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La rhétorique au cœur des enjeux : les deux discours théoriques

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Academic year: 2022

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La rhétorique au cœur des enjeux : les deux discours théoriques

• Délimitation du domaine arabe : les deux rhétoriques

Il faut commencer par dissiper un malentendu qui pourrait résulter de l'application du terme « grec » de rhétorique au domaine arabe. Rhétorique traduit, en effet, deux mots arabes : khaṭāba et balāgha. Or parler de rhétorique à propos de la balāgha relève beaucoup plus de l'adaptation approximative que de la traduction : les « champs d'observation » de ces deux dis- ciplines ne coïncident, comme nous allons le voir, que très partiellement. Pour désigner le fait rhétorique dans son acception grecque et plus singulièrement aristotélicienne, l'emploi de khaṭāba est beaucoup plus adéquat. Du reste, c'est de ce mot que se sont servis les premiers traducteurs puis les commentateurs arabes de l'ouvrage d'Aristote, pour nommer cet art de la persuasion couvrant les trois champs de l'argumentation, de la composition et de l'élocution et visant à la réglementation de la parole publique. L'objet de ce que les Arabes – de Ǧāḥiẓ (IXe s.) à Hāzim alQarṭāǧannī (XIIIe s.) – ont appelé balāgha (qui se laisse, aussi, le plus souvent tra- duire par rhétorique) est plus diffus et son programme moins systématique. Très schématique- ment, il s'agit de ce qu'on appellerait une pragmatique et une poétique des discours. Quelle que soit la légitimité (ou la pertinence) d'une telle définition, elle a au moins l'avantage d'indiquer que la distinction, clairement marquée chez Aristote, entre le domaine de la rhétorique (avec sa triade : rhétorique-preuve-persuasion) et le domaine de la poétique (avec sa triade poêsis- mimêsis-catharsis) n'a plus ici de sens. Nous suivrons, dans les écrits des philosophes arabes (commentateurs d'Aristote) eux-mêmes, l'amorce d'un effacement de cette ligne de partage.

Ainsi, ce qu'on appelle la rhétorique arabe médiévale, et dont on parle au singulier, est une configuration historicolinguistique dominée (très inégalement, il est vrai) par deux types de discours théoriques dont les projets, les méthodes et les programmes sont très différents.

Ce qui n'a nullement empêché que s'établissent entre eux toutes sortes d'échanges implicites ou explicites.

• Les avatars de la rhétorique aristotélicienne : la « khaṭāba »

Le corpus des textes de rhétorique (khaṭāba) comprend surtout les commentaires des philosophes arabes – Fārābī (mort en 950), Avicenne (mort en 1037), Averroès (mort en 1198), consacrés à la Rhétorique d'Aristote. Ces commentaires, loin d'être des entreprises indépen- dantes, s'inscrivent à chaque fois dans le cadre d'un commentaire général portant sur l'ensemble de la logique d'Aristote. La Rhétorique d'Avicenne, pour nous en tenir ici à ce philosophe, fait partie de sa Logique qui comprend : les Catégories, De l'interprétation, les Premiers et Seconds Analytiques, les Topiques, les Sophistiques, la Rhétorique et la Poétique.

Si nous insistons sur l'appartenance de ces ouvrages de rhétorique à une entreprise globale, c'est pour deux raisons. Premièrement, parce que l'appartenance de cette discipline à la sphère de la logique et, à travers elle, à l'ensemble de la philosophie explique en partie le peu d'écho que ce type de projet aura trouvé auprès des critiques et des rhétoriciens arabes non philosophes. L'autre discours théorique, la balāgha, n'aura pas, en ce qui le concerne, à définir son programme en fonction d'un discours spéculatif, mais en fonction d'une parole révélée : le Coran. Deuxièmement, parce que si une reprise, à visée non expressément philosophique, du projet rhétorique (khaṭāba) a été malgré tout possible, c'est uniquement à la faveur de cette jonction – illicite d'un point de vue aristotélicien – opérée par Fārābī puis par Avicenne entre le rhétorique et le poétique. Nous aurons en effet remarqué qu'Avicenne considère la poétique comme une branche de la logique. C'est la rhétorique qui sert ici de lien ou de pont entre le

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discours spéculatif et le discours mimétique. Pour comprendre la nature de ce lien, il faut s'arrêter un moment sur le concept de muḥākāt par lequel Avicenne traduit et interprète la mimêsis d'Aristote. Alors que, pour ce dernier, la poésie est une imitation des actions humaines qui passe par la création d'une fable (mythos) et qu'il n'y a de mimêsis que là où il y a un « faire

