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Beaumarchais et les Américains

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Beaumarchais

et les Américains

par LION FEUCHTWANGER

L

a route de Versailles à Paris traversait un paysage aimable et ver- doyant. Il avait plu le matin, mais le soleil filtrait maintenant entre les nuages disperses par le vent, et Pierre savourait la fraîcheur de cette belle journée de mai.

Depuis qu'un grand conflit avait éclaté entre le roi George III d'Angleterre et ses colonies d'Amérique, Pierre Caron de Beaumarchais

avait pris passionnément fait et cause pour les Américains et les insurgés luttant pour réaliser les grandes idées des philosophes français et anglais et résolus à mener une vie simple et naturelle au lieu de ces existences limitées par les conventions, les préjugés et les fantaisies d'un despote, comme à Londres et à Paris.

Pierre ne se contenta pas d'être de cœur et de parole avec les Améri- cains. Il voulut les aider à faire triompher leur cause. Bien introduit dans tous les cercles de la société londonienne, lié avec les chefs des partis conservateur et libéral, il avait ainsi l'occasion de connaître les divers caractères du conflit entre la métropole et ses colonies. Il réunit une abondante documentation, la mit en ordre, en tira des conclusions et, sans que personne l'en eût chargé, envoya à Louis XVI et à ses ministres des rapports qui se distinguaient par leur connaissance des choses, leur clarté et leur intuition de l'avenir. Lorsque Pierre ramenait sa pensée vers ses rapports et ses mémoires de cette époque, il pouvait se féliciter d'avoir, lui agent secret sans mission, mieux discerné dès le début la nature du conflit anglo-américain que l'ambassadeur du roi. Les événements avaient confirmé ses prédictions.

D n'avait naturellement pas échappé à Pierre que le gouvernement français ne pouvait pas prendre ouvertement parti pour les rebelles. Cela eût signifié la guerre avec l'Angleterre, et ni la flotte ni l'armée n'étaient assez fortes pour envisager cette éventualité, sans parler du lamentable état des finances. Pierre avait néanmoins découvert un moyen de tout concilier, et cette pensée le faisait sourire. Des hommes d'affaires livreraient

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à titre privé aux insurgés des armes et d'autres fournitures pour leur propre compte et à leurs risques et périls, tout en étant discrètement subventionnés par le gouvernement français et encouragés par lui.

Après bien des allées et venues, alors que Pierre croyait déjà qu'il n'arriverait jamais à faire agréer son plan par le comte de Vergennes, ministre des Affaires étrangères, tout s'était passé, finalement, suivant ses désirs. Le ministre l'avait chargé aujourd'hui même d'organiser l'en- treprise qu'il lui avait proposée. Pierre pouvait donc se considérer désor- mais comme le mandataire secret du roi de France et offrir aux insurgés des armes et tout autre matériel de guerre.

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es insurgés avaient de grands besoins. Leur équipement était pitoyable, le rendement de leurs fabriques, insuffisant. Ce qu'ils réclamaient, c'était un équipement complet pour trente mille hommes. Le ministre lui avait demandé si lui-même et ses amis se trouvaient vraiment en état de fabriquer une telle quantité de matériel et de le transporter au-delà des mers. « Oui ! Oui ! Oui ! » avait répondu avec audace Pierre, et

aussitôt il avait ajouté : < En supposant que les arsenaux du roi nous livrent des armes dans de bonnes conditions et qu'on ne nous tienne pas finan- cièrement trop court. » Le comte de Vergennes avait expliqué qu'il se mettrait en rapport avec le ministre de la Guerre. Il en était alors arrivé au point le plus délicat de l'entretien et avait demandé à Pierre quel chiffre devrait atteindre l'aide financière sollicitée.

Beaumarchais regardait avec un calme apparent le visage souriant et attentif du ministre, en réfléchissant de nouveau à la somme qu'il devait réclamer. « Je pense, dit-il, que trois millions me suffiront. » Un silence suivit pendant lequel les deux hommes s'observèrent l'un l'autre. « C'est en ce moment que se décide le destin de F Amérique, et aussi le mien » pensait Pierre. « Nous pouvons vous promettre deux millions » proposa finalement le ministre. tNous vous donnerons un million et vous en procurerons un deuxième par les Espagnols. »

Tout étourdi de cet énorme succès, Pierre revenait à Paris par ce beau jour de mai. L'équipage dans lequel il roulait était d'un faste rare. Pierre lui-même paraissait un peu trop élégant dans son habit à la mode de demain, un diamant gigantesque au doigt.

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mesure qu'on approchait de Paris le cerveau de Pierre travaillait de plus en plus activement. La firme qu'il voulait fonder devrait être belle. Sa maison de commerce, rue Vieille-du-Temple, l'Hôtel de Hollande, tombait en ruine et avait été bien abandonnée pendant son séjour à Londres. Il la ferait complètement démolir et rebâtir à neuf. Il trouva aussi, tout à coup, le nom de la future firme. Aimant l'Espagne et cons- tatant que ce pays lui avait toujours porté bonheur, il appellerait sa maison de commerce « Rodrigue Hortalez ». A partir d'aujourd'hui, il serait donc Senor Rodrigue Hortalez. Pour diriger l'affaire, il prendrait

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naturellement Paul Théveneau. A vrai dire, Paul était bien jeune et de santé très délicate, mais i l était initié à ses affaires financières les plus embrouillées et à tous ses secrets. De plus, i l avait le talent de mettre de l'ordre là où Pierre ne parvenait pas se retrouver tout seul.

Pendant que chaque tour de roue le rapprochait de sa ville de Paris et de ses nouvelles occupations, si excitantes, repassait dans sa mémoire le cortège bariolé des bonheurs et des infortunes qu'il avait vécus.

