisième lien s’impose: l’auteur de ces lignes qui les réunit en une sorte de figure globale holographique

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, sorte de trame cognitive commune permettant de les relier au de-delà du cycle de la vie biographique.

Une des difficultés de ce travail peut se résumer dans cette question : comment représenter la représentation des récits-portraits de Jacqueline Veuve ? Comme l’observe Louis Marin :

« on peut entendre représenter en un double sens : « présenter à nouveau (dans la modalité du temps) ou à la place de … (dans celle de l’espace) », mais aussi « exhiber devant les yeux, montrer, intensifier, redoubler la présence » (Marin, 1981 : 9-10).

Cette position rappelle celle du paléontologue, dont la tâche est de reconstruire une espèce disparue à partir d’un os unique. Le baron Cuvier pouvait reconstruire un animal entier à partir d’un seul fémur, parce qu’il connaissait non seulement le relations entre le fémur et les os adjacents du squelette, mais aussi « les relations entre les relations » dans l’architecture du squelette de l’espèce vertébrée qu’il étudiait. La relation entre l’os et le squelette est holographique, non pas parce que l’os isolé (un film ou une figure féminine) ressemble de l’extérieur et par sa forme aux autres os (films ou figures féminines) manquants, mais parce qu’en le comparant à des formes apparentées, on découvre la loi de transformation permettant de produire les ossements manquants. L’objectif est de faire dériver, au moyen d’une comparaison avec des formes apparentées, un ensemble de transformations qui permettent de convertir ces films en un ou d’autres films.

Clarissa Pinkola Estès confirme ce qui précède :

« Il y a plus de vingt-cinq ans que je me livre à l’étude des schémas archétypaux et deux fois plus longtemps que j’ai entamé celle du folklore, des mythes et des contes de fées appartenant à mes cultures familiales. J’en sais désormais pas mal sur les os qui composent les squelettes des histoires et je n’ai aucun mal à repérer où les os d’une histoire manquent. (…) Les os du squelette de l’histoire nous chuchotent tout ce que nous n’aurons jamais besoin de savoir. Recueillir l’essence des histoires est un patient travail de paléontologue. Plus on réunit d’os du squelette d’une histoire, plus on de chances de la reconstituer dans son intégralité. Plus une histoire est complète, plus elle présente de nuances et de déformations subtiles et plus nous avons de chances d’évoquer et d’appréhender notre travail de l’âme. Quand nous travaillons sur l’âme, la Femme Sauvage crée encore plus d’elle-même. » (Pinkola Estès, 1996 : 34-35)

Identifier des axes de cohérence

L’objet de notre analyse formelle est d’identifier des axes de cohérence à l’intérieur de la série

« Nous les femmes ». Une fois ces axes de cohérence identifiés, il devient alors possible de comprendre la signification cognitive du style culturel de nos cinq figures féminines et par extension

1Dans l’image holographique, toutes les parties contiennent une version atténuée de l’information contenue dans la totalité de l’hologramme.

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3 celui des femmes en résistance. Par exemple, un objet du quotidien, comme une paire de ciseaux, peut projeter une multiplicité d’images différentes sur la rétine, que le cerveau doit ensuite interpréter (Gell, 2009 : 203). Et si notre système virtuel parvient à détecter des objets solides, c’est précisément parce que ceux-ci offrent plusieurs perspectives selon le point d’observation (Gibson, 1986 : 73). Un objet aux contours complexes est donc perçu, comme « structurellement invariant en transformation ». Ainsi on pourrait considérer que tous les récits-portraits féminins de Jacqueline Veuve forment non pas une collection de films distincts, mais un seul film constitué de plusieurs parties disséminées dans l’espace et le temps. L’invariant de transformation est ce qui relie un récit-portrait de Jacqueline Veuve à tous les autres. Par extension, ces figures féminines filmées sont des fragments holographiques, ou des réfractions, de la totalité imaginaire de toutes les femmes en action dans l’œuvre de Jacqueline Veuve et aussi ailleurs. Pour le démontrer, j’ai choisi de construire ce texte selon certains principes de montage ; le montage conçu

« comme un mode d’exposition des complexités des relations perpétuellement transformables, perfectibles, entre les images mises en coprésence, destiné à montrer toute chose sous une double optique au moins, à respecter les singularités, à demeurer précis tout en créant des relations perpétuellement transformables, perfectibles, entre les images mises en coprésence.» (Didi-Hubermann, 2018 : 536)

Pour ce faire, une première partie, sur le principe du bloc de montage distancié – « il ne s’agit pas de rapprocher deux plans pour créer du sens ou de l’émotion, mais au contraire de les séparer, grâce à l’insertion d’un ou de plusieurs autres éléments » (Péchéchian, 2018 : 316-328) - pose le questionnement de l’observateur extérieur ; une seconde partie déroule les récits-portraits selon une optique de succession unifiante par le choix de plans séquence ; une troisième partie se construit autour de récits-portraits selon une double optique d’exposition simultanée qui

« fait procéder des extrêmes éloignés, des excès apparents de l’évolution » qui nous met face non plus aux trajets rectilignes de la détermination, mais aux arborescences ou aux rhizomes de la surdétermination. » (Didi-Hubermann, 2018 :535).

