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CAPTAIN DU GRAND MÉTIER

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Academic year: 2022

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CAPTAIN

GRAND MÉTIER DU

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François DEBERGH

CAPTAIN

GRAND MÉTIER DU

ÉDITIONS FRANCE-EMPIRE 68, rue Jean-Jacques-Rousseau, 75001 Paris

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Toute similitude de nom entre des personnes exis- tantes et les personnages de ce livre ne pourrait être que le fait du hasard. De même, les noms de bateaux ne sauraient être assimilés à ceux de chalutiers pas- sés, présents ou à venir. L'auteur tient à préciser à cet égard la pureté de ses intentions et à porter ainsi témoignage de son admiration pour un des métiers les plus durs qui soient.

Vous intéresse-t-il d'être tenu au courant des livres publiés par l'éditeur de cet ouvrage?

Envoyez simplement votre carte de visite aux EDITIONS FRANCE-EMPIRE Service « Vient de paraître », 68, rue J.-J.-Rousseau, 75001 Paris

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© Editions France-Empire 1975 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

IMPRIMÉ EN FRANCE

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Le ciel ne se découvrit qu'à la nuit, mais les gens de la passerelle n'y cherchaient plus l'ordre des étoiles.

La lune rouge occupait la moitié de l'espace, derrière les vitres gluantes d'embruns, mouvante au gré du tangage, montant au-dessus des superstructures quand l'étrave plongeait dans un creux puis, quand le coup de raquette relevait le gaillard, baignant au ras des lames.

— Saloperie de lune! grogna Lebel lorsqu'il enten- dit Maurice Hendrycks pousser la porte. Elle finira par nous rendre cinglés.

— On a piqué six, se contenta de répondre le second.

Baron dit que le novice dormait debout, dans les glaces.

— Vrai! Déjà 3 heures! dit le captain en jetant un coup d'œil à sa montre. Pour ce qui est du novice, à toi de l'avoir à l'œil, Maurice. S'il tient pas le coup aux glaces le temps d'un trait, il n'aura qu'à faire sa valise en fin de marée.

Maurice Hendrycks haussa les épaules :

— Un margat de seize ans! Et puis c'est son premier embarquement.

La main du captain Lebel serra le bois luisant de

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la barre. Le halo du compas — la seule lumière de la chambre de veille — dessinait les méplats de sa joue mal rasée, sèche comme une lame.

— A quel âge t'as pris la mer, Maurice?

Le second tourna vers Julien Lebel un regard étonné :

— A quinze ans, comme tout le monde.

— Non, pas comme tout le monde, fiu! Moi, j'étais un margat de neuf ans quand mon père m'a embarqué.

On était si fiers de porter les bottes qu'on ne les quit- tait plus, même au pieu... Des bottes où on aurait pu mettre dans chacune trois de nos jambes. C'était le temps où les vieux Islandais portaient encore les anneaux aux oreilles. Faut te rappeler ça, Maurice, si tu veux devenir un jour captain : ils moderniseront tout ce qu'ils voudront. La mer, ils réussiront pas à la changer.

Maurice Hendrycks assurait l'intérim du second en titre, à bord de l'Alprech. A la fin de cette marée, il rentrerait dans le rang comme simple matelot, ou lieu- tenant tout au plus. Mais captain, non, sûrement pas avant longtemps. Pourtant, on avait déjà vu à Boulogne des patrons de vingt-trois ans et Maurice en avait vingt-six.

Il tourna le dos à la chambre des cartes, à la lampe basse sertie dans son abat-jour de cuivre. Il préférait la quasi-obscurité de la passerelle à cette heure de la nuit, même s'il devait s'y trouver seul avec le patron.

Julien Lebel prenait plaisir à caresser le bois lisse de la barre, comme pour se convaincre du pouvoir qu'il exerçait sur l'Alprech.

— J'ai idée qu'on est passés au large du gros temps, remarqua le second. Ils annonçaient des rafales vers le Fladen.

Lebel se pencha par-dessus le compas pour en occul- ter le halo et, entre ses yeux mi-clos, voir un peu plus clair sur le pont où miroitait le reflet de la lune.

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— Là où on va, on n'aura plus que des Force 4 ou 5 à tout casser. On devrait tenir nos dix nœuds, à moins que le vent se mette à changer. Va savoir!

Hendrycks remarqua d'un air distrait :

— Il faudrait en profiter pour tâter au passage l'ac- core nord-est d'Aberdeen Bank. Il y a un an, on y a fait de la grosse morue.

— On ne fera pas Aberdeen Bank, dit Lebel sans changer de ton.

Le second serra les dents, insista quand même :

— Cinquante-trois tonnes! La marée n'est pas si riche que ça.

— Pour moi, c'est le compte, mon garçon! Et ces cinquante-trois tonnes, n'oublie pas, c'est du cabillaud travaillé.

Il prononçait « gabillaud », comme le petit peuple, et cette manie agaçait Hendrycks autant que l'obsti- nation du patron à éviter les grandes pêches.

Au-devant d'une houle un peu forte, — sans doute les approches d'un courant — le chalutier commença à danser. Roulis et tangage se contrariaient, dans le désordre des lames. Ce mouvement de poêle à frire était celui que le second préférait. Debout, il partici- pait de tous ses muscles à la vie du bateau. Si la houle devait se maintenir jusqu'à la fin du quart, quand il se coucherait, son sommeil n'en serait que meilleur; il glisserait comme l'Alprech dans les longues patinoires entre les lames. Il vibrerait avec les membrures d'acier;

même le grondement de la machine, dans son délire de grandes orgues, le plongeait déjà dans des torpeurs d'enfance.

Il glissa de trois pas en arrière dans la chambre des cartes, se pencha sur la route, tracée au crayon, que l'Alprech avait suivie plus de vingt fois entre les Orcades et le Dogger.

Les fureurs de la machine, un instant, envahirent

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la passerelle : la porte venait de s'ouvrir devant René Le Dantec, le T.S.F., qui la referma d'un coup de pied, étouffant derrière ce rempart la frénésie des six cylindres.

— Le café, patron! T'en veux aussi, Maurice?

