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Mes deux grands-pères

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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e Calendrier des postes aurait voulu nous faire croire que l’hiver s’achevait. Mais il avait beaucoup de peine à nous convaincre. Ce qu’il annonçait ne collait pas avec notre réalité.

L

Ce calendrier, je le revois encore. Il affichait, cette année-là, un énorme bouledogue, baveux et vilain au possible. Quand Joachim, notre facteur bigleux, bègue et boiteux, dans l’espoir de substantielles étrennes, nous l’avait présenté, c’est lui que j’avais choisi, sans hésiter, entre trois chatons pelucheux, un clown peinturluré et une vue du Mont Ventoux sous la neige. Ma grand-mère, qui par habitude et commodité épinglait traditionnellement le calendrier au- dessus de sa machine à coudre, avait tout de suite déclaré qu’elle ne pourrait supporter pareille horreur une année durant ; mais la chère femme ne savait rien me refuser. Et peut-être que je me faisais un plaisir perfide à l’idée de la voir grimacer chaque fois qu’elle s’installerait à sa machine.

En fait, le froid qui nous avait pris quelques jours après Noël, ne voulait plus nous lâcher. Ce fut vraiment un hiver terrible. Quand je le raconte aux touristes de passage, l’été, ils font mine, poliment, de me croire. Mais il m’arrive parfois de surprendre un sourire furtif et amusé. Notre drame à nous autres méridionaux, c’est l’accent. À cause de lui on ne nous prend pas au sérieux. Pourtant…

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Je vais vous dire : ce pays aime par-dessus tout faire le malin pour briller aux yeux des estivants. Il fait le beau. Il fait l’illusionniste. Mais pour nous qui le pratiquons à longueur de temps, et depuis des siècles, il n’est pas toujours d’un naturel très tendre. Il nous réserve souvent de ces petits coups de pied en vache qui nous porteraient facilement à la haine si nous n’avions pas pour lui cet amour immodéré, et même inconditionnel, qui frôle souvent, je le reconnais, le ridicule.

Mais ce que je dis là est la vérité vraie : un hiver terrible. Quand on se levait, le matin, quand on émergeait des lourds édredons de plumes, il y avait de la glace sur les vitres, épaisse comme le doigt ; ce qui retardait l’instant où l’on se précipitait dans des pantalons raidis par le froid de la nuit. La mare à canards ne dégelait pas avant le milieu de l’après-midi et les grands cyprès chargés de givre, au fond du jardin, ressemblaient à de gigantesques sucres d’orge.

Comme je n’avais pas encore l’âge de fréquenter l’école communale, ma seule occupation sérieuse consistait à faire manœuvrer des soldats de plomb sur le carrelage à damier blanc et noir de la cuisine, l’unique pièce de la maison qui fut chauffée. Quand j’avais gagné pour la centième fois la bataille de Waterloo, je me plantais devant la belle flamme rouge qui dansait dans la cheminée, sur les bûches de chêne, et je rôtissais tour à tour les différentes parties de mon anatomie.

Sur la grosse cuisinière en fonte, émaillée de blanc, ma grand-mère préparait la colle de farine qui me permettrait de coller, sur des cahiers d’écolier à grands carreaux, les images découpées dans le Chasseur Français.

Une bonne odeur de café embaumait la cuisine. Pourtant, à

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bien y repenser, ce café ne devait être qu’un pauvre jus de chaussette. On ne jetait le filtre qu’en fin de journée, après cinq ou six passages. Seulement, n’ayant pas encore droit au café, mon plaisir consistait à jouir uniquement de son arôme, et à boire du chocolat au lait, un peu parce que j’aimais ça, mais surtout parce que monsieur Banania offrait en cadeau de superbes vignettes à collectionner.

C’était là une sorte de vie un peu feutrée, douillette, d’autant plus confortable que le froid au-dehors se faisait coupant ; silencieuse aussi, car la télévision n’existait pas.

Du moins n’était-elle pas encore parvenue dans nos villages.

Il y avait seulement un énorme poste de radio, à côté du vaste fauteuil où mon grand-père Jules apaisait sa fatigue.

Encore ne ponctuait-il que quelques heures précises de la journée, jeux radiophoniques à midi, avec Zappy Max, dramatiques ou morceaux choisis d’opéra, le soir, jusqu’à l’extrême limite de la braise.

Grand-père Jules était allé à l’Isle-sur-la-Sorgue.