Sous forme conclusive enfin, la quatrième partie intitulée l’ultime plan, esquisse les linéaments d’un dispositif d’ensemble d’interprétation d’une masse de matériaux visibles au tour d’un centre (presque invisible) qui fait travailler le temps et le prend au piège. Il est dans un montage combinant la singularité des figures féminines avec leur universalité.

Sur le principe du bloc de montage distancié

Cinq figures féminines donc et une figure masculine, avec ses images-pensées, ses groupes d’images-pensées interagissant suivants des relations harmoniques, établissant des relations implicites entre elles. Et parmi ces images-pensées, une image a priori incongrue émerge : celle de la « Femme Sauvage » popularisée par la psycho-analyste jungienne Clarissa Pinkola Estés, à la fois poétesse et

cantadora, c’est-à-dire gardienne de vieilles histoires et de mythes censés restaurer la vitalité exsangue

des femmes. Dès les premières pages de Femmes qui courent avec les loups, livre devenu culte, elle fait déjà le parallèle entre l’oubli par les femmes d’un féminin « sauvage » ou « sacré » et l’état de décrépitude dans lequel la société marchande a plongé la nature. « Le mot sauvage n’est pas utilisé ici en son sens moderne, péjoratif, « d’échapper à tout contrôle », mais en son sens originel de « vivre une vie naturelle », une vie où la

criatura, la créature, a une intégrité foncière, et des limites saines. Les

mots femme et sauvage créent une métaphore qui décrit la force fondamentale de l’espèce féminine.

Sans laquelle les femmes ne peuvent vivre. (…) La Femme Sauvage, c’est la santé de toutes les femmes. Sans elle, la psychologie féminine n’a aucun sens. Elle est la femme prototype. Qu’importe la culture, l’époque, le contexte politique, elle ne change pas. Ses cycles changent, ses représentations symboliques changent. Elle, en essence, ne change pas : elle est ce qu’elle est et elle est un tout.

« Au fil des temps, écrit-elle, nous avons vu la nature instinctive féminine saccagée, repoussée, envahie de constructions.

On l’a malmenée au même titre que la faune, la flore et les terres sauvages. Cela fait des milliers d’années que, sitôt que nous avons le dos tourné, on la relègue aux terres les plus arides de la psyché. Au cours de l’histoire, les terres spirituelles de la Femme Sauvage ont été pillées et brûlées, ses tanières détruites au bulldozer, ses cycles naturels forcés à suivre des rythmes contraires à la nature pour le bon plaisir des autres. (Pinkola Estès, 1996 : 22/24/15)

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Nos cinq figures féminines, de par leur engagement de femme, auraient-elles puisé leur force de résistance, chacune à leur manière et dans leurs contextes, et peut-être à leur insu, dans le mythe de cette femme sauvage, qui refuse la normalisation des actes d’injustice à l’encontre des femmes ? Autrement dit, ces figures féminines appartiennent-elles à des familles, des lignées, des tribus de femmes en résistance, sorte de généalogie invisible ? Peuvent-elles entrer en relation les unes avec les autres, ainsi qu’avec Jacqueline qui les créent et les fait circuler en tant que figures individuelles ? Ou existe-t-il une certaine forme d’homogénéité, une inspiration commune, qui découlerait d’un principe structurel qu’on pourrait appeler le principe de moindre différence, c’est-à-dire que les formes que prennent nos figures féminines sont celles qui impliquent le moins de modification par rapport aux figures avoisinantes dont elles sont a priori distinctes ? Est-ce que l’art visuel de Jacqueline Veuve n’aurait pas tendance à produire ce qu’on pourrait appeler des figures fractales où une figure se décompose en figures secondaires.

En effet, les fractales illustrent bien le principe de moindre différence, au sens où les parties (secondaires) des personnages (principaux) sont elles-mêmes des personnages, et sont donc aussi similaires que possible (en fait, identiques) aux personnages voisins qui ont une existence autonome.