Fils d'horloger et lui-même apprenti horloger, il était allé à la cour pour remonter les montres du feu roi Louis X V et avait réussi à plaire au vieux souverain par sa vivacité d'esprit et l'agrément de ses manières.

Les filles aînées du roi l'aimaient beaucoup et l'avaient pris comme pro- fesseur de harpe. Le très habile et fantasque financier Duverny le remar- qua, l'introduisit dans les cercles de la haute finance et fit de lui son associé. Pierre s'acheta un titre et des charges à la cour, prospéra magni- fiquement, s'acquit l'amitié de nombreux hommes, l'amour de nombreuses femmes et, par son impertinence et son ironie indomptable, s'attira de nombreuses inimitiés.

Vinrent ensuite ses premières pièces de théâtre. Ce furent aussi ses deux mariages heureux ; ses femmes étaient l'une et l'autre belles et riches ; toutes les deux moururent cependant vite.

Duverny, le grand financier, mourut à son tour, et la vie de Pierre devint encore plus désordonnée. Des procès embrouillés lui furent intentés, un flot d'injustices emporta sa fortune, le traîna en prison, lui ravit son titre, ses charges légèrement achetées et ses droits civiques.

Ces injustices l'incitèrent à écrire les brochures politiques si brillantes et si spirituelles qui répandirent sa renommée dans tout le monde encore plus que sa comédie le Barbier de Séville.

Ses ouvrages de polémique lui avaient aussi gagné l'amitié de nom- breux hommes importants, et un de ses amis, lorsque après son procès i l eut perdu le droit d'exercer une charge publique, lui procura l'emploi d'agent secret du roi.

De nouveau, i l remontait très haut et finalement atteignait un sommet encore plus élevé avec cette mission qu'on lui confiait actuellement

La journée d'aujourd'hui lui donnait la possibilité de se débarrasser définitivement de tous les ennuis qui gênaient son existence présente.

Maintenant, i l allait réduire à néant l'injustice des procès et des arrêts dont i l avait été victime, car le jugement stupide que le tribunal suprême de Paris avait rendu autrefois contre lui avait encore force de loi.

C'est vers ce but que tendait Pierre Caron de Beaumarchais, grand homme politique, homme d'affaires et auteur dramatique.

Ecrivain étincelant, convive amusant, disposant d'une éloquence

entraînante et d'une verve destructrice, beaucoup d'intelligence mais point

de sagesse, avide de plaisirs tout en pouvant supporter avec courage

l'infortune et la privation, ouvert à toutes les grandes idées de son temps

même lorsqu'elles, s'opposaient les unes aux autres, Pierre avait beaucoup

vécu.

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a voiture a atteint les rues populeuses du centre de la ville. Pierre se redresse un peu plus haut et s'assoit gracieusement à droite. La moitié de Paris le connaît ; un homme sur dix le salue. Il a conscience que d'innombrables gens le regardent et se disent les uns aux autres :

« C'est M. de Beaumarchais, le grand financier, le grand écrivain qui met sa main dans toutes les affaires de VEtat. » Ils n'ont cependant aucun soupçon de la nouvelle et énorme mission qui vient de lui être confiée et dont le monde est l'enjeu. Dommage, trois fois dommage qu'il ne puisse rien raconter à ses chers Parisiens 1 A ses sœurs, à son père même, il ne devra non plus rien dire. Ils sont trop expansifs, ils ne pourraient pas garder le secret pour eux.

Le souper se passa joyeusement. Le bruit s'était répandu alentour que Pierre était rentré de Londres, et des parents et amis intimes s'étaient joints aux membres de la famille. De tout temps, les amis étaient les bienvenus chez Pierre, et Julie, sa sœur et maîtresse de maison, tenait table ouverte. On s'asseyait dans la grande salle à manger. Les lustres étiacelaient d'innombrables bougies, les serviteurs allaient et venaient, chargés de plats. Pierre, ce soir-là, était plus jovial encore que d'ordinaire.

Les Caron le regardaient avec admiration.

« Oui », disait le vieux père Caron dont la voix haute n'avait pas le timbre des vieillards car il possédait encore toutes ses dents, « la ville s'aperçoit que notre Pierre est de nouveau là. »

Pierre portait ses regards vers l'autre côté de la table où Paul Théve- neau était assis. L'attachement de Paul lui faisait du bien. Il était fier d'avoir péché cet homme. Paul lui était pourtant apparu d'abord comme un ennemi, à leur première rencontre, à propos d'une méchante affaire que Pierre avait avec le frère de Paul. Le charme et les manières de Pierre n'avaient pas tardé à lui conquérir l'amitié et l'admiration de ce jeune homme dont la diable d'intelligence méritait d'être utilisée. Dommage qu'à vingt-six ans son larynx malade ne lui laissât que peu de temps à vivre.

Ils parlaient tous, maintenant, de l'Espagne. Les mois qu'il avait passés à Madrid avaient été pour Pierre le meilleur temps de sa vie.

Julie lui demanda de chanter pour Félicien des chansons espagnoles, des séguedilles et des romances. Les autres joignaient leurs prières à celles de Julie. Félicien s'animait. C'était une fête d'entendre chanter son oncle.

On apporta la guitare ; mais avant qu'il eût commencé de chanter arriva un nouveau convive, M . Lenormant d'Etiolés.

On se leva et se précipita à sa rencontre avec joie et respect. Il était vêtu avec une élégance discrète dans une note vieille France. Cela ne le troublait en aucune façon que sa manière de s'habiller soulignât ses soixante ans.

