Laurent Winfeld
Au siècle naissant
L’été tirait à sa fin. Pour la plupart d’entre nous, les vacances n’étaient déjà plus qu’un souvenir et la routine du travail avait repris ses droits. Au sein de l’entreprise qui m’employait, celle-ci incluait les deux sacro-saintes pauses par jour. Cet après-midi-là, alors que mes collègues et moi buvions un rafraîchissement à la cafétéria, Mme Branger nous répéta ce qu’elle venait d’entendre à la radio : un avion s’était écrasé sur un gratte-ciel de New York. Sur le moment, tout le monde pensa à un accident. Dans mon esprit, je visualisais un piper-cub dont le pilote aurait perdu le contrôle, avant de se crasher sur le toit d’un building en tentant un atterrissage de fortune. Puis la conversation ricocha sur d’autres sujets d’actualité sans que personne refît allusion à cette information.
Ce n’est que le soir, en regardant le journal télévisé, que je mesurai la gravité de l’événement. Toutes les chaînes du monde diffusaient les images de deux avions de ligne qui s’encastraient dans les tours jumelles du World Trade Center, à Manhattan. On assistait ensuite à l’effrondrement des bâtiments. Un avion s’était aussi écrasé sur le Pentagone, siège du département de la Défense, à Washington, et un autre, en pleine campagne. Néanmoins, les vidéos qui tournaient en boucle étaient celles du World Trade Center.
Il se confirma rapidement qu’il s’agissait d’attentats coordonnés par un réseau djihadiste. Les émissions qui montraient des forcenés se réjouir de ces assassinats, manifestant leur approbation par des cris exaltés et des tirs de mitraillettes, me laissaient sans voix. Ainsi, voilà ce que nous réservait ce XXIe siècle à peine entamé !
À partir de là, les controverses se succédèrent à la cafétéria. Je ne connaissais pas grand-chose de la religion musulmane, mais j’étais conscient que ses adeptes n’étaient pas tous des extrémistes, et que ceux qui applaudissaient aux attentats n’étaient qu’une minorité. Afin de me conforter dans le sentiment qu’il y avait du bon dans l’islam, je consultai différents ouvrages qui traitaient de la question. J’en appris ainsi beaucoup sur les poètes et les astronomes arabes, par exemple.
Durant cette période, une coalition internationale traquait les commanditaires des attentats de New York. L’opération connut un certain succès, puisqu’un commando finit par capturer leur chef suprême. Si une bataille avait été gagnée, la guerre était toutefois loin d’être terminée.
Pour ma part, je m’efforçais de toujours garder l’esprit ouvert et de ne pas mettre tous les musulmans dans le même panier. Je m’en félicitai lorsque mes nouveaux voisins du dessous emménagèrent. Ils arrivaient du Moyen-Orient et exprimaient au quotidien leur fidélité au Prophète.
Leur fille avait un charme fou. Sa chevelure brune aux reflets moirés et son regard noir m’hypnotisaient quand je la rencontrais, tanagra hantant les corridors ou l’escalier. À force de nous croiser, et comme notre différence d’âge était minime, nous nous rapprochâmes – sous le regard réprobateur de ses parents, sans doute moins enclins à la tolérance qu’on n’eût pu le croire.
Farida étudiait le droit à l’université. Elle m’expliqua que son père avait travaillé comme ingénieur pour un régime intégriste et qu’il s’était senti menacé après avoir constaté autour de lui la disparition de plusieurs cadres éclairés. Lorsqu’ils firent vraiment ma connaissance, ses parents furent impressionnés par mon savoir sur leur confession. Au terme du premier ramadan vécu depuis leur installation dans l’immeuble, ils m’invitèrent au repas qui célébrait la rupture du jeûne. J’en fus honoré et, dès lors, ils ne me virent plus comme un étranger, mais comme l’ami de leur fille – du moins était-ce la sensation que j’avais.
Aujourd’hui, dix-neuf ans après les attentats de New York, Farida et moi habitons un pavillon de banlieue avec nos deux enfants. Les mariages mixtes nécessitent quelques concessions, mais, l’amour aidant, les obstacles s’aplanissent aisément avec un peu de bon sens et une dose d’intelligence. Heureusement que nous nous entendons à merveille, d’ailleurs, car nous sommes depuis peu confinés chez nous par un méchant coronavirus. Grâce à la nature de mon métier, je peux faire du télétravail, ce qui réjouit toute la famille. Il paraît que cet ennemi-là est né spontanément en 2019 sur un marché chinois qui vend des animaux vivants. Une théorie prétend qu’il est provenu d’une chauve-souris, ou d’un pangolin, ou de quelque autre bête exposée à l’étal... J’ai lu en outre que le berceau de la pandémie due à ce coronavirus était une ville abritant un institut de virologie spécialisé dans la recherche de nouveaux... coronavirus. Or, il convient de se méfier des associations d’idées simplistes : d’éminents scientifiques affirment que c’est un pur hasard.