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QUE NOUS RESTE-T-IL QUAND NOS CORPS NOUS ÉCHAPPENT ?

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QUE NOUS RESTE-T-IL QUAND NOS CORPS NOUS ÉCHAPPENT ?

Karine Bréhaux

To cite this version:

Karine Bréhaux. QUE NOUS RESTE-T-IL QUAND NOS CORPS NOUS ÉCHAPPENT ?. VST -

Vie sociale et traitements, ERES, 2011. �hal-03006593�

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Karine Bréhaux

ERES | « VST - Vie sociale et traitements, revue des CEMEA » 2011/3 n° 111 | pages 97 à 104

ISSN 0396-8669 ISBN 9782749214573

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2011-3-page-97.htm ---

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Les relations entre l’être humain, le « moi » et le corps

Les mœurs, les coutumes et le comporte- ment des individus sont des données variables. On peut les constater, les analy- ser, voire les observer, mais il est néanmoins difficile de les prévoir. On peut faire des approximations, élaborer des normes, mais il existe une variable que l’on ne peut igno- rer, c’est la volonté individuelle, c’est ce moi qui décide d’agir de telle ou telle façon, de transgresser ou pas les règles et les lois éta- blies, pour des raisons diverses et variées.

Il nous est plus que difficile de savoir com- ment les individus vont agir face à des situa- tions complexes. Face à un choix, ce n’est pas toujours la raison qui l’emporte ; les pas- sions, si bien expliquées par René Descartes, les sentiments et les événements peuvent prendre le dessus. Ce qui fait de nous des êtres uniques et singuliers, des individus à part entière, c’est cette volonté qui nous meut. Cette recherche de constantes, de normes, d’éléments rationnels est nécessaire et est propre à toute recherche, à toute ana- lyse qui tient à comprendre une situation qui

paraît échapper à toute loi ou règle, et cela afin d’en saisir les causes et les effets. Or, quel est l’élément qui est à la fois propre à l’homme et permanent ? C’est le corps, sous ses différentes facettes, avec son « carac- tère changeant », ses états multiples, tantôt jeune, tantôt vieillissant, tantôt malade – soumis à la temporalité de notre condition humaine.

Retenons pour l’instant que faire du corps l’élément central permettant d’expliquer l’homme, ainsi que sa place et son rôle au sein de la société, implique l’intervention de

« spécialistes du corps humain » qui conseillent et prennent des décisions pour et parfois à la place des citoyen(ne)s. Ce glis- sement entre science et politique a bien évi- demment des conséquences en ce qui concerne la relation à autrui : l’autre ne se définit pas par ce qu’il peut dire ou même faire, mais par une certaine constitution phy- sique dont il faudra souligner la nature, et qui le place dans un ensemble de normes biologiques, psychologiques et de valeurs sociales, culturelles et peut-être aussi morales, plus ou moins définies et sollici- tées au cours de l’histoire de l’humanité.

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À S A V O I R

Que nous reste-t-il quand nos corps

nous échappent ?

KARINE BRÉHAUX

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Comme nous le rappelle Georges Can- guilhem : « Dans tous les cas, le propre de l’objet ou d’un fait dit normal par référence à une norme externe ou immanente, c’est pouvoir être à son tour pris comme réfé- rence d’objets ou de faits qui attendent encore d’être dits tels. Le normal, c’est donc à la fois l’extension et l’exhibition de la norme. Il multiplie la règle en même temps qu’il l’indique. Il requiert donc hors de lui, à côté de lui, tout ce qui lui échappe encore.

Une norme tire son sens, sa fonction, sa valeur du fait de l’existence en dehors d’elle de ce qui ne répond pas à l’exigence qu’elle sert

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. »

Que nous reste-t-il quand nos corps nous échappent ?

Vivre quand le corps « fout le camp ».

Quand, finalement, ce dernier quitte un état – de la jeunesse et de la bonne santé – pour un autre – la vieillesse, la vulnérabilité, la blessure. Cette relation unissant le corps à ses états est analogue à celle de l’individu à l’État. La relation qui me lie à mon corps est empreinte de toute-puissance, de maî- trise, de contrôle. Ce corps qui m’échappe me destitue alors de ma toute-puissance, me rappelle ma condition de mortel(le).