Hendrycks approuva d'un grognement sans quitter la carte des yeux. Il avança son quart émaillé le long du montant de porte, en continuant à rechercher les buttes poissonneuses qu'on aurait pu exploiter du côté des Long Forties.

Il se rendit compte, au poids, que le café était versé.

Il se mit à boire à petites gorgées, sans regarder.

— Tu tiens le cap au 160, René, dit le patron. Dans deux heures tu m'éveilles s'il n'y a pas de pépins avant.

Mais Lebel ne parvenait pas à s'arracher à sa pas- serelle. Hendrycks, derrière eux, affecta de fixer les yeux sur René Le Dantec, qui tirait de sa ceinture une grosse montre et l'orientait vers le halo du compas.

A l'instant où il lui tournait le dos, Julien Lebel eut un remords :

— Dis voir, t'as pas eu de nouvelles de Boulogne?

Ligniez, Morgat, et tout le saint-frusquin?

— Rien. Si on peut appeler rien le fait que personne ne sait encore à quelle sauce le vieux Ligniez va se faire bouffer.

— Bon, on y verra sans doute plus clair dans la matinée.

Le captain, soucieux, frôla Maurice Hendrycks pen- ché sur les cartes :

— Va te coucher, Maurice. Tu as encore deux ou trois heures avant qu'on recommence à filer.

Le second ne releva pas la tête.

— Je sais ce que tu veux, reprit le patron. Battre des records avec des traits de quarante ou cinquante pottes, mais moi je suis trop vieux pour jouer à ça,

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et je ne courrai pas le risque de mettre un chalut en dentelles dans les croches.

L'index de Maurice Hendrycks continuait à zigza- guer lentement de part et d'autre de la route tracée.

Lebel et lui ne se comprendraient jamais. D'autant que virer en un seul trait deux tonnes et demie de poisson n'est pas une telle aventure...

Il attendit que le patron fût monté dans sa couchette pour rejoindre le T.S.F. dans la chambre de veille.

— Sale temps! dit Le Dantec, sans qu'il fût possible de savoir s'il parlait de la mer ou du conflit en puis- sance.

Il n'obtint pas de réponse et n'insista pas; tôt ou tard il saurait à quoi s'en tenir. Ses yeux pâles, alour- dis de rides, continuèrent à fixer devant lui un paysage imaginaire. Coinçant la barre avec son genou, il se mit à rouler une cigarette de bleu et dit :

— J'ai vu le novice en passant. Il dort dans les chif- fons au pied de l'échelle de machine. Sans doute qu'il n'aime pas l'odeur du poste... tabac froid et chaussettes sales.

— Le patron veut le débarquer, répondit Hendrycks.

— Dommage, c'est un bon fiu. Je lui avais justement commencé une « baie d'Along » dans un pied de che- val qu'il a ramassé au large de Liverpool.

Le second hocha la tête. Le T.S.F. lui avait naguère offert un de ces chromos puérils qu'il délayait à l'huile sur la nacre d'énormes coquilles d'huîtres.

— Faudra que je la lui finisse avant qu'on fasse route Boulogne, continua Le Dantec. D'autant que ce sera une de mes plus belles : j'ai trouvé pour le ciel un de ces mauves... tu dirais du rose. Et là-dessus, la canonnière qui se détache en blanc cru. Tiens! Je te montrerai.

Maurice écarta Le Dantec d'une poussée du coude pour se pencher sur le compas. Il connaissait par cœur

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l'histoire de la canonnière qui remontait le Mékong et de René qui, avec ses « zèbres », jouait les hommes- torpilles.

— Tu ferais mieux de garder la barre à 190 dans ce coin pendant un moment. Par ici, on rencontre sou- vent un courant de sud-ouest assez fort. Bon, je vais me coucher une paire d'heures... Pour le Mékong, tu me raconteras la suite quand tu auras appris à nager.

René Le Dantec essuyait les brocards avec la séré- nité d'un vieux caboteur frotté par les vents des sept mers. Il remarqua toutefois que le second demeurait accroché à bâbord, les avant-bras noués autour de l'ocu- laire du radar.

— Je ne dormirai guère non plus, reprit le radio. Il faudra que je prenne l'écoute à partir de 8 heures sur la bande de travail. A cause de c't'ordure...

— C'est de Morgat que tu parles? Qu'est-ce qu'il y a de vrai dans cette histoire? Il n'a quand même pas les moyens d'acheter d'un bloc tout l'armement Ligniez, le Minquiers et l'Aurigny. C'est un trop gros morceau pour lui.

Le Dantec hocha la tête :

— Les banques sont avec Morgat. Une chance pour nous, Maurice : on a un armateur qui a le vent en poupe!

Morgat achètera ce qu'il voudra.

— Ce qu'il voudra, mais pas les hommes. Ou du moins pas Gourgain.

Maurice se détourna en bâillant :

— Oh! Toi, tu sais toujours tout!

Il tira la porte, qu'il reclaqua derrière lui et descen- dit à reculons l'échelle de passerelle. A l'instant de poursuivre son chemin dans la coursive en direction du poste d'équipage, à l'arrière du bateau, il s'aper- çut qu'il avait omis de jeter un coup d'œil au fond du puits de machine.

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Il fit volte-face et descendit les degrés de fer. L'ha- leine entêtante du gas-oil l'enveloppa. Puis venait l'odeur multiple des huiles, la friterie des reniflards de carter. Par-dessus tout flottait, subtile mais tenace, et dominant même les relents de poisson avarié, l'odeur des hommes, sueurs, tabac refroidi, déjections très anciennes, mêlée à un air solide que seule dissiperait la mort du bateau.

Le novice s'était fait un nid dans la crasse des sacs de jute, au pied de l'échelle, à cinq mètres au-dessous du niveau du pont. Gorgé de chaleur, il se laissait asphyxier par les vapeurs d'huile. De ses coudes, dans un mouvement à peine conscient, il amassait autour de lui la tiédeur des bandes de toile et des étoupes pétries de graisse séchée.

