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Les choix rythmiques de Pierre Abélard

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Academic year: 2022

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Les choix rythmiques de Pierre Abélard

DOLVECK, Franz

Abstract

It has often been said of Abelard's Hymnary of the Paraclete to witness an exceptionally original versification. This contribution examines both the structure of the verse and of the stanza of Abelard's Latin, rhythmic poetry in order to definite them and to situate them in the wider context of the mediaeval poetry, mainly liturgical. This leads to draw out a better understanding of the Hymnary as a unique testimony of the rhythmic verse as well as within its liturgical inspiration, and reveals some previously unknown hints of its circulation outside the Paraclete.

DOLVECK, Franz. Les choix rythmiques de Pierre Abélard. In: Giraud, C. ; Poirel, D. La rigueur et la passion : mélanges en l'honneur de Pascale Bourgain. Turnhout : Brepols, 2016. p.

233-246

DOI : 10.1484/M.IPM-EB.5.111108

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:144269

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Extrait de La rigueur et la passion : mélanges en l’honneur de Pascale Bourgain, éd. Cédric Giraud et Dominique Poirel, Turnhout, 2016

(Instrumenta patristica et mediaevalia, 71), p. 233-246

LES CHOIX RYTHMIQUES DE PIERRE ABÉLARD

Il n’est guère d’auteur médiéval plus célèbre qu’Abélard — c’est peut-être le seul qui puisse vrai- ment se prévaloir de n’être pas ignoré du grand public — mais la relation d’une vie tumultueuse, les controverses liées à l’attribution des Epistulæ duorum amantium, l’originalité d’une pensée que l’on étudie presque seulement à travers une œuvre en prose, philosophique et théologique, aussi riche qu’elle est originale, conduisent à faire sombrer dans l’oubli ce qui, pour n’importe qui d’autre, aurait été l’unique chef-d’œuvre : le cycle d’hymnes composé à la demande d’Héloïse et de ses sœurs en religion, et connu pour cela sous le nom commode d’Hymnaire du Paraclet. Les quelques publications sur l’Hymnaire ne taisent pourtant pas leur louange : « entreprise la plus ambitieuse de l’hymnodie occidentale », « véritable phénomène de l’histoire littéraire et liturgique du xiie siècle », « work of a remarkable poet, unique among twelfth-century religious poets », « razor-sharp logic, but also a feel for words and a sense of beauty and a musical pulse that make for poetry, and, at its best, for very great poetry indeed1 ». Fort de ce florilège d’illustres précédents, on peut se ris|quer à les résumer d’un mot, fort subjectif, mais d’une subjectivité unanimement partagée : l’Hymnaire du Paraclet est de plein droit l’un des sommets de la poésie occidentale.

Le meilleur hommage que cette contribution pourrait rendre à Pascale Bourgain serait de parve- nir à rendre un peu moins méconnu l’hymnaire et à encourager à en faire l’étude2. Plus concrètement, cependant, elle vise à étudier la versification d’Abélard, et particulièrement à prendre la mesure de l’originalité qu’on lui prête d’ordinaire, et des moyens par lesquels elle se manifeste. L’Hymnaire est en effet une source idéale pour la compréhension du vers rythmique latin, non seulement à cause de son ampleur — 129 hymnes, 573 strophes3 — mais aussi parce que son organisation en cycles permet de bien saisir la facture de la strophe abélardienne.

1. Respectivement, P. Bourgain, « L’art poétique d’Abélard dans l’Hymnarius Paraclitensis », dans Itinéraires de la raison : études de philosophie médiévale offertes à Maria Cândida Pacheco, éd. J. F. Meirinhos, Louvain-la-Neuve, 2005 (Textes et études du Moyen Âge, XXXII), p. 147-162, à la p. 149 ; cet article constitue la meilleure introduction à la poétique de l’Hymnaire du Paraclet ; M. Huglo, « Abélard, poète et musicien », dans Cahiers de civilisation médiévale, t. 88, 1979, p. 349-361, à la p. 354 ; W. Wetherbee, « Literary Works », dans The Cambridge companion to Abelard, éd. J. E. Brower et K. Guifloy, Cambridge – New York, 2004, p. 45-64, à la p. 59 ; Chr. Waddell, Hymn Collections from the Paraclete, 2 t., Gethsemani (Kentucky), 1989 (Cistercian liturgy series, VIII-IX), t. I, p. VIII.