Comment ressentir à nouveau ce sentiment de pleine puissance ? Quelle(s) voie(s) s’offre(nt) alors à moi ? De nos jours, que signifie la « mort naturelle » ? Si la mort est individuelle, elle ne concerne pas seulement celui qui va mourir. La réflexion politique menée autour des soins palliatifs souligne l’importance de l’accompagnement comme valeur sociale. Cette attitude interroge le cadre culturel à l’intérieur duquel le mourir se situe. On oppose l’idéal de liberté revendiqué par celui qui voudrait décider du moment de sa mort à la responsabilité

collective dans laquelle se trouvent engagés l’entourage et les professionnels de santé.

Entre l’individualisme sociologique et le phénomène de la médicalisation Cette question nous renvoie au phénomène de médicalisation au cœur de nos sociétés modernes. Le constat d’une médicalisation de la société est un lieu commun de la pensée scientifique concernant le champ de la santé, les questions de bioéthique et l’analyse de la décision médicale. Cette pro- blématique développe des thèses variées relatives aux pouvoirs politiques et médi- caux, aux liens entre l’État et les différents secteurs de la société, aux normes et aux valeurs ainsi qu’au contrôle social. On résume les processus de médicalisation de la société en trois phénomènes : les exten- sions du domaine médical (conformes à la description faite par Michel Foucault sur le rôle croissant des médecins dans la société), du champ de compétences de la médecine (le développement du recours à l’expertise médicale dans des domaines parfois très éloignés du domaine médical lui-même) et le souci généralisé de la santé (les méde- cins en tant que gardiens de la cité).

Le droit de « faire vivre et de laisser mourir »

Le droit de « faire vivre et de laisser mourir », rendu possible par les progrès techniques et médicaux, conduit à une autonomie du médical comme professionnel de la santé et garant des « bonnes pratiques et bonnes conduites ». Il est devenu possible de clas- sifier, catégoriser ce qui est de l’ordre de la maladie, de la bonne santé, de la qualité de vie et in fine de la mort.

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À savoir

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La référence au concept de biopouvoir propre à Michel Foucault illustre cette relation de domination inhérente à la santé publique. La santé est un mode de gestion des populations mettant l’individu au service de l’État. L’extension du pouvoir médical est le résultat des fonctions poli- tiques de la médecine dans la société, et non des fonctions thérapeutiques de la pro- fession médicale. Le développement de la médecine devient idéologique, et participe alors à un système de domination rendu invisible

2

.

À son insu, la médecine agit sur les indivi- dus et exerce le droit de grâce, celui de faire vivre et de laisser mourir. Quand et com- ment décider de la limitation ou de l’arrêt d’un traitement actif maintenant en vie arti- ficiellement un patient ? Ce type de ques- tionnement est souvent au cœur des discussions de cas cliniques. La théorie fou- caldienne du biopouvoir défend l’idée de gouvernementalité : « La gouvernementalité désigne une manière de “disposer des choses” qui ne vise pas au “bien commun”

mais à “une fin convenable” organisée par des “tactiques diverses” et non plus par des lois comme dans le cadre d’un pouvoir sou- verain requérant une soumission absolue des sujets. Si la médecine et le pouvoir se trouvent étroitement liés, c’est en raison de ce déplacement de l’objectif du pouvoir du territoire à la population, sur laquelle s’exerce l’art de gouverner

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. »

C’est la notion de population qui permet à Foucault d’élaborer sa critique de l’insti- tution médicale et du contrôle social sur les individus. L’État se trouve pris dans cette interaction entre l’institution médicale et l’in- dividu. Son rôle de protecteur de libertés individuelles lui permet d’intervenir dans ce jeu de relations. Il est lui-même inscrit dans la gestion des corps. Le médecin est alors

chargé d’une double mission : soigner un corps malade et réinsérer l’individu dans l’ordre social. Il est celui qui rend la dignité (libérale) à la personne.

Qu’est-ce qu’une personne ?