Maurice renonça à l'éveiller, chercha des yeux Zeph le troisième mécanicien, qui était de quart à la machine jusqu'à 4 heures du matin. Il fit en vain le tour des cylindres, puis leva les yeux vers le W.C. qui s'ouvrait là-haut au bout d'une passerelle, comme une cellule de pigeonnier dans un mur d'usine. Zeph occupait le siège, maître des lieux, le pantalon tire-bouchonnant au niveau de ses genoux. Penseur solitaire, il contemplait d'un regard vide le petit peuple mécanique des soupapes besognant dans leurs bains d'huile, et sur lesquelles il continuait d'exercer sa puissance.

Le mouvement de poêle à frire avait dû cesser depuis un long moment lorsque le bateau, soudain, parut saisi de folie. Le silence de la machine éveilla Mau- rice.

L'Alprech arrivait sur la fin de son trait, prêt à virer le chalut. Quand la sonnerie d'appel retentit à nouveau, le second avait déjà regagné la passerelle.

Les hommes s'avançaient sur le pont arrière, sai-

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sis en plein sommeil, grelottant sous leurs cirés dans l'éclaboussement de lumière des projecteurs.

— Va jeter un coup d'œil aux freins, Maurice! dit Lebel en sortant de la chambre des cartes.

Mal éveillé encore, le patron se surprit à nouveau à penser à Morgat. Ce n'était pas plus préoccupant que d'habitude. Il pensait à Morgat à chacun des actes de sa journée, comme les gens qui souffrent d'aigreurs de l'estomac pensent à leur régime. Sans doute avait-il rêvé de Morgat une fois de plus dans ses deux ou trois heures de sommeil. Quelques marées avant celle-ci, sa femme lui avait dit d'un ton tranquille, à bout d'ar- guments : « Un de ces quatre, on remplacera la Sainte Vierge au-dessus de la porte par la statue de Morgat.

Comme ça, il sera là tout le temps et t'auras plus besoin de nous casser les oreilles avec. »

Ainsi n'y avait-il rien de surprenant à ce que l'appel de Boulogne-Radio sur la bande de travail le fît auto- matiquement penser à son armateur.

Il n'eut même pas à passer dans la cabine radio, der- rière lui, pour aller secouer Le Dantec, qui couchait à un mètre au plus de l'émetteur-récepteur. René se leva en grommelant :

— Ça va, ça va, on y va!

Julien Lebel alla reprendre la barre. Il s'en éloigna de deux pas pour observer l'écran du radar. Quand le chalutier vire de bord pour faciliter la remontée du chalut, il vaut mieux jeter un coup d'œil sur la nouvelle route et voir ce qu'on a droit devant soi.

Le treuil ne peinait guère en achevant de hisser les bras, les deux câbles d'acier qui précédaient directe- ment la poche.

— On va encore faire des merdes, une fois de plus!

— Oui, des vraies, dit Maurice. Si on fait les quinze pottes ce coup-ci, c'est le bout du monde. Et rien que du petit, en plus!

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CHALUTIER MODERNE (à pêche arrière.)

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Le captain serra les dents. Il avait parlé tout haut sans se rendre compte que son second venait de remon- ter du pont. Maintenant, Hendrycks retirait ses bottes et son ciré, mais Lebel n'eut pas le loisir de s'en préoc- cuper davantage car Le Dantec l'appelait :

— Un message en code, patron!

Lebel et Maurice se regardèrent droit dans les yeux.

Ils n'avaient pas besoin de mots pour se comprendre.

Il ne pouvait être question des cours ou du jour de vente; qu'y avait-il donc de si important pour que l'ar- mement jugeât nécessaire d'utiliser le code?

— Eh bien, qu'est-ce que tu attends pour traduire?

— C'est presque fait, répondit Le Dantec.

Lebel feignait de se désintéresser du message, comme si le résultat du trait eût requis toute son attention.

A dix mètres par tribord commençait à paraître un dôme argenté, à peine visible au milieu des lames qu'il brisait. Le pont illuminé restait désert. Luisantes de mer passé le bordage, les funes étincelaient de glace au-delà des poulies.

De la passerelle, on découvrait le même spectacle cinq à six fois par jour, sans jamais s'en lasser. Pour la première fois Lebel pensait à autre chose. Pourtant il ne regarda pas dans la direction du radio.

Les panneaux vinrent se plaquer avec des heurts de marteaux-pilons au pied des potences; les hommes avancèrent vers la lisse de tribord, sous leurs cirés jaune-paille et vert-de-gris. Alors la poche monta au- dessus du bordé, énorme, gonflée de matière vivante, une éponge de poisson pressant d'elle-même son eau de mer.

Le captain ne vit pas le coup de palan qui l'ame- nait sur le pont : il avait sous les yeux le papier grif- fonné par Le Dantec.

« A Julien Lebel, à bord Alprech. Essayez savoir

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où Gourgain va poser son sac en larguant Aurigny.

Attends réponse rapide. Morgat. »

Lebel froissa la feuille dans ses doigts, lança la bou- lette sur le caillebotis et l'écrasa sous ses bottes.

Maurice Hendrycks affecta de n'avoir rien vu. Il fixait les yeux sur Lodez qui, seul dans la gatte, lar- guait le raban de cul. Une bonne tonne de poisson s'étala autour de lui, l'enlisant jusqu'à mi-bottes. Mau- rice pensait à peine à Lebel qui, tôt ou tard, dirait ce qu'il avait sur le cœur.

Les matelots tiraient sur les mailles du chalut pour l'étendre sur le plancher du pont. Les mieux placés portaient déjà la main à leur fourreau et sortaient l'ai- guille pour ramender, maille par maille, les pans du filet arrachés par les rochers du fond.

— Je descends leur donner un coup de main, dit Maurice, prêt à enfiler ses bottes. Il y a pas mal d'avaries.

— Attends une minute, fiu!

D'énormes claques d'embruns balayaient le pont, cin- glant les matelots sans qu'ils parussent s'en rendre compte. Lebel clignait des yeux comme devant une lumière trop forte.

— Ecoute voir, reprit-il. Tu connais la situation, pas vrai? L'armement Ligniez n'a que deux gros bateaux, des classiques : le Minquiers et l'Aurigny. Le patron du Minquiers vient de faire ses valises, ça, tout le monde le sait. Le bateau est actuellement en réparations, et c'est le meilleur de Ligniez.

