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La langue des alliances. Mon Algériance

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Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 2001 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online.

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Études littéraires

La langue des alliances. Mon Algériance

Mireille Calle-Gruber

Algérie à plus d’une langue

Volume 33, Number 3, automne 2001 URI: https://id.erudit.org/iderudit/501309ar DOI: https://doi.org/10.7202/501309ar See table of contents

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Département des littératures de l'Université Laval ISSN

0014-214X (print) 1708-9069 (digital) Explore this journal

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Calle-Gruber, M. (2001). La langue des alliances. Mon Algériance. Études littéraires, 33(3), 83–94. https://doi.org/10.7202/501309ar

Article abstract

This is a close reading of the alliances between languages and cultures in Hélène Cixous' complex narrative Mon Algériance,from which the author's ambivalent feelings towards Algeria emerge. Writing increases tenfold the faculties of literature as Cixous reflects carefully on the weight of her words.

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LA LANGUE DES ALLIANCES MON ALGÉRIANCE

Mireille Calle-Gruber

« Mais le rêve qui devait commencer alors de se rêver, c'était peut-être de lui faire arriver quelque chose, à cette langue. Désir de la faire arriver ici en lui faisant arriver quelque chose, à cette langue demeurée intacte, toujours vénérable et vénérée, adorée dans l'oraison de ses mots et dans les obligations qui s'y contrac- tent, en lui faisant arriver, donc, quelque chose de si intérieur qu'elle ne fût même plus en position de protester sans devoir protester du même coup contre sa propre émanation, qu'elle ne pût s'y opposer autrement que par de hideux et inavouables symptômes, quelque chose de si intérieur qu'elle en vienne à jouir comme d'elle- même, comme l'un qui se retourne, qui s'en retourne chez lui, au moment où un hôte incompréhensible, un arrivant sans origine assignable la ferait arriver à lui, ladite langue, l'obligeant alors à parler, elle-même, la langue, dans sa langue, autre- ment. Parler toute seule. Mais pour lui et selon lui, gardant en son corps, elle, l'archive ineffaçable de cet événement : non pas un enfant, nécessairement, mais un tatouage, une forme splendide, cachée sous le vêtement, où le sang se mêle à l'encre pour en faire voir de toutes les couleurs. L'archive incarnée d'une liturgie dont personne ne trahirait le secret. Que personne d'autre en vérité ne pourrait s'approprier. Pas même moi qui serait pourtant dans le secret. »

Jacques Derrida, Le monolinguisme de l'autre.

Q u e l l e s i n g u l i è r e liaison-déliaison à l ' A l g é r i e e x p l o r e le t e x t e d ' H é l è n e C i x o u s au titre d e Mon Algériance l ? Q u e l l e s f o r m e s d ' a l l é g e a n c e , d ' a l l i a n c e , d e r i a n c e p e u t d e s s i n e r u n e é c r i t u r e d e f e m m e , juif, p a s s e u r d e l a n g u e s et d e cultures, f o r m e s qui soient invention d ' u n e m a n i è r e autre d ' ê t r e au m o n d e d e l'autre ?

C ' e s t à trouver les m o t s qui diront c e t t e faculté d e n a i s s a n c e e n s e m b l e , p l u s forte q u e g u e r r e s et r e s s e n t i m e n t s , q u e s ' e m p l o i e le t e x t e d ' H é l è n e C i x o u s . Trouver l e s

1 Hélène Cixous, Mon Algériance, 1999.

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mots qui, faisant venir d a n s la l a n g u e d ' i m p e n s a b l e s alliances, les d o n n e r o n t à p e n s e r . À p e s e r d e tout l e u r p o i d s .

D a n s Photos de racines 2, d é j à , e l l e é c r i t : « En A l g é r i e j e n ' a i j a m a i s p e n s é q u e j ' é t a i s c h e z moi, ni q u e l ' A l g é r i e était m o n p a y s , ni q u e j ' é t a i s française. C e l a faisait p a r t i e d e l ' e x e r c i c e d e m a v i e : j e d e v a i s j o u e r a v e c la q u e s t i o n d e la n a t i o n a l i t é qui était a b e r r a n t e , e x t r a v a g a n t e . J'avais la n a t i o n a l i t é française q u a n d j e suis n é e . Mais j a m a i s p e r s o n n e n e s ' e s t p r i s p o u r F r a n ç a i s d a n s m a famille. » Et r é c e m m e n t , l e r é c i t Les rêveries de la femme sauvage forme b o u c l e s u r la p h r a s e r é p é t é e au d é b u t et e n fin d e v o l u m e : « Tout le temps où je vivais en Algérie je rêvais d'arriver un jour en Algérie 3. »

Le p a s s a g e c i - a p r è s d i s p o s e c e r t a i n s m o m e n t s d e s forces d e l ' é c r i t u r e l o r s q u e celle-ci est à l ' é c o u t e d e c e q u e r é v è l e e n s e forgeant la l a n g u e e n v é r i t é .

Ou plutôt j'avais : Mes langues.

Je l'ai souvent raconté, on jouait aux langues chez nous, mes parents passant avec plaisir et adresse d'une langue à l'autre tous les deux, l'un depuis le français l'autre depuis l'allemand, en sautant par l'espagnol et l'anglais, l'un avec un peu d'arabe et l'autre avec un peu d'hébreu. Quand j'eus dix ans, mon père me donna en même temps un maître d'arabe et un maître d'hébreu.

Cette agilité, ce sport translinguistique et amoureux m'abrita de toute obligation ou velléité d'obédience (Je ne pensai pas que le français fût ma langue maternelle, c'était une langue dans laquelle mon père m'apprenait) à une langue materpaternelle.

Et l'Histoire qui faisait si puissamment entendre ses voix à l'époque où j'entrai dans les lan- gues entre 1937 et 1940 me transmettait le même message sur le mode tragique.

Mes langues glissaient l'une dans l'autre oreille d'un continent à l'autre.