Pierre avait écrit de Londres à M . Lenormant qu'il allait rentrer à Paris pour des affaires très importantes et qu'à ce sujet il aurait plaisir à revoir son cher Chariot le plus tôt possible. Il avait l'espoir secret que Lenormant viendrait ce soir, mais il n'osait se l'avouer, car Lenormant

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avait l'habitude de faire attendre le premier ministre lui-même des jours entiers.

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harles Guillaume Lenormant d'Etiolés appartenait à une famille d'ancienne noblesse. Il aurait pu briguer n'importe quelle charge à la cour et n'importe quel titre ; mais il attachait une grande importance à ce qu'on parlât peu de lui dans le grand public, et se contentait de se nommer simplement « secrétaire du roi ». Il passait pour très prudent et très circonspect. Sa chance était proverbiale, et il avait une prédilection pour le monde des affaires. Comme il ne pouvait, en qualité de membre de la noblesse, Is'occuper personnellement d'entreprises marchandes ou industrielles, il prenait des hommes de paille. C'était ainsi qu'il s'était lié avec Pierre. Celui-ci l'avait connu chez son amie Désirée Mesnard.

Pierre ne se faisait pas d'illusion sur la raison principale pour laquelle Lenormant avait recherché son amitié. II était épris de Désirée et craignait que Pierre ne lui nuisît dans l'esprit de celle-ci. Peu à peu, les deux hom- mes s'étaient liés davantage. De leurs relations naquit une véritable amitié.

Ils s'appelaient familièrement Chariot et Pierrot. Beaumarchais admirait en Lenormant le génial homme d'affaires et recherchait ses conseils. Lenor- mant était enchanté d'avoir un élève de cet esprit. Il lui porta secours dans ses années les plus noires, et par ses relations avec le premier ministre le fit nommer agent secret du roi, lorsque Beaumarchais, à la suite de son procès, eut perdu charge et patrimoine. Lenormant chérissait le talent de société de Pierre, adorant la verdeur de son esprit, son ironie, sa com- préhension rapide, admirant son œuvre littéraire et surtout sa profonde connaissance du théâtre. Sur la scène privée de son château d'Etiolés, il donnait de merveilleuses représentations. Les conseils comme la colla- boration de Pierre n'avaient pas de prix à ses yeux.

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'arrivée de Lenormant avait, dans l'esprit de Pierre, fait passer l'Espagne au second plan. Il ne pensait plus qu'à l'Amérique et comptait bien que Chariot serait un commanditaire de la firme Hortalez

et Cie. Il avait besoin d'emprunter cinq ou six millions de livres et il était habitué à se faire aider par Chariot. Quand M . Lenormant était dans une affaire, tous les autres y venaient d'eux-mêmes. Aussi Pierre se demandait-il avec anxiété ce que Chariot dirait de sa grande entreprise, et brûlait-il du désir de tout lui raconter.

Il s'excusa avec beaucoup de gentillesse mais aussi avec beaucoup d'énergie auprès de ses invités, leur disant qu'il leur chanterait une autre fois les chansons espagnoles, et se retira avec Lenormant, Paul Théveneau et le secrétaire Maigron dans son cabinet de travail. Les bougies y étaient allumées. La grande salle, trop riche, émergeait lentement de l'ombre.

Dans les angles se dressaient les bustes d'Aristophane, de Molière, de Voltaire et du maître de maison. Pierre pria Chariot de s'asseoir à sa

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table de travail, morceau de choix orné avec un goût magnifique. Le maître Pluvinet l'avait fabriquée avec des bois précieux qui avaient été envoyés tout exprès d'au-delà des mers. Les sculptures étaient de Dupin.

Si cette table à écrire n'était pas la plus belle du royaume, elle était tout au moins celle qui avait coûté le plus cher.

Chariot, assis au bureau, regardait devant lui de ses yeux enfoncés sous des paupières à demi fermées. Le secrétaire Maigron prenait à la main du papier et un de ces nouveaux instruments pour écrire que Lenor- mant ne pouvait souffrir : un crayon. Maigron était depuis des années l'homme de confiance de Pierre. Il attendait avec un intérêt passionné ce que son maître avait à révéler. Rarement il lui arrivait d'émettre une opinion. A cette heure même, son visage ne trahissait aucune nervosité.

Paul Théveneau par contre ne cachait pas son excitation, assis sur le rebord de sa chaise, ses regards, yeux fiévreux tendus vers Pierre qui, allant et venant, racontait dans un exposé facile et vibrant les mémoires qu'il avait adressés au roi et aux ministres, son entretien avec Vergennes ; comment il avait réclamé trois millions de livres, comptant à part lui qu'un million lui suffirait Finalement, après des pourparlers, le gouver- nement lui avait assuré formellement une subvention de deux millions.

A l'énoncé de ces chiffres, le secrétaire Maigron sursauta. Paul Théve- neau manifesta un enthousiasme irrésistible. L'important était cependant l'attitude que prendrait M. Lenormant, qui gardait le silence. Pierre, à la fin, ne put se maîtriser et lui demanda directement : « Qu'est-ce que vous en pensez. Chariot ? »

Celui-ci, de sa voix sourde, après s'être recueilli un instant, posa la question suivante : « Qui paiera, si les Américains sont battus ? »

« Ils ne seront pas battus, répliqua Pierre très énergiquement, c'est ce que foi démontré au roi dans le mémoire que je lui ai adressé et où je m'appuie sur des bases solides ! » M . Lenormant ne se ralliait pas à

cet avis : « Un fait est certain, dit-il, les insurgés n'ont pas d'argent. » —

« Ils ont des marchandises, s'empressa de répondre Pierre, de Tindigo, du tabac, du coton ». « Qui vous dit, interrogea à son tour Chariot, que ce sont ces marchandises, justement, qu'ils vous enverront? » — « Ils luttent pour la liberté, répliqua Pierre tout enflammé, ils sont remplis de fidéal de Montesquieu et de Rousseau. De tels hommes paient leurs dettes. »

Chariot se taisait. Il regardait Pierre et ses lèvres se pincèrent encore un peu plus. Les autres ne prenaient pas cette attitude au sérieux, mais Pierre connaissait depuis longtemps le sourire de Chariot et il le redoutait.

