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LES PENSÉES NOCTURNES DU GENEVOIS PIERRE FRÉMONT

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Academic year: 2022

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GENEVOIS PIERRE FRÉMONT

Michel Porret

« L’imagination de la veille est une république policée, où la voix des magistrats remet tout en ordre, l’imagination des songes est la même république dans l’état d’anarchie, encore les passions font-elles de fréquents attentats contre l’autorité du législateur pendant le temps même où ses droits sont en vigueur. »

Samuel Formey, Essai sur les songes (1).

« [I]nsensiblement [je] tombe… dans la douce paresse, de là à une douce rêverie, de là au sommeil, puis aux rêves où vient alors le Moi dont je vais parler. »

Charles-Joseph de Ligne (2).

A

vant l’ère freudienne, nous ne disposons guère de témoignages écrits de rêves, sauf ceux que l’on trouve dans la littérature savante, religieuse, poé- tique, philosophique et médicale. Or, à la fin du XVIIIe siècle, un modeste libraire genevois note ses « pensées nocturnes ». Il a laissé à la postérité un document irrem- plaçable sur la culture onirique au temps des Lumières (3).

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études, reportages, réflexions

Selon la morale populaire, « songe est mensonge ». Or nos rêves collent à notre âme comme le souvenir nostalgique d’un paradis perdu ou les vestiges furtifs d’un monde cauchemardesque. Ils restent la lucarne de l’âme. Celle, qu’après la conquista freudienne, chacun veut ouvrir pour saisir la façon dont l’inconscient structure les désirs et les refoulements dans l’imagerie onirique que forge le travail du rêve.

Pivot contemporain de la sensibilité individuelle et de l’imaginaire culturel, la doxa freudienne permet de montrer que le sens manifeste du rêve constitue le masque de son sens latent. L’analyse en dévoilera les arcanes dans le travail du rêve.

Clefs des songes

Sur la voie tortueuse de l’explication onirique, les oracles des Anciens précèdent les psychanalystes contemporains, qui détiennent le monopole onéreux de l’expertise onirique. Depuis l’Antiquité, le

« Palais du sommeil » et son mobilier d’images évanescentes suscitent diverses traditions divinatoires qui inspirent les poètes, les philosophes et les médecins. Symptôme de la santé du corps et des maladies de l’âme comme la mélancolie ou le délire, prédiction du destin indivi- duel ou collectif : le rêve se déchiffre alors avec une clef des songes que formalise déjà dans le IIe siècle de l’ère chrétienne le Grec Artémidore, qu’inspirent des auteurs plus anciens (4).

De la Renaissance au XIXe siècle au moins, imitées et reproduites en des bro- chures ou des traités souvent faussement érudits, les clefs des songes avec les alma- nachs contaminent la culture populaire.

Ancêtre du livre de poche sous l’Ancien Régime, la Bibliothèque bleue – que les

colporteurs diffusent à travers villes et campagnes – illustre l’em- boîtement de la culture savante avec celle fabriquée à l’« usage du peuple », souvent pour le moraliser. Avec leurs bois gravés naïfs et manichéens, mal imprimés sur du vil papier, entre pédagogie,

Michel Porret est professeur d’histoire moderne à l’université de Genève.

Il a signé avec Bronislaw Baczko et François Rosset le Dictionnaire critique de l’utopie au siècle des Lumières (Georg, 2016) et publiera en 2018 un essai sur les dernières lettres laissées par les suicidés genevois depuis 1750.

› Michel.Porret@unige.ch

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édification, divertissement et moralisation, les livrets proposent des fabliers, des recueils de contes, des traités de médecine empi- rique, des récits criminels, des hagiographies, des manuels d’écono- mie domestique et de civilité néo-érasmienne, des livres pieux (5). Parmi la littérature de colportage qui inonde l’Europe préindus- trielle, le public pouvait acheter – pour quelques sous seulement – la vulgate divinatoire des clefs des songes. Des clefs des songes pouvant notamment prévoir l’avenir avec la promesse chimérique de l’enrichissement subit, du mariage d’amour ou trivialement l’annonce plus vraisemblable de la mort !

