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VOLTAIRE ET SES AMIS DE JEUNESSE

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Academic year: 2022

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VOLTAIRE

ET SES AMIS DE JEUNESSE

Après une escapade en Flandres, en compagnie d'une amie assez fantasque, dont les lecteurs de La Revue ont fait la connais- sance, la marquise de Rupelmonde, Voltaire, âgé de 28 ans, est de retour à Paris fin octobre 1722. Il y séjourne en novembre et part pour le château d'Ussé, en Anjou, fin décembre. A cette date, il écrit des lettres datées de La Source, il est l'hôte d'un grand seigeur anglais exilé en France : lord Bolingbroke.

Il est enchanté : du château, de l'hôte, de la compagnie et de son travail.

« J'ai trouvé chez cet Anglais toute l'érudition de son pays, toute la politesse du nôtre. Je n'ai jamais entendu parler notre langue avec plus d'énergie et de justesse. Cet homme qui a été toute sa vie plongé dans les plaisirs et les affaires a cependant trouvé le moyen de tout apprendre et de tout retenir. »

Lord Bolingbroke vivait en France avec la Marquise de Villette depuis 1717. Cette dame, née Demoiselle de Marcilly, avait été, en son temps, demandée en mariage par le chevalier de Villette ; or, c'est le père du fiancé qu'elle épousa ; le marquis était un marin valeureux qu'elle préféra à son fils. Il la laissa veuve en 1707 : elle avait quarante-deux ans. C'était un âge sérieux à l'époque. Elle rencontra le lord en 1717, elle en avait donc cinquante-deux.

Comme il était original, il ne voulut voir qu'elle : il l'aima, elle aussi. Ce qui compliquait un peu les choses, c'est qu'il y avait une lady Bolingbroke en Angleterre. Ils firent exactement comme si elle n'existait pas, et — formalités à part — ils vécurent comme le meilleur des ménages. Milady fut parfaite : en 1719, elle mourut.

Les amants ne se marièrent pas pour autant, c'eût été bien mal-

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séant. Quelques années après, au cours d'un voyage, ils s'épousè- rent, sans hâte et sans publicité. On ne le sut que bien plus tard.

Le lord s'amuse à embellir son château de la Source, il jouit des jardins, des forêts, de la magnifique source. Il Usait tout. Le succès d'Œdipe lui révêla Voltaire : il voulut le connaître. C'est d'Argen- tal, l'ami de collège, l'éternel ami, qui les fit rencontrer. Quand Voltaire vint à la Source, il ne vint pas seul : il amena Henri IV — son poème. Il le lut. Ce fut l'enchantement, le début d'une amitié faite d'admiration réciproque et d'affectueuse estime. Il avait, une fois de plus, trouvé des êtres d'élite, qui n'étaient pas des saints, mais qui étaient les représentants d'une humanité exquise dont les prétendus défauts sont plus doux que les plus belles vertus.

Voltaire fit aussi un séjour au magnifique château d'Ussé : il avait tout, la beauté de la demeure, la meilleure société et le loisir de travailler. La première femme du Marquis d'Ussé était la fille du grand Vauban — c'était une terrible virago, mais elle trépassa.

La seconde marquise était d'un maniement plus agréable. Il y avait là un abbé Grécourt qui faisait des chansons si gaillardes qu'on ne les lui demandait qu'à la chasse : il fallait le plein air pour ce genre de paroles. Le marquis avait autrefois accueilli J.-B. Rous- seau. Il était lié avec le Président Hénault qui disait du marquis que c'était le meilleur homme du monde — et c'est bien probable.

Il était d'une distraction proverbiale; Hénault cite de lui ce trait de caractère rarissime : « II s'imagine n'avoir été créé que pour les autres. » Un homme pareil valait bien le déplacement. M. Hé- nault ajoute qu'il était excellent comédien de salon. Voltaire l'ai- mait autant pour ce petit talent que pour toute sa vertu. La vie de ces châteaux était parfaitement bien ordonnée ; elle faisait la part des plaisirs de la vie champêtre, de la vie mondaine et du travail. Voltaire au cours des lectures de son poème recueille les observations : il corrige. Il écrit lettre sur lettre à Thiériot pour le lancement de cette Henriade dont il attend, tout : la gloire et la fortune; plus il remanie l'ouvrage, plus il lui devient cher. Thié- riot doit répandre le bruit que Voltaire n'est allé en Hollande que pour en préparer l'impression. Et surtout ne pas souffler mot du Rousseau !