La figure secondaire (Susan, Angèle, Delphine, Lucienne) serait-elle en fait une version transformée de la figure principale (Jacqueline la filmeuse ou la Femme sauvage), les parties étant reliées au tout en vertu du principe de moindre différence ? La vérité n’est jamais simple à trouver : jamais tout à fait ce que l’on voit, ou ce que l’on pense avoir vu. Pour s’en approcher, il est nécessaire de multiplier les voies d’accès, les points de vue. Il est nécessaire de rejouer, pour déjouer. Mais comment rendre compte de ce travail de filmeuse de femmes en action, tout en n’esquivant pas la question du transfert ou plutôt du co-transfert multiple, à savoir du jeu d’influences réciproque des désirs, des fantasmes, des attentes réciproques des unes et des autres. En filigrane s’esquisse aussi une certaine forme d’implexité ou caractère complexe des implications qui désigne le degré d’implication de la filmeuse lorsqu’elle filme et interroge les personnes ; des personnes lorsqu’elles acceptent la caméra voire la neutralise ; du spectateur qui voit, co-auteur conscient ou non ; de moi-même qui m’évertue d’en rendre compte dans un cadre défini à l’avance tout en transgressant le cadre in fine.

L’exemple des kolam

L’exemple des dessins de bienvenue des pas de porte, qui sont appelés au Tamilnad (Inde du Sud) des kolam, me vient alors à l’esprit. Les kolam sont des figures sinueuses et symétriques qui sont souvent difficiles à « lire » au sens où il est difficile de saisir le principe de construction du dessin. Ils inaugurent avec le spectateur une sorte de jeu topologique, proche du labyrinthe.

À première vue, le dessin se compose d’une simple ligne, décrivant un trajet complexe entre des lignes et des colonnes de points. Or, cette première impression est une illusion : ce kolam en fait est composé de quatre boucles continues et asymétriques qui se superposent en s’étant chacune déplacée d’un quart de tour. Il est pour ainsi dire l’équivalent visuel d’un canon à quatre voix, où chacune des voix chante la même mélodie mais en décalage. Les mêmes éléments (les boucles prises individuellement) sont décalés non dans le temps, mais dans l’espace, suivant un déplacement d’un quart de tour. L’intérêt de ce kolam est que, même si l’on sait en théorie que ce motif est composé de quatre boucles distinctes, identiques, mais orientées différemment, il est presque impossible d’isoler chacune de ces boucles du dessin global. (Gell, 2009 : 107-111)

Si l’on applique le principe du kolam à notre série documentaire « Nous les femmes », nous pouvons créer une figure globale englobant quatre films sélectionnés sur sept possibles, quatre récits- portraits filmés par Jacqueline Veuve et une récit-portrait de la RTS consacré à la réalisatrice.

Toutefois, cette figure globale ou motif est une construction personnelle visant à vouloir reconstruire

l’intentionnalité de la réalisatrice dans le choix de ses portraits filmés, tout en recherchant les

intentionnalités des figures féminines acceptant d’être « vues », tout en n’ignorant pas mes propres

intentionnalités ni celles des spectateurs et lecteurs de ce texte. En fait, l’ensemble de ce qui précède

dessine des formes labyrinthiques dont il faut tenter de saisir le sens cognitif. Or, on sait que le

labyrinthe a une issue ; on se doute que la construction du labyrinthe repose sur le principe de

répétition simple qui consiste à relier des lignes et des points.

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5 Et pourtant, il est impossible de trouver une issue au labyrinthe, à moins de suivre laborieusement son tracé. C’est une sorte d’obstacle cognitif à surmonter. Pour résoudre cette équation labyrinthique, s’est imposé le choix de « dessiner » une sorte de kolam textuel, canon à multiples voix, entre moi- même, le travail de Jacqueline Veuve, les récits-portraits, les séquences choisies, mes souvenirs et des valeurs générales, alliées à mes expériences imagétiques, tout en me forçant à être aussi conscient que possible des différents éléments en jeu. Ce canon s’écrit selon certains principes de montage, qui est est une pensée en action, qui dispose de plans, de fragments d’espace et de temps forcément désaccordés, pour les assembler en des configurations à inventer à l’infini sans les figer ; à l’image de la table de montage de Harun Farocki,

« qui lui permet, en organisant les choses de continuer à fonctionner comme une table de travail, une table au travail : en laissant toutes choses co-présentes sur la table, justement. Afin de maintenir ouverte la dialectique des images. » (Didi- Hubermann, 2018 :535-539)

Récits-portraits selon une optique de succession unifiante sous forme de cinq plans séquence

Théoricien du cinéma, André Bazin, qui a inventé l’expression « plan-séquence », voyait cette figure comme l’achèvement dans le temps de l’objectivité photographique.