» (poiein), Avicenne ne cesse de souligner que la poésie des Arabes imite d'abord les faits et les choses en eux-mêmes, non certes dans le but d'en saisir l'essence ou la quiddité (la poésie n'a affaire qu'à l'accidentel et au contingent), mais afin d'en représenter une image (ṣūra) agréable ou désagréable. Ce qu'Avicenne, à la suite de Fārābī, appelle takhyīl, c'est cette représentation imaginaire de la chose que le discours mimétique (la poésie) offre à l'imagination (mukhay- yila) de l'interlocuteur. S'adressant à l'imagination, la poésie doit provoquer chez le destinataire un effet d'étonnement (ta‘ajjub), de plaisir ou de déplaisir et ne peut donc se contenter d'imiter les choses (si par imitation nous entendons une reproduction fidèle de cellesci). La mimêsis est par vocation une représentation esthétique puisqu'elle ne retient des choses que ce qui doit avoir un impact sur les sens du destinataire. La saisie mimétique des faits est par essence sélective. C'est pourquoi cette fonction fantastique de la poésie n'est pas séparable de sa fonction pratique ou pragmatique. Si la mimêsis n'est pas une reproduction, c'est parce qu'elle vise à pousser son destinataire à entreprendre telle action ou à s'abstenir de telle autre. C'est par sa finalité pratique que le poétique est comparable au rhétorique. Les deux recherchent l'acquiescement de l'interlocuteur, le premier y parvient grâce au takhyīl et le deuxième grâce à la persuasion. Mais si la rhétorique est une entreprise pragmatique recherchant la persuasion plutôt que la connaissance des choses, elle n'en reste pas moins, selon le projet même d'Aristote, la « réplique de la dialectique », c'est-à-dire une théorie générale de l'argumentation dans l'ordre du vraisemblable. Or, en tant que discipline argumentative, la rhétorique doit rester dans l'enceinte de la logique. Grâce à sa double articulation (le concept logique de vraisemblable d'une part et le concept pragmatique de persuasion d'autre part), la rhétorique assure la connexion entre la logique et la poétique.

L'ambiguïté que recouvre cette connexion vient de ce qu'elle n'a été possible que par l'exploitation du statut épistémologique bâtard de la rhétorique : la poétique ne se rattache à la logique que par l'intermédiaire de ce qui, dans la rhétorique, s'en détache. Conséquence : la poésie gardera un statut incertain, tantôt subordonné à la hiérarchie ordonnée de la logique, de la dialectique et de la rhétorique, et tantôt autonome, l'accent étant alors mis sur la fonction spécifique et irréductible de la mimêsis et du takhyīl, qui se distingue de la fonction démonstrative sans s'y opposer.

Il n'est sans doute pas insignifiant que la seule reprise – dans une perspective non philosophique – du projet aristotélicien se situe au XIIIe siècle, c'est-à-dire à la fin du parcours de la rhétorique arabe (entendue ici en son sens large de khaṭāba et de balāgha). De fait, si l'on excepte telle ou telle réadaptation fragmentaire et peu systématique de la Rhétorique d'Aristote, par exemple celle de 'Isḥāq ibn Wahḇ (Xe s.) qui consacre dans son ouvrage sur les modes de l'« éloquence » (Al-Burhān fī Wujūh al-Bayān) un chapitre aux différents types de syllogismes, le livre de Ḥāzim al-Qarṭāǧannī (mort en 1285) reste la seule tentative cohérente d'un « aménagement » du programme aristotélicien ou, plus précisément, de son avatar avicennien. Le texte de Qarṭāǧannī (Minhāǧ al-Bulaghā') se présente comme un ouvrage de balāgha traitant à la fois de la rhétorique (khaṭāba) et de la poésie (ši‘r). La balāġha, pour cet auteur, comprend ainsi deux branches. La possibilité d'une réunion du rhétorique et du poétique sous une même dénomination s'autorise, sans doute, d'Avicenne auquel le livre se réfère constamment et dont il assume explicitement les définitions (de la poésie, de la persuasion, de la mimêsis, du takhyīl, etc.). Si ce traité se distingue des deux commentaires