Longtemps j'assurai— mais je n'y croyais p a s — que ma langue maternelle était l'alle- mand — mais c'était pour conjurer le primat de la langue française, et parce que l'allemand à jamais éloigné de la bouche de ma conscience par l'épisode nazi, était devenue la langue idéalisable de ma parenté morte. Ces circonstances excluantes firent que la française comme l'allemande me parurent toujours venues à moi charmantes comme la fiancée étran- gère. Mais à l'école je voulus toujours être la meilleure « en français » comme on disait pour honorer mon père, le chassé.

Passance :

Qu'une créature avec une âme puisse à jamais rester sous le joug je ne le croyais pas,, À la première occasion, quand elle aurait 18 ou 19 ans, comme ma mère quittant l'Allemagne nazie, l'Algérie allait se lever et affirmer sa propre destinée je n'en doutai jamais.

Chose étrange cela coïncida avec ma propre chronologie. En 1954, l'Algérie et moi, nous prî- mes notre large la même année. Je l'attendais, je le savais, c'était le mouvement même de la vie.

Je pris le départ comme une naissance, comme une métamorphose : laisser tomber les simu- lacres, erreurs, peines et pénalisations. Toute à mon élan.

J'allai vers la France, sans avoir eu l'idée d'y arriver. Une fois en France je n'y étais pas. Je m'aperçus que je n'arriverais jamais en France. Je n'y avais jamais pensé. Au début je fus

2 Mireille Calle-Gruber et Hélène Cixous, Hélène Cixous. Photos de racines, 1994.

3 Hélène Cixous, Les rêveries de la femme sauvage. Scènes primitives, 2000.

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LA LANGUE DES ALLIANCES. MON ALCÉRIANCE

troublée, étonnée, j'avais tellement voulu partir que j'avais dû vaguement penser que partir mènerait à arriver. De même que commencer mènerait à finir. Mais pas du tout. Tout n'a ja- mais fait que partir et commencer. Dans un premier temps de naïveté il est très étrange et difficile de ne pas arriver là où on est. Pendant un an je sentis le sol trembler les rues me repousser, j'étais malade et j'étais dans l'état créole. Jusqu'au jour où j'ai compris qu'il n'y a pas de mal, seulement des difficultés, à vivre dans la zone sans propre.

Longtemps j'ai pensé que c'était mon accidence algérienne qui avait fait de moi une pas- sante. Je ne sais pas comment et quand tout cela a commencé mais c'est en « arrivant » en France sans arriver à m'y trouver que j'ai découvert : mes diverses chances généalogiques et historiques se sont arrangées pour que je reste passante ; de façon pour moi originelle je suis toujours passante, en passance. J'aime d'ailleurs la forme progressive et les mots qui se ter- minent en -ance. Si bien que si je me suis dirigée vers la France sans méfiance c'est peut-être à cause de cette terminaison qui laisse au participe présent sa chance.

Partir (pour) ne pas arriver d'Algérie, c'est aussi, incalculablement, une façon de ne pas avoir rompu avec l'Algérie. Je me suis toujours réjouie d'avoir été sauvée de toute « arrivée ». Je veux l'arrivance, le mouvement, l'inachever dans ma vie. C'est aussi de partir que j'écris.

J'aime la phrase : j'arrive, son interminable et subtile messianicité. Le mot messiance me vient depuis l'Algérie.

[-ance : terminaison des substantifs en bas latin (au plus ancien de la langue française : on ajoutait un ix d'ailleurs venu du grec à des participes présents).

Aujourd'hui considéré comme archaïsme ! cf. Brunot Chateaubriand après 1815 : p. 302-303.

Usage de mots : compatissance, exorbitance, ? etc.

Le procédé le plus commun chez Chateaubriand c'est l'archaïsme. Non l'archaïsme de grimaud, mais celui du grand seigneur, qui a des ancêtres, des archives — un passé.]

D ' e m b l é e s e t r o u v e e x h a u s s é e la situation d e p l u r i l i n g u i s m e c o m m e s e u l e s p a c e p o s s i b l e d e s o r i g i n e s . Au c o m m e n c e m e n t , le pluriel : « j ' a v a i s : / M e s l a n g u e s . » La disposition t y p o g r a p h i q u e l'indique : point capital, la q u e s t i o n d e s l a n g u e s c'est tout u n chapitre. Au chapitre d e s l a n g u e s , il y va d e la s c è n e d e s a p p r e n t i s s a g e s .

Je l'ai souvent raconté, on jouait aux langues chez nous, mes parents passant avec plaisir et adresse d'une langue à l'autre tous les deux, l'un depuis le français l'autre depuis l'alle- mand, en sautant par l'espagnol et l'anglais, l'un avec un peu d'arabe et l'autre avec un peu d'hébreu. Quand j'eus dix ans, mon père me donna en même temps un maître d'arabe et un maître d'hébreu.

Il convient d e distinguer : « j o u e r aux l a n g u e s » n ' e s t p a s j o u e r a v e c l e s l a n g u e s . « Jouer aux l a n g u e s » c o m m e on j o u e à chat p e r c h é ou aux é c h e c s , c'est p r e n d r e e n c o m p t e u n e n s e m b l e r é g i p a r d e s r è g l e s et qui fait s e n s . Alors q u e j o u e r a v e c c o m p o r t e u n e p a r t d'arbitraire d a n s la m a n i è r e : ludisme n o n r é g l é , si c e n'est p a r l ' h u m e u r et la jouissance.