— Exact, et c'est Gourgain qui va devenir cap- tain...

— Eh bien non, justement, dit Lebel. Gourgain va bel et bien quitter l' Aurigny... seulement ce n'est pas pour reprendre le Minquiers!

— Autrement dit, Ligniez va perdre ses deux cap- tains.

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— Mais il ne le sait pas encore, reprit Lebel, du moins c'est ce que je crois comprendre. C'est le mes- sage de Morgat qui me fait penser à ça, et si Morgat s'intéresse à la question, ça confirme qu'il veut rache- ter le Minquiers.

— Tout le monde s'en doutait, fit Maurice en haus- sant les épaules. Alors, je ne vois pas pourquoi il s'in- quiète de ce que va faire Gourgain... Il ne peut quand même pas racheter en plus l'Aurigny.

— Bien sûr que non! Il n'a pas les épaules assez larges. Même pour le Minquiers, avec ses crédits, c'est tout juste. Alors, il va essayer de rabattre le prix d'une cinquantaine de millions. Il peut y arriver à condition d'affoler le vieux Ligniez en lui portant un coup dans le dos. Il va mijoter son affaire tranquillement, et puis au meilleur moment, il va lui annoncer que Gourgain le quitte pour mettre son sac ailleurs. Quand Ligniez attrapera ça dans les gencives, il cédera sur tout, tu comprends?

— Je comprends, répondit Maurice avec une grimace d'écœurement. Pour être sûr de son coup, il lui faut convaincre Ligniez en lui disant où Gourgain va aller mettre son sac. Et ce qu'il vous demande, c'est le nom du nouveau bateau de Gourgain.

— Tout juste, mon garçon.

— Vous allez le lui donner?

— Je ne le connais pas encore.

— Et bien entendu, vous allez le demander à Gour- gain lui-même? Parce que Gourgain est un vieil ami?...

Et qu'il ne peut pas vous refuser ça?

Lebel ne répondit pas, tourna la tête vers tribord, où il suivait des yeux les mouvements des hommes installant le comptoir le long de la gatte.

Maurice Hendrycks conclut d'un ton anodin :

— Ligniez est le plus vieil armateur de Boulogne.

Un brave type dans la tradition d'autrefois. Et c'est

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pour ça qu'il croule... Et vous allez prêter la main à son assassinat.

Lebel haussa les épaules.

— De mon côté, je n'ai rien à refuser à Morgat. Je suis trop vieux pour chercher un autre armateur. Si je me mets à jouer les grandes gueules, il y a derrière moi une floppée de petits gars comme toi qui ont les dents longues et qui ne demandent qu'à chausser mes bottes.

— Peut-être bien chausser vos bottes, mais sans vous frapper dans le dos... Et puis merde! J'aime encore mieux aller ramender sur le pont.

Le vent hurlait dans les agrès avec des sifflets de fouets d'acier, ici sur les funes tendues comme des tire-fond, là-haut sur le maroquin, par-derrière dans les haubans d'antenne, partout avec la furie d'un chat sauvage qui eût joué à se poursuivre lui-même d'un bout à l'autre du bateau.

Tournant les yeux vers le treuil, Maurice rencontra au passage le visage de Baron, dont l'haleine formait une croûte de glace sur sa mentonnière. Il l'entendit grogner :

— Ce serait sûrement parti pour le mauvais si ce c... de vent savait ce qu'il veut. Paré à filer! cria-t-il, les deux mains sur le levier du treuil.

Dès lors, le vent se tut, dominé par le hurlement de sirènes des freins de câbles, sans cesser de battre les hommes de ses claques mouillées.

Maurice émergea de l'ombre des treuils, parut en pleine lumière dans le ciré vert qui flottait autour de son corps maigre. Il enjamba les plis du chalut pour rejoindre Lodez, qu'il bouscula en lui prenant son aiguille des mains, puis il lui indiqua du bras la direc-

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tion de la potence arrière. Le vent emportait au-delà du bord ses hurlements.

Alors l'étrave heurta de plein front un paquet de mer. Le bateau hésita, son élan coupé, en faisant jaillir un geyser d'écume. Le second disparut avec ses hom- mes sous l'immense lessive. Il n'avait pas bougé quand elle retomba, comme une flaque, balayant le pont avant de s'engouffrer dans les dalots, au pied du bordé.

Le vent apporta l'ordre de Lebel :

— Paré à filer, au treuil? Filez!

Le chalut s'engloutit par-dessus bord avec ses mailles neuves toutes blanches. Maurice recula contre la gatte.

Ses longs bras dirigeaient tout avec des mouvements de sémaphore. Les panneaux cognèrent la coque avant de replonger à la mer.

Le novice, paralysé, suivait des yeux la vibration des funes d'acier glissant vers l'arrière. Soudain il décou- vrit, à deux doigts du sien, le visage jeune et brutal du second, étamé de pluie glacée.

— Vingt dieux! Qu'est-ce que tu attends pour repren- dre ton poste au cheval?

L'usine s'organisait sous l'averse. Des rafales de grêle dessinaient sur les cirés la forme des corps. A l'instant de contourner le comptoir, le novice glissa le long des brèzes. Deux morues soudées à même le pont par le gel le bloquèrent net et il se rattrapa de jus- tesse à une pique du comptoir.

— Joue pas à ce jeu-là, fiu, si tu veux pas te faire ébreuiller comme un gabillaud!

Wacheux se mit à rire, continua à planter une à une les morues sur sa pique, faisant gicler le long du fer les entrailles molles et roses. Son voisin, d'un mou- vement arrondi du couteau, tranchait les têtes avec une régularité de machine, glissait de côté sur la plan- che le poisson encore gluant de sang. Un autre matelot,

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au bout de la chaîne, y grattait à la cuiller ce que la chair gardait de baves rouges...