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d'Avicenne, c'est moins par son ancrage théorique que par la perspective dans laquelle il s'inscrit : le cadre général (à savoir la balāgha), à l'intérieur duquel la poétique et la rhétorique sont désormais comprises, accentue leur détachement de la philosophie ainsi que leur affranchissement de la haute surveillance que la logique continuait à exercer sur elles chez Avicenne. D'où l'inégalité de l'attention accordée à ces deux disciplines. L'ouvrage est, en fait, et malgré les déclarations de l'auteur, presque exclusivement consacré à la poésie. Et il ne pouvait en être autrement : que reste-t-il en effet du concept essentiellement logique de vraisemblable et de ce syllogisme rhétorique qu'est l'enthymème une fois coupés les liens avec la logique ? Il ne reste de la rhétorique que son aspect pragmatique et intersubjectif qu'elle partage avec la poétique. L'autre conséquence de ce nouveau cadrage nous intéresse ici plus particulièrement puisqu'elle touche à l'autonomie et à la réhabilitation (dont les conditions de possibilités étaient déjà présentes, nous l'avons vu, dans le programme d'Avicenne) de la fonction mimétique et représentative (muḥākāt, takhyīl). Cette libération du pouvoir fantastique de la mimêsis (précédemment contrôlé par le discours spéculatif) ne pouvait aller sans une explication qui ressemble fort à une défense de la poésie. Voici comment se présente, dans ses grandes lignes, la démarche de Qarṭaǧannī : de même que le raisonnement logique recherche la démonstration et recourt au syllogisme et que la rhétorique recherche la persuasion et recourt à l'enthymème, la poésie recherche l'acquiescement de l'interlocuteur et y parvient grâce à la mimêsis (muḥākāt) et au takhyīl. Mais alors que l'enthymème rhétorique se définit par ses prémisses vraisemblables et ne peut y substituer des prémisses vraies ou certaines sous peine de cesser d'être ce qu'il est, la poésie, elle, ne se définit que par la mimêsis et le takhyīl. Par conséquent, rien ne l'empêche de partir de prémisses vraisemblables ou même certaines. Ainsi, loin d'être condamnée au faux ou au mensonge, la poésie n'est même pas – contrairement à la rhétorique – limitée au vraisemblable. Les prémisses se rapportent à la mimêsis et au takhyīl (qui seuls définissent l'essence du poétique) comme la cause matérielle à la cause formelle. Tel discours poétique peut être vrai ou faux selon que ses prémisses sont vraies ou fausses, mais le poétique n'est, en soi, ni vrai ni faux. Il n'est qu'un mode spécifique de représentation ou de révélation analogique (tamthīlī) : les choses ou leur sens ne s'y présentent pas immédiatement mais s'y réfléchissent. C'est ce mode de représentation figuratif (faisant appel à la comparaison (tašbīh) et à la métaphore (isti‘āra)), qui délimite la spécificité et l'autonomie de la poésie. Celle-ci n'est pas un discours spéculatif mais pratique. D'où son irréductibilité : ce que je puis savoir d'une chose concerne toujours son essence, mais ce que je puis vouloir de cette même chose ne peut que concerner exclusivement ses accidents.

• Le deuxième discours théorique : la « balāġa »

Pris dans sa seconde acception, le terme de rhétorique recouvre trois notions parfois proches jusqu'à la synonymie et qui, néanmoins, comportent des valeurs sémantiques distinctes. Ces notions sont : bayān, faṣāḥa, balāġa. Dans bayān, c'est surtout l'idée de dévoilement, de manifestation, d'apparaître qui prédomine. Le sens (ma‘nā) n'étant pas manifeste par lui-même doit, pour se communiquer, passer par le signe (dalāla). Le bayān renvoie donc à cette fonction apophantique, ou dévoilante, du discours, qui permet au sens (ou à la pensée) de se communiquer dans une évidence maximale. Dans faṣāḥa, l'accent est mis sur la pureté du médium, sur les qualités intrinsèques de la forme expressive (lafẓ). Le critère ultime de l'éloquence (faṣāḥa) du lafẓ étant son aptitude à manifester (le sens) sans trop se manifester (en tant que médium), autrement dit à s'effacer afin de ne pas offusquer le sens qu'il véhicule. Balāġa enfin, se rapporte à la finalité de la rhétorique (à son telos) : la communication du sens. Ce qui explique que ce mot, dont la racine signifie d'abord l'arrivée (à

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destination, au but), ait fini par désigner l'ensemble de l'opération rhétorique et par s'adjoindre les valeurs sémantiques attachées aux deux autres notions.

L'avènement du sens (ma‘nā) – son apparaître, sa transmission et son arrivée –, tel est donc l'objet de cette deuxième rhétorique. Or, l'une des thèses de celleci est que le sens (un même sens) se laisse dire de plusieurs façons et donc atteint son destinataire à chaque fois différemment. C'est pourquoi la balāġa sera, simultanément, une théorie de l'élocution traitant des techniques et procédés discursifs ainsi que des tropes, et des figures du discours (exemple : Kitāb al-Badī‘ d'Ibn al-Mu‘taz, IXe s.) ; une poétique étudiant les différents types et genres de discours (exemple : Kitab as-Ṣinā‘atayn d'Al-‘Askarī, Xe s.) ; et une pragmatique mesurant la force, c'est-à-dire l'effet, sur le destinataire, des événements multiples d'un même sens (exemple : ‘Asrār al-Balāġa de Ǧurǧānī, XIe s.).