Un instant, avec une lucidité intense, Pierre eut conscience du risque de son affaire américaine. Un moment après, il se dit : * L'affaire en vaut la peine. »

M. Lenormant ne souriait plus, mais néanmoins il continuait à se taire. < Deux millions de subvention gouvernementale, ce n'est pas mauvais*, dit-il finalement — « Non, deux millions de subvention ne sont pas mauvais! », répéta en écho Paul Théveneau plein d'une joie triomphante.

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Depuis son plus jeune âge. Paul Théveneau avait cherché un homme qu'il pût admirer et un idéal auquel il pût croire. Il avait alors trouvé Pierre et s'était enthousiasmé pour les idées rapides et géniales de son aîné, écoutant avec une attention passionnée les grandes idées qu'il lançait en l'air tel un magicien, persuadé que Pierre était appelé par le destin à jouer un rôle historique. Il ne lui manquait plus qu'un sujet, qu'une occa- sion. Maintenant, Pierre les avait trouvés avec l'Amérique.

« J'avais espéré, Chariot, fit Pierre en se tournant de nouveau poli- ment vers M . Lenormant, que cela ne vous serait pas désagréable de vous intéresser à cette affaire. » — « Ça n'a tien d'impossible, répondit M. Lenormant. Quoi qu'il en soit, c'est très aimable à vous, cher Pierrot, de m'avoir initié le premier à cette importante affaire. Faites-moi le plaisir

de dîner demain soir avec moi. Jusque-là, f aurai eu le temps d'y réfléchir. » Il était tard. Lenormant prit congé.

ulie attendait son frère au haut du grand escalier. Elle se jeta à son v cou, moitié riant, moitié pleurant. « As-tu écouté ? » demanda Pierre.

« Naturellement » répondit Julie. Il y avait près du grand cabinet de travail de Pierre un autre cabinet, plus petit. C'était de là que Julie se plaisait à espionner ses conférences. Cette pièce ne contenait que deux sièges, un grand sofa et un bahut dans lequel Pierre enfermait ses souve- nirs les plus précieux, entre autres le plan de la découverte faite par lui les années précédentes, et qui avait bouleversé l'industrie horlogère non seulement en France, mais bien au-delà des frontières. Là aussi, les dos- siers de son grand procès qui l'avait rendu célèbre dans le monde, et le manuscrit du Barbier de Séville, les quittances des sommes données pour acquérir titre de noblesse et charge de cour, et enfin les plus belles lettres d'amour qu'il avait reçues. Bientôt, à ces documents, il en ajouterait un nouveau, d'une importance mondiale.

Pierre ne pouvait se dominer plus longtemps. Sur un ton enflammé, il confiait à sa sœur, gagnée déjà à sa cause, la grandeur de la nouvelle entreprise. Ils se regardaient l'un l'autre, avec des yeux brillants. Pierre fit donner sa parole d'honneur à Julie de ne rien dire à personne, pas même à son père : l'âge rend bavard, et il importait pour sa réussite que l'affaire fût tenue dans le plus grand secret. Ils s'embrassèrent en se sou- haitant bonne nuit.

Le valet de chambre attendait l'heure de coucher son maître. Il écarta les rideaux derrière lesquels, sur une estrade, se dressait le magnifique Ut Pierre se coucha, Emile le borda et referma les rideaux pour que la veilleuse ne l'incommodât pas.

Avant qu'il n'ait eu le temps de s'endormir, la lumière de la veilleuse devint plus intense, les rideaux furent écartés.

« Qu'y a-t-il donc encore, Emile ? » demanda Pierre, sans ouvrir les yeux.

Le nouveau venu n'était pas Emile, mais le père de Pierre, le vieux Caron, en robe de chambre, avec des pantoufles et un bonnet de nuit, l'air très délicat. « Dis-moi, mon fils, commença-t-il, qu'est-ce qui se

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passe ? Je comprends que tu ne veuilles pas parler devant des jeunes filles.

Les femmes sont bavardes ; mais maintenant nous sommes seuls. » Les relations entre Pierre et son père manquaient d'intimité, mais Pierre aimait son père. Depuis ces dernières années, tous deux vivaient dans un accord parfait, se moquant ensemble d'eux-mêmes et de la sottise universelle. Bien qu'il leur arrivât toujours de se dire des choses méchantes et blessantes, ils savaient parfaitement qu'ils tenaient l'un à l'autre.

Ce soir, le père Caron était assis sur le Ut de son fils adoré, auquel il avait prédit naguère qu'il n'arriverait à rien et dont il attendait main- tenant avec une heureuse curiosité qu'U lui communiquât à quel ouvrage stupéfiant il était en train de travailler.

Pour Pierre, cela avait été une expérience d'informer son ami Chariot de son succès ; un bonheur d'en parler à Julie. Le récit qu'il en faisait maintenant à son père lui apportait une féUcité inégalable. Dans la pénom- bre de la veilleuse, son visage irradiait de bonheur quand, pour lui-même

et pour son père, il évoquait la flotte de la maison Hortalez et Cie sa propre flotte, ceUe de M . Pierre Augustin de Beaumarchais, fen- dant la mer, portant des montagnes de canons, de fusils, de poudre, et ces armes, les siennes, les armes de Pierre ébranlant la tyrannie de l'Angleterre et propageant dans le monde la Liberté, sans parler des énormes richesses, des trésors d'indigo, de cotonnades, de tabac que cette flotte rapporterait à sa propre famille.