Jouer aux l a n g u e s e x i g e u n e instruction d e s r è g l e m e n t s , u n e x e r c i c e a d é q u a t , u n e n s e i g n e m e n t , u n e formation. C a r c e qui s ' e n s e i g n e n ' e s t p a s s e u l e m e n t l e s p l u s i e u r s - l a n g u e s m a i s c e r t a i n e s v e r t u s : « l ' a d r e s s e » qui est agilité d ' e s p r i t et n o n moins envoi à l'autre ; trajets d e l'entre (« p a s s a n t [...] d ' u n e l a n g u e à l'autre tous l e s d e u x ») ; r e l a n c e d e l'altérité (« l'un [...] l'autre »), bref p r i n c i p e d'altération et d'instabilité. Les l a n g u e s c o n s i d é r é e s n o n p a s p o u r c e q u ' e l l e s d é n o t e n t mais d a n s leur p o t e n t i e l d e m i s e e n j e u et d e m i s e e n s c è n e . D e t i s s a g e s . A u t r e v e r t u e n s e i g n é e : la p o l a r i t é (« français a l l e m a n d » ; « a r a b e h é b r e u », « u n maître d ' a r a b e et u n maître d ' h é b r e u ») et p a r suite la tolérance. Se préfigure ainsi la l a n g u e telle q u ' e l l e est à l ' œ u v r e sur le m é t i e r d e l'écrivain : où la l i b e r t é n e va p a s s a n s calcul, u n e l a n g u e s a n s u n e autre, p a r l e r s a n s partir, l e h a s a r d d u j e u s a n s la n é c e s s i t é d ' u n e é c o n o m i e textuelle.

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Cette agilité, ce sport translinguistique et amoureux m'abrita de toute obligation ou velléité d'obédience (Je ne pensai pas que le français fût ma langue maternelle, c'était une langue dans laquelle mon père m'apprenait) à une langue materpaternelle.

La métathèse est ici d'un genre singulier qui fait migrer « trans » de transport à translinguistique : la passe est doublement astucieuse, soulignée par l'italique et l'inversion sur la ligne (sport trans). D'une part, en ce que ce tour (stylistique) s'affiche tour de passe-passe, le dispositif syntagmatique visant à maintenir les deux lectures simultanément, telle une navette : « ce sport translinguistique et amoureux » VS ce transport linguistique et amoureux. D'autre part, ce processus d'écriture en repentirs constitue effectivement une passe d'une langue à l'autre, en l'occurrence de l'anglais au français à l'anglais

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. La gymnastique des signifiants qui est aussi un faire l'amour dans les langues enseigne la dépropriation, et avec elle la démystification de quelque appartenance d'origine. Point de religion (« obédience ») ni de fétichisme de l'origine, c'est-à-dire point de soi-disant « langue maternelle », point de viscéral rapport.

L'expression avec construction intransitive du verbe « une langue dans laquelle mon père m'apprenait » le dit assez : le français est langue qui instruit, qui donne — le datif est à entendre à tous les sens : me donne toutes matières, me donne à moi- même —, langue-passeur, langue de transmission. Ce n'est pas une propriété privée, un sol dont on hériterait. Des racines, la narratrice ne saurait en avoir d'autres que les racines des langues, lesquelles se dédoublent et transportent sans fin, à l'instar de

« sport » ou de « langue materpaternelle ». Le mot-valise, véritable hapax qui dit en passant saute par le latin, souligne l'impossibilité de la langue une. C'est le mot du différentiel langagier ; la langue fendue. C'est une langue qui fourche : elle reconduit incessamment à la croisée des généalogies.

Et l'Histoire qui faisait si puissamment entendre ses voix à l'époque où j'entrai dans les lan- gues entre 1937 et 1940 me transmettait le même message sur le mode tragique.

Le déplacement qu'opère la substitution du singulier habituel (faire entendre sa voix) par le pluriel « faisait entendre ses voix » produit des effets déviants par rapport au récit historique. L'unité majuscule de « l'Histoire » s'en trouve toute démontée : « ses voix » vient saper le consensus du récit monolithe. Au seuil de l ' e n t r é e en g u e r r e pour un second conflit mondial, ce sont d ' a b o r d , pour la narratrice, des discours en langues diverses qui s'affrontent, ne s'entendent pas.

Malentendus babéliques, discords des nationalismes, sans passe ni adresse d'un idiome à l'autre. Par un coup de syllepse qui cumule sur « ses voix » sens propre et figuré, une seconde interprétation se lève, amplifiant la première : l'Histoire fait entendre ses démons — hantises, penchants, tentations qui la poussent au pire.

Si b i e n q u ' à l ' o p p o s é d e l'abstraite trajectoire d ' u n e Histoire au cours p r é - déterminé, fatal, affleure la p e n s é e que le cours des événements eût été différent en régime de « sport translinguistique et amoureux ». Le tracé autobiographique, de fait, se dessine à contre-courant de la ligne de l'Histoire. Tandis que le monde entre en guerre, chacun dans sa langue maternelle, la narratrice « entre dans les langues » ; plus précisément, elle entre entre : « j'entrai dans les langues entre 1937 et 1940 ». Autrement dit, dans un espace transfrontalier.

4 Ce qui s'inscrit dans le prolongement du processus étymologique du mot « sport » emprunté à l'anglais, vocable lui-même emprunté à l'ancien français « desport » : jeu.

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LA LANGUE DES ALLIANCES. MON ALGÉRIANCE

Mes langues glissaient l'une dans l'autre oreille d'un continent à l'autre.

Un effet de syllepse syntaxique joue à fond l'intrication de sens et la circulation des mots. Un premier syntagme exprimant la mobilité (« Mes langues glissaient l'une dans l'autre ») se trouve télescopé (ellipse de la préposition de) puis prolongé par un second (« [de] l'une dans l'autre oreille ») lequel enchaîne sur un troisième par complément du nom « oreille » (« oreille d'un continent ») suivi d'un quatrième selon le principe de l'appel idiomatique (« d'un continent à l'autre »). C'est en vérité une phrase-valise qui déroule les mots en chaîne, opérant un mixage des formulations sur la bande-son.