C’était un dimanche, jour sacré s’il en fut. Non pour des raisons religieuses, dont le brave homme, farouche mécréant, faisait peu de cas, mais parce que ce jour-là se tient le grand marché hebdomadaire sur la place de l’église.

Et, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il fasse un soleil d’enfer, on n’avait jamais vu Jules manquer ce rendez-vous.

De bon matin, avant tout le monde, il s’était levé, avait allumé le feu et mis à chauffer une casserole d’eau ; moitié pour le premier café, moitié pour la barbe. Ah, la barbe de mon grand-père ! Ça valait le déplacement.

L’opération tenait à la fois du travail de l’artiste et du rituel magique. Un clou, piqué dans le montant de la fenêtre, servait à accrocher le miroir. Et il ne servait qu’à ça.

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Malheur à celui qui aurait osé lui trouver une autre desti- nation. Les accessoires étaient rangés dans le tiroir de la table, chacun à sa place. Il fallait voir ! Jules, avec des gestes précis, invariables, déposait devant lui le savon à barbe, le blaireau, le couteau et l’affûtoir. La veille au soir, ma grand-mère lui avait préparé une serviette et le bol en faïence dans lequel il versait l’eau chaude. Avec la mousse, épaisse comme une crème chantilly, il se faisait une barbe de Père Noël, et l’acier du couteau, sur sa peau rêche, crissait d’un joli bruit.

Il m’arrivait parfois d’assister à ce cérémonial, les yeux ronds, épaté, guettant l’instant merveilleux où immanquablement il me barbouillerait le bout du nez d’un trait de blaireau. Le roi, alors, n’était pas mon cousin.

Après la barbe, Jules s’était habillé, comme un milord, avec cette coquetterie des vieillards qui espèrent toujours quelque bonne fortune. Quand ma grand-mère le voyait ainsi, sur son trente et un, elle lui jetait, moitié moqueuse, moitié admirative : « Oh Jules ! Tu as donné un coup de pied à l’armoire ? » Et il riait en frisant sa moustache.

Il était parti pour faire ce qu’il appelait son tour de marché. Il en était revenu comme chaque dimanche, vers midi, midi et demi. Il avait garé la Juva 4 dans l’ancienne grange, en la poussant à la main. Une habitude comme ça.

Après avoir fait la route sans trop dépasser le cinquante à l’heure, il s’arrêtait dans la cour, coupait les gaz, allait ouvrir le portail à deux battants et s’arc-boutait derrière le véhicule pour le ranger, tel un jouet dans sa boîte. Il n’appartenait pas à l’élite des conducteurs mais à cette génération qui faisait descendre le passager à chaque

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croisement pour vérifier si la route était libre ; tâche dont ma grand-mère s’acquittait consciencieusement quand elle était du voyage et que je remplissais quelquefois, non sans un certain orgueil. Ça me donnait une agréable sensation de puissance.

Dès que Jules poussait la porte de la cuisine, avec son odeur de bien rasé et son regard pétillant, le regard malicieux des naïfs, il s’écriait :

— Pastis !

C’était traditionnel. Ma grand-mère lui servait alors un pastis tellement épais que je m’attendais chaque fois à le voir se solidifier, comme un lait de plâtre. Déjà, sur le marché, au Café du Commerce que tenait Jeannot, son neveu, Jules en avait descendu deux ou trois, puis autant au bar Tabac, où se retrouvaient les copains de la classe 16, et encore autant au Cercle, rendez-vous des pêcheurs à la ligne. Entre-temps, il était allé porter un bouquet de fleurs ou un fromage de chèvre, selon la saison, à la postière, une brunette épaisse comme un papier à cigarette et dont il avait le béguin.

Tout en buvant son pastis, Jules mangeait de ces olives qu’il cassait le soir, à la veillée, dans un chiffon huileux, entre une brique et un petit marteau de cordonnier.

— Tu as encore été voir ta postière ! dit ma grand- mère.

— Il faut bien, répondit-il.

Disant cela, il me lança une œillade complice.

L’alcool le rendait gai ; de cette gaieté un peu égrillarde qu’on ne retrouve plus chez nos vieux de maintenant, rendus bien propres, bien aseptisés par les associations du troisième âge.

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— J’ai des nouvelles de mon père, dit encore Jules.

— Comment va-t-il ce vieux fou ?

— Comme un qui a passé quatre-vingt-dix ans.