Rédigés par un obscur clerc ou un plumitif du ruisseau, ces textes mêlent « cabale égyptienne », onirisme d’Artémidore, astro- logie médiévale ou formules alambiquées à la Cagliostro. La vulgate divinatoire valorise le sens manifeste du rêve comme outil prédictif de la vie quotidienne. Les clefs des songes reposent sur un symbo- lisme imagé et invariable, peut-être lié à une forme d’anthropologie sommaire : bestiaire, anatomie humaine, outils, soleil, lune, étoiles et objets naturels ou saisonniers. Entre rêves « théoramiques » et

« allégoriques » – soit songes dont l’aboutissement est identique au contenu de la vision et ceux qui livrent leur signification à travers une énigme que la clef peut dévoiler – la prédiction « onirocritique » vise l’interprétation immuable des objets rêvés. Ainsi, note Artémidore dans sa fameuse Clef des songes, « rêver qu’on boit du vinaigre signifie dispute avec les proches, car le vinaigre fait tordre la bouche ».

Parfaitement muette sur le contenu des rêves individuels sous l’Ancien Régime, la grammaire culturelle des clefs des songes popu- laires montre la continuité des stéréotypes imaginaires qui enferment l’interprétation onirique dans son imagerie répétitive de consécra- tion ou du sublimation du réel : rêver d’un chat signifie « adultère ».

Voir « en songe un serpent annonce la maladie ou l’argent ». Rêver d’un « dragon promet le pouvoir » au même titre que « songer au soleil » qui fait écho au roi. Avec son imagerie archétypale du bien et du mal, la divination populaire promet à ses adeptes la « longévité exemplaire », la fortune au jeu, la richesse ou parfois le « malheur ».

Ce dispositif imaginaire a pu inspirer des individus malicieux qui

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les pensées nocturnes du genevois pierre frémont

notent leurs rêves pour maîtriser le sort et cadrer leur existence vers des jours meilleurs. Tel est le cas du libraire genevois Pierre Frémont, souvent incriminé après 1750 pour des délits répétés.

Le repris de justice

Né en 1727 bâtard d’une mère domestique « séduite et abandon- née » par un fils libertin du patriciat local, élevé à l’Hôpital général, ayant fait un apprentissage d’imprimeur, souvent miséreux au point de recourir à la charité étatique, épousant le 27 avril 1749 Suzanne Aldibert, qui accouche en 1752 de leur fils Jean-Pierre (1752-1808), inculpé l’année de son mariage pour « paillardise », soit commerce sexuel avec la servante analphabète Pernette Baudet, dont il reconnaît la « bâtarde » Jeanne-Louise, Pierre Frémont tente sans cesse d’échap- per à la précarité de sa condition sociale par des délits divers.

En 1753 et 1759, il est poursuivi sur plainte française pour avoir avec des complices fabriqué et écoulé des « contrefaçons de la Com- pagnie des Indes » sur le marché genevois. Banni deux fois, revenu à Genève pour travailler comme « prote » (ouvrier typographe) dans divers ateliers d’imprimerie de la Rome protestante où s’impriment les best-sellers prohibés des Lumières, Frémont s’installe à son compte en 1777. Il rachète l’imprimerie de Nicolas Gallay père pour la somme rondelette de 7 077 florins et « 4 louis d’or » (l’équivalent de 250 jour- nées de travail de 10 charpentiers dans les années 1760).

Ayant pignon sur rue dans le quartier populaire de la porte de Rive qui ouvre sur le sud de Genève, il propose vainement ses presses à la Société typographique de Neuchâtel, officine européenne de la contrefaçon éditoriale du « livre philosophique » (6). Tirant profit des conflits constitutionnels qui déchirent Genève à la suite de l’« affaire Rousseau » (1766) avec l’inflation éditoriale des pamphlets politiques livrés au feu de la censure, Frémont s’engage dans l’édition clandes- tine et séditieuse. Maintes fois, son atelier est passé au peigne fin par les huissiers judiciaires, qui y confisquent épreuves et tirages illicites.