2. Le caractère insatisfaisant des éditions disponibles (désignées ci-après par le seul patronyme de leur auteur) est aussi l’une des raisons de la relative obscurité de l’Hymnaire : la première édition complète est due à G. M. Dreves, Petri Abælardi peripatetici Palatini Hymnarius Paraclitensis, seu Hymnorum libelli tres, Paris, 1891 ; le texte en est repris, sans l’abondante annotation, dans les Analecta hymnica (ci-après : AH), t. 48, p. 141-223. J. Szövérffy, Peter Abelard’s Hymna- rius Paraclitensis, 2 t., Albany–Brookline, 1975 (Medieval Classics : Texts and Studies, II-III), prend son texte au précédent, et non, comme il le dit, aux manuscrits ; la réédition de Berlin, 1980 (que je n’ai pas vue) apporterait, mais en appendice, les corrections préconisées par H. Silvestre, « À propos d’une édition récente de l’Hymnarius Paraclitensis d’Abélard », dans Scriptorium, t. 32, 1978, p. 91-100. La dernière édition en date est celle de Chr. Waddell citée n. préc. Bien qu’aucune de ces éditions n’offre un texte satisfaisant, elles sont et restent indispensables, les deux premières à cause de leur riche annotation, la troisième parce qu’elle remet l’Hymnaire dans son contexte concret et en étudie la réception. J’indique ci- après les hymnes d’après la numérotation commune à Dreves et à Szövérffy, suivie en cas de divergence de celle de Wad- dell, mais le texte est toujours le mien : il a été réétabli à partir de collations de première main des originaux en prépara- tion d’une édition, accompagnée d’une traduction de Pascale Bourgain, dont la parution est à espérer relativement vite.

3. Le décompte varie selon les éditeurs parce que certaines divisions d’hymnes ne sont pas toujours sans équi- voque dans les manuscrits. J’exclue d’office de cette étude l’hymne à saint Benoît (118/121) qui, quoi qu’en dise J. Szövér- ffy, par exemple dans « ‘False’ use of ‘unfitting’ hymns: some ideas shared by Peter the Venerable, Peter Abelard and

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Les manuscrits ne distinguent dans l’Hymnaire que deux unités : l’hymne, et, en son sein, la strophe ; il existe quelques discordances et quelques erreurs, mais il s’agit globalement d’une donnée autorisée, sur laquelle il est possible de s’appuyer, et que confirme la syntaxe d’Abélard, qui s’y plie presque toujours. L’unité supérieure est le cycle, qui se déduit logiquement de la forme que prennent les hymnes et de l’office pour lequel ils sont écrits ; les plus importants en nombre sont les deux cycles per hebdomadam, l’un pour matines (13 hymnes), l’autre pour les heures diurnes (37 hymnes) ; les autres cycles, pour les principales fêtes du temporal et du sanctoral, sont en général faits de quatre hymnes.

Les grandes unités sont claires ; le problème porte donc sur ce qui constitue la strophe, c’est-à- dire sur le vers4. En simplifiant sans trop trahir, on peut dire qu’est vers pour l’Antiquité la suite d’un certain nombre de pieds dont la dernière syllabe est de quantité indifférente (ce qui vaut aussi pour la poésie métrique médiévale), et pour l’époque moderne une unité textuelle marquée par le retour à la ligne indépendamment de la justification (ce qui permet d’englober le vers libre). Pour le vers rythmique latin, médiéval, la réponse est moins évidente ; mais la question, finalement, n’est pas tant

« Qu’est-ce qu’un vers ? » que, doublement, « Qu’est-ce qui est fin de vers ? » et « Qu’est-ce qui est césure ? ». Dans le cas très particulier de l’Hymnaire du Paraclet, la plupart du temps, la question ne se pose pas, parce qu’il n’y a pas d’alternative possible ; par exemple, la strophe

Per gradus singulos deduc nos, Domine, Ut queant membra te caput apprendere In veri sabbati perenni gloria,

Cujus exuperant omne cor gaudia (28, 3)

est indubitablement composée de quatre vers proparoxytons de douze syllabes, avec une coupe mé- diane également proparoxytone (6pp + 6pp), rimés aabb. La masse du matériel pour ce type particu- lier, utilisé pour plus du quart de l’Hymnaire, permet à la fois d’admettre comme des exceptions les deux cas où la coupe est paroxytone, et de s’assurer qu’elle est bien une coupe et non une fin de vers non rimée :

Et rude sæculum legem non noverat, Nec ætas terréna rectum quid cogitat (18, 3) ; Ubi Christus, spónsa ejus Ecclesia (26, 4).