Plan séquence 1 : Angèle – « y'avait pas de choix, j'avais surtout tellement admiré les femmes de Russie qui pouvaient choisir des métiers d'hommes. »

« Tous les matins je me dis, Seigneur tu me donnes un jour, alors il faut en faire quelque chose. Donc moi je trouve que c'est un cadeau tous les jours. C'est d'ailleurs beaucoup avec mon oiseau que je vois aussi. Tous les matins quand je lui enlève son linge, il regarde où il est et, on dirait que c'est tout neuf pour lui et je me dis et ben c'est aussi tout neuf pour moi. La journée comme ça vécue il semble que c'est, c'est quelque chose qu'on prend tous les jours et puis qu'on est très attentif à ce qui vient. » « Et à la sortie de l'école secondaire, j'ai fait l'école de lingerie et là, à ma dernière année d'école de lingerie, mon père s'est suicidé et j'ai dû partir en usine. C'était pas exactement ce que j'aurais voulu faire, mais enfin. Et y'avait pas de choix, j'avais surtout tellement admiré les femmes de Russie qui pouvaient choisir des métiers d'hommes, et j'aurais tellement aimé conduire un train. Mais, je me suis engagée par la suite dans un mouvement ouvrier sur le plan syndical et c'était aussi une locomotive. »

Plan séquence 2 : Susan - Duras, Woolf, Sarraute et karate-dō

Susan, trente ans, Américaine, a écrit en français une thèse de doctorat sur Marguerite Duras. Elle enseigne maintenant le français, à temps partiel, à l'Université de Harvard près de Boston. Son temps libre, elle l'a passé à apprendre le karaté. Aujourd'hui elle l'enseigne à d'autres femmes. Pourquoi ce professeur de français enseigne-t-il également ce sport martial A l'origine, une mauvaise expérience amoureuse. Mais cela seul ne saurait expliquer cette activité étrange pour une femme. Pour comprendre, il faut se rappeler du mouvement de libération de la femme aux Etats-Unis, qui prit des aspects très variés allant de l'antiféminité à une certaine agressivité contre les hommes. Puis il faut se souvenir des conditions d'insécurité qui règnent pour les femmes dans la banlieue de Boston. Le montage alterné des confessions de Susan et de Susan tour à tour professeur de français et de karaté est un témoignage de l'attitude de certaines femmes à l'égard des hommes dans un pays où les relations entre les deux sexes se sont altérées.

Plan séquence 3 : Delphine - « Tout ce que l'on veut de moi, je peux le devenir.»

Lorsqu'on évoque Delphine Seyrig, ce qui vient d'abord en mémoire, c'est sa voix. Extrêmement

sensuelle, le timbre voilé des fumeuses, la pointe d'accent bâlois avec, en fin de chaque phrase, cette

légère montée qui précède la chute. « A l'image d'un vrai violoncelle. Une voix pas du tout

sophistiquée, comme certains pouvaient le prétendre, mais sa propre manière de respirer », ainsi que le

souligne le comédien Michael Lonsdale, devant la caméra de Jacqueline Veuve. Delphine Seyrig était

la voix inoubliable d'India Song de Marguerite Duras, mais aussi le corps et cette incroyable présence

dans L'année dernière à Marienbad d'Alain Resnais. Jacqueline Veuve, cinéaste, amie de Delphine

Seyrig, a voulu rompre le silence qui est tombé sur sa mémoire en réalisant un documentaire qui

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retrace avec émotion et subjectivité la vie de la comédienne mythique, de la féministe acharnée mais aussi de la simple amie.

«

(…) . Lorsqu'elle parle d'avortement, lorsqu'elle manifeste, lorsqu'elle rencontre Simone de Beauvoir. Son rapport au public, aussi. Elle parle très bien de son métier, de ce que l'on est sur scène et de ce que l'on est en réalité, également du fait que dans la salle, elle avait toujours l'impression de jouer plus pour les femmes. C'est une comédienne, mais c'est aussi une féministe. »

Plan séquence 4 : Lucienne - Seule contre les multiplexes, la petite dame du capitole

Lucienne Schnegg est une petite femme pleine d'énergie. A quatre-vingts ans, elle est toujours aux commandes du cinéma "Capitole". Engagée comme secrétaire en 1949, elle en est devenue l'héritière et l'âme du cinéma. Tout à la fois caissière, femme de ménage et directrice, elle nous raconte son cinéma, le plus beau, le plus grand et le plus ancien de Lausanne. Après-guerre, vingt-cinq personnes y travaillaient, dont six placeurs en livrée, et les spectateurs se pressaient par foule pour voir entre autres

"Le jour le plus long". Aujourd'hui, le Capitole n'est plus rentable. Les distributeurs lui préfèrent les multiplexes pour la sortie des grands films. Malgré la fin programmée des cinémas comme celui-ci, la petite dame garde le sourire, allant et venant, de haut en bas de son navire. Comme le montre Jacqueline Veuve, Lucienne Schnegg, l'âme du Capitole, la petite dame à l'air fragile, est le dernier des Mohicans: elle n'est liée à aucun groupe, et s'y est toujours refusée avec la même main de fer dont parlent ses anciens employés. Avec elle, pas davantage question de toucher aux comptes, à la caisse qu'à son cinéma. Vendre reviendrait à se vendre. Le Capitole n'a, de fait, que des miettes et seuls Fox/Warner et UIP la soutiennent encore.

« Les groupes, raconte-t-elle dans le film, forment un monopole. J'ai eu beau écrire au Département de justice et police.