Pour qui veut tracer une histoire de la balāġa, cette question du polymorphisme du sens pourrait servir de fil conducteur. Non seulement parce qu'elle est, sans doute, le motif dominant ou le trait le plus insistant de cette rhétorique – tous les auteurs y reviennent, de Ǧāḥiẓ (IXe s.) à Sakkākī (XIIe s.) –, mais surtout parce que les données de cette question s'appuient elles-mêmes sur une « philosophie » de l'histoire fondée sur la possible répétition du « même » (la possibilité d'une telle itération impliquant à la fois l'identité et la différence de ce « même »). La balāġa se présente comme une histoire du sens (elle en relate l'avènement et les événements), plus exactement comme une histoire de ses métaphores : le système des tournures du sens, de ses tours ou tropes. En effet, la thèse du polymorphisme du sens (de sa traductibilité) implique celle de la métaphoricité originaire des formes auxquelles il se prête.

De fait, si le sens ne fait qu'emprunter les formes expressives ou que s'y prêter (rappelons que métaphore, isti‘āra, signifie en arabe « emprunt »), c'est parce qu'il n'y a aucune forme qui lui soit absolument adéquate, c'est-à-dire propre.

Dans cette histoire, le texte coranique joue un rôle majeur : on peut dire que la balāġa se rapporte au discours coranique comme à sa fin (à la fois au sens de telos et à celui de mort).

En effet, il n'y a de balāġa (au sens d'art aspirant à la maîtrise des procédés discursifs) qu'à la faveur de cet écart irréductible entre le sens et ses manifestations, qu'à condition que le sens soit une essence rigoureusement distincte de ces formes (celles-ci n'ayant que le statut d'accidents). Sans cette différence, toute « aventure » discursive serait impossible et tout projet rhétorique inutile. Mais, inversement, il n'y a de balāġa (au sens de : vertus et mérites qui font l'excellence d'un discours) que là où s'amorce une réduction de cet écart ; c'est-à-dire une réduction du caractère accidentel, factuel ou contingent de tel événement du sens. Or cette coïncidence impossible entre l'essence sémantique et l'accident formel (coïncidence qui élève l'accident au rang de l'essence), à laquelle tend la balāġa comme à sa « fin », le Coran la réalise.

Le rapport entre le sens (ma‘na) et la forme (lafẓ) est au centre d'un certain nombre d'ouvrages de rhétorique (écrits surtout à partir du Xe s.) consacrés à la question de l'inimitabilité (i‘jāz) du texte coranique. C'est par le biais de cette question que le discours rhétorique rencontre le discours théologique. La révélation est au principe de cette rencontre ou, plus exactement, ce qui dans la révélation implique une certaine irréductibilité du fait ou du phénomène au sens.

La problématique théologique de la révélation (waḥy) se heurte, en effet, à une objection (que l'on peut appeler, pour aller vite, rationaliste) dont l'argument se résume ainsi : du moment que cette révélation est un « événement » discursif (le Coran), le révélé ne peut être que du sens, c'est-à-dire une idéalité sans attributs spatiotemporels et qui donc se passe, en droit sinon en fait, de son occurrence ou révélation. La réponse à cette objection est que, dans le cas du

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Coran, ce qui est révélé, ce n'est pas seulement tel sens ou telle vérité, mais d'abord la révélation elle-même. Ce livre révèle avant tout la vérité de la révélation et une telle vérité ne s'énonce pas mais s'effectue ou, si l'on ose dire, se « performe » :son sens est tributaire du fait de sa réalisation. Le contenu du Coran ne peut qu'affirmer ce qu'il affirme (à savoir qu'il est un livre révélé) sans pouvoir le prouver, seule le peut la manière (incomparable) dont il l'affirme (le révèle). Ici le discours annonce sa vérité en la performant. C'est cette performance probante (cette rhétorique ou poétique uniques) que les traités de balāġa auront à étudier. Ainsi l'attention qu'accordent ces traités au « fait » du langage (lafẓ) n'est pas une attention portée à la facticité de ce fait mais à son sens. Quel est donc le sens de ce fait ? Cette question, on peut le dire sans excès, aura été l'unique question de la balāġa depuis, au moins, Ǧāḥiẓ (mort en 868). Toutefois, c'est moins une réponse proprement dite que l'on trouvera dans les écrits de cet auteur que les conditions pratiques et théoriques qui auront rendu possible la formulation de la question et, partant, un projet rhétorique. L'ouvrage de Ǧāḥiẓ, Al-Bayān wa t-Tabyīn, se présente comme un corpus d'énoncés (textes, définitions, opinions, thèmes d'origine arabe aussi bien qu'étrangère) ayant trait à la rhétorique. Cette entreprise encyclopédique, qui convoque et cite tout le savoir d'une époque, coupe ces énoncés de leurs provenances, leur conférant ainsi une autonomie et les faisant accéder au statut de théorèmes (au sens étymologique d'objets d'étude). On peut, certes, mettre en cause la légitimité de ce travail de « citation » qui détache les propositions citées de leurs contextes aussi bien historiques que discursifs. Il faut néanmoins se rappeler que ce travail de citation (de traduction, de transplantation et d'emprunt) est au fondement des opérations rhétoriques de transfert (maǧāz), de transport (métaphore), bref de réinscription du sens.