Pour traiter les cas où une telle évidence ne s’impose pas, l’examen de la rime est déterminant. La rime d’Abélard, connue pour être archaïsante, repose indirectement sur la position de l’accent, qu’elle n’atteint qu’à de très rares exceptions (moins d’une dizaine) ; elle porte sur la dernière syllabe moins son attaque (mater-semper, exprimit-refugit), voire sur les deux dernières si l’accent est proparoxyton (imaginem-similitudinem). Tel que je le définis, le vers abélardien est nécessairement rimé ; mais il peut s’agir de ce que, dans ce contexte, il semble pertinent d’appeler une rime faible. J’entends par là que les voyelles à la rime sont identiques, mais que les consonnes postvocaliques varient, le plus souvent en restant proches phonétiquement5 : inquit-Herodis, virginis-genitrix ou admonet-juvenes, voire sapien- tiam-sanctificans et Herodem-redirent ; les deux cas les plus extrêmes sont singula-bonitas (dans une doxologie, 110/84 sq.) et mitis-immiti (lissée par le polyptote, 102/77, 5).

Heloise », dans Revue bénédictine, t. 89, 1979, p. 187-199, à la p. 194, est aussi métrique que faire se peut, et correspond en tous points à la versification traditionnelle, antique, de la strophe saphique.

4. On ne peut que renvoyer à P. Bourgain, « Qu’est-ce qu’un vers au Moyen Âge ? », dans Bibliothèque de l’École des chartes, t. 147, 1989, p. 231-282 ; rééd. dans P. Bourgain, Entre vers et prose : l’expressivité dans l’écriture latine médiévale, Paris, 2015 (Mémoires et documents de l’École des chartes, 100), p. 53-97 ; la réponse à la question, posée généralement, reste nécessairement très ouverte, et l’on ne peut ici arriver à des définitions précises que parce que la situation est exception- nelle, tant à cause des caractéristiques singulières du vers abélardien que de l’ampleur du corpus authentique parvenu.

5. Du moins d’après nos prononciations normalisantes : il y aurait là un matériau de premier choix pour la phoné- tique historique.

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Cependant, s’il n’y a pas de vers sans rime, l’inverse n’est pas vrai ; Abélard rime assez volontiers ses coupes de manière à les renforcer, mais alors de manière non systématique : régulièrement, il rime amplement le début d’une série d’hymnes, mais plus la fin. C’est cela qui permet, me semble-t-il, de distinguer vers et partie de vers ; ainsi, on aurait pu comprendre de la sorte la strophe des hymnes de la dédicace (73/57 sq.) :

Sacra Jherosolymis Facta sunt encænia, Cum lux esset celebris Domini præsentia (73/57, 1),

mais seuls les deux premiers hymnes, sur les quatre, suivraient ce schéma 4(7pp) à rimes croisées ; il faut en réalité partir de la fin du cycle, par exemple :

Ecce domus Domini, en fidelis populus

Psalmis, hymnis, canticis vacans spiritalibus (76/60, 1),

ce qui donne un schéma 2(7pp + 7pp), rimé aa.

Cependant, il me semble qu’Abélard conçoit la coupe moins comme une séparation du vers en plusieurs regroupements de mots (complets) que comme une manière de fixer une certaine régularité de l’accent ; en d’autres termes, pour prendre l’exemple du dernier vers cité, je pense que ce que nous représentons comme

Psalmis, hymnis, canticis vacans spiritalibus,

c’est-à-dire comme un vers composé du redoublement d’un membre de sept syllabes à fin paroxytone, est en fait plutôt

Psalmis hymnis, canticis vacans spiritalibus,

c’est-à-dire un vers de quatorze syllabes avec accent obligatoire sur la cinquième et la douzième. Cela revient, assurément, à peu près au même, mais la seconde approche permet (naturellement, dans un contexte où cela constitue des exceptions) d’expliquer des vers comme :

Válidà est sicut mors dilectio (121/93, 3 : 4p + 7pp),

où l’accent secondaire est jugé suffisant ; voire, encore plus exceptionnellement :

Quadrigæ rotæ volumina

Quattuor súnt e- vangelica (93/72, 3 : 5p + 4pp).

Ce type d’enjambement de la coupe (huit cas en tout), s’il nous paraît violemment irrégulier, est en fait atténué par le poids des accents — et plus encore, certainement, par la musique qui, nécessaire- ment, accompagnait ou aurait dû accompagner ces textes destinés avant tout au chant liturgique.