Que mon grand-père eut un père était une chose qui me sidérait. J’avais toujours pensé que les vieux naissaient vieux, d’une génération spontanée, et qu’ils restaient figés leur vie durant.

Depuis quelque temps, j’entendais souvent parler de cet arrière-grand-père, Charles, que je n’avais jamais encore rencontré bien qu’il habitât en ville, à guère plus de trois kilomètres de la ferme familiale. Longtemps j’avais ignoré jusqu’à son existence. Puis il y avait eu des conversations lourdes de sous-entendus, des allusions qui n’avaient fait qu’accroître ma curiosité. Qu’essayait-on de me cacher ? Qu’est-ce que Charles avait de si terrible qu’on n’osât même pas prononcer son nom ouvertement ? Quelle tare ? Quelle ignominie inavouable ?

Je n’ai jamais réussi à savoir la brouille tragique qui avait pu séparer ainsi le père et le fils pour qu’ils en viennent à s’ignorer pendant de longues années. Mais, à l’époque dont je parle, il semblerait que le vieux Charles entamait des travaux d’approche, et que, ce dimanche-là en particulier, il ait fait des avances très sérieuses.

— Il veut voir le petit, dit encore Jules.

Je sentis que ma grand-mère se raidissait. Cette idée ne l’enchantait pas. Toute la journée, elle fit la moue, avec des gestes trop vifs et des grognements d’ours qui lui empâtaient la bouche.

Le lendemain, on me fit la grande toilette, debout sur la table, dans la bassine en fer blanc. Ça n’arrivait pas souvent, surtout quand l’hiver mordait aussi cruellement. Et

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ce n’était pas pour calmer mon inquiétude. J’eus même droit aux habits du dimanche, ceux dans lesquels je me sentais tellement ridicule depuis que les petits va-nu-pieds du village s’étaient moqués de moi, à la sortie de la messe dominicale.

Jules avait préparé la Juva 4. C’est dire que tout était paré pour traverser le désert de Gobi. Niveau d’huile, essence, pression des pneus, bon fonctionnement des freins, présence du cric et de la manivelle, bel enrouement du klaxon, rien n’avait été laissé au hasard. On pouvait vraiment aller au bout du monde. Mais le bout du monde, pour Jules, ça voulait dire pas plus loin que l’horizon fa- milier.

Après avoir garé la voiture sur une place plantée de platanes, Jules m’avait pris par la main et conduit à travers des ruelles étroites et tortueuses qui sentaient le champignon et la lessive. Il y avait là une rue appelée la rue des roues parce qu’un bras de la rivière y faisait tourner une dizaine de grandes roues à aubes, moussues, qui avaient jadis activé les moulins à papier, à huile, à foulon, et qui ne grinçaient plus que pour le seul souvenir. Jules poussa une petite porte dont la peinture s’écaillait par plaques et qui s’ouvrait sur une belle cour intérieure où une fontaine de pierre chantait.

— C’est là, dit Jules.

Il avait ôté son chapeau de paille et il le triturait entre ses gros doigts de paysan, avec l’air d’un gamin pris en faute.

Au fond de la cour : une porte vitrée. Une voix sèche, graveleuse, autoritaire, cria :

— Entrez !

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J’étais glacé. Et je sentais que Jules n’en menait pas large. Il ouvrit la porte et me poussa devant lui, comme s’il s’abritait, comme s’il se faisait un rempart de ma fragilité d’enfant.

Et je me trouvai en face de mon arrière-grand-père Charles.

C’était un grand vieillard qui mesurait, dans sa jeunesse, un mètre quatre-vingt-dix et que les ans n’avaient pas beaucoup tassé. Droit et raide comme un piquet, peu de rides sur un visage tanné par le soleil et le mistral, une abondante chevelure blanche, toujours extrêmement soi- gnée ; ni sa démarche, ni son parler ne trahissaient son âge.

Il avait une façon bien à lui de vous transpercer du regard, avec ses yeux bleus, froids, sans indulgence, en tortillant sa moustache gauloise entre le pouce et l’index, qui donnait des frissons dans le dos.

Surtout, il était fier. Et toute sa vie tenait dans cette fierté démesurée, parfois à la limite de l’absurde, mais porteuse d’un certain panache. Par la suite, j’eus l’occasion de le mieux connaître, de pouvoir juger de son caractère entier, emporté, intransigeant, mais aussi de faire la juste part des choses et de découvrir sous l’apparente rudesse une grande bonté, sous des dehors abrupts, une intelligence aiguë et le respect de la parole donnée.