Néanmoins, il est anxieux : il sait qu'il a chanté la gloire du roi Henri, et celle de la France, mais cela est mêlé de traits, de malices, et il connaît trop bien Paris, et ses bons amis du monde et des lettres pour ne pas redouter quelque cabale. Le danger ne le fait pas reculer : pourtant, il a peur. Il lui vient une idée — ce n'est pas une idée de poète, mais une idée d'éditeur. Il vendra lui-même son ouvrage, imprimé par ses soins et à ses frais, il le vendra à tirage limité et par souscription. Voilà sa trouvaille. Il

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fait distribuer un prospectus fixant à La Haye le lieu de la sous- cription, chez l'imprimeur Le Vier, en province chez le principal libraire et, dans les autres pays, chez les libraires des principales villes.

Le procédé dérangea beaucoup de gens. Comme si cela les regardait que Voltaire vendît son livre au numéro, au comptant, à crédit, ou payable d'avance ! Il ne tint pas compte de ces raille- ries et il fit placer le plus qu'il put de bulletins de souscription, en assurant — le Téméraire! — qu'il avait déjà le Privilège du Roi l'autorisant à imprimer et à débiter son poème. Il mentait moins' aux autres qu'à lui-même, car il s'était si bien persuadé qu'il possédait ce privilège qu'il composa la dédicace au Roi : C'est un très beau morceau d'éloquence patriotique, aurait-on dit, si le mot avait existé.. Mais il y a une ferveur, une sincérité exal- tantes : il a réellement voulu faire un poème à la gloire du roi Henri et de la France — de la France Voltairienne, dira-t-on. Mor- ceau trop sincère, car certaines louanges d'Henri IV ressemblent à des critiques de Louis XV. D'ailleurs, le roi ne lut jamais cette dédicace : le livre fut refusé par la censure.

Catastrophe ! Fallait-il rembourser les souscripteurs ? Pas ques- tion. Il prend le parti de faire imprimer clandestinement le poème à Rouen. Il a là des amis sûrs : le Président de Bernières, surtout la Présidente que nous allons connaître de plus près, puis l'ami Cideville, Conseiller au Parlement de Normandie, enfin Thiériot qui s'installe à la Rivière-Bourdet chez les Bernières pour sur- veiller l'impression. Son Henri IV sera couvé par les meilleurs amis du monde. • -

En janvier 1723, il est toujours à Ussé. Il y est bien et il écrit à la Présidente de Bernières : « Le goût de l'étude et de la retraite ne me laisse aucune'envie d'y revenir (à Paris). Je n'ai jamais vécu si heureux que depuis que je suis loin de tous leé mauvais discours, les tracasseries, les noirceurs que j'ai es- suyées... »

Il est sincère ; le voilà déchiré, et il le restera, entre ce besoin de solitude laborieuse et son besoin de Paris. Il est tellement Parisien ! Mais le drame, c'est que ses nerfs ne supportent que difficilement Paris. Et pourtant, il joue si bien le jeu de la Grand' Ville ; n'alimente-t-il pas lui-même, comme à plaisir, ces tracasse- ries, ces mauvais propos répandus sur lui, et par lui sur autrui ? Il revient toujours à Paris après l'avoir renié. Mais ce séjour qui l'enivre lui deviendra vite douloureux, il en a peur, et il en est fasciné comme ces enfants qui jouent avec le feu et n'en appro- chent qu'en tremblant, et qui, presque malgré eux, se saisissent d'un tison et l'agitent, font jaillir autour d'eux flammes et étin-

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celles — dangereuse féerie ! tout à coup.ils se brûlent, crient, s'en- fuient, terrorisés, et, de loin, regardent le splendide brasier, puis, peu à peu s'en rapprochent, reprennent le jeu fascinant où ils risquent de s'anéantir : mais c'est le seul jeu qui soit fait de lu- mière et d'ardeur — c'est le seul qui ressemble à la vie... Alors, Voltaire revient à Paris. Puis, un jour, il n'y reviendra plus... de très longtemps, malgré lui.