Le sens procède par glissement et cette glissade propage l'accord-raccord des mots par associations. Cependant, un point d'accroché travaille, qui amarre le dispositif et fait pivot dans la phrase, assurant qu'elle ne perde pas son sens en verbigération : c'est le mot « oreille », dont la sur-fonction grammaticale (complément de lieu, complément du nom) et le couplage lexical (« Mes langues / l'autre oreille ») assurent transmission et amplification. Car la phrase va, balançant le pas (« dans l'autre », « à l'autre ») jusqu'au grand écart : « Mes langues [...] à l'autre ». Davantage : le point pivotai « oreille » qui arrive par enjambement « l'autre / oreille », arrive aussi par césure et peut se lire comme si une invisible virgule marquait l'écart. Dès lors, une nouvelle fonction grammaticale l'investit : « oreille » en apposition à « Mes langues » —

« Mes langues glissaient l'une dans l'autre, oreille d'un continent à l'autre ». Se trouve renforcée ainsi la syllepse de sens : oreille, ouïe, écoute, entente ; syllepse à l'œuvre afin de souligner l'ouverture à l'autre, le passage à l'autre. La « Passance » sur quoi l'en-tête suivant va ouvrir chapitre nouveau.

Longtemps j'assurai — mais je n'y croyais pas — que ma langue maternelle était l'allemand — mais c'était pour conjurer le primat de la langue française, et parce que l'allemand à jamais éloigné de la bouche de ma conscience par l'épisode nazi, était devenue la langue idéalisable de ma parenté morte. Ces circonstances excluantes firent que la française comme l'allemande me parurent toujours venues à moi charmantes comme la fiancée étrangère.

Tout de propositions contradictoires, le paragraphe se fragmente, les langues se coupent la priorité, la narratrice se coupe la parole. L'alternance préserve l'altérité. Plus profondément, l'exercice translinguistique s'avère vigilance éthique : « conjurer » connote l'urgence mais aussi la fatalité du sort, l'asservissement à la langue française. Quant à l'allemande « à jamais éloigné[e] de la bouche de ma conscience par l'épisode nazi », l'alliance de mots (« la bouche de ma conscience ») n'est que contradiction apparente : toute langue est parler en vérité et cette exigence ne va pas sans investissement des affects et du politique. Désaffectée, la langue allemande excluante et exclue est cependant réinvestie d'aff ects et de poésie par la narratrice, «langue idéalisable », «fiancée étrangère ». Qu'est-ce à dire sinon qu'une langue a plusieurs vies ? plusieurs registres simultanément ? Que morte à la pratique quotidienne, elle est espace de mémoire et d'oubli, laboratoire du temps en ses legs du passé à l'a venir. Car « ma parenté morte » désigne certes la parentale, les parents exterminés, tous les juifs persécutés, mais aussi les liens singuliers de ma parenté à la langue allemande. Langues étrangères quoique

« mes » langues, langues à distance quoique intimes et venues de l'enfance, les langues de la narratrice sont lieu de fiançailles en effet : lieu de promesse, de trouvailles, lieu de visions, de transports prophétiques. « Idéalisable » : une écriture prometteuse de monde neuf ; « charmantes comme la fiancée étrangère » : porteuses d'inconnu, d'épiphanies, de révélations. Ce sont des langues qui sauvent et se sauvent.

Mais à l'école je voulus toujours être la meilleure « en français » comme on disait pour hono-

rer mon père, le chassé.

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Écrire pour l'honneur est la tâche essentielle, primordiale. Le choix de la langue française a des raisons éthiques. À noter, d'abord, la distinction : « la meilleure " en français " » ne concerne pas uniquement la langue mais tout ensemble grammaire, analyse, littérature, interprétation. La pensée y est en jeu. Par suite, la langue française n'est pas langue paternelle : elle prévaut parce qu'elle est langue des apprentissages (« mon père m'apprenait »). Ce n'est pas la langue du père mais du chassé : « le chassé » souligne avec force la substitution le père / le chassé. Non pas une situation momentanée qui serait à qualifier (le père chassé) mais l'événement constitutif du père, qui en fait le chassé, le montré du doigt, l'humilié, l'offensé. Écrire pour l'honneur exige la plus grande justesse. La langue le mot justes.

Passance

Titrant le chapitre, le mot, plus qu'un néologisme, expose la néologie, c'est-à-dire le processus de formation des neologismes. Ce n'est pas une occurrence résultant du procédé mais le fonctionnement exemplaire qui se trouve ainsi désigné. Strictement grammatical, le processus opère une déviation lexicale : il s'agit de prendre par la racine (passer, passant) et de réaliser une greffe donnant rejeton neuf (passance). À savoir un substantif — un mot en -ance — lequel sans article, sans complément et avec la majuscule initiale fait figure de mot d'ordre ; tient du nom et du verbe, du commun et du propre, de l'arrêt et du mouvement. Dit la nécessité de se tenir dans le passage ; passer et ne pas passer, ne pas disparaître. Maintenir un état-de-passage, du pas passé, un re-présent, une passibilité. Un inachèvement. Le cours de l'ad-venir.

La néologie est aussi façon de rappeler qu'il y a scène. Scène littéraire : où se réfléchit l'expérience de la durée et de l'espace à l'œuvre.

Qu'une créature avec une âme puisse à jamais rester sous le joug je n e le croyais p a s . À la première occasion, quand elle aurait 18 ou 19 ans, comme ma mère quittant l'Allemagne nazie, l'Algérie allait se lever et affirmer sa propre destinée je n'en doutai jamais.

Profession de foi du discours rapporté, appuyé par l'inversion syntaxique qui ren- voie la subordonnée en tête, l'ouverture énonce, telle une règle générale, la loi de liberté et honneur qui s'attache à Vethos, la figure, « une créature avec une âme ».

Passant du postulat général au sujet de renonciation, les deux phrases posent la question à deux reprises : question de franchir le pas. La figure, d'abord indéterminée et tenue en suspens, se précise en d'étranges rebonds analogiques.