Le novice, ses mains bleuies serrées sur le caoutchouc du cheval, dirigeait le jet d'eau de mer à ses pieds, lut- tant contre un reflux d'écume pour repousser la sanie, intestins et caillots, crachats sanglants mêlés aux lam- beaux de chairs blêmes. « La morue » disaient les vieux, à Boulogne, « c'est le cochon de la mer ». Mais jamais personne ne décrivait la boucherie en plein vent où les hommes pataugeaient dans une auge de sang mêlé d'écume.

Maurice gravit l'échelle extérieure, enveloppé par les embruns et le flot de lumière des cargos de passe- relle. Dans la chambre de veille, où il faisait toujours trop chaud, il laissa tomber à ses pieds son ciré, qu'il repoussa d'un coup de botte sur le caillebotis, derrière le compas.

Le Dantec, à la barre, regardait droit devant lui;

une cigarette à demi consumée s'éteignait lentement sous la pointe de son nez.

— Qu'est-ce que tu fous là, toi?

Le radio ricana :

— On dirait que je joue au petit barreur, non?

— Autrement dit, tu as fini ta saloperie de boulot?

René garda le sourire :

— On me paie grassement pour expédier en phonie des trucs cochons. Une fois que j'ai traduit en code, je sais plus ce que ça veut dire. J'ai jamais rien pigé aux chiffres.

Maurice demeura immobile, le front bas. L'Alprech eut le temps de rebondir deux fois sur des lames avant qu'il reprît :

— Excuse-moi, vieux. Bien sûr que tu n'y peux

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rien. Qu'est-ce que ça a donné? Tu as touché Gour- gain?

— Oui, en V.H.F., même. Il n'est pas loin : dans le Bressay. Il m'a répondu en code, lui aussi, bien que ça n'en vaille plus la peine, désormais. Dès le moment où Morgat tient le tuyau, il le refile à Ligniez en prise directe, et ce soir, tout Boulogne...

— Je sais. Ne me laisse pas mourir idiot! Quel est le bateau?

— Tiens-toi bien! Le Drakkar.

Maurice le fixa d'un regard noir, incrédule :

— Le Drakkar? Non, le Drakkar... avec Bavière?

— Avec Bavière, oui! Je me doutais bien que ça te soufflerait.

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2

Les crieurs de la salle des ventes demeuraient aussi impassibles, sous leurs casquettes plates, que des lieu- tenants de l'Armée du Salut prêchant la venue du Sei- gneur. D'un coup de règle ils expédiaient une enchère puis reprenaient d'un ton monocorde, comme s'ils réci- taient une litanie : « Quin-ze css cabill-taille cinq. Mise à p.-douze cinq-cinq-douze soiss- douze sante-dix, douze- quatre-v...-treize-treize-diss? Treize... vendu! »

Sans que rien n'arrêtât leur monologue inexpressif, les crieurs communiquaient par signes, avec tel ou tel des deux cents mareyeurs groupés devant eux sur les gradins de béton.

Ces deux cents acheteurs en casquette, ou des ache- teuses, parfois, tous l'œil vif, l'oreille aiguë, étaient les gens qui faisaient vivre Morgat et quelques autres armateurs. Il y avait certains d'entre eux qu'on ne voyait jamais à la salle des ventes, comme Ligniez, mais Morgat et Depaul y venaient chaque fois qu'un de leurs bateaux était à la vente : soit un jour sur deux ou trois.

Morgat passa lentement sur l'estrade, derrière les crieurs. Il demandait les cours en passant, s'inquiétait

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d'un tonnage de bateau concurrent. Le moindre chiffre déclenchait dans son esprit une machine à calculer qui se traduirait tôt ou tard par des messages, et ceux- ci courraient dans une ou deux heures, en code, sur tous les bancs de la mer du Nord : « Maquereaux en pagaïe, mais le merlan en hausse, surtout taille mar- chande. »

Les patrons, à 500 ou 800 milles de là, s'efforceraient de suivre la demande.

« Croyez-vous qu'on vous a donné des bateaux pour jouer à la pêche sportive? Pêchez-moi ce qu'on va ven- dre, et le reste vous n'aurez qu'à le bouffer vous- même!... »

On ne plaisantait pas, avec Morgat, même sur l'es- trade de la salle des ventes, où il n'était qu'un arma- teur parmi d'autres, mais dont l'autorité s'imposait.

Bournay, son chef d'armement, la subissait plus encore que les autres. Quoique nanti du message tout frais de Lebel, il hésitait encore à se diriger vers Mor- gat, et quand il le ferait, ce serait avec le sentiment d'aborder une montagne.

L'armateur semblait avoir tout mis dans son jeu pour composer cette image d'inaccessibilité. Cent kilos en toutes saisons, un bassin de pachyderme, sous lequel le pantalon tombait mal, un visage plein et rose, où l'on ne voyait que le regard bleu intransigeant et la courte brosse de cheveux gris qui lui achevait une tête carrée.

Bournay hésitait encore et calculait son coup, tout en laissant errer son regard dans le voile de fumée qui masquait les lumières crues de la salle des ventes.

Fallait-il présenter la requête de Lubert et se faire pardonner ensuite par le message venu de l'Alprech?

Ou bien le contraire?

Le chef d'armement choisit la facilité. Il s'approcha

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de l'armateur sur un coup de tête et lui présenta le message sous les yeux :

« De Lebel, à bord de l'Alprech : Reçu de Gourgain assurance formelle : met son sac à bord Drakkar. »

Bournay s'attendait à ce que Morgat restât impassi- ble. Il le fut, hors l'étincelle d'excitation qu'il discerna dans son regard.

— Très bon, ça, Bournay! dit l'armateur. Naturelle- ment, vous gardez la chose pour vous.

— Bien entendu, Monsieur. Mais si je me permet- tais, il y a Lubert qui est là et qui voudrait vous parler.

Le front de Morgat se plissa :

— Lubert? Mais il y a une heure qu'il devrait avoir passé les caissons!

— Je sais bien, Monsieur, mais j'ai pensé...

— Ne pensez pas, Bournay! Envoyez-moi Lubert au triple galop.