Ils m'ont même écoutée, reçue et enregistrée. J'ai aussi écrit aux distributeurs pour essayer de sauver ma peau et ma salle.

Mais ça n'a pas servi à grand-chose. Personne ne pensait que je m'opposais à un monopole. Pour eux, c'était la liberté du commerce. Alors j'ai décidé de continuer en franc-tireuse ».

Plan séquence 5 : Jacqueline – L'Hésiode helvétique

(Intervention de Jean Rouch dans le cadre des Entretiens et rencontres avec le public du cinéma

'Les quatre cent coups » à Villefranche-sur-Saône en Octobre 1999)

« Le temps a passé, cinquante ans ou presque ! Et tu continues. Chaque année ou presque on guette le nouveau Jacqueline Veuve. Elle affine sa caméra et son langage. Qui a fait le commentaire ? C'est toi ? Eh bien, pour moi, tu retrouves la langue d'Hésiode et le style d'un de mes favoris grecs, Les Travaux et les jours. Et on pourrait dire, en faisant un panorama de tes films, de tes films passés, présents et à venir, que tu es une sorte d'Hésiode de la Suisse d'aujourd'hui. C'est rare pour des Suisses. C'est un compliment, mais c'est vrai. Et dans le commentaire et le reste, c'est une langue très simple, toujours la même. Ce n'est pas Homère. C'est un bonhomme qui sait ce que ça veut dire d'avoir des cals aux mains et, en même temps, qu'il ne faut pas trop boire. Je cite de mémoire une page d'Hésiode : "Lorsque le travailleur à midi s'arrête, il choisit l'ombre d'un arbre auprès d'un ruisseau d'eau claire. Il sort sa gourde de vin et il mélange un tiers de vin, deux tiers d'eau pour être sûr de pouvoir continuer avec le même entrain jusqu'au coucher du soleil. Merveilleusement dit. C'est ça. Depuis, d'ailleurs, moi- même très souvent je mets de l'eau dans mon vin pour pouvoir achever mon labeur. Il y a là cette belle simplicité que je retrouve dans tous tes films, que ce soient les fabricants de bois, etc... Je ne crois pas qu'il y ait des exemples comme ça dans le cinéma. On peut citer bien sûr notre maître Flaherty. Dans tes films, c'est toujours même lieu, même action. Unité de temps, unité d'action, unité d'amour, car pour filmer comme ça, il faut aimer les gens. Tu leur as montré le film ? Ils pleuraient de joie ? Donc, c'est très beau, parce que c'est le cinéma tel qu'on le rêve, qui année après année amène des documents nouveaux, des éléments nouveaux, des machines à rêver et à travailler. Quel est le prochain film ? »

Récits-portraits selon une double optique d’exposition simultanée

Il s’agit d’introduire introduire une série de décalages qui produisent une lisibilité autre par une pratique de déplacement des images. Marc Abélès considère le déplacement

« comme un opérateur épistémologique produisant un travail de dis-location qui ne cherche pas à produire une cohérence sous-jacente (…) le déplacement fragmente et inquiète, il produit du différent et de l’incongru au cœur du familier, il explore au présent la discordance du temps. » (Abélès, 2011 : 185)

Par exemple, les dissemblances ou les degrés de contraste ou les variations de mouvements entre

Angèle Stalder et Delphine Seyrig, ou entre Susan et Lucienne Schnegg se sont imposés de facto alors

qu’au départ la comparaison entre Susan et Delphine Seyrig était plus évidente, comme si la

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7 réalisatrice dans sa constance d’approche ethnographique faisait apparaître une nouvelle échelle de valeurs, suscitant une autre forme de narration riche en potentiel. Que peut donner la comparaison entre Angèle Stalder, ouvrière et syndicaliste et Delphine Seyrig, actrice et féministe, entre Susan, universitaire et professeure de karaté et Lucienne Schnegg, gérante d’un cinéma ? Comme si la réalisatrice avait projeté sur l’imaginaire du spectateur une sorte de collure à l’ancienne, des marques de colle entre des documentaires réalisés pourtant à des périodes différentes. Sur chacun des deux écrans passent des extraits des dialogues des films, des extraits de commentaires, de critiques, de témoignages. Quel lien le lecteur peut-il créer entre les ensembles mis en co-présence – Angèle/Delphine, Susan/Lucienne - qui se présentent à la lecture ?

Tableau 1. Confrontation, collision de portraits, contre/avec/dedans/dehors.

Écran 1 - Angèle

« Tous les matins je me dis, Seigneur tu me donnes un jour, alors il faut en faire quelque chose. Donc moi je trouve que c'est un cadeau tous les jours. C'est d'ailleurs beaucoup avec mon oiseau que je vois aussi. « ... À l'usine on sait pertinemment qu'on use à force travail. On use à force travail mais il semble que, on prend... je ne voudrais pas dire sa force qu'on voudrait louer, mais on prend la personne toute entière. Il semble que le matin, depuis le pas qu'on met dans l'usine jusqu'au soir quand on en ressort, on est vraiment à la disposition pour tout ce qu'on est et tout ce qu'on a. Alors ça nous rend vraiment petit, parce qu'on sort de là tellement fatigué et vidé.