Abélard utilise les coupes un peu comme les rimes : il arrive que, très présentes au début d’un cy- cle, elles s’effacent de plus en plus ; voici, par exemple, dans le commun des martyrs (97/80 sq.), cycle aux strophes notoirement complexes, les quatre derniers vers de la strophe initiale (l’antécédent de quam est la vertu des martyrs) :

Quam a dextris et sinistris muniunt, A læsuris universis protegunt,

In hanc pugnæ quantæcumque sæviunt, Spes securam, fides certam faciunt,

c’est-à-dire, schématiquement, 4(4p + 4p + 3pp), ce que l’on pourrait légitimement présenter comme autant de vers brefs qu’il y a de coupes. Mais il faudrait une conception particulièrement laxiste du rythme pour maintenir le système à partir du troisième hymne (99/82) :

Ut haberent summi Regis acies Suas quoque cum viris A- mazones, Quæ quo magis natura sunt debiles, Palmæ harum magis sunt mi- rabiles.

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Abélard conçoit en fait ces quatrains comme composés de vers de onze syllabes, avec une coupe pa- roxytone après la quatrième, renforcée dans un premier temps par une seconde après la huitième, qui aide à la compréhension d’un vers particulièrement long.

Le vers d’Abélard, en somme, est encore très souple dans sa composition interne, et plus tourné vers le passé, vers des vers longs à l’origine métrique, que vers le futur (qui est déjà le présent) de vers de plus en plus brefs, et de plus en plus lourdement rimés. Ces vers longs, qu’il utilise de préférence quoique sans exclusive, sont tous nécessairement rimés ; les coupes en leur sein, généralement fixes6, sont très marquées, voire doublées de rimes, au début des cycles, mais s’effacent de plus en plus, une fois que l’oreille s’est habituée au schéma. Dans les cas où les coupes sont rimées d’un bout à l’autre d’un cycle ou d’un rythme, c’est la fréquence des exceptions qui permet de les reconnaître comme coupes et non comme fins de vers, comme l’illustrent bien les hymnes de la Toussaint ; ces quatre hymnes comptent en tout 17 strophes de type 3(7pp + 3pp), à rime plate, les coupes rimant entre elles :

Porta cæli, siderum janua,

Tam matrum quam virginum gloria, Votis esto supplicum pervia (131/103, str. 1) ;

on aurait pu comprendre cela comme des strophes du type 3(7pp, 3pp) rimées ababab, soit :

Porta cæli, siderum Janua,

Tam matrum quam virginum Gloria,

Votis esto supplicum Pervia,

mais il aurait alors fallu admettre la présence de rimes faibles pour a, et a seulement, dans quatre strophes, c’est-à-dire un quart du total : cela fait trop d’exceptions, toutes au même endroit.

Si tant de rimes internes sont présentes dans les hymnes pour la Toussaint, c’est que la forme utilisée n’est pas ce que l’on aurait attendu : les vers de dix syllabes, lorsqu’ils sont coupés, le sont en 4 + 6 ; la coupe après la septième syllabe, inattendue et attestée seulement chez Abélard7, déséquilibre le vers, et devait de ce fait être renforcée pour être bien comprise. Aussi rare est la forme que prend le vers de dix syllabes — également arrangé en strophes de trois vers — dans les hymnes pour les apôtres (85/64 sq.), de type 5pp + 5pp : on le trouve employé dans un petit poème « de Noël » (ou amoureux, selon l’interprétation que l’on retient de préférence) édité notamment par Peter Dronke, formé de strophes de trois vers suivies d’un refrain ; mais cela semble la seule occurrence relevable :

Jam ver aperit terræ gremium, Flos lætitiæ dat incendium, Ergo resonet vox lætantium :

« Hiems exulat in ortu Floris, Renovatio verni temporis Pellit tædium pigri frigoris8. »

6. Une seule exception : au commun des confesseurs (110/84 sq.), les v. 3-4 de chaque strophe sont scandés 4p + 7pp pour les hymnes I, III et IV, mais très clairement 7pp + 4pp pour l’hymne II : Mater ovans / celebrat Ecclesia contre Tu velle quod bonum est / his ingeris.

7. Il est très délicat de prétendre à l’exhaustivité en matière de rythmes latins médiévaux, parce qu’il n’existe pas de corpus général, et parce que les variations de présentation selon les éditions ne permettent que rarement des recherches infaillibles : il ne faut pas comprendre comme définitifs les parallèles soulignés ci-après.