L’impossibilité de donner une définition tan- gible de l’essence humaine – de l’union de l’âme et du corps – conduit de manière logique au problème suivant : qu’est-ce qu’une personne ? Suis-je toujours la même personne malgré la perte de mon alter ego, mon corps ? Cette crise de la conscience commune face à l’irrésolution des questions touchant à l’être justifie le foi- sonnement de discours politiques, sociaux, philosophiques sur la manière dont il faut mener sa vie d’être libre, et cela indépen- damment des aléas de notre « existence corporelle ». Rappelons ici les paroles de Vla- dimir Jankélévitch : « De plus, s’agissant de la liberté, ne demeurons-nous pas tous, en dépit de ce savoir et de ce pouvoir en appa- rence illimités, à la merci de pulsions ou de forces inconscientes, de réseaux de déter- minismes de toutes sortes, les incons- cients freudiens, économiques, linguistiques, biologiques et que sait-on encore, sans parler de simples hasards ? La liberté ne serait-elle pas, par suite, plus manifestement que jamais un leurre

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? »

L’idéal d’une virilité et d’une maîtrise de la mort s’oppose à la représentation de la vul- nérabilité du sujet. L’argument d’un indi- vidu acteur s’oppose à la conception d’une passivité et rappelle l’impuissance qui affecte le sujet perdant la possession de son corps. C’est sur l’évidence de notre condi- tion humaine et de l’absence de contrôle absolu de sa propre mort que se déclinent les modalités de l’individu. Finalement, notre ultime acte de liberté ne réside-t-il pas dans

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cette conscience d’avoir maîtrisé sa vie et donc d’avoir vécu ? Nous reprenons ici la position philosophique de Vladimir Janké- lévitch : « La mort, non seulement nous empêche de vivre, limite la vie, et puis un beau jour l’écourte, mais en même temps nous comprenons bien que sans la mort l’homme ne serait même pas un homme, que c’est la présence latente de cette mort qui fait les grandes existences, qui leur donne leur ferveur, leur ardeur, leur tonus.

On peut donc dire que ce qui ne meurt pas ne vit pas. Alors je préfère encore être ce que je suis, condamné à quelques décen- nies, mais enfin avoir vécu…

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»

L’usage social du corps

Au social déterminant l’individu de la sociologie classique de Durkheim, on pro- pose une sociologie nouvelle, qui reprend au fond la notion d’individu qu’il fallait autrefois « dépasser » au profit de la société.

Cette sociologie nouvelle impose une vision de l’individu agissant et structurant la société à son image.

La vie privée et son expansion sont insé- parables du mouvement social où les mécanismes de la projection et de l’iden- tification permettent de donner corps au récit social à partir de l’expérience indivi- duelle. On se trompe, sur le plan sociolo- gique, en isolant l’individu du tissu social.

L’individu est nécessairement lié à des contextes sociaux, parce que le social se génère depuis la place de l’individu. La notion de corps-objet renvoie à la scission moderne que nous faisons entre l’âme et le corps, ainsi qu’à l’usage social fait dans le domaine médical. Christine Detrez pré- sente, à travers le concept du « dirty work », la représentation sociale et l’usage médical qui sont faits des corps : « Dans le

cas des métiers médicaux, et notamment des infirmières et surtout des aides-soi- gnantes, le dirty work est à prendre au sens propre, le sale boulot étant ici synonyme de boulot sale. Mais le travail de l’aide-soi- gnante ne se limite pas à la toilette, char- gée de débarrasser le corps de ses excrétions ; elle doit également évaluer les signes et les repérages sociaux. C’est un corps neutre et propre, un objet biologique, et non plus social, qui doit être présenté aux docteurs et aux chirurgiens […]. Les “symp- tômes” sont alors les seuls signes accep- tables sur ce corps et relèvent de l’identité du malade

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. »

La médecine moderne a tendance à traiter davantage la maladie plutôt que le malade, la mort naturelle comme une conséquence d’une pathologie médicale. Le risque de dérive est de voir disparaître le patient-indi- vidu derrière un corps malade et mourant.

Ce que l’auteur rappelait déjà : « Je sentais mauvais, j’avais la même chemise de nuit depuis quatre jours, j’avais les cheveux ignobles, j’avais mal, il faisait chaud à crever dans la pièce ; et c’était comme ça, ça fai- sait partie du truc […] on est ravalé à l’état de rien. C’est une question de commodité.