En novembre ou en décembre 1780, il imprime à 400 exemplaires

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un libelle anonyme de seize pages. Reçu d’un mystérieux « inconnu » couvert d’un manteau et d’un chapeau sombres, le pamphlet politique s’intitule « Mes Vœux ou les étrennes du magnifique Petit Conseil à la Patrie. Pour l’année 1781 ». Attisant la « discorde civile », réclamant la souveraineté pour le « Conseil général des citoyens », accusant le Petit Conseil de « despotisme », le libelle est saisi puis lacéré et brûlé par le bourreau en place publique, comme une centaine d’autres écrits séditieux après 1750. Ayant voulu faire un bon coup éditorial pour renforcer sa trésorerie et sa notoriété locale, soupçonné d’avoir rédigé la brochure dont la publication viole la police du livre dans la Répu- blique protestante, le libraire est condamné à dix ans de bannisse- ment. Quittant Genève pour gagner Carouge, ville sarde et catholique située à un kilomètre à l’ouest de Genève au-delà de l’Arve, Frémont le « mal né » y décède oublié de tous le 14 mars 1792 – six mois avant l’annexion de la cité à la France révolutionnaire.

L’explicateur de songes

Le proverbe ne cesse de le répéter : « Fortune vient en dormant ! » Hanté par son déclassement social d’enfant naturel, Pierre Frémont va appliquer à la lettre le dicton qui promet la richesse au dormeur. En 1774, chaque nuit que Dieu fait, blotti contre le corps de son épouse endormie, le boutiquier, âgé d’une cinquantaine d’années, voyage en grand secret au pays des rêves. Il y échappe aux regards inquisiteurs des pasteurs et des magistrats genevois, même si son paysage onirique est celui de Genève que bordent de sévères murailles.

Durant quelques mois, il consigne ses « pensées nocturnes » sous l’identité narratrice de Pierre Frémont ou celle de son illustre patro- nyme de bâtard « Pierre Butini ». Parfois, il note un songe que sa femme lui narre. Dans une graphie proche de l’écriture automatique, il note et classe ses « visions naturelles » sur des cahiers mal ficelés : « je me suis vu dans un assoupissement, un chat sur le ventre, les quatre pattes en l’air, des étincelles de feu sortaient dudit chat comme du feu d’Électricité, ce qui m’a réveillé ». Le voyage onirique libère régulière-

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ment les jeux d’Éros : « je me suis vu au lit avec ma femme dans une position indécente […] vu ma femme rieuse ». L’infamie originelle du bâtard abandonné à l’Hôpital général hante son mobilier onirique :

« Vu la veuve et l’adultère, vu le péché. Vu l’achat d’un bâtard. » Le rêve pour de l’argent rachète la souillure originale.

Outre la sociabilité familiale, professionnelle et publique – à la fois sous la figure de Frémont et de Butini –, le libraire rêve souvent à l’éclat des supplices, coutumiers à Genève comme ailleurs en Europe :

« Vu [signifiant : rêvé à] la prison et le criminel meurtrier et empoison- neur. Vu son jugement et, lorsqu’il a été pendu, vu le Bourreau qui fouette. » Si les aliments nourrissent de très nombreux rêves (froment, miches de pain, vin, soupe, lait, rôti de veau, « petites poires », jam- bon, asperges, salade, poireaux, chair de porc, poulet, poisson, etc.) de même qu’un bestiaire plutôt domestique (chat, cheval, « bœufs rouges », merle, « petit coq », « petit singe », loups), ses excréments le troublent en souillant ses outils : « Je me suis vu au gadouart. Ai laissé tomber dedans par le trou une balle d’imprimeur, vu mon outil couvert d’excrément. » Parfois, Frémont cauchemarde : « J’ai tenu un grand pot de chambre plein de merde et de pisse. »