Par antéposition de la subordonnée temporelle, « elle » semble d'abord ana- phorique de « créature avec une âme », puis vient se rattacher par la comparaison à « ma mère » (« comme ma mère quittant l'Allemagne nazie ») avant d'arriver à destination : « l'Algérie ». Ainsi s'écrit la chaîne des passages : la « passance » du texte telle une course de relais qui fait passer de la mère à l'Algérie à la narratrice bientôt sur le départ pour la France. Dans un même souffle, la lutte pour la liberté propage : du principe aux cas ; du refus de l'Allemagne nazie à l'émancipation algérienne du colonialisme au départ de la narratrice. Entre mère et fille, l'Algérie vient à naître. Personnification et prosopopée conjuguent leurs moyens et c'est le portrait de l'Algérie en jeune femme.

Le récit se présente comme une énonciation directe, accentuant ainsi le passage de témoin des sujets de l'histoire au sujet de renonciation : « je n'en doutai jamais ».

L'expression, oxymorique en ce qu'elle conjugue passé simple et adverbe de durée,

télescope deux syntagmes : «je n'en doutai pas » et «je n'en ai jamais douté »,

exaspère l'affirmation. Le passé simple marque que « ne pas douter » est une action

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LA LANGUE DES ALLIANCES. MON ALGÉRIANCE

( p a s u n e option) ; q u ' à c h a q u e instant, c'est p o u r toujours. Itérativité, é t e r n i t é : tel est le t e m p s à d e u x t e m p s d e l'histoire h u m a i n e .

Chose étrange cela coïncida avec ma propre chronologie. En 1954, l'Algérie et moi, nous prîmes notre large la même année. Je l'attendais, je le savais, c'était le mouvement même de la vie.

Je pris le départ comme une naissance, comme une métamorphose : laisser tomber les simu- lacres, erreurs, peines et pénalisations. Toute à mon élan.

Les r e g i s t r e s s ' é c h a n g e n t : c h r o n o l o g i e d e s é v é n e m e n t s h i s t o r i q u e s , m o u v e m e n t a u t o b i o g r a p h i q u e (« m o u v e m e n t m ê m e d e la v i e »). C ' e s t p a r c e c h i a s m e — c r o i s é e d e s d e s t i n s — q u ' a d v i e n t la « c o ï n c i d e n c e », au c œ u r d u dispositif q u i la p r e n d e n tenailles : « l ' A l g é r i e et moi, n o u s ». Et toujours c'est d a n s l e s é c a r t s infimes q u e s e lit l e soin a i g u d ' H é l è n e Cixous à dire j u s t e . C e c i : « n o u s p r î m e s n o t r e l a r g e » et n o n p a s

« n o u s p r î m e s l e l a r g e » c o m m e o n dit. C i x o u s n ' é c r i t p a s c o m m e o n dit : e l l e fait r é s o n n e r . Elle é c r i t là o ù la l a n g u e p e n s e , c ' e s t - à - d i r e p è s e s e s m o t s , e n s e i g n e à lire d o u b l e et d a n s l ' é c a r t . Or, le possessif fait ici toute la différence : p r e n d r e au l a r g e d e soi, c ' e s t d é c o u v r i r s e s potentialités, é l a r g i r s o n horizon, s e s c a p a c i t é s ; t a n d i s q u e

« p r e n d r e l e l a r g e » signifie s i m p l e m e n t s ' é v a d e r o u s ' é c h a p p e r , n ' i m p l i q u e p a s forcément q u e s e d é v e l o p p e u n e c o n s c i e n c e . « Je l'attendais, j e l e savais » : l e p r o n o m p e r s o n n e l objet est ici parfaitement a m p h i b o l o g i q u e . Qui ou quoi « le », « 1' » ? l'Algérie qui s e l è v e ? m o i sur le d é p a r t ? « c e l a » qui est p r i n c i p e vital ? Il i m p o r t e d e n o t e r l'implicite l e ç o n : point d e c o n s c i e n c e a u t o b i o g r a p h i q u e s a n s c o n s c i e n c e p o l i t i q u e . C e t t e réflexivité à l ' œ u v r e s'inscrit d a n s le v e r b e p r e n d r e : « j e p r i s le d é p a r t c o m m e » signifie à la fois « p r e n d r e l e d é p a r t » c ' e s t - à - d i r e « d é m a r r e r », et « p r e n d r e c o m m e » c ' e s t - à - d i r e « c o n s i d é r e r ». Le p r i n c i p e d e la s y l l e p s e fait u n p r é c i p i t é d e s e n s et u n e p r é c i p i t a t i o n d e la l e c t u r e ; à quoi s'ajoutent aussitôt r u p t u r e d e construction, ellipse, h y p e r b a t e . L'injonction, l ' u r g e n c e ( é n u m é r a t i o n ) , l e s l i b e r t é s d e la s y n t a x e n o n a r t i c u l é e qui font p r o g r e s s e r l e t e x t e p a r p o r o s i t é , l ' e n j a m b é e enfin, n o n s e u l e m e n t c e l l e d e l ' h y p e r b a t e (« Toute à m o n é l a n ») m a i s surtout c e l l e d e l ' a p p o s i t i o n qui fait s a u t e r la p h r a s e d e s o n c o m m e n c e m e n t à sa fin qui est c o m m e n c e m e n t («Je [...]

Toute »), tous c e s dispositifs conduisent l'écriture à u n g a l o p effréné. Façon d ' i m p r i m e r au texte, p a r l e r y t h m e , l ' é l a n d o n t la n a r r a t r i c e fait le récit.

J'allai vers la France, sans avoir eu l'idée d'y arriver. Une fois en France je n'y étais pas. Je m'aperçus que je n'arriverais jamais en France. Je n'y avais jamais pensé. Au début je fus troublée, étonnée, j'avais tellement voulu partir que j'avais dû vaguement penser que partir mènerait à arriver. De même que commencer mènerait à finir. Mais pas du tout. Tout n'a ja- mais fait que partir et commencer. Dans un premier temps de naïveté il est très étrange et difficile de ne pas arriver là où on est. Pendant un an je sentis le sol trembler les rues me repousser, j'étais malade et j'étais dans l'état créole. Jusqu'au jour où j'ai compris qu'il n'y a pas de mal, seulement des difficultés, à vivre dans la zone sans propre.