L'histoire de la balāġa est en quelque sorte l'histoire des « lectures » successives de l'héritage de Ǧāḥiẓ. Nous retiendrons ici, à cause de son exemplarité, celle de ‘Abd al Qāhir al- Ǧurǧānī (mort en 1078) concernant la question du rapport entre lafẓ et ma‘na – forme (expression) et sens. Posée en vue de la détermination d'un critère permettant de juger de la valeur des discours, cette question devrait, du même coup, rendre possible un classement hiérarchique des textes (Coran, poésie, prose littéraire, etc.). La lecture faite par Ǧurǧānī de la thèse de Ǧāḥiẓ sur le lafẓ est une opération complexe qui procède de la traduction et de l'explicitation. À la fois fidèle et violente, elle redouble ce qu'elle lit tout en rompant avec. Pour Ǧāḥiẓ, la valeur (mérite et excellence) d'un discours dépend de la manière dont le sens y est formulé ou exprimé et non de ce sens en tant que tel : si la comparaison entre les discours se faisait sur la base du sens véhiculé, tous les textes exprimant un même sens devraient avoir la même valeur. Conclusion : l'objet de la balāġa, c'est l'étude du lafẓ. Partant des mêmes prémis- ses et s'en tenant aux mêmes principes, Ǧurǧānī aboutit à une conclusion à la fois identique à celle de Ǧāḥiẓ et tout autre. Afin d'éviter l'équivocité du concept de lafẓ, Ǧurǧānī propose de le remplacer (en fait de le traduire) par celui de naẓm (composition). Ce dernier concept a justement pour fonction d'éviter l'opposition entre forme (lafẓ) et sens (ma‘na), en la déplaçant en quelque sorte à l'intérieur du sens. Si le naẓm relève de la forme, c'est dans la mesure où celle-ci n'est rien d'autre qu'une différence de sens (il ne s'agit pas d'une différence entre deux sens mais bien des versions d'un même sens, du sens « différant » de lui-même). Ainsi Ǧurǧānī peut dire que, comme Ǧāḥiẓ, ce qui l'intéresse c'est non pas le sens mais son exposition. Mais, contrairement au lafẓ, le naẓm marque clairement que cette exposition – ou expression – ne se réduit pas à la facticité de l'événement oral ou écrit que perçoit le destinataire. Puisque le sens est une opération prédicative, le naẓm, en tant qu'application des catégories gram- maticales – lesquelles sont des opérations logiques de relations –, sera donc le mode selon lequel le sens s'informe : s'espace, s'articule et se déplie en syntaxe (se présente et s'actualise

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avant toute représentation formelle et phénoménale). Nous avons ici affaire à un processus d'exposition où le sens, sans sortir de son idéalité, se révèle en se différenciant de lui-même, l'exemplarité de cette lecture venant de ce qu'elle théorise sa propre possibilité : entre deux textes (par exemple ceux de Ǧāḥiẓ et de Ǧurǧānī) ayant le même sens, la différence sera à la fois évidente et improbable : ce qui distingue le sens de l'un du sens de l'autre n'est rien d'autre que la distinction. C'est sans doute à la faveur de ce pli entre différence et identité, qui est aussi un pli entre sens et forme, que s'annonce la rhétorique.

Hachem Foda

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Pour citer cet article :

Hachem Foda, « La rhétorique au cœur des enjeux : les deux discours théoriques », in J.E. Bencheikh, H. Foda, A. Miquel, C. Pellat, H. Sammoud, E. Vauthier, « ARABE (MONDE) - Littérature », Encyclopaedia Universalis [en ligne].

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