8. P. Dronke, Medieval latin and the rise of Europeran love-lyric, 2 t., 2e éd., Oxford, 1968, t. II, p. 396-397, d’après le manuscrit Firenze, B.M.L., plut. 29. 1, f. 469, dont on va reparler. Les hymnes écrits pour l’exaltation de la Croix (66/50 sq.) participent à mon avis d’une même inspiration, et je les analyse comme des strophes de six vers de type 5p rimés aabccb, avec b constant sur tout un hymne ; mais il s’agit de l’une des parties les plus mal transmises de l’Hymnaire, et la discussion nécessaire ne peut être menée ici.

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Cela n’empêche pas pour autant qu’Abélard utilise la forme ordinaire, 4 + 6pp, c’est-à-dire le fameux vers du type In tremendo die Judicii, d’origine considérée comme antique, arrangé en quatrains rimés aabb, pour Noël (30 sq.)9.

Ces trois emplois du vers de 10 syllabes, 4 + 6pp, 5pp + 5pp et 7pp + 3pp, dont les deux derniers sont originaux, révèlent d’emblée ce qui apparaît comme l’une des caractéristiques majeures, à ma connaissance non relevée, de la poésie abélardienne : la prédominance très nette des rythmes pro- paroxytons. Sur les dix-huit schémas strophiques présents, trois seulement sont exclusivement pa- roxytons, contre quatorze exclusivement proparoxytons (le dernier présente des vers des deux types) ; et si l’on faisait le décompte des unités, coupes et vers mélangés, la prédominance du rythme propa- roxyton serait encore plus grande.

C’est cependant dans l’organisation de la strophe elle-même qu’Abélard se révèle le plus singulier.

Les strophes employées dans l’Hymnaire peuvent s’organiser en trois catégories, selon qu’elles sont préexistantes à Abélard (et, généralement, d’usage très courant), selon qu’il les modifie, de manière plus ou moins visible, ou qu’il les crée de toutes pièces. Le type des apôtres appartient à cette dernière catégorie.

Il existe, dans l’écriture poétique médiolatine, et plus encore dans l’écriture hymnique, des types auxquels un auteur ne peut pas échapper, à commencer par la strophe ambrosienne, devenue très rapi- dement exclusivement rythmique, c’est-à-dire passée du dimètre iambique à substitutions minimales d’Ambroise à un vers de huit syllabes proparoxyton. Abélard l’emploie à plusieurs reprises : pour la Chandeleur (38 sq.) et la Saint-Denis (105-106/127-128) sous sa forme « brute », rimée aabb, et égale- ment, augmentée d’un refrain-doxologie hétérométrique de trois vers, 6 + 6pp et 2(4 + 6pp), pour la Pentecôte (53/69 sq.).

Un autre type, tout aussi inévitable quoique plus récent, est celui de l’Ave maris stella, 4(6p), qui est utilisé pour les hymnes du commun de la Vierge (61/77 sq.). C’est un choix lourd de sens | pour bien des raisons, dont la seule avancée jusqu’à présent, la symbolique évidente, me semble la plus faible ; ces hymnes font partie des mieux attestés de l’Hymnaire : non seulement ils sont présents dans les deux manuscrits principaux, la source « littéraire », B, Bruxelles, K.B.R., 10147-10158, de la fin du xiie siècle, et la source liturgique, C, Chaumont, B.M., 31, le cosidetto Bréviaire du Paraclet, de la fin du xve siècle, mais ils connaissent aussi une diffusion indépendante dans des sources liturgiques provenant de Verdun ; les choix éditoriaux de Dreves (suivi par Szövérffy) masquent une donnée im- portante, sur laquelle tous les manuscrits s’accordent : qu’il n’y a que trois hymnes, bien que Dreves ait scindé le premier (77-78/61), il est vrai long (8 strophes et doxologie) par rapport aux deux autres (6 strophes et doxologie)10. L’explication la plus logique de ce qui a tout l’air d’un état original est que, très probablement, le quatrième hymne de la série mariale était l’Ave maris stella lui-même ; précisé- ment, c’est lui que le manuscrit de Chaumont utilise pour compléter sa série. Cela montre que le pro- jet d’Abélard n’était pas de faire entièrement table rase du passé ; et cela montre aussi que l’Hymnaire a été conçu pour s’harmoniser, serait-ce a minimis, avec un matériau préexistant.