La n u a n c e , là e n c o r e est d ' i m p o r t a n c e : aller vers n ' e s t p a s aller en F r a n c e . C ' e s t c e t t e différence infime q u e le p a r a g r a p h e e n t i e r s ' e m p l o i e à d é p l i e r : p a r t i r n e v e u t p a s dire arriver. Suivent u n e s é r i e d e p a r a d o x e s et a p h o r i s m e s qui p o u s s e n t la l a n g u e d a n s s e s r e t r a n c h e m e n t s et d a n s l e s implicites d e n o s façons d e d i r e . Il faut alors r e t o u r n e r p l u s i e u r s fois ladite l a n g u e d a n s la b o u c h e p o u r e n faire j o u e r l e s r e s s o r t s s e c r e t s : ouvrant au défaut d e p e n s é e d e s p e r s p e c t i v e s i n s o u p ç o n n é e s . « Une fois e n F r a n c e j e n ' y étais p a s » fait fourcher l e s significations e n d o n n a n t à lire, c e r t e s , là e n F r a n c e , m a i s aussi « j e n ' y étais p a s » c'est-à-dire p a s d u tout, d é p h a s é e , d é c a l é e , h o r s d e p r o p o s , bref d a n s l ' i n a d é q u a t i o n a b s o l u e . Les fourches s e multiplient (« y a r r i v e r »,

« n ' y étais p a s » ; « n ' y avais j a m a i s p e n s é » ; « il n ' y a p a s »), l e s t o u r s i m p e r s o n n e l s

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affleurent (« il est très étrange », « il n'y a pas de mal » ; « là où on est »), tout le paragraphe est surdéterminé, car il se tient dans le passage et fait lire simultanément le propre et le figuré des mots. Plus exactement, le double décodage vise à la dé- propriation du propre par le figuré : « je m'aperçus que je n'arriverais jamais en France » est une métaphore pour désigner qu'assimilation et adéquation sont impos- sibles. Équivalence, traduction, couplage sont lieux de dissociation, les antonymes ne sont plus complémentaires, ne forment plus axe sémantique, n'appartiennent plus au même paradigme : « partir mènerait à arriver », « commencer mènerait à finir ». « Mais pas du tout. Tout n'a jamais fait que partir et commencer ». Davantage : le même mot ne dit pas le même, le lexique est fendu. Ainsi, penser n'est pas penser («je n'y avais jamais pensé » = réfléchir ; «j'avais dû vaguement penser que »

= croire) ; « tout » ne dit pas « Tout » et le vocable se retourne comme un. gant, changeant de fonction et de portée.

Les brèches ouvertes dans les tours idiomatiques ou comme on dit dans le sens commun, deviennent dès lors objet du récit, lequel consacre en deux phrases l'état de rupture et les divergences. « Il est très étrange et difficile de ne pas arriver là où on est » : la non-coïncidence de l'être révèle une présence qui est un présent d'absence. La métaphore du tremblement de terre, c'est-à-dire du déracinement et de l'expulsion met l'accent sur l'aspect fondamental de l'événement. La construction infinitive l'indique bien, plaçant en position de sujet de l'action « le sol », « les rues » : il ne s'agit pas des gens, ni de quelque situation intersubjective comportant une at- titude psychologique. Cela dépasse l'individu, passe l'entendement, c'est la fin du monde. De même, ce n'est pas un état d'âme qui est décrit mais un état de corps (« j'étais malade ») lequel dit une vérité somatique, et un état géographique clima- tique («j'étais dans l'état créole ») puisque créole désigne, à la lettre, «blancs, d'ascendance européenne, nés aux colonies

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. » Celles-ceux qui viennent d'un autre monde. Affaire de transplantation, donc, touchant à la structure vitale de l'être, que ce passage vers la France.

C'est par reprise et déplacement du sens terme à terme que se définit la passe : en tant qu'état-de-passe (« dans la zone sans propre »). En effet, faire glisser la lecture de « j'étais malade » à « j'ai compris qu'il n'y a pas de mal [...] à vivre » indique, avec la venue de cette expression d'un jugement moral (ce n'est pas un péché, ce n'est pas répréhensible), que « malade » était question de somatisation d'une culpabilité. Le dénouement (qui dénoue le récit du passage) le précise : « pas de mal, seulement des difficultés ». Quant à « vivre dans la zone sans propre », expression qui transpose le sens de « état créole », Hélène Cixous désigne ainsi le choix qu'elle fait d'un Pays- Langues, d'un Pays-Littérature et non d'un sol-patrie. La « zone sans propre » c'est évidemment l'exercice du figuré, l'écriture des figures où la langue (les langues) élabore Poésie. Se revendique ainsi un état d'écrivance qui fait appel à l'essence de la langue : par quoi vivre dans le passage n'est pas tant exister qu'habiter.

Longtemps j ' a i p e n s é q u e c'était mon a c c i d e n c e a l g é r i e n n e qui avait fait d e moi une pas- sante. Je n e sais p a s comment et q u a n d tout cela a c o m m e n c é mais c'est e n « arrivant » e n France sans arriver à m'y trouver q u e j ' a i découvert : m e s diverses chances g é n é a l o g i q u e s et historiques se sont a r r a n g é e s pour q u e je reste p a s s a n t e ; d e façon p o u r moi originelle je suis toujours passante, e n p a s s a n c e .

5 Trésor de la langue française.

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LA LANGUE DES ALLIANCES. MON ALGÉRIANCE

Être une « passante » n'a pas chez Hélène Cixous le sens habituel d'éphémère trajet.