Nous l'y rencontrons en février 1723. Aussitôt, une épine le pi- que. Piron fait représenter à la Foire, par des comédiens ambu- lants, une bouffonnerie dans laquelle il se moque des auteurs à la mode.

Pour attaquer Voltaire, il a choisi sa plus mauvaise œuvre, celle qui a été retirée de la scène : Artémire. Piron avait remarqué que Voltaire n'avait fait que deux bons vers dans cette tragédie : les deux premiers. Tout ce qui suit n'est que platitude : c'est peu pour cinq actes. Voltaire rencontrant Piron lui dit du ton le plus aigre qui soit :

— Je me félicite d'être pour quelque chose dans votre chef- d'œuvre de la foire.

Et l'autre, étonné :

— Et quelle part pouvez-vous y avoir ?

Voltaire lui répond : « Les deux bons vers de moi que vous citez. »

— Ah ! dit Piron, je ne le savais pas, personne à Paris ne les a reconnus et n'a voulu se les attribuer. Je les ai hasardés comme deux inconnus. Seraient-ils malheureusement de vous ? conclut le perfide.

Voltaire est au supplice, ces traits lui sont insupportables. Il a beau assurer qu'il y sera désormais insensible, n'en croyons rien ; il est trop sensible au plaisir de lancer ses sarcasmes pour ne pas l'être autant à la douleur d'en recevoir. Piron devait être puni de son insolence. Voici comment :'

Voltaire fréquentait depuis 1715 le salon des Mimeure; gens fort aimables : le Marquis de Mimeure est académicien, maréchal de camp ; Saint-Simon dit le plus grand bien de lui et de la Mar- quise : ils doivent approcher de la perfection. Leur hôtel était rue des Saints-Pères et ils y recevaient le meilleur monde. Voltaire y est sur un pied de familiarité étonnant — mais sans laisser-aller.

Les Mimeure ont été éprouvés par le « Système » — leur for- tune en est sortie très diminuée. Voltaire leur écrit à ce sujet sur le ton badin pour les consoler — on ne sait s'il y est parvenu avec tant de désinvolture : « Quelque chose qui vous arrive ne vous ôtera point les agréments de l'esprit. Mais si on (les finan- ciers) va toujours du même train, on ne vous laissera que cela; et

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franchement ce n'est pas assez pour vivre commodément et pour avoir une maison de campagne où je puisse avoir l'honneur de passer quelque temps avec vous. »

Et voilà! Ne vous laissez pas trop ruiner si vous tenez à m'avoir dans votre château. C'est dire avec élégance, mais il y a des gens qui n'aiment pas ce ton. Ils ont peut-être tort, mais ils sont nombreux. D'autres sont ravis, plus sensibles à l'élégance qu'à l'émotion; Mme de Mimeure était de ces derniers. Et elle témoigna toujours beaucoup d'amitié à Voltaire. Quand son mari mourut, elle continua à le recevoir. Cette année-là, on publia — une fois de plus — des édits somptuaires pour essayer d'enrayer les dépenses folles que les femmes faisaient pour leur toilette.

Quoique veuve, et d'un âge avancé pour l'époque (elle avait cin- quante-trois ans), et quoique ruinée, elle poussa de hauts cris contre l'édit. Elle voulait se ruiner davantage — mais cette fois par ses propres soins. Ce qui change tout. Elle demanda une dispense au Régent en raison des services rendus par feu le Mar- quis. Elle l'obtint : elle reparut en brocards tissés d'or et couverte de diamants. C'était pour faire enrager de plus chétives pécores tenues de se couvrir de toile et de droguet. Pas pour longtemps d'ailleurs.