Je me sentais très impressionné par ce grand vieillard dont la voix roulait comme le tonnerre et qui, pour l’instant me jaugeait d’un regard sans indulgence. J’aurais voulu être un escargot pour pouvoir me recroqueviller dans ma co- quille.

— Tu sais qui je suis ? me demanda-t-il.

Grand-mère m’avait bien fait la leçon d’être poli.

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— Oui monsieur.

— Monsieur !

Il fusilla grand-père Jules de son œil bleu.

— Et voilà le résultat d’une éducation déplorable ! Je n’ai qu’un arrière-petit-fils et il m’appelle « monsieur ».

Il haussa les épaules. Jules bredouilla quelques mots incompréhensibles.

— Suivez-moi, dit Charles.

Il nous pilota à travers de petites pièces sombres où les meubles fleuraient bon l’encaustique. Je serrais forte- ment la main de Jules, une main que je sentais glacée et légèrement tremblante. Nous arrivâmes dans une grande pièce, éclairée par une verrière. Je remarquai aussitôt les étagères qui ceinturaient la pièce et sur lesquelles une multitude de petits personnages vivement coloriés étaient alignés, comme à la parade. J’en pris plein les yeux. Bien sûr je connaissais les personnages de la crèche provençale, ces santons que grand-mère conservait dans une vielle boite de biscuits, douillettement couchés dans de la ouate et qu’elle sortait délicatement quelques jours avant Noël pour les disposer en procession par des chemins de mousse ou de sable fin, sur le rebord de la cheminée. Elle m’avait raconté la naissance de l’enfant Jésus, dans une bergerie du Luberon. Mais là, je me trouvais brusquement dans le sanctuaire, dans l’atelier du santonnier. Sur une grande table, des pots de peinture étaient disposés. Une motte d’argile, recouverte d’un chiffon humide attendait l’inspi- ration de l’artiste. Les ébauchoirs taillés dans le buis, de toutes tailles et de toutes formes, étaient alignés avec soin.

Sur un socle de bois se dressait un santon à peine ébauché.

La tête seule s’exhaussait de l’argile informe.

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— Ce sera un pêcheur, dit Charles. Mais attention, pas un pêcheur à la ligne, un vrai pêcheur. Un pêcheur de Sorgue.

J’ouvris de grands yeux. La Sorgue, je connaissais.

Elle est omniprésente à l’Isle-sur-la-Sorgue. J’en avais admiré plusieurs fois la source, à Fontaine-de-Vaucluse. J’y avais trempé mes pieds, déclenchant ainsi la colère de ma grand-mère qui m’avait prédit tous les rhumatismes pos- sibles et imaginables. Les pêcheurs, j’en avais vu souvent, le long des berges, tranquilles et patients, avec leurs cannes à pêche. Mais je compris tout de suite, au ton employé, que ce pêcheur, esquissé par Charles, ce pêcheur de Sorgue comme il disait, était d’un autre acabit.

— C’est donc toute une éducation à faire, soupira Charles.

Et, à partir de ce jour, Charles, mon arrière grand- père santonnier, prit mon éducation en main.

Mais entendons-nous bien. Je ne veux pas dire par là que mon arrière grand-père m’apprit à lire, à écrire ou à compter. Il n’en aurait d’ailleurs pas eu la patience. Non, il m’enseigna la vie, toutes ces petites choses qui séparément semblent insignifiantes et finissent par faire un de ces gros livres à reliure de cuir, si lourd et si épais qu’on ne peut le lire qu’à plat sur une table. La vie !

Charles n’avait pas toujours été santonnier. Dans sa jeunesse, avant que la « peste des écrevisses » ne vienne dépeupler la rivière, cette terrible épidémie qui sans aucune explication scientifique avait privé le pays de l’une de ses principales ressources, il avait exercé tout naturellement, le métier de son père, et de son grand-père avant lui, pêcheur de Sorgue.

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Les premiers habitants de l’Isle-sur-la-Sorgue, ou du lieu qui se nomme ainsi aujourd’hui, avaient été des pêcheurs. Mais là on remonte à des temps de grottes et de silex taillé. Cette ancienneté, jointe à tous les privilèges obtenus par la suite au fil des siècles, en avait fait la corporation la plus orgueilleuse de la ville. Il y avait là- dessus une sorte d’aura. Tout le reste pouvait être discuté, minimisé, moqué ; mais l’état de pêcheur de Sorgue restait un bloc monolithique, sacré. On n’y touchait pas, même du bout des doigts.