Tout au contraire, c'est à re-passer sans fin que l'écrivain est requis, afin que surgissent les secrètes alliances dans la langue qui travaillent nos dires les plus communs, les hantent de magiques effets qui les accidentent. Ainsi « arrive » — mot- valise, trouvaille, lapsus, hapax, faute : le nom varie selon que l'on partage ou non le passage cixousien —, l'accident sur la page, lequel se désigne tel en nommant l'innommable : « mon accidence algérienne ». Par quoi l'on comprend que « la passance » c'est précisément ce qui ne passe pas dans la langue, fait achopper, fait nœud. Ainsi « accidence » réunit en un précipité lexical quatre mots par calembour : accident, incidence, excédent, ascendance. Procédant par croisement phonétique, collage hors contrôle de la logique syntaxique, la pratique du mot-valise exacerbe le travail de l'inconscient de la lettre, les facultés plurisémantiques du texte et l'événement de sens. Le récit emprunte les voies du récit de rêve

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pour conduire à l'analytique de l'écriture, ce qui est façon d'opter, comme le dit si bien Michaux, pour la « connaissance par les gouffres ». Au plan phrastique non moins, le texte cixousien pratique le collage syntaxique. Ceci par exemple : « mais c'est en

" arrivant " en France sans arriver à m'y trouver que j'ai découvert », où le syntagme

« sans arriver » n'arrive pas à se fixer en effet, à la fois rattaché à la séquence

« " arrivant " en France sans arriver » et à la séquence « sans arriver à m'y retrouver ».

Du fait de cette instabilité généralisée, la ligne se trouve interrompue par d'invisibles barres divisoires et raccordée par d'incessantes enjambées de réunion. La lecture, tout comme l'écriture, sont passages de frontières en tous points. Davantage : déjà, sans le savoir, écriture et lecture étaient dans le passage. Ainsi ces mots qui semblent anodins mais dont la disposition n'est pas indifférente : « Je ne sais pas comment et quand tout cela a commencé mais ». À la lettre, cela a commencé à comment qui est le commencement de commencé.

On mesure l'exigente lecture que requiert le texte cixousien, laquelle est lecture émancipatrice, lecture donnante. Elle donne des chances : « mes diverses chances » sont à la fois hasard et heureuse coïncidence. C'est un texte qui exige de la lectrice comme de la narratrice qu'elle « reste passante ». Non pas une passante, le substantif en quelque sorte réifiant l'action, mais à entendre comme -.passant elle reste : dans l'agir. Agent par excellence. « Être en passance » désigne ainsi l'état de mouvement, l'être-mouvement. Toujours-déjà mouvement. Sans origine ni fin.

J'aime d'ailleurs la forme progressive et les mots qui se terminent en -ance. Si bien que si je me suis dirigée vers la France sans méfiance c'est peut-être à cause de cette terminaison qui laisse au participe présent sa chance.

La passance, on l'a éprouvé à la lecture, est avant tout un état de langue : un tour grammatical (la forme progressive), une formation morphologique (les mots en -ance).

Ce sont les formes de l'ad-venir, formes du devenir-forme ; et c'est toujours de Tailleurs qu'elles viennent, du passer-outre. « D'ailleurs » a ici toute sa signification : locution conjonctive, adverbe, substantif, car c'est de l'ailleurs qu'arrive la forme progressive, c'est vers Tailleurs qu'elle porte. En outre, -ance est une terminaison, non une fin. Le suffixe vient au lieu de la rime (France sans méfiance) donc de la rythmique poétique.

C'est le lieu de l'écho sonore, du présent de la diction. C'est le lieu du hasard

6 C'est par exemple, dans le travail du récit de rêve analysé par Freud, l'exemple célèbre désormais : « Il m'a reçu d'une façon famillionnaire. »

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(« chance ») heureux (« chance ») de la rencontre syllabique. La répétition y participe du présent. La terminaison est espace d'accueil : qu'il arrive.

Partir (pour) ne pas arriver d'Algérie, c'est aussi, incalculablement, une façon de ne pas avoir rompu avec l'Algérie. Je me suis toujours réjouie d'avoir été sauvée de toute « arrivée ». Je veux l'arrivance, le mouvement, l'inachever dans ma vie. C'est aussi de partir que j'écris.

J'aime la phrase : j'arrive, son interminable et subtile messianicité. Le mot messiance me vient depuis l'Algérie.

Par un tour supplémentaire de langue et de la pensée, la constellation se déplace à nouveau et se recombine : partir / ne pas arriver / Algérie / je. La phrase est à géométrie variable et multiplie les parcours. Écriture palimpseste : partir d'Algérie, ne pas arriver d'Algérie, partir ne pas arriver, partir pour ne pas arriver, elle multiplie les liens parataxiques avant de reconnaître c'est-à-dire de lire dans cet arrangement du récit « une façon de ne pas avoir rompu avec l'Algérie ». Le retournement de situation est d'abord retournement de langue : « être sauvée de toute " arrivée " » fait passer le sens de se sauver = échapper à (l'arrivée) à être dispensée de (toute arrivée), mais aussi fait rimer vis-à-vis une sauvée et une arrivée. Une « arrivée » est aussitôt renversée en son contraire : « l'arrivance » laquelle, comme la passance désignant ce qui ne passe pas, n'est pas encore passé, signifie ce qui n'arrive pas n'est pas encore arrivé. Le choix du mouvement se re-marque à l'infinitif (l'inachever au lieu de l'inachevé) qui est la forme de l'infini cours de l'action. Quarnt à la formulation elliptique : « C'est aussi de partir que j'écris », elle appelle déploiement du pliage syntaxique et par suite bifur interprétatif. Car partir se lit à la fois objet et cause de l'écrire : j'écris le départ ; je pars donc j'écris ; amont et aval du geste d'écrivain. Plus encore, je pars j'écris, où écrire-partir c'est : du même trait. Et la dernière phrase aussitôt de faire la scène du départ d'écriture. « J'aime la phrase : j'arrive » : à partir de l'énoncé minimal, c'est la promesse d'Algérie qui vient. Le verbe prend coloration nouvelle :