De la même manière, l’originalité justement prêtée à l’Hymnaire doit être pondérée par le fait que le schéma le plus courant, couvrant à lui seul plus du quart de l’ouvrage, est un quatrain de vers 6pp + 6pp, qui sont les héritiers de l’asclépiade, et l’une des formes les plus banales de la poésie mé- diolatine. Abélard l’emploie à de multiples reprises : pour des hymnes isolés qui sont, peut-être, des reliquats d’une inspiration antérieure agrégés à l’Hymnaire, pour les saints Eustache, Gildas de Rhuys et Aigulphe de Provins (108-109/129, 119/120 et 107/126), et surtout pour la totalité des heures diurnes

9. Sur cette forme, l’une des plus répandues, voir D. Norberg, Introduction à l’étude de la versification latine médié- vale, Stockholm, 1958 (Studia latina Stockholmiensia, V), p. 152-153.

10. Abélard ne cherche pas, d’une manière générale, à garder un nombre fixe de strophes ; et, en particulier, il tend à traiter de manière privilégiée les premiers d’une série, par exemple pour la Pentecôte (69/53, 9 strophes contre 6 pour les trois suivants) ou pour la dédicace (73/57, en sens inverse : 3 strophes suivies d’un refrain et d’une doxologie contre 7, 9 et 13 pour les suivants).

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de l’office hebdomadaire (10 sq.) ; Abélard utilise pour cela les rimes aabb, avec à l’occasion aaaa pour Gildas et Aigulphe, et avec également des rimes internes pour les | trois premières strophes de l’hymne au même Gildas. C’est cette même forme qui sert également aux hymnes composés pour le triduum pascal, des vêpres du jeudi saint à none du samedi saint, à cette particularité près que, pour ce cycle, il y a toujours une seule rime par strophe. Waddell jugeait que cette série était étrangère au moins au projet initial de l’Hymnaire, surtout parce qu’il en trouvait la forme trop « banale11 » ; il me semble au contraire qu’ils n’auraient pas pu mieux s’intégrer : ils restent pour leur forme des hymnes de féries — ce que sont les jours saints — mais s’enrichissent d’un système de rimes plus exigeant ; les liens thématiques, en outre, ne manquent pas entre eux et avec les hymnes du dimanche de Pâques, de même que leur forme classique et leur vers long font un contraste parfait avec l’exubérance des hymnes en rondeaux qui serviront pour la Résurrection.

L’un des derniers schémas attendus était la déclinaison rythmique du septénaire trochaïque, qui prend des formes variées, 4p + 4p + 7pp et de multiples variantes issues de cela12. C’est sous cette forme, la plus simple et la moins rimée, qu’Abélard l’utilise pour les hymnes de la Saint-Michel (de an- gelis, d’après les éditeurs). Le choix de strophes de trois vers, à rime unique (et avec de nombreuses rimes internes, mais souvent faibles) me semble légèrement archaïsant ; mais il est vrai aussi que le choix de ne pas utiliser le vers directement sous la forme de trois vers distincts est lui-même, pour le xiie siècle, plutôt rétrograde, à l’heure où il commence à gagner une coupe supplémentaire pour de- venir une strophe 3(4p), 3pp.

Je crois voir enfin une autre déclinaison du septénaire trochaïque, cette fois-ci radicalement origi- nale, dans les hymnes pour l’Épiphanie (34 sq.), qui sont de type 2(4p, 4p, 7p), rimé aabccb ; en effet, je n’ai pas connaissance d’un autre exemple d’imitation de ce vers avec modification de la cadence finale, devenue ici paroxytone. Cela change considérablement l’ethos du vers, même indépendamment du fond, si l’on compare des strophes de la Saint-Michel et de l’Épiphanie (je remets sur une seule ligne les | trois vers courts pour cette dernière fête, pour faciliter la comparaison) :

Hujus nobis bellatoris opem postulantibus, Quos infestat incessanter idem adversarius,

Nostra, Deus, spes et salus non differri quæsumus (84/101, 2) ; Jani portas tenet clausas pax a Christo præmissa,

Quæ prophetæ quondam voce mundo fuit promissa (34, 5).