Le jeune Charles connaissait donc la gloire et ça lui convenait.

Il avait sa maison dans une de ces petites ruelles obscures, étroites, qui constituaient le quartier réservé des pêcheurs et portaient les noms évocateurs de rue de l’Anguille, rue de la Truite, rue de l’Écrevisse. Tout ça était bâti un peu de bric et de broc, selon l’inspiration ou l’utilité du moment, mais avec une logique solide que ne connaissent plus ceux qui nous font maintenant des lotisse- ments sur plans stéréotypés, sans tenir compte du mistral et de cette chaleur humide qui vous prend à la gorge certains jours d’été.

Mes visites à grand-père Charles se multiplièrent. Il m’impressionnait toujours ; sa grosse voix et surtout son regard impitoyable qui semblait deviner jusqu’à mes plus secrètes pensées, me terrifiaient parfois. Malgré ça, j’avais un tel plaisir à me retrouver dans son atelier, à le regarder pétrir l’argile ou peindre les personnages avec des petits pinceaux, tellement insolites entre ses gros doigts, que j’en oubliais vite ma peur.

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De temps en temps il me confiait un bout d’argile et j’essayais de l’imiter. Mes résultats pitoyables lui arra- chaient un maigre sourire, vite effacé.

— Pas comme ça ! Regarde !

Il essayait alors de m’expliquer les choses. Mais il s’énervait vite. L’indulgence n’était pas une de ses qualités.

— Après tout, fais comme tu veux.

Il parlait peu, mais il lui arrivait parfois, par crises, de se lancer dans de longs monologues qui ne s’adressaient pas forcément à moi. Même, il me semblait qu’il se racontait à lui-même, comme pour ne pas perdre la mémoire. Quoi qu’il en soit, j’ouvrais grand mes oreilles et faisais mon plein d’images.

Un dimanche matin, curieusement, ma grand-mère ne me força pas à enfiler le beau costume, dans lequel je me sentais si ridicule, pour aller à la messe. J’eus droit à mon vieux short rapiécé et à une grosse chemise de toile rêche.

Je ne dis rien, attendant de voir venir.

— Tu crois que c’est prudent ? demanda ma grand- mère.

— Mais oui, affirma Jules d’un ton peu convaincu.

— Tout de même…

Quelques minutes plus tard, Jules me déposait chez grand-père Charles.

— Aujourd’hui, me dit celui-ci, nous passons toute la journée ensemble, toi et moi.

Je regardai Jules, légèrement inquiet. Il me dédia un clin d’œil complice pour m’encourager, mais je le sentais mal à l’aise. Ce qui n’était pas pour me rassurer.

— Amusez-vous bien, dit-il en s’en allant.

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Charles avait préparé une lourde gibecière qu’il passa en bandoulière. Puis, il me prit la main et nous nous engageâmes sur le chemin du Partage-des-eaux. J’étais déjà allé là-bas, dans ce coin sauvage seulement peuplé de quelques cabanons de planches, où les eaux de la Sorgue, venant de Fontaine-de-Vaucluse, se partagent en deux bras.

L’un enlaçant la ville de l’Isle-sur-la-Sorgue avant d’aller se perdre dans le Rhône, l’autre continuant sa course vers Velleron. J’aimais cette solitude et le bruit de l’eau.

— Tu es déjà monté sur un bateau ? me demanda Charles.

— Non, jamais.

Après un quart d’heure de marche, nous arrivâmes au débarcadère. Plusieurs de ces bateaux à fond plat, que les l’Islois nomment nègo-chin, étaient enchaînés à un gros anneau scellé sur la dernière marche d’un petit escalier qui affleurait la rivière.

À mon grand étonnement, je vis grand-père Charles se déchausser, retrousser ses pantalons jusqu’au-dessus du genou et rentrer dans l’eau transparente et vive qui jouait avec les algues.

Les bateaux étaient pleins d’eau. Charles en prit un à deux mains, par l’arrière, et commença à lui imprimer un mouvement de balance. L’eau clapotait légèrement puis finissait par former de grosses vagues qui passaient par- dessus bord en écume blanche. Peu à peu, le bateau se vidait.

— Pourquoi il y a de l’eau dans le bateau ? Parce qu’il est cassé ?