Bournay fit une courbette et respira, sa responsabi- lité dégagée. Il l'avait échappé belle, et c'était Lubert qui allait prendre l'averse. Et après tout, que diable, c'était Lubert qui commandait le Penmarch, et si le Penmarch était encore à quai... Cet ennui, aussi, de prendre des captains trop jeunes!...

Lubert avait vingt-sept ans, une casquette à car- reaux et une figure mince et blême d'homme qui a mal dormi.

Morgat ne lui accorda pas un regard. Il eut un geste insolent pour dégager sa montre-bracelet de sa manche gauche et dit froidement :

— Il est près de 8 heures, Lubert, 7 h 44 exacte- ment. Dans mon planning, le Penmarch est en train d'aborder le Sandettie.

Il laissa retomber son bras et prit Lubert par le col de sa chemise en grondant :

— Voulez-vous me dire ce que vous foutez ici, Lubert?

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— Je vous avais pourtant prévenu, Monsieur. Ma femme est en train d'accoucher.

— Que voulez-vous que ça me fasse?

— C'est notre deuxième, monsieur Morgat. Et la première fois ça ne s'était pas très bien passé... Dans une heure ce sera fini. Il faut que je retourne à la cli- nique. Elle voudrait que je sois...

— Moi, je vais vous dire où il faut que vous soyez, Lubert! Dans le Sandettie, avec vos bonshommes en train de ramender et de faire des épissures. Vous venez de perdre trois heures, et trois heures, c'est le temps d'un trait. Vous me devez trois tonnes de pois- son, Lubert!

— Mais pour une heure seulement, Monsieur!...

Morgat, sans s'émouvoir, regarda à nouveau sa montre :

— Dans une heure, le Penmarch doublera le Gris- Nez. Avec ou sans vous. Si c'est sans vous, on vous renverra vos affaires à la fin de la marée. L'armement Morgat n'a pas à tenir compte de vos saillies et de leurs conséquences.

Depaul venait de monter sur l'estrade. Morgat s'avança, la main tendue :

— Je vous attendais plus tôt, mon cher! Bon week- end?

— Parfait, Yves, merci.

Chacun à Boulogne savait qu'André Depaul travail- lait jusqu'à 2 ou 3 heures du matin, même dans la nuit du dimanche, bien que le lundi fût le plus gros jour de vente.

— Dites-moi, votre Snekkar a fait des merveilles!

Cent dix tonnes sur une marée de neuf jours...

— Je reconnais qu'ils ont eu un peu de chance, dit modestement Depaul.

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— A propos de chance, reprit Morgat, bon apôtre, j'entends dire que notre vieux Ligniez ne va pas fort.

— Il y a du nouveau?

— Physiquement, non! Il tient bon, encore que la fatigue se fasse sentir. C'est l'âge où l'envie de dételer vous prend comme ça d'un seul coup.

— Je ne pense pas que les choses aillent si mal.

— Je le lui souhaite, mais l'idée m'est venue que, dans nos fonctions respectives, nous pourrions faire quelque chose pour lui, je ne sais quoi au juste, intervenir...

Morgat présidait la Chambre de Commerce, Depaul l'Union des Armateurs à la pêche.

— Bien entendu, approuva Depaul, nous ne pouvons rester indifférents. La solidarité doit jouer.

Morgat observait son jeune collègue entre ses pau- pières mi-closes. Il avait toujours admiré chez lui, outre son élégance naturelle, un caractère de la même trempe que le sien. « Tu es presque aussi canaille que moi, mon cher! Toi, tu lui prends son meilleur cap tain, moi, son meilleur bateau. Et tu sais que je le sais... »

— La solidarité avant tout, approuva Morgat. N'ou- blions pas que Ligniez est un de ceux qui ont fait de notre profession ce qu'elle est. Oui, mon opinion est que nous lui devons beaucoup.

Maurice acheva ses calculs. Il s'apprêtait à les remet- tre au propre sur le livre de bord quand le hurlement de Lebel l'attira sur la passerelle. Le captain, collé contre la vitre bâbord, répéta sur le même ton :

— Non mais, ce salaud de Kuick!...

Maurice le rejoignit et découvrit à son tour le Hol- landais, si proche de l'Alprech qu'il était possible de lire son immatriculation : KW 217. D'un jaune sale, rouillé jusqu'au sommet des superstructures, le chalu- tier hollandais poursuivait son petit bonhomme de chemin dans le même relèvement, comme s'il ne lui

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venait pas à l'esprit que les chaluts risquaient de s'em- mêler lorsque, tôt ou tard, les deux sillages se croi- seraient.

— Enfin! Tu crois qu'il va manœuvrer pour nous éviter? Bon Dieu, il n'a qu'à appuyer un poil sur tri- bord...

Les nerfs tendus à craquer, les deux hommes s'at- tendaient à chaque seconde à ce qu'un mouvement dans la tenue du bateau leur annonçât la catastrophe.

La voix de Lebel se fit stridente :

— Il est tout con! Mais il est tout con!

Le Kuick ne dévia pas de sa route. Lebel, inerte, finit par relever la visière de sa casquette et essuya la sueur sur son front. Quand il vit le chalutier hollandais net- tement par tribord, il souleva la glace et se reprit à hurler :

— Salaud de macaque à Juliana!

Puis il balança un coup de poing sur la boiserie, au- dessus de sa tête et gronda, encore pâle de rage :

— Bon Dieu, je l'ai toujours dit : une bombe atomi- que sur la Hollande, trois sur l'Inguelterre et on peut travailler enfin tranquilles!

Il quêta des yeux une approbation du côté de Mau- rice. Le second se contenta de répondre :

— Méfiez-vous des gens qui vous passent dans le dos!

Le captain, les sourcils froncés, mit un moment à saisir l'allusion, puis il conclut sèchement :

— N'en dis pas trop long, Maurice! Pour un petit gars qui a de l'ambition, tu ne prends pas le chemin qu'il faut.

— Vous ne m'aurez pas avec le chantage à la bonne note auprès de l'armateur. Je suis ici pour faire le grand métier au classique, pas les basses besognes.

René Le Dantec, toujours à la barre, jugea le moment

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venu pour intervenir et dit, un ton plus haut qu'il n'était nécessaire :

— Baron a réclamé du nylon à ramender, patron! Il dit qu'il lui en faut d'urgence : il doit commencer à dis- tribuer avant qu'on vire.