Le père Caron était très cultivé ; il avait beaucoup lu. B était fier de la part si importante que la France avait prise dans la découverte et dans la colonisation du Nouveau Monde, et il était rempli d'amertume contre l'Angleterre qui avait détruit l'œuvre de son pays et contraint de bons chrétiens français à des moyens aussi répugnants, pour se défendre, que de s'allier aux Peaux-Rouges et de les aider à scalper des Blancs.

Maintenant, son fils venait au secours du pays de la raison, des courageux

« gens de Boston », des quakers si près de la nature, afin de leur permettre de rendre aux Anglais la monnaie de leur pièce.

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ierre avait l'habitude d'expédier une grande partie de son travail le matin, aussitôt après son lever, pendant sa toilette. C'était une mode du grand monde qui convenait à ses propres goûts. Cela le flattait de voir les gens se presser pour lui présenter des requêtes, des plaintes et des offres de service, pendant qu'il s'habillait. Une foule de gens de toutes sortes avaient coutume de se réunir chez lui et d'étaler un pêle-mêle d'ambitions, de détresse, de soif de profits, de respect, d'impudence et de passion du pouvoir.

Pierre avait aimé de tout temps se répandre en bienfaits et distribuer des grâces. Maintenant, il pouvait se livrer à son penchant naturel avec plus de libéralité encore. La firme Hortalez et Cie avait besoin d'agents dans tous les ports, de secrétaires, de comptables, de garçons de courses, de serviteurs de toutes sortes. Pierre pouvait faire pleuvoir autour de lui une manne véritablement céleste.

Pierre jouissait de ce tourbillon qui l'environnait, du sentiment qu'il

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avait d'être honoré, de posséder un grand crédit Tout le monde venait à lui, amis comme ennemis de tous genres : au cours de la dernière nuit la ville tout entière avait dû retentir du bruit que M . de Beaumarchais avait de nouveau le vent en poupe ; et des gens qui ne trouvaient aupa- ravant que rarement le moyen d'aller le voir se découvraient brusque- ment de l'amitié pour lui, voire même une parenté.

Il se trouvait heureux au milieu de ce tourbillon et i l aurait volontiers prolongé son audieuce matinale si on n'était venu lui annoncer qu'une dame l'attendait dans son cabinet de travail.

Il était dans les habitudes de Désirée Mesnard de venir le relancer chez lui. Julie voyait en Désirée Mesnard la cause de tous les maux dont Pierre avait été victime. A certain moment, Désirée avait provoqué une rixe entre Pierre et le duc de Chaulnes d'un naturel fort jaloux, et le duc était parvenu à faire emprisonner Pierre, quelque innocent qu'il fût. Cela s'était passé dans les journées les plus décisives de son grand procès, de telle sorte qu'il n'avait pu défendre comme i l l'aurait dû ses propres intérêts.

Dans le cabinet de travail, Désirée trônait sur l'imposant bureau du maître, blonde rousse, pas très grande, très mince, mutine et très à l'aise.

En apercevant Pierre, elle éclata de rire. • Ai-je eu une bonne idée de

venir? »

« Cela fait du bien de voir enfin un être raisonnable qui ne réclame rien, dit-il en lui baisant la main, le cou et la nuque.

— Allons, vieux filou, fit-elle, on raconte que tu es en train de mijoter une grande affaire. Je vois déjà le moment où je devrai de nouveau te faire sortir de la prison de Fort-tEvêque. »

Pierre et Désirée se connaissaient depuis longtemps. Tous les deux étaient Parisiens, tous les deux enfants de la rue. Us aimaient leur capitale, adoraient le théâtre et avaient dû, pour parvenir, faire de nombreuses expériences assez malpropres. Sachant à quoi s'en tenir, prenant et aimant la vie telle qu'elle était ils s'entendaient à merveille. Les premiers temps orageux de leur passion étaient depuis longtemps oubliés. JJ en était resté une amitié solide.

Pierre parla de l'entreprise américaine objectivement, se dispensant de mots pathétiques dont i l savait qu'elle se moquerait Désirée l'écoutait attentivement Comme tout le Paris avancé, elle était passionnée pour la cause des Américains et pour la tentative grandiose qu'ils entreprenaient de construire un Etat sur des bases de liberté, de raison, et selon les lois

de la nature. « Je craignais déjà, fit-elle, que tu n'aies cuisiné quelque petite affaire, telle qu'un monopole sur le commerce des esclaves, ou que tu ne te débrouilles pour procurer au roi d'Espagne une nouvelle maîtresse, char- gée d'espionner pour ton compte. L'Amérique, conclut-elle avec chaleur,

c'est une grande chose ! »

« Et c'est agréable, expliqua Pierre avec rouerie, de penser que cette fois f enthousiasme pour de bonnes actions rapportera bien. Cest une affaire énorme. Tu verras, Désirée, la Compagnie des Indes sera un petit poisson en comparaison de ma firme Hortalez.

— En tout cas, c'est réjouissant, mon cher Pierrot, dit avec chaleur

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Désirée, de constater qu'il s'agit cette fois d'une bonne action incon- testable. »

Pierre n'avait besoin de personne pour savoir que c'était une bonne action. Ce qu'il attendait, c'étaient des paroles réconfortantes au sujet des perspectives commerciales de l'affaire. Il n'hésita plus à mettre Désirée au courant des espérances qu'il fondait sur Lenormant. Le visage chiffon- né de Désirée prit un air réticent. Au seul nom de Lenormant, un pli perpendiculaire apparut entre ses sourcils.