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— Non, on noie le bateau quand on ne s’en sert pas.

Comme ça le bois se gorge d’eau et gonfle, alors que, exposé au soleil, il sécherait et finirait par éclater.

Avec une planchette, Charles écopait deux doigts d’eau qui restaient au fond. L’embarcation flottait maintenant comme une coquille de noix, balancée mollement par le courant. Charles détacha la chaîne.

— Monte !

J’écarquillai les yeux. Que je monte dans le bateau ? Une peur sordide me tenaillait le ventre. Mais en même temps j’en avais une terrible envie.

— Alors ? Qu’est-ce que tu attends ? Tu ne risques rien. Je tiens le bateau pour qu’il ne bouge pas.

Je posai un pied hésitant sur le fond glissant, cramponné au bras de Charles. Puis je trouvai mon équilibre. J’avais le cœur qui battait très fort.

— Assieds-toi.

Charles poussa le bateau dans le courant, puis, dans le mouvement, avec une agilité étonnante pour le vieil homme qu’il était, il se retrouva debout, à l’arrière, et planta une longue perche dans le ventre de la rivière. Le nègo-chin bondit en avant, puissant, nerveux, avec un léger chuintement au moment où il déchirait la surface des eaux.

J’étais émerveillé. De fines gouttelettes m’éclabous- saient chaque fois que Charles sortait la perche de l’eau pour la replanter avec plus de force et donner un nouvel élan au bateau. Nous passions sous une voûte de grands platanes centenaires qui, les pieds noyés dans l’eau, de chaque côté, venaient réunir leur ramure par-dessus nos têtes. Le feuillage était si épais qu’il ne laissait passer qu’une lumière diffuse. De temps en temps, une poule d’eau s’envolait

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devant nous. Des familles de canards allaient se réfugier dans les iris d’eau.

Nous arrivâmes à une petite île plantée de platanes et de saules. Charles échoua le bateau sur une plage de sable, sauta prestement sur la rive, tira sur la chaîne qu’il enroula autour d’une racine noueuse.

Après avoir parcouru une trentaine de mètre à travers les broussailles, nous découvrîmes, sous un immense pla- tane, un cabanon de torchis couvert de tuiles moussues.

Charles tira une grosse clé de sa poche. La serrure grinça horriblement. La porte s’ouvrit.

C’était une pièce unique, blanchie à la chaux, meublée d’une cheminée, d’une paillasse sur un lit de fer, d’une table bancale et de quelques chaises dépareillées. Aux murs : les engins de pêche, éperviers, fichouires, nasses, bouteilles à vairons, et toutes les sortes de filets qu’on nomme en provençal vertoulet, rabastou, queirau, aragnou…

Tout cela ne servait plus depuis bien longtemps, mais Charles avait là son petit musée personnel, qu’il ne partageait avec personne, et qu’il venait d’ouvrir pour moi.

C’était le refuge, presque le sanctuaire, où il aimait à s’isoler. Comme tous ceux qui vivent près de la nature, il avait le don de la solitude. Il savait la cultiver, en goûter les fruits juteux.

Il avait allumé une pipe courte et trapue dont il tirait de grosses bouffées.

— Parfois, je viens ici, de moins en moins souvent, hélas, et je reste quelques heures. Je pense à mon père.

Quand j’avais ton âge, je ne ratais jamais une occasion de

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l’accompagner. Je le revois encore avec sa belle moustache et un perpétuel éclair de malice au fond de l’œil.

J’eus l’impression que le regard bleu de Charles se mouillait.

— Il y a maintenant bien longtemps qu’il a disparu, poursuivit-il. Mais je n’ai jamais pu me faire à cette idée.

Qu’il ne soit plus là reste une chose incompréhensible.

Le cabanon, c’était l’affaire des hommes. Les femmes n’y mettaient jamais les pieds. En échange, elles régnaient en souveraines sur les demeures familiales, faites de pierres, de tuiles et de gros désirs, avec les tomettes rouges et les meubles cirés.

— J’étais jeune, souffla grand-père Charles.

Parfois, me racontait-il, on se réunissait, entre co- pains. Alors, les barques arrivaient de tous côtés, venaient s’amarrer en grappe au débarcadère. Le poisson frais cuisait sur la braise. Charles tournait l’aïoli. Les hommes se remplissaient de vin et chantaient. Ça pouvait durer toute la nuit. Une fois le vin éclairci, chacun reprenait sa barque et le silence revenait sous l’épais feuillage des bouleaux et des platanes.