On ne pense plus qu’on a affaire à un être humain, je crois

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. »

En se représentant l’individu comme un être doué de rationalité « capable de se com- mander » – comme si sa capacité à exer- cer sa volonté déterminait la propriété qu’il a de lui-même –, on ne se réfère pas à une vision « moderne » de l’individualité mais, à l’inverse, à une conception dépassée ; celle d’un individu à la recherche de lui-même comme s’il ne se (re)connaissait pas encore.

Au-delà de notre corps visible, quelque chose de notre intimité se dérobe au visible. La figure de l’individu et de la pleine connais- sance de soi s’oppose à la sphère de l’intime.

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À savoir

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Le sujet expose volontairement ou non son intimité sur la scène publique. Plutôt qu’aux notions d’individu et d’individualité, c’est à celle de la singularité qu’il faut faire place et comprendre que l’intime trouve sa place dans cette situation. Car que reste-t-il à la per- sonne quand son apparence, ce corps visible tend à disparaître, si ce n’est la nudité cruciale de sa propre intimité ?

La prise en compte de la singularité humaine

La singularité de l’être humain, caractéri- sée par sa liberté ontologique et donc son essence, entre en scène et exige le respect intrinsèque à son rang d’être humain.

C’est dans cette réciprocité altruiste et le respect de l’impératif pratique si cher à Kant – « Agis de telle sorte que tu traites l’Hu- manité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, jamais sim- plement comme un moyen

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» – que réside la dignité de l’homme. Nous retiendrons ici la distinction que Michel Foucault opère entre l’individualité et la singularité en ces termes : « Mais, à propos de cet “indivi- dualisme” qu’on invoque si souvent pour expliquer, à des époques différentes, des phénomènes très divers, il convient en effet de distinguer trois choses : l’attitude indi- vidualiste, caractérisée par la valeur abso- lue qu’on attribue à l’individu dans sa singularité, et par le degré d’indépen- dance qui lui est accordé par rapport au groupe auquel il appartient ou aux insti- tutions dont il relève, la valorisation de la vie privée, c’est-à-dire l’importance recon- nue aux relations familiales, aux formes de l’activité domestique et au domaine des intérêts patrimoniaux ; enfin, l’intensité des rapports à soi, c’est-à-dire des formes

dans lesquelles on est appelé à se prendre soi-même pour objet de connaissance et domaine d’action, afin de se transformer, de se corriger, de se purifier, de faire son salut, etc.

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»

La singularité creuse le rapport de soi à soi et dans cet écart s’installe la relation à l’Autre. La liberté propre à chaque individu, tangible dans cette posture de la singula- rité, ne se réduit pas à un simple repli, ou encore un isolement social, mais renvoie à la souffrance vécue par l’individu.

La question de la déchéance physique, accompagnée bien souvent par l’annonce d’une mort prochaine, pose la question de la construction du moi et de sa relation au corps. Le développement d’un art de l’exis- tence qui gravite autour de la question du soi, de sa dépendance et de son indépen- dance, de sa forme universelle, des procé- dures par lesquelles il exerce son contrôle sur lui-même et de la manière dont il peut établir la pleine souveraineté du soi, a pro- fondément modifié la morale sexuelle.

D’une manière générale, l’intime renvoie à cet ensemble de problèmes définitionnels qui gravitent autour de l’homme.

Sauvegarder la dignité et l’intimité de la personne !

Où prend fin l’intimité inviolable d’un sujet au regard posé des intérêts de l’ensemble ? Où commence le droit de transparence que l’État est en droit d’exiger de chacun pour l’intérêt de tous ? La réponse à cette dernière question se trouve dans la définition uni- verselle et égalitaire de la dignité humaine.

Peut-on faire abstraction du sens ontologique de la dignité humaine au profit d’une défi- nition libérale ? N’admettre que cette défi- nition permettrait alors de réduire les différences sous l’homogénéité et de nier

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toute identité réelle de chacun. Il y aurait là une forme de méconnaissance de la dignité propre de la personne.

Ce corps « qui fout le camp » fait partie des objets du monde. L’expérience de la souf- france humaine, la volonté de se faire recon- naître dans sa propre dignité d’être humain s’affichent alors publiquement. Ce qui touche à l’intimité est devenu sociale- ment important, dépassant les frontières du privé et du public. C’est dans la mesure où la fin de vie est une expérience singulière, malaisée, inconfortable, sans réponse pos- sible, que l’individu peut tenter de se rac- crocher à ce qui lui permettrait d’en finir avec lui-même : sa liberté ontologique, autrement dit sa dignité.

