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Lignes de vie

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Bulletin Amades

Anthropologie Médicale Appliquée au Développement Et à la Santé

 

63 | 2005 63

Lignes de vie

Yannick Jaffré

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/amades/230 DOI : 10.4000/amades.230

ISSN : 2102-5975 Éditeur

Association Amades Édition imprimée

Date de publication : 1 septembre 2005 ISSN : 1257-0222

Référence électronique

Yannick Jaffré, « Lignes de vie », Bulletin Amades [En ligne], 63 | 2005, mis en ligne le 03 février 2009, consulté le 08 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/amades/230 ; DOI : https://

doi.org/10.4000/amades.230

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Lignes de vie

Yannick Jaffré

1 Une rencontre ne peut jamais toute se dire. Les mots échangés sont toujours faufilés d’incertitudes, d’émotions, de choses vues sans qu’on les ait regardées. Il reste des harmoniques que l’on écoute seul, et des réponses après-coup que trahit parfois un discret mouvement des lèvres.

2 Certains saisissent au vol ces phrases sans référents et ces répliques sans destinataire.

Ils les rangent diversement dans des cahiers, des carnets, des poèmes. Des bouts de textes, des manières de dire ce que l’on a ressenti sans le vouloir ni le penser. Un essentiel modeste que l’on cerne sans concept.

3 1917, Mikaïl Boulgakov est médecin à Nikolkoïe, au cœur de la Russie. Seul, avec quelques livres et de maigres connaissances décillées par la rencontre des corps : « Je feuilletais à la hâte les pages de papier glacé qui bruissaient sous mes doigts : la version est toujours dangereuse pour la mère… ».

4 Mais, sans doute parce que le courage vient par surprise, il ne peut se dérober. « Je fus moi-même terrifié par ce que je venais de dire, mais que je ne pouvais taire. Et si jamais elles acceptent ».

5 Ce savoir ne gouverne aucun corps. Il n’est qu’une réponse, fragile et démesurée, à une demande ou un regard. L’acte est son prolongement immédiat, et engage à la vie ou à la mort « je ne voyais plus à présent, qu’une chose, les anneaux grisâtres de la trachée. J’y plantai mon bistouri acéré… et je restais pétrifié. La trachée venait de s’élever hors de la plaie ».

6 C’est un récit comme un simple des mots, un abécédaire des craintes, des croyances locales, des douleurs d’alors, des rencontres, des amitiés et de l’isolement. On le sait, Boulgakov renonça à la médecine, comme obligé d’écrire. Mais s’éloignant il se retourne encore. « Peut-être au moment même où j’écris ces lignes, quelque jeune tête se penche sur la poitrine d’un malade. Une lampe à pétrole jette sa lueur jaunâtre sur une peau jaunâtre… Salut à toi, mon cher camarade ! ».

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7 1924, Louis Ferdinand Céline soutient sa thèse de médecine sur Semmelweis – « un poète de la bonté, plus réalisateur que les autres » – et fait de la santé publique un roman d’aventure.

« Le dernier voile tombe. La lumière est faite. ‘Les mains, par leur simple contact, peuvent être infectantes’, écrit-il…(…) Le résultat ne se fait pas attendre, il est magnifique. Dans le mois suivant la mortalité puerpérale devient presque nulle, elle s’abaisse pour la première fois au chiffre actuel des meilleures Maternités du monde : 0,23 % ».

8 Mais nous sommes déjà au bout de la nuit avec le tragique d’une vie singulière, et des mots qui raclent le réel.

9 « Semmelweis, s’emparant d’un scalpel, franchit le cercle des élèves, bousculant plusieurs chaises, s’approche du marbre, incise la peau du cadavre et taille dans les tissus putrides avant qu’on ait pu l’empêcher (…) Il reprend son scalpel et fouille avec ses doigts en même temps qu’avec la lame une cavité cadavérique suintante d’humeurs.

Par un geste plus saccadé que les autres il se coupe profondément. Sa blessure saigne. Il crie, Il menace. On le désarme. On l’entoure. Mais il est trop tard… Comme Kolletchka naguère, il vient de s’infecter mortellement ». Un voyage jusqu’au bout, là où la mort prouve son savoir.

10 1950, Jacques Chauviré, ami de Camus, et médecin dans le Lyonnais s’interroge sur sa pratique.

« Je ne sais pas si mon métier me suffira. Je veux dire par là que je ne serai jamais un médecin satisfait par l’afflux d’une clientèle qui deviendrait rapidement un esclavage. Je ne vois pas une réussite dans le succès professionnel. Au contraire, je pense de plus en plus qu’il me faut conserver du temps pour m’élever au-dessus de mon métier pour mieux connaître ses fins et surtout ses limites, pour mieux supporter son poids ».

11 Pour cela, il écrit des sortes de haïkus qui souvent ne font que prolonger le regard. « Le mort est là. Les volets de la chambre sont clos. On ne distingue guère que le beau visage mince et blême du défunt qui appelle ou interroge. Mais ne sait-il rien de plus ? […] La ligne des peupliers s’étire vers l’aval, là où les roseaux foisonnent. Dans le lointain, les étangs ont soif ».

12 Parfois, ce sont des bribes d’histoire. « 20 juin. Vu aujourd’hui Mlle P. dont le frère est mort récemment d’un cancer du larynx. Mlle P. est très amaigrie et, comme je m’en étonne, elle me raconte que, alors que son frère ne pouvait presque plus rien prendre, elle s’est oubliée devant lui et s’est écriée qu’elle avait faim.

13 – Moi aussi, a répliqué son frère avec véhémence, voici cinq jours que je ne puis plus rien absorber.

14 Dès lors Mlle P. s’est mise au même régime que son frère et elle a aussi renoncé à prendre quoi que ce fût, sauf des liquides, clandestinement.

15 – Je voulais lui montrer qu’il était possible de survivre sans manger. Il est mort tout de même ».

16 1978, Lorand Gaspar, chirurgien et poète, sait bien que c’est le même couteau qui tranche les corps, l’argile et les mots. Alors il cherche des continuités. « Entendre l’herbe pousser dans l’enclos de ses viscères, en son cœur vain de gonflements. Quand l’épaisseur du sang soudain se souvient : ruissellement sans mémoire où viennent se dissoudre les raideurs meurtrières ». Il cherche jusqu’à la peau du discours, jusqu’à cette étrange dimension du langage de cerner sans relâche ce qu’il échoue à dire,

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17 Alors c’est quoi ces textes ? Rien, une autre mesure du monde, un espace que Winnicott nomme « transitionnel ». Une sorte de terrain de jeu, où les mots accompagnement des vies. Rien n’est interprété, ça ne sert à rien. Une simple manière de repriser le réel sans le masquer.

18 Mais ils disent l’essentiel d’une rencontre entre soignants et soignés, et l’incertitude d’une pratique.

19 Ce sont des paroles d’ombre que l’on n’ose dire en public. Mais n’est pas cela qui est oublié dans ces lourdes réformes administratives et économiques de la santé…

L’étrangeté des corps, quelques paroles sur le seuil des maisons, juste les quelques bruits que nous faisons en traversant le monde.

BIBLIOGRAPHIE

Boulgakov M., Récits d’un jeune médecin, 1994, L’Age d’Homme Céline L. F., Semmelweis, 1999, Gallimard

Chauviré J., Journal d’un médecin de campagne, suivi de funéraires, 2004, Le temps qu’il fait Gaspar L., Approche de la parole, 1978, Gallimard.

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