Péril mortel

La mort rôde dans les pensées nocturnes de Frémont : « J’ai reçu un coup de canon à la tête, vu mon crâne ouvert, les cervelles. » S’y ajoutent les cérémonies funèbres, dont l’inhumation, toujours discrète dans la Genève calviniste : « Butini a vu son enterrement à travers une fenêtre à cinq heures du soir, il était porté par les Maréchaux et les marchands de fer. » Parmi d’autres figures oniriques qui le ravissent ou l’effraient, Éros et Thanatos polarisent la centaine de rêves dont Frémont se souvient assez pour les noter en pleine nuit à la lueur d’une chandelle ou à l’aube d’un nouveau jour de labeur : « Je me suis vu dans un péril de mort. Je me suis retenu dans la fougère. Creux profond et désespoir, grande frayeur et peur. […] J’ai vu au-delà du Péril et des saules, une grosse femme, une pute. Vu ses parties nobles. »

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Si le libraire archive ses « pensées nocturnes », il ne cherche pas à dévoiler les méandres de son inconscient, dont il ignore jusqu’à l’exis- tence. Frémont n’est pas un Sigmund Freud du « ruisseau », même s’il a nourri le projet de publier un épais « Dictionnaire » avec plusieurs centaines de rêves – les siens qu’il archive et ceux qu’il collecte dans son entourage – pour corriger les ouvrages disponibles sur le mar- ché. Fort de ses observations oniriques, le libraire rêve de publier un

« recueil de pensées nocturnes ». L’ouvrage réunirait les siennes et les songes de ses proches. Il a déjà noté « tous les rêves qu’il entendait, il les écrivait pour son propre usage, voulant faire un livre pour voir s’ils se rapportent avec les siens ». Cette anthologie critique sera dans le « goût du Dictionnaire italien qui donne les numéros » et que Fré- mont possède dans sa librairie. Alors qu’un magistrat lui demande s’il croit vraiment aux rêves prémonitoires, Frémont rétorque qu’il répon- dra « dans quelques années, quand son livre aura été fini ». Expressis verbis, le libraire veut s’enrichir en rêvant !

Rêver pour gagner

Dans les années 1770, Pierre Frémont consacre beaucoup d’éner- gie et d’argent au jeu de hasard. Depuis qu’il mise sur des loteries ins- tallées en France ou en Prusse comme d’autres Genevois, le libraire est déchiré par la « passion du jeu » et la « roue de la fortune ». Or, dans la République, comme dans beaucoup d’États européens de l’Ancien Régime, les jeux de hasard sont soit réglementés au profit de l’État (loteries pour payer l’assistance publique), soit prohibés au nom de la morale sociale du gain honnête. Ils appauvrissent les plus modestes pour enrichir les « puissants » et les administrateurs des loteries étran- gères par le biais des « receveurs » locaux.

Suite à une rafle policière dans le milieu des « pontes » de Genève (7), Frémont et d’autres parieurs sont incriminés. Pour prouver les « cir- constances du jeu illicite » et les paris sur les loteries étrangères, les magistrats font perquisitionner les logis de ceux qui « hasardent au jeu ». Dans la boutique de Frémont, les huissiers confisquent les pièces

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à conviction de sa passion du jeu : correspondances, billets, quittances,

« combinaisons », martingales mais aussi trois mystérieux cahiers manuscrits d’environ cent feuillets de rêves au titre insolite, plutôt bien orthographiés : « Observations sur les pensées nocturnes ou sur les Rêves, faits à chaque jour de la lune, il sera facile d’en suivre l’expli- cation et d’en tirer avantage s’ils ont quelque effet en nous fournissant en vision naturelle ou à ce qui a du rapport à chaque numéro, s’il est vrai qu’il y en ait, c’est ce que je me propose de suivre, et de rendre compte à chaque essor ».

La passion de la loterie mène Frémont à noter ses songes nocturnes sous formes d’idées-images ou de bribes de récits pour en faire des martingales. Avec les souvenirs évanescents de son activité onirique, il ressemble à la pathétique veuve Descoings, greffière de ses rêves pour vaincre la loterie, que Balzac campe dans la Rabouilleuse (1842).

Soucieux de « prévoir » le gros lot, Frémont classe dans ses cahiers les songes nocturnes dont il a mémoire. Lecteur de clefs de songes popu- laires – dont certaines occupent les rayonnages de sa librairie – ayant commandé à son confrère lyonnais Louis Cutty le Plus sûr moyen de gagner à la loterie édité anonymement en 1773 à Lyon dans le sillage d’Artémidore, il numérote les objets oniriques (individu, objet, ali- ment, animal, etc.) de 1 à 90. Cette fourchette numérale n’est pas hasardeuse. Elle s’impute aux 90 boules numérotées qui tournent dans la roue de la loterie avant que n’en jaillissent les numéros gagnants.