L'amitié de Désirée et de Lenormant représentait dans la vie de la jeune femme un élément trouble et difficile à définir. Cet homme à la fois passionné et froid, ce jouisseur mélancolique, était différent de tous les hommes qu'elle connaissait. Pour elle, il avait souvent des paroles d'une ironie méchante, mais elle voyait, par contre, combien profondément il était épris d'elle, et lorsqu'il lui demandait de renoncer à son indé- pendance et de devenir ouvertement sa maîtresse, elle haussait les épaules,

et ne répondait rien. Jusque-là, elle savait d'avance ce qu'il allait arriver d'un sentiment Avec Chariot, tout était possible : qu'il la tuât ou qu'il l'épousât

Désirée était certaine que Chariot, même s'il ne le laissait pas voir, nourrissait de la jalousie à l'égard de Pierre. S'ils se chargeaient ensemble de ces importantes fournitures, Chariot ne tarderait pas à avoir complè-

tement en main le faible Pierre, et cette pensée donnait un malaise à Désirée.

« A ta place, avertissait-elle, fy réfléchirais à deux fois avant de prendre avec moi Chariot dans cette affaire. » — « C'est mon ami », disait Pierre. — « Justement», répliquait Désirée, énigmatique.

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enormant avait cinquante-sept ans lorsque Désirée, qui n'en avait que vingt et un, entra dans son existence. Il espérait se l'attacher, mais ne se faisait pas d'illusions. Lorsqu'un homme plus important que lui viendrait, Désirée l'abandonnerait, tout comme autrefois l'avait quitté sa jeune et belle épouse, Jeanne Antoinette Poisson, pour le bon plaisir du seigneur de Versailles, Aussi jalousait-il violemment Pierre pour l'at- tachement que lui témoignait Désirée. Lui, Lenormant, qui avait si pro- fondément souffert de l'humanité, n'aurait pas été fâché que, pour une fois, Pierre sentît ce que c'était que l'ingratitude, la trahison et la souf- france.

Et voilà que Pierre venait justement à lui au sujet de ces fournitures à l'Amérique. L'idée de Pierre de ravitailler les insurgés dans une entre- prise privée, mais aussi en réalité comme agent du gouvernement français, l'éblouissait C'était une véritable trouvaille ; mais si on voulait faire de cette entreprise autre chose et mieux qu'une intrigue de théâtre, si on voulait équiper les insurgés et les mettre en état de tenir le coup contre les armées anglaises, on aurait besoin d'autres sommes que les ridicules trois ou quatre millions dont parlait Pierre. L'homme qui voulait mener à bien une telle affaire devrait compter sur des crédits illimités, pouvoir attendre d'être remboursé et posséder un très long souffle. Lenormant

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avait la main assez ferme pour y prétendre et de gros bénéfices étaient pour lui un solide appât ; mais Pierre était-il bien l'homme indiqué pour assumer avec lui une entreprise aussi gigantesque?

Il exposa à Pierre, dans le silence de son cabinet de travail, que si l'affaire offrait de grands profits, elle comportait aussi d'énormes risques.

D ne fallait pas seulement compter sur le fait qu'un bateau sur deux avait des chances d'être capturé par les Anglais, mais aussi sur des perspectives de remboursement très vagues. Aussi lui, Lenormant, tout en admirant le désir de liberté des insurgés, ne trouvait pas cet enthou- siame, par ailleurs fort honorable, une garantie de paiement suffisante.

Dans les circonstances les plus favorables, il faudrait attendre des années avant de revoir son argent. Il admettait, après un calcul superficiel, qu'un premier capital d'environ dix millions était nécessaire si l'on voulait pou- voir tenir.

« J'avais cru, dit Pierre non sans amertume, que mon ami Chariot serait heureux de s'intéresser à cette affaire. J'avais cru que mon ami

Chariot serait le premier à nous aider, les Américains et moi. »

« Mais, mon cher Pierrot, déclara Lenormant avec une soudaine gentillesse, qui vous a dit que je ne vous aiderai pas ? »

La manière dont Chariot jouait avec lui agaçait Pierre, qui savait par ailleurs que Chariot avait des idées larges et de ramitié pour lui. « Je n'ai besoin d'argent que pour les débuts, expliquait-il d'un ton peu assuré, si même j'en ai besoin. »

C'était justement ce que voulait Lenormant. Il offrait volontiers de consentir un prêt à Pierre, car, le connaissant, il savait qu'il ne tarderait pas à être gêné et à demander un délai de remboursement. En tout cas, Chariot arriverait bien à y trouver son compte. Même si finalement il perdait tout ou une partie de son argent, la conversation dans laquelle Pierrot l'implorerait et se débattrait vaudrait bien un déboire financier.

« Voyez-vous, répliqua-t-il, nous n'avons pas de peine à nous mettre d'accord. Vous pouvez obtenir de moi de suite de l'argent surtout à court terme. Combien désirez-vous ? »

« Je pense, dit Pierre d'une voix toujours mal assurée, qu'avec un bon million je m'en tirerai. »

« Cette somme est à votre disposition » répondit Lenormant sans hésiter.

Pierre ne put se rendre chez son amie Thérèse que deux jours plus tard. Elle était telle qu'il le souhaitait au fond de son âme, son visage ne laissant pas voir le plus petit reproche pour l'avoir si longtemps négligée.

Thérèse, fermant les yeux, s'abandonnait avec bonheur au long baiser si désiré.

Au premier coup d'œil, Thérèse avait senti que cet homme était le sens de sa vie. Lorsque, trois ans plus tôt, elle avait lu ses pamphlets brillants et retentissants contre l'injustice, ces attaques l'avaient bouleversée

au plus profond d'elle-même. C'est pourquoi, autrefois pourtant raison- nable et distante, elle avait saisi la première occasion pour aller trouver cet inconnu, et elle s'était aperçue qu'elle n'aimerait jamais un autre homme.