En même temps que l’individu se dessine socialement au titre de ses droits et de ses intérêts, les termes de son rapport à lui- même changent. Ce nouveau rapport à l’in- time ne se négocie pas, il exige une place publique redéfinie et réforme les relations entre les membres d’une même société.

Cette évolution des rapports sociaux est visible dans « l’arène médicale

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». Comme le souligne Grégoire Moutel : « Le respect de l’autonomie du patient dans la prise de décision en matière de soins apparaît comme une pierre angulaire sur laquelle repose la relation médecin-patient. D’une médecine paternaliste, qui, au nom de la légitimité thérapeutique, confisque sa liberté de choix à un patient conscient et en pleine possession de ses moyens, capable de choisir pour lui-même, on passe à une médecine de plus en plus

“contractuelle”, responsabilisant le patient dans ses choix, via une information loyale et claire

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. »

Le lien consubstantiel du fait religieux et du fait social se renouvelle dorénavant dans cet espace de l’intime empreint de métaphy-

sique. La religion en tant que phénomène historique entame une nouvelle période. Elle s’institutionnalise dans cet espace en pleine expansion où l’homme revendique sa condition humaine. Ainsi, elle introduit un nouveau rapport à l’ordre social institué.

Avec l’apparition de l’État, la religion était rentrée dans la sphère humaine. Tout en conservant son extériorité et ses racines dans la tradition, elle se matérialise et se renouvelle dans la figure de l’éthique. Elle trouve un second espace pour se déve- lopper, celui de l’intimité. Une nouvelle hié- rarchie prend forme, non plus entre la religion et la politique, mais entre l’éthique et la politique. Cette domination de la sphère de l’intimité sur les sphères publique et privée porte à croire à une transforma- tion de la figure du divin. L’ordre social est suspendu à l’efficience d’une emprise ins- titutionnelle, aussi bien dans son fondement politique que dans son rapport au sacré.

Le rapport intra-social caractérisé par l’in- timité et le rapport extra-social caractérisé par la relation entre le peuple et le politique tendent à se subjectiver. La division reli- gieuse n’a plus sa place entre les croyants et les non-croyants mais entre l’homme et son essence. L’enjeu métaphysique de la liberté humaine n’est plus une fin visée par la religion, mais un moyen de s’institu- tionnaliser. La maxime kantienne est inver- sée : l’homme n’est plus considéré comme une fin, mais comme un moyen. La struc- ture ontologique de l’être est inversée, elle est un instrument au profit du pouvoir reli- gieux ou politique.

Entre la Foi et la Raison

Cette scission de l’être engendre à son tour une division entre la raison humaine et la foi religieuse. Comme le montre Charles Lar-

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À savoir

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more, l’hétérogénéité de la morale conduit à deux modes de conduite de la vie humaine : l’un soustrait à la Raison et l’autre à la Foi. De ce choix moral résulte alors un engagement de ce que Max Weber

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nomme les éthiques traditionnelle/de conviction et autonomiste. L’éthique de la responsabilité préconise qu’il faut agir de sorte que nous produisions le plus grand bien possible (autrement dit, la perspective conséquentialiste). L’éthique de la convic- tion défend de faire certaines choses à autrui, même au prix du renoncement à produire le plus grand bien possible (autre- ment dit, la perspective déontologique). Les deux éthiques, aussi incompatibles qu’elles puissent s’avérer, font partie de notre conscience morale. Serait-il alors possible de faire le distinguo entre hétérogénéité et homogénéité de la morale au sein de la conscience ?

Bien que le choix moral soit possible et qu’il conditionne à présent la division entre les croyants et les non-croyants (la religion se trouvant reléguée dans cet espace de l’in- timité), l’homme reste soumis à une loi exté- rieure. Le degré d’obligation des hommes envers la loi qui leur vient de dehors existe toujours. Ce qui change, c’est la hiérarchie entre les sphères publique, privée et intime.