C'est chez Mme de Mimeure que Voltaire rencontra Piron. Piron sentait sa province. Il avait de l'esprit, mais brut. Pas de manières, pas d'usages —; et un déplorable vestiaire. Eût-il porté en lui le Saint-Esprit que, fait de cette façon, il eût provoqué les raille- ries de Voltaire. Mme de Mimeure essayait de l'habiller, mais Piron gâtait ses vêtements par sa façon bohème de vivre : ses poches étaient un garde-manger : du pain, un flacon de vin, du fromage.

Un matin, très tôt, Piron entra chez la marquise, à la façon villageoise : « J'entrais en passant pour dire bonjour. » Elle sourit, sans se formaliser et lui dit que Voltaire était chez elle. A vrai dire, Voltaire faisait un peu l'enfant gâté dans la maison — et on lui montrait assez que cela ne déplaisait pas. « Puisque vous dési- rez tant le connaître, dit la marquise à Piron, allez le trouver, il se chauffe dans ma chambre. » Elle continua sa toilette.

Piron, en effet, mourait d'envie de connaître ce Voltaire éblouis- sant qui avait conquis Paris, comme en se jouant, alors que lui, bel esprit de province, peinait comme un forçat pour n'obtenir qu'un semblant de succès. Il ne l'avait encore jamais vu. Il trouva le poète en train de rêver, frileusement affalé dans une bergère, les jambes écartées, s'offrant au feu. Son salut n'obtint qu'un re- gard mort et un signe de tête. Voltaire a tout de suite jugé à sa mise cet inconnu qui se confond en courbettes. Il le laisse faire.

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Piron s'installe. A petits coups, il se rapproche du feu. Le feu seul bouge et murmure. Le silence est lourd. Piron parle. Rien. Le pau- vre Bourguignon qui a pourtant du bec ne sait plus que faire. Il est humilié. Il n'ose plus souffler mot. Ils se regardent à la déro- bée. Ne voulant pas parler, Voltaire se mouche. Piron éternue.

L'un regarde l'heure. L'autre prise du tabac... c'est irrespirable.

Voltaire alors eut un geste qui laissa le bourguignon pantois, il sortit de sa poche un croûton de pain et, dans le silence, comme un écureuil, il se mit à le grignoter — oui, à le ronger du bout des dents, rongeur rongeant avec un bruit de souris qui, à minuit, grignote la plinthe. Pour le coup, le sang de Piron se réveilla, il tira de sa poche son flacon de vin et se le vida dans la gorge.

Alors M. de Voltaire prit ses airs, il se leva et dit d'un ton amer :

— J'entends, Monsieur, la raillerie tout comme un autre, mais votre plaisanterie, si c'en est une, est fort déplacée.

Piron n'avait pas encore assez d'assurance pour lui répondre que son vin n'était venu que pour arroser le croûton. C'est, entre nous, ce que méritait ce croûton. Le poète, enfin doué de paroles, lui expliqua :

— Je sors d'une maladie qui m'a laissé une faim continuelle.

Sur quoi Piron lui répondit : « Mangez, Monsieur, mangez, vous faites bien, moi je sors de Bourgogne avec une soif continuelle — et je bois. »

Voltaire lui accorda un faible sourire et sortit. Bientôt après Mme de Mimeure entra bouleversée et se jetant sur le pauvre Piron elle lui demanda ce qu'il avait fait à M. de Voltaire qui venait de sortir en lançant : « Quel est ce grand fou d'ivrogne qui est auprès de votre feu? » — « Auriez-vous bu ce matin, lui dit-elle en colère. » Mais il lui raconta la scène et elle rit de la rencontre.

En vérité, Voltaire voyait d'un mauvais œil cet intrus qui se faisait une place dans une maison où il avait tous les droits. Il mé- prisait Piron pour ses dehors de rustre, et il était agacé par l'esprit très réel dont Piron faisait preuve : car la chose la moins suppor- table pour un homme d'esprit est un autre homme d'esprit dans ses parages. Mais il dut supporter Piron, car Mme de Mimeure tenait à lui mais moins que sa dame de compagnie, Mlle de Bar qui donnait la réplique à Piron — sa bonhomie plaisait aux deux femmes et elles firent semblant de ne pas voir l'air boudeur que prenait Voltaire. En réalité, il était fâché et il délaissa les deux femmes peu à peu. Il pensait avoir trouvé mieux.