On pourrait croire que cette vie, toute de petits plaisirs, menait à une sorte de douceur mièvre, presque à l’humilité. Mais c’était là une autre chanson. Charles, à vingt ans, avec la montagne de fierté qu’il se coltinait, n’avait rien d’un homme qu’on pût traiter par-dessous la jambe. D’ailleurs, il suffisait de jeter un coup d’œil sur la largeur de ses épaules pour comprendre que ce qu’on lui refusait il le prenait de force. Napoléon en aurait fait un maréchal, la Sorgue en avait fait ce qu’il était, c’est-à-dire

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un arbre avec des racines d’un kilomètre et des branches à tailler des gourdins.

Tellement solide qu’on lui avait fait des avances. Le peuple a besoin de miroirs. Et il s’était trouvé quelques personnes, et pas des moindres, pour penser que ce reflet-là leur convenait, et même que ce serait bien de le mettre en avant. Lutte des classes, syndicalisme, prolétariat, étaient à la mode. Mais Charles n’aimait pas assez les généralités.

Son amour de l’ordre, son respect naïf pour tout ce qui portait uniforme, ne le poussait pas à la révolution. Il disait :

« quand je serai las de regarder couler la Sorgue, alors on verra. » Il suivait son cheminement d’homme. C’est-à-dire qu’il ne marchait pas à côté de sa barque.

Les choses allaient ainsi, suivant leur chemin, plan- planet, sans heurt et sans grande surprise, quand cette famille Pélissier vint s’installer à l’Isle-sur-la-Sorgue. Lui, le père, avait réalisé un honnête pécule qui, sans mériter le nom de fortune, le mettait à l’aise pour ses vieux jours.

Négociant en vin à Montpellier, il venait de vendre son commerce et s’intitulait fièrement : rentier. Comme il marchait avec les pouces dans les poches de son gilet, ça fit impression. La mère, comme ces femmes que la beauté n’a jamais touchées, était sans âge, élégante dans sa démarche et ses manières, un peu effacée mais bien aimable avec les commerçants ; elle portait la voilette avec distinction. Le curé dépêcha mademoiselle Thérèse, vieille fille à la peau cireuse, au cheveu raide, et au regard sournois, Mais bigote émérite et colporteuse de ragots hors pair.

Ces gens-là avaient une fille ravissante, qui leur était née sur le tard, avec des yeux d’un violet si tendre qu’il n’y

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en eut bientôt plus que pour elle. Les garçons se mirent à faire des gestes trop larges ; ils devinrent bêtes.

Sauf Charles que la peur du ridicule rendait prudent.

Il fit l’indifférent. Mais il avait une manière de friser sa moustache qui en disait plus long qu’un livre.

Il fut souvent sur le chemin de Mélanie Pélissier. On le vit à la messe du dimanche parce que Mélanie y allait.

Deux fois il se débrouilla pour la précéder au bénitier et lui toucher le bout des doigts. Il ne faut pas oublier cette façon qu’il avait de regarder en face… La fille finit par se sentir concernée.

Il y eut des rencontres qu’on nomma « par hasard », le long de la Sorgue, ou sous la voûte des grands platanes qui ceinturent la ville. Un dimanche matin, Charles mit le costume des jours de fête, celui en gros velours. Il noua un foulard rouge, tout neuf, autour de son cou, et se coiffa du large chapeau de feutre noir, héritage de son père.

Il se présenta chez les Pélissier et demanda à voir le chef de famille. Mélanie, qui bien sûr connaissait les intentions de Charles, était restée dans sa chambre ; mais elle avait laissé la porte entrouverte pour ne rien perdre de la discussion. Le père Pélissier fut assez surpris de cette visite, surtout que Charles, en homme de la nature, ne savait pas ménager ses effets. L’ancien marchand de vin n’était pas à l’Isle-sur-la-Sorgue depuis assez longtemps pour apprécier l’honneur qui lui était ainsi concédé. Il eut le mauvais goût de faire la fine bouche. Quoi ? Sa fille unique mariée à un pêcheur ! Un homme qui possédait tout juste ses deux barques et quelques engins de pêche ! Un homme qui vivait une partie de l’année dans un cabanon de torchis !