— Quoi, encore? Il y a quarante-huit heures, je lui en ai déjà donné trois pelotes. Attends, je m'en vais te lui dire deux mots, à celui-là...

Lebel se tourna vers l'aide tribord, tandis que le radio saisissait le second par le bras :

— Tu ferais mieux d'aller prendre un café en bas, Maurice. Ça te changerait les idées.

La cafetière, arrimée au foyer de la cuisinière comme une pompe à abreuvoir de ferme, remplissait son office la nuit comme le jour. Maurice referma le robinet, porta le quart fumant à ses lèvres.

Il se contenta de hausser les paupières sans lever la tête lorsque Zeph, franchissant le seuil de la cuisine, s'ébroua avec un mot grossier avant d'aller coller son visage au hublot. Il était rare de le voir remonter de la machine à 8 heures du matin.

— Vingt dieux! Quelque chose de frais, enfin, et qui ne pue pas l'huile! Huit heures dans ce trou, c'est pas humain...

— Tu as doublé ton quart?

— Ça arrangeait Guillaume. Il doublera cette nuit.

Mais je ne ferai pas ça tous les jours...

Il se retourna pour interroger le second :

— Trop tard pour aller au poisson?

— On va affaler dans dix minutes.

— Qu'est-ce qu'on a fait?

— Un petit trait : vingt-cinq pottes, mais tout cabil- laud.

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— Une misère! Il en a pas encore sa claque, lui, là- haut?

Maurice ne répondit pas. Toutes les allusions des hommes à la vie du bateau et à ses responsables rece- laient des pièges à retardement. Un jour ou l'autre ses réactions se retourneraient contre lui. D'autant plus que, même au niveau de la machine, Zeph savait à quoi s'en tenir sur l'état de Lebel. Si déformée qu'elle fût par le porte-voix de cuivre, la voix du patron trahis- sait l'abus du coaltar. Chacun à bord sentait déjà que l'Alprech ne tarderait pas à faire route sur Boulogne.

Dès lors, Lebel ne dessoulerait plus de deux jours.

Zeph sirotait son café, le regard ailleurs, mais l'étin- celle liquide dans le blanc de ses yeux témoignait qu'il ne pensait plus qu'à cela, lui aussi. Sans doute, comme tout le monde, revenait-il à bord, à chaque début de marée, avec un sentiment de délivrance, comme s'il attendait de ses deux semaines en mer la douche gla- cée du vide et de la rigueur, et aussi la tentation de la tempérer par les ivresses solitaires de la cambuse. Mais à présent il traînait déjà par la pensée dans les petites rues sales de Boulogne, et ces reflets de boue lui fai- saient monter au ventre une chaleur plus vive qu'au- cun alcool.

— Dégueulasse, c'te putain de vie! murmura-t-il. Elle vous fusille un jour après l'autre. Tu n'es pas sitôt à terre que t'as envie de remonter à bord. Et sitôt à bord, de retrouver ça...

Maurice Hendrycks se détourna pour dissimuler un sourire. Le « ça » de Zeph était devenu sa raison d'être : les filles de la mère Molly, avec lesquelles il passait ses trois jours à terre, dans la peluche rouge et sous l'opale des veilleuses. De retour à bord, sa main aux ongles en deuil gardait pendant quelques heures des parfums de chairs et de soies.

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CHALUTIER CLASSIQUE

(pêche par le côté.)

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Aux changements de quart, la cuisine tenait le rôle de salon pour les officiers et les hommes, mais il était rare d'y rencontrer deux mécaniciens en même temps;

le chef entra, l'air soucieux, passant dans ses cheveux blancs sa main définitivement ombrée de cambouis. Mar- ceau était le seul de ses supérieurs avec qui Maurice se fût jamais entendu.

— Ça ne va pas, chef?

Il fallait une raison exceptionnelle pour que Marceau abandonnât la machine fût-ce quelques minutes, et le second comprit qu'il en aurait tôt ou tard l'explication.

— Je sais que tu as fait double quart, Zeph, dit Mar- ceau, mais rends-moi service encore cinq minutes, si tu veux bien.

— D'accord, chef, on y va, on y va... Et après ça, au pieu!

La soumission de Zeph tenait en partie au fait que, simple graisseur sans qualification professionnelle, il avait pu accéder à bord de l'Alprech à la fonction de troisième mécanicien, ce qui lui donnait le droit de pren- dre ses repas au carré des officiers.

— Jette un coup d'œil en passant au purgeur de gau- che, celui que je t'ai signalé hier. Je ne reste que le temps de prendre mon café.

Il prit un verre dans le tiroir, l'emplit à ras bord et murmura, comme pour lui-même :

— Je suis passé là-haut. J'ai compris que tu avais eu des mots avec le vieux.

— Oui, à propos de Gourgain.

— Je sais. Je pense beaucoup à Gourgain et à Bavière depuis un quart d'heure. Ça n'ira pas tout seul. Je pense même que l'association ne durera guère. Com- ment Gourgain a-t-il pu imaginer qu'il tiendrait le coup comme second du Drakkar?

— Moi aussi je me pose des questions, et depuis des années. Que Bavière ait une réputation de buveur de

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sang, ce n'est pas nouveau, mais je cherche à compren- dre ce qu'il y a derrière.

— Derrière sa réputation? La vérité. Je ne suis pas le seul à avoir dit que quand ce type se sera laissé glis- ser, je ne prononcerai pas à haute voix qu'il est mort, mais qu'il est crevé.

— Tu as navigué avec lui?

Le chef-mécanicien laissa échapper un rire très doux :

— Bon Dieu, non! Et que le ciel m'en préserve!

Il leva les yeux vers le plafond et reprit :

— J'essaie vainement de trouver pour ton édifica- tion les défauts qu'il n'a pas. D'ici une paire d'années, si je trouve, je te dirai.

Maurice, encore indécis, haussa les épaules :

— Son équipage reste avec lui, pourtant!

— Il y a des gens qui ont une vocation d'esclaves.