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3 4 4 VOLTAIRE ET SES AMIS DE JEUNESSE \

C'est la Présidente de Bernières qui supplanta Mme de Mimeure Elle est l'épouse du Président au Parlement de Normandie, M. de Bernières ; elle habite un bel hôtel à l'angle de la rue de Beaune et des quais. C'est le destin qui l'a placé là : Voltaire y reviendra pour y mourir. Mme de Bernières est belle, intelligente, d'une amitié intrépide. Ils vécurent dans la plus grande intimité sans qu'on puisse affirmer qu'ils furent amants. Tout le monde le croyait, sauf M. de Bernières. C'est lui-même qui organisa un appartement pour Voltaire à côté de celui de sa femme et le lui offrit. A part les soupçons, rien ne permet de dire que M. de Ber- nières était trompé. Le Président habitait en Normandie, un châ- teau près de Rouen, La Rivière-Bourdet. Encore un paradis pour Voltaire ! Il y fit de longs et fréquents séjours, c'est de là qu'il surveille l'impression de La Henriade, c'est là qu'il écrit en cette année 1723 une nouvelle tragédie Mariamne, et qu'il soigne sa ma- ladie de poitrine en buvant du lait d'ânesse. Ce qui lui fait écrire à la Présidente : « Je m'en retourne ce soir à La Rivière pour parta- ger mes soins entre Mariamne et une ânesse. »

A Rouen, il trouve une société intéressante, il y a des salons pleins de gens d'esprit, on y joue la comédie, on écoute d'excel- lente musique. Il se fait des amis ; il se fait de la publicité. Il pique la curiosité en parlant de son poème et il recueille des souscriptions : « Vous pensez bien qu'un homme qui va donner un poème épique a besoin de se faire des amis. »

Quand à Mariamne, c'est à Adrienne Lecouvreur qu'il Veut la confier — c'est autre chose que la petite Livry — elle a du talent et quel talent ! — et puis, elle est amoureuse, elle est sa maîtresse.

C'est ce qui donne à croire que les tendresses de Mlle Lecouvreur suffisaient à cet « amant à la neige » et qu'il n'y avait entre lui et la Présidente qu'une très tendre et très profonde amitié — et pour lui et peut-être pour elle, c'était la meilleure part.

En avril 1723, il est de retour à Paris et assiste à une représen- tation de la tragédie de La Motte : « J'ai été à Inès de Castro que tout le monde trouve très mauvaise et très touchante. On la condamne et on y pleure. » Il faut dire que pleurer, au XVIII' siè- cle signifiait admirer : plus on pleure, plus c'est beau. Au cours de la représentation, il se trouvait assis près d'un vieillard féru de théâtre depuis soixante ans et qui parlait sans arrêt du théâtre de l'autre siècle : € De mon temps... etc. ». Il soutenait qu'il n'y avait jamais eu une bonne pièce en France depuis Le Cid. L'imper- tinent Voltaire répondit au vieillard :

— // me semble pourtant avoir oui dire qu'à la première du Cid

— ou vous étiez — vous n'avez pas trouvé bonnes les deux pre- mières scènes.

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V0LÎAIRE Et SES AMlS DE JEUNESSE 345 Il y avait à ce moment-là presque quatre-vingt-dix ans qu'on

avait joué le Cid : c'était dire à ce vieillard qu'il avait au moins cent ans et était gâteux. Un témoin qui écoutait lança cet avertisse- ment à Voltaire : « Gare la répétition des coups de bâtons! » Cruelle allusion à la rossée que lui avait infligée Beauregard 1 Mais il ne se passa rien, le vieux monsieur était pacifique — ou sourd.

Le Duc de Richelieu l'invite à l'accompagner aux eaux de For- ges : Voltaire s'excuse, ce sera pour l'année suivante.

Lord Bolingbroke regagne l'Angleterre en juin 1723 — ses affai- res s'arrangent. Le roi George l'autorise à rentrer; mais à son arrivée, on ne lui rend ni ses biens séquestrés, ni ses honneurs, ni la paierie. Il revient à la Source.