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La moue de Pélissier s’effaça très vite. Déjà Charles l’avait saisi par le col, d’une seule main, et il le tenait ainsi à bout de bras, vingt centimètres au-dessus du sol. La mère essaya timidement de s’interposer, mais Charles avait déjà relâché son bonhomme, comme un chiffon sale, et il était parti en claquant la porte. Mélanie fut bouclée à doubles tours, avec interdiction de revoir jamais ce prétentieux, brutal et sans éducation.

Le lendemain, l’oiselle s’était envolée. La fenêtre ou- verte, la grande échelle du jardinier contre le mur… pas la peine de faire un dessin. Charles, évidement, n’était plus chez lui. Une de ses barques manquait au débarcadère. À son cabanon, personne. Pélissier ne tenait plus en place. La ville gloussait de plaisir. Le brigadier de gendarmerie, un ami de Charles, ne fit pas d’excès de zèle, mais il remplit consciencieusement les formulaires appropriés qu’il parapha de sa belle plume sergent-major. Le père tenta d’aller plus haut ; à Avignon, on l’écouta d’une oreille attentive et polie.

Oui… la fille avait disparu… Il fallait la retrouver… Oui…

On allait donner des ordres…

La Sorgue était alors, plus qu’aujourd’hui, un em- brouillement d’îlots, de bras morts, de marécages inex- tricables, qui permettaient à Charles et Mélanie de couler des jours heureux. Ils passaient d’île en île, d’un cabanon à l’autre. Parfois les gendarmes faisaient semblant de chercher un peu, avec des grands gestes et des interpellations tonitruantes à faire rentrer castors, ragondins, musaraignes et renards au plus profond de leurs demeures. Et puis, la rumeur, qui ne rate jamais une occasion, vint encore à la rescousse. Un homme affirma avoir vu les deux fugitifs sur

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les bords du Rhône, à Beaucaire. Quinze jours plus tard, un forain jura les avoir rencontrés à Aix-en-Provence.

Ainsi les deux amoureux se donnèrent du bon temps.

La fille avala un fruit qui lui enfla le ventre, et Charles était le plus heureux des hommes. Les jours passèrent, puis les mois.

Charles avait un ami très proche qui s’appelait Jules Tempier. Ils étaient comme frères. Le père de ce Tempier, notaire, tenait son étude dans la rue Carnot ; donc quelqu’un qui faisait le poids. Jules Tempier fit de fréquentes visites aux Pélissier. Il mit un peu d’espoir dans la conversation…

et quelques conditions aussi.

Eh ! Quoi ? Pélissier avait fait fortune dans les vins ! Ce n’était pas de la graine de croisade ça ! Tempier donna aussi quelques explications. Il parla du Pape Benoît XIII, 1403, il rappela les privilèges, une paille ! Il fit ressortir la noblesse du pêcheur de Sorgue ; et Pélissier, en homme de bon sens, comprit qu’il n’avait rien à gagner en s’obstinant.

Faire ramener sa fille entre deux gendarmes n’ajouterait rien aux pouces dans les poches du gilet. Il retira sa plainte. Il n’était pas loin d’afficher un certain orgueil, qu’un pêcheur de Sorgue ait daigné jeter les yeux sur la fille d’un mar- chand de vin !

C’était un dimanche matin, jour de marché. Il y avait noir de monde dans toute la ville. Charles et Mélanie amar- rèrent le bateau au quai du bassin et, au lieu de prendre les petites ruelles sombres pour gagner la maison du marchand de vin, ils passèrent par le plein centre, par la place de l’église.

Charles était encore plus grand et plus droit qu’avant.

Il lissait sa moustache en marchant. Mélanie affichait son

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ventre énorme, comme une victoire d’Austerlitz. Il y eut beaucoup de mains serrées et de claques dans le dos. Le curé fit un clin d’œil. La mère Pélissier y alla de sa larme, et le père mit de l’eau dans son vin (mais pas dans celui qu’ils burent ce jour-là).

Aujourd’hui encore, dans la rue de l’Écrevisse, il existe une maison qui garde le souvenir de Charles et Mélanie. C’est sombre, c’est humide, c’est ridiculement minuscule, mais au balcon il y a toujours deux pots de géranium qui espèrent la brève minute où, dans l’enche- vêtrement des toitures, un timide rayon de soleil, se frayera un chemin. Je ne sais pas qui habite cette maison actuel- lement, mais quand je passe par là, il est bien rare que je n’ai pas une pensée émue pour les amoureux de la Sorgue.

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