« j'arrive » comme je viens, je n'en ai pas pour longtemps. Et parce que cette venue est venue de l'écrire, la promesse relève de la prophétie messianique. Une fois encore c'est par la puissance d'alliances nouvelles et d'écart à la norme que s'éprouve la portée du texte cixousien : « messianicité » et « messiance » font bourgeonner le sens tout en convoquant le mot qui n'est pas écrit mais résonne sous-jacent, « messianisme ». Appelé avec les mots-valises et dévalisé du suffixe en -isme qui est marqueur de systèmes établis, tout au contraire de la terminaison en -ance qui suspend, « messianisme » travaille le texte par défaut. Il fait entendre par opposition qu'il s'agit de désigner ainsi l'essence du message et non quelque résultat référentiel ou communicationnel ; ses processus intrinsèques et non le produit fini. Messianicité croise messianique avec poéticité qui est le tissage du texte et son herméneutique ; accroît ainsi la connotation à Messie : celui qui va venir ; celui qui est « oint » (mâshiah), sacré. Le « Roi Messie » (Psaumes II

7

) représenté comme naissance (d'un enfant) ; mais aussi dans un édifice c'est la pierre « devenue tête d'angle » (Psaumes CXVTII : 22), la pierre angulaire qui couronne l'édifice

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. Quant au « mot messiance » il fait pendant à « France sans méfiance », devenant paradigmatique de tous les « mots en -ance », c'est-à-dire paradigmatique de l'écriture en puissance. De fait, il porte fruit bientôt, convoquant liance, alliance, fiance, mes sciences et mescience, conscience, préparant la migration du suffixe vers « l'Algérie » dont il vient, ce afin de couronner au titre d'Algériance — tête d'angle — le principe d'une écriture de l'arrivance.

7 La Bible, Nouveau Testament, 1971. Voir aussi Première épître de Pierre, II : 2-3.

8 Première épître de Pierre, II : 7.

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LA LANGUE DES ALLIANCES. MON ALGERIANCE

[ -ance : terminaison des substantifs en bas latin (au plus ancien de la langue française : on ajoutait un ix d'ailleurs venu du grec à des participes présents).

Aujourd'hui considéré comme archaïsme ! cf.Brunot Chateaubriand après 1815 : p. 302-303.

Usage de mots : compatissance, exorbitance, ? etc.

Le procédé le plus commun chez Chateaubriand c'est l'archaïsme. Non l'archaïsme de grimaud, mais celui du grand seigneur, qui a des ancêtres, des archives — un passé.]

C ' e s t aux r a c i n e s d e la l a n g u e qu'il faut e n r e v e n i r ; c ' e s t là q u e travaille l ' é c r i r e c i x o u s i e n : e n p r e n a n t p a r l e s r a c i n e s q u i s o n t a u s s i c r o i s é e s d e s l a n g u e s e t g é n é a l o g i e s d e la p e n s é e ( b a s latin, l a n g u e française, g r e c ) . P r e n d r e p a r l e s r a c i n e s , c'est aussi faire la p a r t d e l'histoire littéraire, d e la m é m o i r e , d e s t r a c e s , d e la p a r e n t é d e s t e x t e s , d e la v i e et d e la d i s p a r i t i o n d e s formes. D e l ' u s a g e , d e l ' u s u r e d e s m o t s . C e fragment d ' u n traité d e g r a m m a i r e et stylistique d u b o n u s a g e m o n t r e q u e t o u t e l a n g u e e s t p a s s a g e s d e l a n g u e d o n t e l l e g a r d e d é p ô t s . Q u ' e l l e e s t p r o c e s s u s d ' e s t r a n g e m e n t et d'altérations ; q u ' e l l e é v o l u e d e p u i s l e s s t r a t e s l e s p l u s enfouies (« e n b a s latin, au p l u s a n c i e n , a r c h a ï s m e , a r c h i v e s ») et d e p u i s l e s u r p l o m b d u T r è s Haut (« C h a t e a u b r i a n d », « celui d u g r a n d s e i g n e u r »). Toute l a n g u e s é p a r e l e s e n s d u s e n s , inscrit l e s m é t a m o r p h o s e s d u t e m p s . D ' o ù le constat : l e suffixe e n - a n c e est

« aujourd'hui c o n s i d é r é c o m m e a r c h a ï s m e ». Q u e signifie, d è s lors, l e choix p o i n t é d e cet a r c h a ï s m e p o u r c o n v o q u e r l ' A l g é r i e ? « M o n A l g e r i a n c e » s'efforce d e r e f o n d e r l e s liens à l ' A l g é r i e d a n s u n récit a u t o b i o g r a p h i q u e qui fasse r a c i n e s d ' é c r i t u r e . Il y a d u s e r m e n t d a n s « Mon A l g e r i a n c e » : s e r m e n t m o i n s d ' é v o q u e r u n p a s s é q u e d e s u s c i t e r u n e force antique, i m m é m o r i a l e , c a p a b l e d e s c e l l e r p r o m e s s e d'avenir. D e faire foi. « Mon A l g e r i a n c e » fait s e r m e n t d ' é c r i r e sur la foi d e s l a n g u e s qui sont toujours l a n g u e s é t r a n g è r e s . P a s s e u s e s . Écrire : p a s s e r d e s a l l i a n c e s .

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Références

CALLE-GRUBER, Mireille et H é l è n e Cixous, Hélène Cixous. Photos de racines, Paris, Éditions d e s F e m m e s , 1994.

Cixous, Hélène, Les rêveries de la femmes sauvage, Paris, Galilée, 2000.

, Mon Algériance, Paris, Les inrockuptibles, 1999.

LA BIBLE, NOUVEAU TESTAMENT, Paris, Gallimard (Bibliothèque d e la Pléiade) ,1971 (trad. et é d . d e J. Grosjean et M. Léturmy).

Références

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