Et y'a qu'à voir, par exemple ... la participation minime des travailleurs aux affaires publiques, disons au syndicat aussi c'est tout de même aussi ça. Le soir on est tellement vidé que ressortir c'est quelque chose qu'on peut pas demander à chacun. Tout le monde n'a pas la même capacité de force et santé. Que c'est ça vraiment la pauvreté des travailleurs. On se sent petit, minus, rien du tout. J'ai donc à mon actif, 17 ans de travail en usine chocolat Villars, et j'ai travaillé 20 ans à la fabrique de cartonnage. »

Écran 2 - Delphine

… Je pourrai me tromper, croire que je suis belle, être comme les femmes belles, comme les femmes regardées, parce que l’on me regarde vraiment beaucoup, et moi je sais que ce n’est pas une question de beauté, mais autre chose, oui, autre chose, d’autres choses, exemple, l’esprit ; paraître belle ou jolie, tout ce que l’on veut de moi, je peux le devenir, et le croire

(…) Elle est un jour l'invitée surprise à la télévision d'une émission de Jean-Pierre Elkabach, elle prend la parole on attend d'elle qu'elle soit conciliante, c'est mal la connaître, elle est en colère. «je prends la parole parce que vous ne me la donnerez plus.

Il n'y a que des hommes sur votre plateau, moi je suis dans cette pièce à part pour vous dire que les femmes ont le droit de dispose de leur corps comme elles l'entendent. L'avortement est un droit. « Un ministre qui était invité en reste pantois !»

Interview avec Jacqueline Veuve, La Rochelle, 2007)

Delphine aussi était une féministe pure et dure. Dans le film, Rochefort raconte qu'elle mesurait la hauteur des éviers pour voir si les femmes n'étaient pas trop courbées en faisant la vaisselle! Et en même temps on l'adorait.

Elle a eu des propos extrêmement durs à la télévision française, où elle déclarait» nous les femmes, nous ne sommes pas des petits chiens qu'on promène en laisse !»

Dans le film elle dit quelque chose d'assez effrayant : «Il est plus facile d'avorter que d'élever un enfant.» Elle a un fils, et j'imagine que pour lui ça a été dur.

Écran 1 - Susan, une universitaire de combat

(…) le français que j’enseigne n’est pas une langue à la mode. La plupart de mes étudiants ne s’y intéressent peu ou pas. Quand j’enseigne le karaté aux femmes, c’est autre chose. Découvrir un potentiel en elles, quelque chose de nouveau. Pourquoi le karaté ? C’est à la suite d’une rupture amoureuse. J’étais furieuse contre lui, contre les hommes en général. J’ai exprimé une colère contre une sorte de mannequin à hauteur d’homme, un punching-ball.

Quand j’ai découvert que mon corps était capable de faire autre chose que l’amour, j’ai commencé à m’habiller

Écran 2 – Lucienne, Le dernier des Mohicans

Une femme dans un monde d'hommes. Depuis toujours.

Depuis Tavannes, dans le jura bernois, son lieu de naissance il y a huit décennies. 27 janvier 1925. "Le même jour que Mozart, ce dont je suis très fière."

Ses parents habitaient dans une maison qui appartenait à la dame qui possédait le cinéma Royal de Tavannes. Le dimanche après-midi, quand il faisait mauvais, Lucienne et sa cadette d'un an allaient, avec leur maman, dans le tea-room qui se trouvait en dessous. Pendant que maman jouait aux cartes avec ses amies, les fillettes montaient en catimini sur le balcon pour voir les films.

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différemment, pour pouvoir bouger, libre de m’asseoir comme je veux, confortable… Je me définis maintenant par rapport à moi-même. Je ne me définis plus par rapport aux hommes.

Vendredi soir, c’est la première fois que j’ai fait quelque chose en dehors des hommes. D’habitude aux États-Unis, il faut sortir le vendredi soir avec un homme. Si on ne sort pas avec un homme, la vie est ratée ! C’est la première fois que j’ai fait quelque chose avec les femmes.

Ce n’est pas un échec, pour les femmes pour la première fois. Çà modifie la personnalité des femmes ; on devient plus indépendante, on n’a plus besoin d’un homme comme escorte. Nous nous rendons compte que nous pouvions faire un tas de choses que nous ne pouvions pas faire avant ! Plus important, c’est l’idée de sortir le soir. Si j’ai envie d’aller au cinéma, je vais au cinéma seule, je n’ai pas peur. Avant, je ne serais pas sortie seule, je serais restée chez moi, fâchée contre tous les hommes.