Il se trouve que l’autre strophe paroxytone de l’Hymnaire (en plus des hymnes mariaux, déjà mentionnés) est aussi faite de vers courts : il s’agit des hymnes pour les Innocents, du type 6(4p), rimé aabccb. Il ne semble pas infondé d’y voir une imitation du vers forgé par Paulin d’Aquilée pour De ca- ritate (qui deviendra, abrégé, l’Ubi caritas), qui, bien qu’identifié traditionnellement comme 8p + 4p, se prête volontiers à une coupe supplémentaire, y compris, de manière incidente, chez Paulin lui- même13. Mais il importe surtout de remarquer que le vers paroxyton est, ainsi, toujours court chez Abélard, resserré, et donc amplement rimé. Qu’il faille y chercher une symbolique commune n’est pas nécessairement évident ; notons toutefois des rapprochements, fussent-ils de hasard ou d’occasion, entre les thématiques, celles de la Nativité et des événements qui l’accompagnent immédiatement,

11. Éd. cit., t. I, surtout p. 40-41.

12. Le septénaire trochaïque est sans doute le vers antique qui a eu la plus grande descendance au Moyen Âge ; étant donné l’ampleur du sujet, plutôt qu’à l’Introduction de D.  Norberg, il vaut mieux se reporter à Id., Les vers latins iambiques et trochaïques au Moyen Âge et leurs répliques rythmiques, Stockholm, 1988 (Filologiskt arkiv, XXXV).

13. Éd. D.  Norberg, L’œuvre poétique de Paulin d’Aquilée, Stockholm, 1979 (Filologisk-filosofiska serien,  XVIII), no VIII, p. 138-140 ; le même rythme, création originale, est utilisé également pour le no IX. Sur la versification de Paulin, voir le commentaire, surtout p. 62-64.

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l’évocation d’Hérode et celle du monde romain, cette dernière à chaque fois exprimée avec des réfé- rences directes à Auguste14.

Malgré tout cela, il reste des formes radicalement originales. Les strophes très complexes utili- sées pour le commun des martyrs et pour celui des confesseurs appellent peu de commentaires : leur inspiration est à rechercher du côté des proses plus que des hymnes stricto sensu, et les spécialistes des Planctus auraient, probablement, bien des rapprochements à signaler. Les hymnes pour Pâques (58/42 sq.) tirent eux leur source de la poésie profane, puisqu’ils adoptent la forme d’un rondeau :

Ut leonis catulus, Resurrexit Dominus ! Quem rugitus patrius Die tertia Suscitat vivificus,

Teste Physica ! (60/44, 4)

que l’on peut représenter de différentes manières, par exemple 2(7pp), 2(7pp, 5pp) ; la strophe est faite de deux rimes, une pour les vers longs, l’autre pour les vers courts, et le refrain (sauf par hasard dans la strophe citée) en est exclu ; il est, d’ailleurs, inclus ou non dans la syntaxe de la strophe, selon les besoins du poète. Il s’agit cependant d’une conception peu répétitive du rondeau, puisque seul le second vers, Resurrexit Dominus, est repris : le reste de la strophe est toujours original. La production de rondeaux latins a été très importante, et parallèle à une production aussi massive de rondeaux en vulgaire ; aussi vaut-il mieux ne pas affirmer trop nettement qu’Abélard serait à l’origine de ce type de strophe qu’il utilise pour les hymnes de Pâques. Cependant, il faut signaler que ce n’est pas le type le plus courant ; surtout, à une exception près, toutes les attestations (sauf, bien sûr, les hymnes d’Abé- lard) se retrouvent dans le fameux manuscrit de Notre-Dame, datant du xiiie siècle, dit « manuscrit de Florence » ou encore Mediceus, d’après son lieu de conservation : Firenze, B.M.L., plut. 29. 1. Elles sont au nombre de cinq ; trois sont pour Pâques, (AH 41, p. 37-38, Decet vox lætitiæ ; p. 41-42, Rex om- nipotentiæ ; p. 43, Vetus purgans facinus), dont l’une avec le même refrain Resurrexit Dominus, une pour Noël (AH 20, p. 90-91, Procedenti puero), une pour l’Exaltation de la Croix (AH 45-2, p. 42-43, O mira clementia). Les trois premiers de ces rondeaux sont parfois donnés sous le nom de Philippe le Chance- lier15 ; est-il possible qu’il n’y ait pas de lien entre au moins le troisième et les hymnes d’Abélard ? Cela n’est pas vraisemblable.

Il se trouve que l’une des formes les plus présentes de l’Hymnaire, celle qui est utilisée pour les nocturnes per hebdomadam, est constituée de vers bien connus et bien répertoriés, mais non recensés dans cette disposition, 2(8pp), 2(4 + 6pp), rimés aabb, soit concrètement :

Simul et cete grandia Et parva fiunt ostrea ; Uno grypho momento maximus Perfectus est et passer modicus (7, 3).