De Paris, Voltaire harcèle Thiériot, qui est demeuré à Rouen, pour surveiller La Henriade. Il se met en tête d'obtenir une loge à l'Opéra pour sa chère Présidente. Il supplie, il flatte, il intrigue, il va jusqu'à promettre d'écrire un opéra si on lui donne sa loge :

« Si je suis sifflé, écrit-il à Mme de Bernières, il ne faudra vous en prendre qu'à vous. »

Une loge à l'Opéra pour sa chère Présidente ne l'empêche pas de solliciter d'autre part une sinécure pour son ami Thiériot. Mais Thiériot est d'un placement difficile. C'est aux banquiers Pâris-Du- vernet qu'il s'adresse — avec quelle ténacité il les assaille. Quand il croit qu'il devient importun, il délègue ses amis : Génonville, le i Maréchal de Villars, le Président de Maisons. Les frères Paris

étaient serviables et l'avaient prouvé à Voltaire, mais ils n'étaient pas aveugles. Ils eussent volontiers donné une bonne place à Thié- riot dans leurs vastes affaires si Thiériot n'avait pas été... Thiériot, c'est-à-dire un velléitaire, un paresseux, dont la vraie vocation était d'être parasite moyennant des bricolages. En outre, il n'était pas très sûr. Mais pour Voltaire, il est sacré, il est l'ami ; tous ses défauts, il les connaît sans doute, mais il n'en faut pas parler. Les banquiers gênés de refuser, promettaient, dans le vague. Finale- ment, ils ne prirent pas Thiériot chez eux. Celui-ci en fut bien moins chagriné que Voltaire. Thiériot ne désirait rien d'autre que ce qu'il avait : être logé ici et là et toujours seigneurialement — faire quelques démarches, écouter et répéter, répandre tel bruit, et taire tel autre, grapiller sur les frais et recevoir de généreuses récompenses de son cher ami Voltaire. Tout continua comme par le passé.

En septembre 1723, Voltaire put enfin échapper à Paris et re- trouver sa Présidente, son ânesse laitière, le bon air de Norman- die, ses amis de Rouen, les épreuves d'imprimerie de son poème et... un très grand chagrin.

Les grandes douleurs pour Voltaire sont toujours causées par

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des atteintes à son orgueil, à ses amitiés, ou à la liberté — la sienne ou celle des autres.

C'est la mort de Genonville qui lui causa cette année un cha- grin inoubliable. Nous connaissons ce jeune magistrat brillant, lettré, zélé, plein d'avenir : il avait partagé Suzanne avec François Arouet. Il portait tantôt le nom de sa mère, tantôt celui de son père, M. de la Faluère. Partout où il était connu, on ne l'appelait que le gentil La Faluère. Voltaire écrivant un jour à Mme de Mi- meure eut ce tour d'une délicatesse inimitable pour parler de Ge- nonville : « Je souhaite parfois que vous ne le connaissiez point, car vous ne pourriez plus me souffrir. »

Il fut emporté par la petite vérole à l'âge de vingt-six ans pen- dant la terrible épidémie de cette année-là.'Dix ans après cette mort, le chagrin inspira encore à Voltaire cette Epître aux Mânes de Genonville :

Toi dont la perte aptes dix ans M'est encore affreuse et nouvelle.

Il rappelle le souvenir des amours à trois, jeu plaisant et cruel, d'où il fut exclu — mais nulle rancune dans ce souvenir.

Il te souvient du temps où l'aimable Egérie Dans les beaux jours de notre vie

Ecoutait nos chansons, partageait nos ardeurs, Nous nous aimions tous trois : la raison, la folie, L'amour, l'enchantement des plus tendres erreurs Tout réunissait nos trois cœurs.

Pourquoi dit-on que Voltaire est sans cœur ? N'est-ce pas la tendresse qui inspire ces vers ? Bien sûr, ils n'ont rien de pathé- tique, mais qu'est-ce qui peut nous faire croire que le pathétique est plus sincère et plus profond que la décence ?

Nous chantons quelquefois tes vers et les miens, De ton aimable esprit nous célébrons les charmes Ton nom se mêle encore à tous nos entretiens, Nous lisons tes écrits, nous les baignons de larmes.