Le FBI dit qu’il y a aux États-Unis un viol toutes les deux minutes. Le nombre de femmes qui ne rapportent pas un viol est infini ; parce qu’elles ont peur d’être ridiculisées par la police. Les agents se moquent d’elles. Elles ne peuvent jamais prouver qu’il y a eu un viol.

Au Festival de Nyon, pendant la discussion, des hommes demandent à Jacqueline Veuve pourquoi elle n'a pas filmé une femme "normale", qui pratique des sports plus gracieux : l'équitation ou la danse. Si l'on prend ces reproches au sérieux – et le ton de la discussion y contraint – on en arrive alors à la question de l'émancipation des hommes et ces réactions masculines violentes prouvent à quel point Susan est nécessaire. Paul Bader, National- Zeitung, Bâle

Son patron de l'époque, un Luxembourgeois installé à Genève,

"Monsieur Köhn", a racheté le Capitole inauguré en 1928. Le

"patron", comme elle l'appelle encore, ne connaît rien au fonctionnement d'une salle de cinéma. Il lui en confie la gestion.

Elle a 24 ans. "Eric et Albert sont partis faire leur vie ailleurs. Ils se sont mariés. Ils on eu des enfants, des petits-enfants. Moi, c'était le Capitole ! » « C'était les belles années », raconte-t-elle à Jacqueline Veuve, avant de les regretter tout autant au moment de l'interview. « Il n'y avait pas de télévision. C'était juste après la guerre, et les gens sortaient beaucoup » L'époque où placeurs et concierges sont en uniforme, où le public vient en tenue de soirée.

Époque aussi des grosses productions américaines, du Cinémascope, des grands westerns, puis du grand cinéma italien.

Les séances sont souvent mondaines. Les gens achètent leurs billets d'avance sans même connaître le titre du film qui va être projeté.

Les soirs de grande première, les voitures ne passent plus l'avenue du Théâtre, parce que la foule déborde sur la route. « Le Jour le plus long a été complet tous les soirs pendant un mois. On n'avait plus de voix.. »

« Quand Lucienne Schnegg a demandé de l'aide au médiateur de l'Association cinématographique suisse romande, il lui a répondu, après enquête, en lui suggérant de vendre : "Faites comme Woody Allen: -- Take the money and - run (ndlr. Prends l'oseille et tire-toi, 1969)." Elle lui a répondu du tac au tac: "Non, Monsieur:

The show must go on!" "Je n'abandonnerai jamais. jamais. Voilà.

C'est ma maison. J'y suis, j'y reste. jusqu'à la fin. Qu'ils le veuillent ou non. »

Il nous semble que comparer ces quatre récits selon une autre logique, mais à l’aune du parcours de

Jacqueline Veuve, fait exploser le cadre qui contient chaque figure féminine ou délimite les champs

perceptifs. En fait, la cohérence du travail au long cours de Jacqueline Veuve s’inscrit dans l’approche

d’Eisenstein qui pense le montage comme une machine à produire des explosions. Et cette explosion

produite par la comparaison produit un choc ou un bond qualitatif, où chacune des images qui

surgissent semble jaillir l’une de l’autre. En fait, une « explosion » en art se construit exactement selon

la même formule que l’explosion dans le domaine des explosifs. Ici comme là, on augmente d’abord la

pression. Ensuite on fait exploser le cadre qui contient l’ensemble. La secousse dissémine alors des

myriades d’éclats. Angèle, Delphine, Susan, Lucienne, fragments ou éclats d’une définition de la

femme en action et en rébellion, produisent alors la figure emblématique de la femme en action dans

sa diversité, de la femme sauvage. Jacqueline Veuve joue en quelque sorte le rôle de la capsule

d’amorçage-détonateur pour faire voler en éclats le silence. La déflagration obtenue par la

juxtaposition des quatre documentaires, joue, dans la perception du spectateur que nous sommes, le

rôle du « détonateur » de sens, en faisant émerger et exploser une colère sourde, une vive et

douloureuse indignation contre la phallocratie prétentieuse en filigrane des luttes de ces parcours

singuliers. Chacune des images de ces documentaires est à lire comme l’expression d’une vérité

intérieure propre à chacune de ces femmes, filmées et filmeuse : la lutte sans concession pour la

dignité de femme et le retour au « soi sauvage ». Il est vrai que la vertu sur-réalisante du cinéma

s’accomplit ici de la façon la plus pure : le simple fait de choisir dans le déroulement du jour quelques

moments cadrés et enchaînés avec justesse donne de la quotidienneté une image tendre ou

humoristique, plaisante ou grave, mais une image dense, une image plus vraie que cette vérité

extérieure que nous subissons.