Elle avait un jugement tranquille et sûr. Depuis des années, elle avait

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reconnu tout ce qu'il y avait en Pierre de creux, de frivole et de vain.

Mais elle savait aussi que derrière sa vantardise et son cabotinage, il cachait un sens de la grandeur, et quand il voyait des injustices ou des abus — qu'il en fût lui-même victime ou que ce fussent d'autres qui en eussent à souffrir — il entrait sans hésiter en lutte. Voilà pourquoi elle l'aimait.

Il avait été si longtemps absent qu'il avait beaucoup à lui dire.

Plusieurs fois déjà, depuis deux jours, il avait raconté ses projets à Chariot, à ses soeurs, à son père, même récit fait chaque fois d'une manière différente. Devant Thérèse, ce projet prit une couleur encore nouvelle. Il lui fit savoir particulièrement le sens politique de cette entreprise. Les insurgés possédaient tout : des hommes en suffisance, un grand pays, la beauté de la cause pour laquelle ils combattaient, leur enthousiasme, l'appui moral du monde entier. Il ne leur manquait que des armes. « C'est nous qui leur en livrerons », conclut-il.

Les yeux gris de Thérèse brillaient. Dès le début, elle avait pris parti pour les insurgés. Elle lui demanda de nouveaux détails, et il était heureux qu'elle s'intéressât plus aux rebelles qu'aux chances de gain de son affaire.

P

ierre reçut enfin la nouvelle que le ministre de la Guerre, M . de Saint-Germain, attendait sa visite. Dès le lendemain, il se présentait à l'Arsenal. Il comptait que Saint-Germain, après ses dures expériences, flairerait dans ses propositions une intrigue et l'accueillerait avec suspicion.

Aussi évita-t-il de lui parler au début des canons et des fusils qu'il voulait lui arracher, et s'efforça-t-il de lui inspirer confiance. Il savait avec quelle passion Saint-Germain tenait aux théories militaires fort révolu- tionnaires qu'il voulait imposer. Pierre flatta la manie du vieillard.

Saint-Germain l'écoutait avec passion, Ce M . de Beaumarchais ne paraissait pas le profiteur dénué de scrupules qu'on lui avait dépeint.

Ce n'est que peu à peu que Pierre vint à lui parler de sa propre affaire et de l'armement de ses insurgés. B ne s'agissait-pas là, exposait-il, de l'arme- ment d'une troupe régulière, mais de celui d'une milice. Cette milice avait besoin d'armes très simples ne nécessitant pas un long entraînement. Avec les nouvelles armes que le ministre avait prévues pour l'armée française, les Américains ne trouveraient pas leur compte, car une pratique conve- nable de ces armes requérait un long apprentissage.

M. de Saint-Germain, alors, tout animé, présenta comme une idée personnelle ce que Pierre lui avait suggéré. Justement, dans ces condi- tions, le ministre pourrait le servir et fournir un secours inappréciable aux insurgés. Par suite des réformes militaires, une grande quantité de modèles de canons et de fusils étaient devenus inutilisables dans l'armée du roi.

Par contre, dans une milice comme celle que décrivait M. de Beaumarchais, ces vieux modèles fourniraient un armement idéal, et pour son compte il serait heureux de mettre à la disposition des insurgés tout ce qui restait des armes réformées. M . de Beaumarchais, pour tous les détails, n'aurait

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qu'à entrer en relations avec son premier secrétaire, le prince de Montbarey.

De la manière dont Pierre avait j/ris le ministre, i l pouvait être assuré d'obtenir des armes ; mais si le prince de Montbarey était mal disposé, il pouvait lui imposer des prix très élevés et aussi compliquer et retarder mdéfiniment les transactions avec la maison Hortalez et Cie. Il n'y avait qu'un seul moyen d'éviter ce danger : offrir, sous une forme élégante, une commission au prince.

Pierre obtint du ministère de la Guerre un accord plus avantageux que tout ce qu'il pouvait espérer. L'Arsenal lui livrait deux cents canons au prix du métal, à 40 sous la livre. La fonte était comptée à la firme Hortalez au prix de 90 francs les mille livres. Les fusils furent comptés également dans l'addition pour une somme dérisoire.

Cependant, de l'autre côté de l'océan, ceux pour lesquels travaillaient Hortalez et Cie, ignoraient encore l'existence et l'activité de cette firme, Pierre ayant jusqu'ici œuvré dans le bleu. Le Congrès de Philadelphie avait décidé de nommer un ambassadeur extraordinaire en France, un certain Silas Deane.

Beaumarchais et l'agent américain travaillèrent sans arrêt et ne tar- dèrent pas à mettre sur pied un accord. La firme Hortalez et Cie, repré- sentée par M . de Beaumarchais, s'engageait à livrer au Congrès des Colonies-Unies un équipement conplet pour trente mille hommes. De son côté, le Congrès s'engageait à payer, au plus tard dans les huit mois, ce qu'on lui aurait livré, quarante-cinq pour cent en lettres de change, le reste en marchandises.

Le cœur de Pierre battit de joie lorsqu'il eut en main ce traité signé et cacheté. U se précipita aussitôt chez M . Lenormant. Que disait main- tenant Chariot?

Lenormant baissait la tête. Le traité n'était pas mauvais. Il était même excellent à condition qu'un homme énergique le prît en main. Si lui, Chariot, s'intéressait à l'affaire, i l en tirerait de grands profits et garderait la part du lion. Le véritable créateur de cette gigantesque entreprise n'en resterait pas moins le petit Pierre. Pour toujours, l'idée et la gloire lui appartiendraient.

