Il serait évidemment absurde de nier les progrès décisifs apportés par l’usage du montage dans le langage de l’écran, mais ils ont été acquis au prix d’autres valeurs, non moins spécifiquement cinématographiques. […]
La profondeur de champ bien utilisée n’est pas seulement une façon plus économique, plus simple et plus subtile à la fois de mettre l’événement en valeur ; elle affecte, avec les structures du langage cinématographique, les rapports intellectuels du spectateur avec l’image, et par là même elle modifie le sens du spectacle. […] 1° La profondeur de champ place le spectateur dans un rapport avec l’image plus proche de celui qu’il entretient avec la réalité. Il est donc juste de dire qu’indépendamment du contenu même de l’image sa structure est plus réaliste. 2° Elle implique une attitude mentale plus active et même une contribution positive du spectateur à la mise en scène. Alors que dans le montage analytique il n’a qu’à suivre le guide, couler son attention dans celle du metteur en scène qui choisit pour lui ce qu’il faut voir, il est requis ici à un minimum de choix personnel. 3° Des deux propositions précédentes d’ordre psychologique en découle une troisième qu’on peut qualifier de métaphysique. En analysant la réalité le montage supposait par sa nature même l’unité de sens de l’événement dramatique. […] Le montage s’oppose essentiellement et par nature à l’expression de l’ambiguïté. […] La profondeur de champ réintroduit l’ambiguïté dans la structure de l’image.
ANDRÉ BAZIN, « l’évolution du langage cinématographique », 1952
(1) Qui est André Bazin ? Où le situer dans l’histoire des théories du cinéma ? (2 points)
(2) En quoi consistent « les progrès décisifs apportés par l’usage du montage » ? Quand ont-ils été introduits et dans quel contexte ? Justifiez l’idée selon laquelle il ne peut y avoir d’art au cinéma qu’adossé à l’opération de montage (3 points)
(3) Qu’est-ce qui fait du cinéma un moyen d’expression essentiellement réaliste chez Bazin ? En quoi ce réalisme échappe-t-il à la naïveté de croire que ce que l’on voit à l’écran est réel ? (3 points)
(4) Montrez sur un exemple (la grève d’Eisenstein ou un autre film de votre choix) comment le montage peut détruire les trois effets de la profondeur de champ mentionnés par Bazin. A contrario en quoi un film comme Païsa (ou tout autre film du même genre) respecte-t-il l’ambiguïté du réel ? A choisir, quel genre de cinéma préférez-vous ? Pourquoi ? (4 points)
Le spectateur adulte, membre d’un groupe social où l’on assiste aux films assis et silencieux ne se trouve nullement à l’abri, si le film le touche profondément, s’il est en état de fatigue, de turbulence affective, etc., de ces courts instants de basculement mental dont chacun de nous a l’expérience, et qui lui font faire un pas en direction de l’illusion vraie, le rapprochant d’un type fort de croyance au récit, un peu comme dans ces espèces d’étourdissement instantanés et aussitôt rétablis que connaissent les conducteurs de voiture vers la fin d’une longue étape nocturne (et le film en est une). Dans les deux situations, lorsque prend fin l’état second, le bref tournoiement psychique, le sujet, et non par hasard, a le sentiment de « se réveiller » : c’est qu’il était furtivement engagé dans l’état de sommeil et de rêve. Le spectateur, ainsi, aura rêvé un petit morceau du film : non que ce morceau fît défaut et qu’il l’ait imaginé : il figurait vraiment dans la bande et c’est lui, non un autre, que le sujet a vu ; mais il l’a vu en rêve. Le spectateur immobile et muet, tel que le prescrit notre culture, n’a pas l’occasion de « secouer » son rêve naissant, comme on enlève une poussière d’un vêtement à la faveur d’une décharge motrice. [Le cinéma produit] une hallucination paradoxale : hallucination par la tendance à confondre des niveaux de réalité distincts, par un léger flottement temporaire dans le jeu de l’épreuve de réalité en tant que fonction du Moi, et paradoxale parce qu’il lui manque ce caractère, propre à l’hallucination véritable de production psychique intégralement endogène : le sujet, pour le coup, a halluciné ce qui était vraiment là, ce qu’au même moment il percevait en effet : les images et les sons du film.
CHRISTIAN METZ, Le signifiant imaginaire, 1977, p. 126
(5) Qui est Christian Metz ? Où le situer dans l’histoire des théories du cinéma ? (2 points)
(6) En quoi l’extrait ci-dessus réalise-t-il le projet d’une psychanalyse du signifiant au cinéma tel que le conçoit Metz ? (3 points)
(7) En quoi le film se rapproche-t-il de l’état du rêve ? En quoi s’en distingue-t-il ? Qu’est-ce qui fait le
« paradoxe » de l’hallucination cinématographique ? (3 points) (8) Question bonus (3 points)