Il est des Temples à l'Amour, il en est d'autres à l'Amitié. Pour- quoi n'y graverait-on pas ces vers ? Dans cette vie agitée et même brouillonne, chez cet être changeant, l'amitié ne change pas. C'est l'élément pondérateur de ce feu follet. Il se lie à ses amis, très fortement, et il veut se les attacher. Il les serts et se sert d'eux.

Il souffre d'un moment d'oubli, de négligence ; vite d'un billet, il les relance. Une lettre est un lien ; on échange un compliment, un trait d'esprit, un badinage mi-plaisant, mi-tendre : le courant passe.

Les esprits communiquent : il se sent mieux, il voit son semblable qui lui tend un miroir où il se retrouve, et s'admire. Il lui faut

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des amis très intelligents pour ce petit jeu-là : c'est peut-être pour lui la forme parfaite, idéale, de l'humanité.

En deuil de Genonvile, il rentre à Paris, remet sa tragédie Ma- riamne aux Comédiens français — et d'abord à Adrienne Lecou- vreur, puis va se faire admirer et choyer chez son ami le Prési- dent de Maisons que nous ne connaissons pas encore.

Le Président de Maisons appartenait à une riche famille comblée depuis un siècle par la faveur royale. Son grand-père, Chancelier d'Anne d'Autriche, fit la fortune de sa famille. Le jeune Maisons fut une sorte d'enfant prodige : un élève remarquablement doué.

Il ne fut peut-être pas autre chose, mais il fut cela à la perfection.

Il remplit toutes les charges de la meilleure grâce du monde, car il était aussi aimable qu'intelligent et Louis XIV, pour le consoler de la mort de son père le fit Président du Parlement à l'âge de douze ans ! Le Régent lui continua cette faveur ; il lui permit de siéger et de juger alors qu'il n'avait que 'dix-huit ans. Nul n'eut à s'en plaindre. Pourtant, ce juge suprême n'était pas intéressé par le droit, mais par les sciences. Il faisait de la recherche — à la mode du temps, c'est-à-dire qu'à force de manipuler ceci et cela on finissait par trouver autre chose^ sans toujours savoir quoi.

M. de Maisons, lui, eut le privilège de savoir ce qu'il avait décou- vert : il découvrit une couleur : le bleu-de-Prusse, qui était, paraît- il, bon teint. Dans un autre domaine, il créa un jardin botanique si soigné qu'il eut la gloire de faire mûrir pour la première fois du café aux portes de Paris. Voilà l'important pour lui. Pour nous, l'important est qu'il était l'ami de Voltaire, et parfait honnête homme. Encore un être d'élite ! Vraiment, Voltaire savait choisir ses amis. Et il suffirait de ce seul trait pour faire croire que la réputation de méchanceté, de cupidité, de perfidie qu'on a voulu faire à Voltaire relève plutôt de la légende que de la réalité. Encore que la réalité, nous doive le montrer, en quelques occasions, assez semblable à la légende.

Mais revenons à l'aimable Président de Maisons; s'il vouait à Voltaire cette amitié, c'est sans doute parce que Voltaire la mé- ritait.

Son père avait fait bâtir par Mansart l'admirable Château de Maisons où il recevait ce que la France comptait de mieux par la naissance et le mérite. Voltaire y avait sa chambre. Il s'y plaisait. >

Il se croyait aussi éloigné de Paris que s'il eût été à Sully, et pour- * tant il en voyait les toits de ses fenêtres et pouvait s'y rendre et

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en revenir dans la journée. Il avait résolu de faire un long séjour à Maisons ! Il fut servi ! Mais non comme il l'espérait.

Il y fut cloué par la petite vérole. Il faillit rejoindre Génonville.