« Mon cher Pierrot, dit-il lentement et avec une grande courtoisie, les choses ont assez bien tourné, je vous raccorde, et il est particulière- ment gentil à vous, dans ces circonstances, de me proposer une modifi- cation de nos accords; mais je préfère en rester à nos arrangements, c'est-à-dire aux intérêts prévus et aux garanties que vous m'avez données. »

Pierre rentra, soucieux et découragé, à l'Hôtel de Hollande. Il ne comprenait pas l'attitude de son ami. Revenir solliciter Chariot comme il venait de le faire constituait dans son esprit un acte généreux. D avait hâte de s'entretenir avec un être raisonnable. D se rendit chez Désirée.

« Connais-tu les hommes dont se compose ce Congrès américain ? *

lui demanda-t-elle.

« Tu penses donc qu'ils ne paieront pas? » demanda Pierre, tout

consterné.. Il pensait à Chariot et aux remarques de son secrétaire Maigron.

« Qu'est-ce que cela signifie ? dit-il. Le Congrès paiera, je n'ai aucun

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Pierre Augustin Carón de BEAUMARCHAIS (ph. Viollet)

doute là-dessus. J'ai affaire avec les représentants d'une nation vertueuse. »

* Espérons* répondit Désirée.

L e comte de Vergennes regardait Pierre de ses yeux ronds, bienveil- lants et rêveurs. Depuis longtemps, déjà, i l avait décidé de venir au secours des insurgés américains. Il craignait, en effet, que, la situation des rebelles devenant désespérée, ils ne se réconcilient finalement avec la mère patrie et que la France ne perde l'heureuse occasion de faire payer à l'Angleterre' l'affront de 1763. D'autre part, le ministre savait mieux encore que Pierre qu'il s'écoulerait beaucoup de temps avant que l'on osât courir le risque d'une guerre. Aussi la proposition de Pierre d'aider secrètement les Américains lui convenait-elle parfaitement.

Le ministre sourit « Je parlerai à mon collègue de la Justice. Il faut, que les Américains reçoivent leurs canons et leurs fusils. »

Silas Deane avait mission de recruter quelques officiers de valeur pour l'armée américaine. Des difficultés naquirent cependant lorsque le délé- gué américain dut leur donner des arrhes et leur payer leur traversée et leur premier équipement II n'avait reçu du Congrès qu'une somme déri- soire, et ses ressources s'épuisaient B écrivit lettre sur lettre au Congres

pour le presser d'envoyer de l'argent et des marchandises en échange des fournitures livrées par M . de Beaumarchais qui désirait être réglé lui- même. Le Congrès n'envoya aucune réponse précise, se contentant de quelques messages insignifiants. Ce qu'ignorait M . Deane, c'est que le

Congrès, qui n'avait pas d'argent, se croyait en droit d'attacher foi aux informations de son délégué à Londres, Arthur Lee, doublement irrité de ce que M . de Beaumarchais ne lui eût pas obtenu une audience à Ver-

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sailles et que le Congrès ne l'eût pas envoyé à Paris comme ministre plénipotentiaire. Méfiant de nature, Lee écrivait au Congres que les four- nitures de la firme Hortalez n'étaient qu'un cadeau déguisé du roi de France aux Etats-Unis. Si Beaumarchais et Deane présentaient l'affaire d'une manière différente, c'est qu'ils en voulaient tirer eux-mêmes des profits illicites.

Le courrier suivant arrivé d'Amérique réservait une consolation à Deane. Si on ne lui envoyait pas d'argent, on lui apprenait du moins qu'on venait de nommer un nouveau délégué à Paris, le docteur Benjamin Franklin. Si un homme aussi illustre prenait la direction des affaires, lui, Silas Deane, n'avait plus rien à craindre.

L

es entrepôts de la firme Hortalez se remplissaient d'armes, d'unifor- mes, de marchandises de toutes sortes. Le long des quais du Havre, de Cherbourg, de Brest, de Nantes, de Bordeaux, de Marseille, des bateaux étaient amarrés en vue du transport de ces marchandises, et capitaines et matelots avaient été engagés pour les piloter à travers les mers.

L'activité de la firme Hortalez dans les ports français était l'objet d'une intense surveillance de la part du service secret anglais, et le secrétaire d'Etat Gérard invitait constamment Pierre à s'entourer de mystère. Les ports du Nord en particulier fourmillaient d'espions.

Pierre rencontrait des difficultés, non seulement à Paris mais aussi dans le Nord. Paul Théveneau annonçait qu'il y avait trois bateaux prêts, mais que les Anglais cherchaient par tous les moyens à empêcher leur départ, élevant chaque jour des protestations nouvelles auprès du ministère de la Marine, et les autorités françaises devaient avoir l'air de se livrer à des enquêtes sévères. Dans ces circonstances, Paul voulait rester dans le Nord jusqu'à ce que les bateaux aient pris la mer, disant que cela ne durerait plus longtemps.

La semaine suivante, on reçut effectivement des nouvelles de Paul qui écrivait pour annoncer son retour prochain. Le Victoire avait pris le large, et si entre temps ne surgissaient pas de nouvelles difficultés, au moment où Pierre recevrait cette lettre, les deux autres vaisseaux, Alexan- dre et Eugénie, seraient eux aussi en mer.

Assis à son bureau, Pierre relisait la lettre de Paul en souriant. B leva les yeux vers le panneau destiné au portrait de Duverny qui lui avait été volé au cours de son procès. B ne voyait pas la place vide, mais seulement des vaisseaux transportant par-delà les mers des armes en Amérique, pour servir au triomphe de la Liberté et contribuer à la fondation d'un monde meilleur.

LION FEUCHTWANGER Traduction de PIERRE SABATIER Extrait du livre de lion Feuchtwanger Waffen fur Amerika, traduit par Pierre Sabatier sous le titre Beaumarchais et l'Amérique (Slatkine-reprint, Genève).

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