Parfois gagnant au jeu, Frémont jubile. Il est vite « réputé dans le public comme un explicateur de songes ». En sa boutique achalandée, il demande souvent à ses clients : « Quel bon rêve avez-vous fait ? » Il les incite à transformer leurs « pensées nocturnes » en martingale infaillible pour battre la loterie et de facto s’enrichir en dormant.

Le travail d’« explication des songes » que vise Frémont consiste à numéroter ses rêves (« mobilier onirique ») selon la clef des songes consultée qui incube la martingale contre la loterie. Liée notamment aux mouvements lunaires, la fréquence des images oniriques anticipe sur la probabilité basse ou haute des numéros gagnants à la loterie.

La prémonition onirique peut annoncer le gros lot. En ses papiers, Frémont explicite ce dispositif qui nourrit son imaginaire de joueur

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impénitent mais « superstitieux » selon le magistrat qui l’interroge :

« Voir [en songes] le soleil signifie la sortie du numéro 1 au prochain tirage de la loterie. » Voir en rêve un « chat tomber signifie la sortie de 7, voir deux chats tomber signifie la sortie de 77, voir une barre de fer, signifie la sortie de 10, voir un chiffre tomber signifie sa venue, voir un tonneau signifie perte, voir un tonneau plein signifie gain ». Rêver à un « vendeur de cuillères à pot […] démontre la sortie de 85 » à la loterie (etc.). L’« explicateur des songes » voit tout naturellement ses

« pensées nocturnes ». En les numérotant, il prévoit l’issue du jeu. À chaque fois, le « rêve s’explique par l’arrivée » d’un chiffre gagnant à la loterie, note Frémont. Son bonheur social réside dans le jeu qui incite au rêve et dans les rêves qui mènent au jeu.

La liberté du rêve

« Je me suis vu sur le Rhône et descendre debout sur l’eau », écrit Frémont en se souvenant de ce singulier songe christique qui le soustrait – momentanément – aux pesanteurs sociales de Genève qu’écrasent l’épaisseur de sa hiérarchie sociale et de ses fortifications.

Si Frémont rêve parfois de siéger dans les conseils supérieurs de la République sous la figure de son alter ego Butini, sa liberté onirique décuple sa licence érotique. Bien souvent, il songe « paillarder » avec la « chandelle allumée ». Outre ses rêves d’« adultère », Frémont, on l’a vu, érotise sa conjugalité rêvée : « je me suis vu au lit avec ma femme dans une posture indécente, pet et péteuse ; vu ma femme rieuse ».

Une autre nuit, ayant rêvé à une puissante jument, il voit l’« immis- sion dans la bouche et le cul ».

Rêver à l’espoir libérateur de la richesse virtuelle qu’apporte le jeu illicite sur les loteries étrangères : là réside le sens social du manus- crit insolite du libraire Frémont. Face aux juges qui lui reprochent de nourrir la « superstition ridicule et détestable » avec ses « préten- dus songes » divinatoires, Frémont, droit dans ses bottes, rétorque que nul ne peut « être emprisonné pour ses rêves ». L’imaginaire des pensées nocturnes de Frémont renvoie au rêve social de la richesse

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immédiate. Cet espoir qui hante les femmes et les hommes de l’An- cien Régime, captifs par naissance du malheur de la « vie fragile » selon Arlette Farge.