Un avocat, Barbier, qui a écrit des Mémoires sur ce temps, nous dit : « II est mort une infinité de monde et le roi fait un gain considérable sur les rentes viagères... » C'est une façon de consi- dérer les choses. Entre autres, la famille du Duc d'Aumont disparut en entier. Le jeune fils mourut le dernier et dit à son médecin qui venait d'enterrer le père, la mère et la sœur : « Docteur, irai-je faire la partie carrée à Saint-Gervais ? (cimetière). Ce serait là un vilain quadrille. » Le pauvre enfant alla danser ce macabre qua- drille et Voltaire en prit aussi le chemin. Il se trouva assez mal un soir, ainsi que M. de Maisons. On les saigna, comme il se doit. Le lendemain, M. de Maisons était mieux et Voltaire au plus mal. Devant sa chétive constitution le médecin était pessimiste.

Voltaire en fut charitablement averti par les domestiques qui lui dirent qu'on clouait un cercueil pour son usage. Il reçut fort dévo- tement le curé de Maisons qui ne craignait pas la contagion — le cas était rare et, par reconnaissance, Voltaire se confessa. Il fit son testament, regretta ses amis — et son manuscrit sur lequel il voulait encore faire des ratures. La frousse le tenait fort, car un célèbre devin lui avait prédit qu'il mourrait cette année-là. Plus tard, il rit de cette prédiction, mais bien serré par la fièvre, il crut bien qu'elle allait se réaliser, d'autant plus que tout le monde citait l'exemple de Mme de Nointel à qui le même devin avait dit qu'elle vivrait cent ans si elle franchissait le cap des quarante, mais qu'elle risquait bien de mourir à cet âge ; or, peu de temps avant son quarantième anniversaire, au sortir d'un dîner, et d'une santé éclatante, elle eut un mal de tête et mourut le lendemain. Le devin avait dit vrai.

M. et Mme de Maisons firent de leur mieux pour sauver Voltaire et y réussirent : ils le soignèrent avec un courage et une douceur merveilleux. Ils firent venir Thiériot qui s'installa dans la chambre de son ami et le veilla nuit et jour : ce qui était un bien gros ris- que, car la virulence de la variole était terrible. Adrienne Lecou- vreur vint aussi dans sa chambre le voir. Enfin, il ne tarit pas d'éloges sur son médecin, le Docteur Gervasi. II lui disait : « Si vous aviez soigné Génonville, il serait encore vivant. » Enfin, le 15 novembre 1723, il se sentit mieux. Et aussitôt, il travailla dans son lit. Le 1" décembre, il put se lever : ce fut pour aller remercier ses hôtes : pleurs de joie, de reconnaissance et compliments les plus affectueux de part et d'autre.

Et il regagne Paris, encore humide de larmes, il monte en carrosse... Non, la sortie serait banale. Il faut un baisser de rideau

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VOLTAIRE ET SES AMIS DE JEUNESSE 3 4 9

— ou plutôt un rebondissement. Laissons-le parler : « A peine suis- je à deux cents pas du château qu'une partie du plancher de la chambre où j'avais été, tombe tout enflammée. Les chambres voi- sines, les appartements qui étaient en dessous, les meubles pré- cieux dont ils étaient ornés, tout fut consumé par le feu. »

Il fut bouleversé : on aurait dit que pour remercier ses hôtes, il avait mis le feu à leur château. Il n'avait laissé qu'un tison pres- que éteint dans sa cheminée, que s'était-il passé ? C'est qu'on avait fait de grands feux pendant sa maladie, et le conduit de fumée de sa cheminée était traversé par une poutre qui s'était peu à peu consumée. Elle eut le bon esprit d'attendre qu'il fût sorti pour incendier la chambre — sinon, il grillait vif.

« Je n'étais pas la cause de cet accident, mais j'en étais l'occa- sion malheureuse, j'en eus la même douleur qui si j'avais été cou- pable. La fièvre me reprit tout aussitôt et je vous assure qu'en ce moment je sus mauvais gré à M. Gervasi de m'ayoir sauvé la vie. »

Cette rechute n'est pas du ressort de la médecine, mais celui de l'amitié. Ses amis de Maisons le consolèrent, l'apaisèrent, le rassurèrent, ils s'employèrent si tendrement à lui faire oublier ses remords que Voltaire débordant de grattitude et d'affection écrit :

«Il semblait que ce fût moi dont il eût brûlé le château... ».

Peut-on mettre plus de délicatesse dans l'amitié ?

JEAN ORIEUX

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