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9 L’ultime plan dans la tradition de la non-clôture narrative

Roland Barthes distinguait le lisible et le scriptible. Pour lui, le lisible est un texte mort qui fut écrit autrefois et ne peut être lu que d’une seule façon. En revanche, le texte scriptible arrive incomplet, encore vivant, réclamant une création active de chaque lecteur qui lui sent visite. Les récits-portraits des figures féminines filmées par Jacqueline Veuve relèvent à mon sens du scriptible. Et le spectateur du scriptible en est le co-auteur, non pas en se conformant à ce qu’a réalisé Jacqueline Veuve, mais en accomplissant ce que les images exigent. Barthes précise « qu’un texte scriptible est un présent perpétuel (…) ce texte, c’est nous-mêmes qui l’écrivons » (Barthes, 1953 : 3-6)

Nous avons écrit notre propre texte en proposant toutefois un dispositif de « dialectique des images » souhaitant dépasser l’équivalence de l’opposition entre les images et permettre au spectateur de « faire lui-même de nouveaux remontages – fussent-ils virtuels » (Didi-Huberman, 2010 :71-195). Toutefois, notre invention ethnographique ne part pas d’une esquisse imaginaire mais du « levé de reconnaissance » effectué à partir de ces récits filmés. Il s’agissait sans doute pour nous de construire un espace fictionnel qui s’affranchirait peu à peu de la réalité documentaire afin de trans- visualiser les parcours de vie de ces figures féminines. Pour ce faire, il nous fallait dépasser l’opposition classique entre la filmeuse qui

vient voir les personnes et les personnes qui acceptent d’être vues, sorte de syndrome de Brulard dont la puissance fabulatrice médiatise la réalité brute et la

réalité de la filmeuse - ce qu’on ne connaît pas, on l’imagine à l’image de ce qu’on connaît de plus approchant au point que la référence peut devenir le « modèle » à l’insu des uns et des autres ; et il peut advenir que le réel lui-même pourtant vu, vécu, soit décrit comme un tableau, la configuration reconstituée des choses l’emportant sur les choses elles-mêmes. Mais tout cela reste sommaire pour démontrer l’admirable leçon de Jacqueline Veuve : nous faire comprendre que le monde réel est aussi fort souvent vu dans un reflet et non dans son immédiateté, ce qui est autre façon de dé-réaliser la perception ; que le travail de Jacqueline Veuve amène au premier plan ce « moi vivant » occulté trop souvent par les écritures anthropologiques. En fait, ces cinq figures féminines en mouvement et la vision du monde qu’elles incarnent légitiment la réponse de Clarissa Pinkola Estés, à la question de l’existence réelle de la Femme Sauvage. Elle répond qu’elle existe aussi souvent qu’une femme existe, une femme qui ne renie pas ce qui fait sa puissance, cette puissance qu’elle tient de sa familiarité sacrée avec la nature :

« Une femme saine comme une louve : robuste, pleine comme un œuf, débordante de vitalité, consciente de son territoire, donneuse de vie, inventive, loyale, bougeant beaucoup. […] Nous ne sommes pas faites pour avoir le poil rare et être incapables de bondir, de chasser, de donner la vie, de créer la vie. Quand la vie des femmes est en état de stase ou bien est pleine d’ennui, il est temps qu’émerge la Femme Sauvage : il est temps que la fonction créatrice de la psyché vienne inonder le delta. […] (Pinkola Estès, 1996 : 27)

« Au Mexique, on dit que les femmes portent la

luz de la vida, la lumière de la vie. Et cette

lumière ne se trouve ni dans les yeux, ni dans le cœur de la femme, mais en los ovarios, dans ses ovaires […]. La Loba, c’est-à-dire la Femme Sauvage, chante avec ce que lui apprennent los ovarios, avec un savoir qui lui vient du plus profond du corps, du plus profond de l’esprit, du plus profond de l’âme. […] Si l’on a la semence, on a la clé de la vie. Si l’on se trouve dans les cycles de semence, on danse avec la vie, on danse avec la mort, on rentre de nouveau dans la vie en dansant.(…) « C’est très simple : sans nous, la Femme sauvage meurt. Sans la Femme Sauvage, nous mourons. Para Vida, pour la vraie vie, les deux doivent vivre. » (Pinkola Estès, 1996 : 41/56)

Bibliographie

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Pinkola E. Cl. (1996) Femmes qui courent avec les loups. Histoire et Mythes de l’archétype de la femme sauvage, traduit de l’anglais (États-Unis) par Girod M.Fr. Paris : Grasset.

Corpus

Cin&Lettres en collaboration avec Cinémathèque Suisse (2016). Jacqueline Veuve Rétrospective. 8 DVD, sélection de 20 films documentaires et 2 films sur la cinéaste. DVD 1/Nous les femmes/ Susan (1974) ; Swiss Graffiti (1975) ; Angèle Stalder ou la vie est un cadeau (1978) ; Delphine Seyrig. Portrait d’une comète (2000) ; Jacqueline Veuve Cinéaste – portrait RTS (2013) : Portrait posthume de la cinéaste Jacqueline Veuve par De Riedmatten E.

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