Ce n’est plus au nom de l’individu, mais au nom de l’homme en tant qu’être humain que l’affrontement entre politique et éthique a lieu. Une fois de plus, les rapports entre patient et citoyen sont éclairants. Pour Jeanine Barbot : « Les rapports individuels et collectifs des malades au monde médi- cal ont subi des transformations importantes tout au long du siècle. Celles-ci ne peuvent être comprises indépendamment d’autres évolutions relatives à la place de la mala- die dans nos sociétés et aux modalités de sa prise en charge tant au niveau médical

qu’au niveau politique et social. Trois modèles de rapports des associations aux experts, qui relèvent chacun d’une confi- guration historique particulière, peuvent ainsi être identifiés. Inscrits dans une chro- nologie, ces modèles dessinent un mou- vement significatif qui va de la délégation à l’activisme ; d’une approche philanthro- pique du malade considéré avant tout comme un objet de sollicitude à l’expres- sion directe par les malades eux-mêmes de nouvelles revendications

13

. »

On peut également prendre en exemple la perspective communautarienne proposée par Michael Sandel afin de justifier cette évolution de l’homme dans la connaissance de soi-même et son expression dans le monde de la citoyenneté. L’auteur insiste sur l’orientation que l’on donne à son exis- tence, qui n’est pas l’objet d’un choix ou d’un jugement souverain mais d’une décou- verte de soi : « L’acquiescement à des valeurs (à une conception de la vie bonne) ne peut être pensé comme un acte d’ap- propriation. Car je ne suis pas maître de mon identité. Ce que montre bien égale- ment l’importance de la relation et de la reconnaissance intersubjective pour la construction de mon identité. Une valeur n’a une signification pour moi que si elle est socialement reconnue. Pour le dire autre- ment, l’adhésion à des valeurs est toujours une adhésion à une communauté de sens, à une tradition. Le jugement que je porte sur des valeurs et sur la valeur de ma propre existence n’acquiert un sens pour moi que s’il fait l’objet d’une reconnaissance sociale, d’une confirmation sociale

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. »

Conclusion

Nous pensions que la religion s’était introduite au cœur de la vie privée. Nous

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nous sommes trompés. Nous n’avons fait que revenir aux sources de la religion humaine, au cœur de l’être. Si bien que c’est sur le terrain originel de la croyance que prend place la hiérarchisation des pou- voirs et des sphères. Fusion du spirituel et du temporel ou invasion du temporel par le spirituel, le passage se fait de l’indivi- dualisme religieux et extra-mondain à l’individualisme social et intra-mondain. Le citoyen seul et libre se trouve face à l’État incarné dans l’autonomie humaine.

La croyance face à l’autonomie de la Raison humaine.

Vivre quand le corps « fout le camp », cette expression nous rappelle notre propre fini- tude, mais aussi notre capacité, mêmes privés de notre relation cosubstantielle au corps, à sublimer notre condition en reven- diquant notre statut d’« êtres-au-monde ».

KARINE BRÉHAUX, chercheuse CIRLEP/URCA, docteur en science politique

et master de philosophie, enseignante universitaireIFSISud-Champagne.

Notes

1. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses universitaires de France, 1966.

2. A. Jaunait, Comment pense l’institution médicale ? Une analyse des codes français de déontologie médicale, Paris, éditions Dalloz, 2005, p. 5.

3. Ibidem.

4. Vladimir Jankélévitch, Penser la mort ?, Paris, Liana Lévi essai, 1994.

5.Ibidem.

6. Christine Detrez. La construction sociale du corps, Paris, Seuil, 2002, p. 50.

7. Ibidem, p. 51.

8. Emmanuel Kant. Fondement de la métaphysique des mœurs, Paris, Hatier, 2000.

9. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, le souci de soi, Paris, Tel Gallimard, 2003.

10. Expression empruntée à Nicolas Dodier.

11. Grégoire Moutel, L’exercice de la démocratie sani- taire, Paris, L’Harmattan, 2008.

12. Max Weber, Le savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003.

13. Jeanine Barbot, Le mouvement des malades, la médecine et la science à l’épreuve du sida, Paris, Bal- land, 2002.

14. A. Berten, H. Pourtois, J.-M. Verpoorten, Libéraux et communautariens, Paris, Presses universitaires de France, 1997.

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À savoir

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