Je n’ai trouvé cette strophe qu’à un seul autre endroit, également dans le manuscrit de Florence, pour une pièce également pascale, Culpæ purgator veteris (AH 21, p. 47) ; elle a pris la forme d’un rondeau, mais la strophe est identique :

Prostrato rege sceleris, Christus redit ab inferis ; Nos a mortis solvit imperio, Lætificat nos Resurrectio (str. 4).

14. J’ai laissé, là aussi, de côté les hymnes de la Croix (cf. n. 8) ; ils amoindrissent le détail des rapprochements mais pas l’idée générale.

15. La bibliographie sur le manuscrit de Florence et sur ses rapports avec l’œuvre de Philippe est trop vaste pour être citée exhaustivement dans cet article ; on peut se reporter d’abord à P. Dronke, « The Lyrical Compositions of Phi- lip the Chancellor », dans Studi medievali, 3e s., t. 28, 1987, p. 563-592 ; il semble cependant prudent de s’en tenir, pour la liste des œuvres de Philippe, à la liste qu’il dresse p. 588-592, et qui ne contient aucune des pièces que je cite.

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Ces éléments ne remettent pas en cause l’apport d’Abélard à la diversification des formes de la poésie médiolatine : toutes ces pièces en lien avec Notre-Dame de Paris sont postérieures. Ils enseignent en revanche quelque chose de capital : à moins d’une succession improbable de hasards, on a connu à Paris, dans la première moitié du xiiie siècle, l’Hymnaire du Paraclet et ses innovations rythmiques ; s’agissait-il de Philippe le Chancelier lui-même, de son entourage ? La question n’est pas si impor- tante : l’essentiel est que cet Hymnaire que l’on imaginait confiné au Paraclet a, en fait, été diffusé, ne serait-ce que de manière minimale, et a eu une influence littéraire16.

La pensée et l’écriture d’Abélard sont radicalement originales, c’est un fait admis ; les quelques strophes citées ici ou là, choisies à cette fin, confirment, je le crois, que cette originalité ne s’est pas confinée à l’œuvre en prose, ni aux Planctus. En matière de forme, il faut cependant se prononcer de manière moins catégorique : tout novateur que soit le projet de l’Hymnaire, il continue | de se ratta- cher, plus ou moins directement, à des formes connues et devenues canoniques : l’Ave maris stella pour la Vierge est le cas le plus évident, mais il n’est pas le seul. La volonté de variété se double d’une recherche d’adaptation aux temps liturgiques : les formes très sobres utilisées pour les hymnes heb- domadaires se complexifient pour les fêtes, et ce globalement en fonction du degré d’importance de cette fête. Il est dangereux de se risquer à tenter de comprendre pourquoi Abélard choisit telle strophe pour telle fête ; mais il est un fait qui saute aux yeux dans les hymnes écrits pour le commun des saints : alors que martyrs et confesseurs ont des hymnes très complexes, au rythme exubérant mais instable, toute la série composée pour les saintes femmes est bâtie sur une strophe beaucoup plus simple, 4(4p + 7pp), 2(4 + 5pp), quoique non dénuée d’originalité17. Étant donné la manière avec laquelle Abélard insiste sur la supériorité de la sainteté féminine dans ces trois cycles, je crois que l’on peut avancer une explication à ce contraste de forme : le maniérisme de versification des hymnes

« masculins » pourrait bien être une manière de compenser leur infériorité face à leurs compagnes ; ces dernières, resplendissantes de tous les degrés de la sainteté, n’ont pas autant besoin de ces artifices, et le simple énoncé de leur mérite leur est amplement suffisant :

Quid barbati dicturi sunt juvenes, Delicatæ cum hæc ferant virgines ? Erubescat ad hæc sexus fortior, Ubi tanta sustinet infirmior !

Ipsi decus, ipsi gloria

Qui tot facit mirabilia (121/93, 4).

16. On peut rapprocher cela de C. J. Mews, « La bibliothèque du Paraclet du xiiie siècle à la Révolution », dans Studia monastica, t. 27, 1985, p. 31-67, aux p. 44-45 et n. 55, sur la place de Paris, Notre-Dame principalement, dans ce qui demeure pour nous de la transmission manuscrite des œuvres d’Abélard.

17. Elle est propre à Abélard, de même que lui semble propre le vers 4 + 5pp qui compose sa deuxième partie, à rapprocher du vers également original utilisé pour les évangélistes, 5p + 4pp.

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