Le projet du libraire se décale du rationalisme des Lumières. Pour- tant, avide d’ascension sociale, Frémont a laissé pour l’Ancien Régime un témoignage exemplaire et rare de rêves réels, soit des « pensées noc- turnes » que note un individu dont la culture onirique n’est pas celle d’un littérateur (poète, philosophe, médecin). Exposant son intimité dans le prisme de ses « pensées nocturnes », Frémont n’est pas un pré- romantique du ruisseau : il ne lègue pas au genre du journal onirique ce que son contemporain le vitrier parisien Jacques-Louis Ménétra (1738-1812) apporte à l’autobiographie populaire sans d’ailleurs noter ses rêves (8). Entre cultures « savante » et « populaire », le Genevois incarne une pratique sociale du rêve dans le sillage ténu d’Artémidore qu’il rencontre dans des vulgates de clefs des songes. En « expliquant » les rêves prémonitoires selon l’issue du jeu, Frémont perpétue la tradi- tion de l’onirocritie qu’en 1807 formule encore la nouvelle édition de l’Onirocritie ou la vraie explication des songes étrennes aux amateurs de la loterie de France. Avec le rapport des songes aux 90 numéros de la lote- rie. Almanachs, brochures, clefs et dictionnaires de songes, manuels d’astrologie, tirages des loteries : Frémont compulse, lit et annote les imprimés qui véhiculent l’imaginaire libérateur du rêve prémonitoire comme martingale du jeu.

Publié en 1828, le Grand Italien ou le Trésor des amateurs de la lote- rie royale de France découverte par le plus grand algébriste de l’Europe perpétue et donne encore sens à la martingale onirique de Frémont.

Pour que chacun puisse tenter la fortune en « consultant ses propres songes », le Grand Italien présente une « liste générale des songes » avec les numéros correspondants afin de battre les loteries composées de 90 numéros. S’y ajoutent des « cabales » pour deviner les « numéros gagnants » ainsi que les tableaux des tirages de diverses loteries euro- péennes. Mise sous l’autorité du « célèbre Oromasis « (dit Caglios- tro), cette méthode prémonitoire s’enrichit de figures gravées sur bois et numérotés de 1 (« Le soleil ») à 90 (« Fortune »). Ainsi, rêver du

« bourreau qui rompt les os » annonce les numéros 38 et 49, alors que

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« rêver au bourreau qui guillotine » prévoit le numéro 30. Pour entrer dans le « Temple de la Fortune », le Grand Italien juxtapose les élé- ments de la vie quotidienne « vus en rêve » avec un ou plusieurs des 90  numéros de la loterie. Le joueur classera son mobilier onirique selon la méthode du Grand Italien pour en faire une redoutable mar- tingale capable de battre la loterie.

À son modeste étage socio-culturel, le libraire Pierre Frémont incarne peut-être ce que son compatriote l’écrivain Jean-Jacques Rous- seau (1712-1778) vise avec les Confessions pour attester des cinquante- trois premières années de sa vie : l’attention inédite à l’individu, aux espoirs intimes et la sensibilité de la subjectivité dans un monde traditionnel qu’écrasent les normes communautaires, les hiérarchies des dominants et la morale coutumière. Qui oserait – demande le libraire malicieux au magistrat sourcilleux qui fustige les Pensées noc- turnes avant d’en confisquer le manuscrit comme pièce à conviction des superstitions – « trouver mauvais qu’il ait cherché à faire fortune et qu’il se soit tiré de la misère » avec des rêves ?

1. Samuel Formey, Essai sur les songes (1746), Mémoires de l’Académie royale des sciences de Berlin, 1768, p. 252.

2. Prince de Ligne, Pages intimes, préface et choix par Romain Dumay, La Trière, 1952, p. 117.

3. Michel Porret, l’Homme aux pensées nocturnes. Pierre Frémont, libraire et explicateur de songes à Genève au siècle des Lumières, Métropolis, 2001, dont « Pensées nocturnes », p. 107-121.

4. Artémidore, la Clef des songes. Onirocritique, traduit et présenté par Jean-Yves Boriaud, Arléa, 1998.

5. Lise Andriès, Geneviève Bollème, la Bibliothèque bleue. Littérature de colportage, Robert Laffont, 2003.

6. Robert Darnton, Édition et sédition. L’univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle, Gallimard, 1991.

7. Sur la police à Genève, la remarquable thèse de Marco Cicchini, la Police de la République. L’ordre public à Genève au XVIIIe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2012.

8. Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier au XVIIIe siècle, le Journal de ma vie, édité et présenté par Daniel Roche (1982), Albin Michel, 1998.

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