Et puis son bateau fait de l'argent. Ça n'empêche pas que la moitié de Boulogne est prête à le pendre... Et pas seulement en effigie! Et si son bateau fait de l'ar- gent, à quel prix? Ne me dis pas que tu ne comprends pas comment ça marche! J'entends encore le vieux père Chain qui me disait, il y a une paire de marées : « On est obligé de passer sur pas mal de choses, à bord du Drakkar. Mais chaque fois que je reviens à terre, je m'aperçois bien que jamais Adèle n'a eu autant d'argent entre les mains! »

Maurice, encore réticent, tourna la tête. René Le Dantec se hasardait sur le seuil de la cuisine et, le bras tendu, s'efforçait d'emplir son quart de café.

— Quand ils ont leurs bonnes femmes dans le dos, reprit le chef, ils fileraient jusqu'au Japon avec n'im- porte quel patron pour être sûrs qu'on ne leur fait pas la gueule en rentrant. Ils sont assez claqués et assez chargés d'argent pour qu'on les laisse jouer tranquil- lement les héros une fois à terre. Mais un de ces quatre

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si on a le temps, je t'en dirai davantage... Bon il faut que j'aille relever Zeph, maintenant.

Le second demeura un instant attentif au mouve- ment de l'Alprech. Le roulis faisait plonger le hublot, et la mer grimpait, opaque et grise, le long de la coque.

Quelques secondes encore, et le regard émergeait sur un reflet de ciel. C'était l'heure indécise où nul ne pou- vait affirmer encore que ce ciel serait bleu, ou plombé de nuages.

— J'étais là mais je n'ai rien entendu, dit René d'un air évasif.

Maurice le regarda en riant, comme si la formule rituelle avait une chance de l'absoudre du péché com- mun à la plupart des radios : cette déformation pro- fessionnelle qui leur faisait prêter l'oreille à tous les échos.

— Pourtant, tu as ton idée, René?

— Mon idée est que Bavière a une sainte horreur des mécaniciens et des radios. Pour lui, ce ne sont pas de vrais marins. Dans le cas du chef, ça explique.

— Et pour toi, qui es radio?

— Je suis obligé de dire que Bavière n'a pas tout à fait tort. Maintenant, il y a autre chose : j'en ai connu quelques-uns qui ont navigué avec lui. Il y en a qui le vomissent, et d'autres qui le tiennent pour un dieu.

— Alors, demanda Maurice d'un air indifférent, qu'est-ce qu'il faut en conclure?

— Ma foi, je n'en sais trop rien. Peut-être bien qu'il faudrait demander à quelqu'un qui a navigué avec Bavière.

— Ici, à bord?

René acheva tranquillement son café, déglutit.

— Oui. A toi, par exemple.

Maurice sentit son visage se raidir comme une plan- che.

Un coup de roulis un peu plus fort le déséquilibra

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et lui épargna le devoir de répondre immédiatement.

Le radio venait de le frapper en un point devenu plus sensible depuis quelques heures.

— Tu es sûr que tu sais de quoi tu parles, René?

demanda-t-il enfin.

— Je crois savoir. Et en même temps j'avoue avoir de la peine à te comprendre. Après tout, ce n'est pas une tare que d'avoir navigué avec Bavière.

Maurice se donna le temps de la réflexion et finit par répondre :

— Non, bien sûr, mais si je n'en parlais pas, c'est que je n'avais rien compris à Bavière. Ma première marée, à quinze ans, c'est avec lui que je l'ai faite. J'étais mousse... Parce qu'il y avait encore des mousses en ce temps-là.

René hocha pensivement la tête et dit d'un air dis- trait :

— Si tu n'en parlais pas, c'est sans doute qu'il y a eu quelque chose à l'époque qui t'a laissé un souvenir.

— Ce n'est pas aussi important que tu le penses!

conclut Maurice en haussant les épaules.

Mais en même temps il pensait que le radio avait tout compris et qu'il lui faudrait tôt ou tard déballer sans pudeur ce qui demeurait au fond de lui-même depuis tant d'années.

Morgat descendit à pied la rampe de béton du bassin à flot, où les chalutiers, presque immobiles le long des quais, le faisaient toujours penser à des mouvements de grève. Dans son esprit, un chalutier ne commen- çait à vivre qu'à 500 milles de Boulogne, quand, ayant achevé de faire route, il filait pour la première fois son chalut.

Il inclina la tête d'un air satisfait en découvrant la place vide entre le Snekkar et le Gênois. Ainsi, le Pen-

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« Même sur ces grands chalutiers, dès que l'on dépassait Force 7, il n'y avait plus grand-chose qui tenait à bord. Maurice Hendrycks pensait que seul un homme peut tenir tête aux embardées, tendu comme un filin quand il le fallait, ou inerte comme un panneau de chalut, à condition de connaître son affaire et de ne pas se croire noyé dès que le bateau.

embarquait une lame. Et puis, après tout, c'était du boulot de second!

« Lorsque Maurice reprit la barre, ce fut avec une toute autre ambition que celle de rester second. Un jour prochain, ayant dominé les éléments et les hommes, il lui faudrait sa barre à lui, son bateau, des armes pour la guerre impitoyable que mènent en Mer du Nord les captains du grand métier de la pêche... »

En un style vif, avec des dialogues percutants, François DEBERGH conte l'ascension de ce Boulonnais, un marin comme les autres, pour lequel il ne peut exister d'autre destin que de commander. Et, quand il devient seul maître à bord, d'autre manière de mener les hommes que comme il a été mené lui-même. « L'eau ne traverse pas la peau » a-t-il entendu Bavière, le plus grand des captains, hurler aux hommes trempés de la tête aux pieds lorsqu'il voulait poursuivre la pêche quel que soit le temps!

Ce monde brutal et implacable, et aussi à l'occasion tendre et fraternel, est toujours d'actualité. Journaliste, François DEBERGH en a souvent par- tagé l'existence. Mais cette fois c'est en romancier qu'il donne vie, dans

« CAPTAIN DU GRAND METIER », à la guerre quotidienne de ces hommes comptant parmi les derniers aventuriers de notre temps.

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