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L'ironie de Kuśniewicz : trope ou vision du monde ?

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Academic year: 2021

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Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), Paris

L’IRONIE DE KUŚNIEWICZ :

TROPE OU VISION DU MONDE ?

L’ironie fait aujourd’hui partie des postures oblige´es auxquelles aucun e´crivain soucieux de sa renomme´e ne saurait e´chapper, au risque d’eˆtre soupc¸onne´ d’une certaine naı¨vete´, de conservatisme, voire d’ignorance des e´volutions modernes (ou postmodernes) qui ont bouleverse´ de fond en comble le discours intellectuel contemporain. L’ironie ainsi conc¸ue se double ine´luctablement d’auto-ironie : le « Je sais que je ne sais rien » contemporain est brandi pre´ventivement face a` un relativisme ge´ne´ralise´ qui affecte tous les domaines des sciences humaines. Qui plus est, l’acte de l’e´criture n’e´chappe pas a` l’ironie, puisque personne ne saurait de´sormais se mettre a` e´crire sans avoir conscience de son insuffisance et de son irre´me´diable incomple´tude. « Ce n’est pas nous qui disons les paroles, ce sont les paroles qui nous disent »1: cette sentence de Gombrowicz, est aujourd’hui devenu un lieu commun au service d’un certain snobisme intellectuel. Ainsi ane´anti, le « je » e´crivant resurgit sous forme de simulacres, de fausses identite´s, de roˆles et de masques. L’ironie n’e´pargne pas non plus l’acte cre´ateur de l’artiste stigmatise´ a` l’avance par le verdict du de´ja`-vu et du de´ja`-pense´. Enfin, dans une e`re de soupc¸on ge´ne´ralise´e, l’histoire, dont la ve´racite´ n’a d’autres garanties que celles que lui preˆte un discours narratif laissant ne´cessairement la porte ouverte a` la subjectivite´ de son auteur, s’offre e´galement comme une cible ironi-que privile´gie´e. Dans ces conditions, peut-on aujourd’hui e´chapper a` l’ironie ? La re´ponse n’est pas simple. Si l’on conside`re que l’ironie est indissociable de la conscience moderne, elle peut alors surgir la` meˆme ou` l’on s’y attend le moins. En fin de compte, c’est au lecteur, l’instance ultime, qu’incombe la taˆche de la de´pister.

C’est dans ce jeu dialogique entre e´metteur et re´cepteur du texte que je me propose de chercher une re´ponse aux ambiguı¨te´s qui caracte´risent les romans d’Andrzej Kuśniewicz2. Ce choix est dicte´ par plusieurs raisons. Kuśniewicz est

1I to nie my mówimy słowa, lecz słowa nas mówią : W. Gombrowicz, Ślub, acte II in : Iwona księżniczka Burgunda, Ślub, Operetka, Historia, Cracovie, W.L., 1995, s. 171, trad. Yvonne, princesse de Bourgogne, Le Mariage, Paris, e´d. Bourgois, 1982, p. 178.

2Voici les principaux romans qui seront cite´s : Król Obojga Sycylii, e´d. W.L Cracovie, 1976 (1970), trad. de K. Jeżewski et F.-X. Jaujard, Le Roi des Deux-Siciles, Paris, Albin Michel, 1978 ;

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tout a` la fois l’un des observateurs les plus attentifs, mais aussi les plus distants du XXesie`cle, et par ailleurs, l’opacite´ du discours dans son œuvre lui a valu autant d’adeptes que d’adversaires. Accuse´ de plagiat en raison de ses affinite´s avec le nouveau roman et de mauvaise foi a` cause de ses options cosmopolites, ou encore de nihilisme du fait de ses choix « faustiens », la figure empirique de Kuśniewicz est aussi ambigue¨ que le sont ses nombreux avatars textuels. Re´sistant de guerre ou espion au service de la se´curite´ polonaise, diplomate et poe`te, casse-cou sportif et excellent connaisseur de l’art, il s’accomplit finalement dans son œuvre ou` l’e´panchement de l’eˆtre est toujours a` la lisie`re de l’ironie. Sans pre´tendre de´meˆler l’e´cheveau des fils qui se croisent dans ses re´cits, conside´rons ces derniers comme l’un des exemples importants et originaux du phe´nome`ne contemporain de « l’ironisation ».

L’IRONIE DE L’HISTOIRE OU L’HISTOIRE IRONISE´ E

L’ironie est en soi une prise de position, en l’occurrence ici a` l’e´gard de l’Histoire envisage´e non pas au sens me´taphysique de « fatalite´ » cher aux romantiques, mais au sens e´piste´mologique et axiologique. La relativisation du discours historique, a` la suite des travaux de Veyne, Ricœur, White, a estompe´ la diffe´rence entre le re´cit de l’historiographe et celui du romancier. De`s lors, la ligne de partage entre le factuel et le fictionnel est devenue parfois insaisissable, alors meˆme que des diffe´rences profondes subsistent entre les deux types de discours narratif. Ces diffe´rences tiennent essentiellement a` la charge modale du discours : dans un re´cit historiographique, le discours est neutre, alors que dans le roman, et plus ge´ne´ralement dans les textes litte´raires, il est fortement modalise´.

Ces observations pre´liminaires se rapportent particulie`rement a` Kuśniewicz qui s’immerge dans le passe´ tout en gardant ses distances. Il est a` la fois a` l’inte´rieur et a` l’exte´rieur de son re´cit, comme le montre magistralement le de´but du Roi des Deux-Siciles3ou` le discours me´tatextuel propose plusieurs pistes ou hypothe`ses narratives possibles, entre lesquelles le narrateur n’aura plus ensuite Lekcja martwego języka, W.L. Cracovie, 1979, trad. de K. Jeżewski et F.-X. Jaujard, La lec¸on de la langue morte, Paris, Albin Michel, 1981 ; Witraż, Varsovie, PIW, 1980, trad. J. Nowak et D. Autrand, Vitrail, Paris, Albin Michel, 1990.

3L’action du Roi des Deux-Siciles et de la Lec¸on de la langue morte se situe pendant la Premie`re Guerre mondiale, pe´riode qui a inspire´ de tre`s nombreux e´crivains dont Musil, Broch ou Joseph Roth. C’est apre`s avoir e´crit cet article que j’apprends avec joie la publication d’un ouvrage Fictions de la Grande Guerre. Variations litte´raires sur 14-18 de Pierre Schoentjes (Paris, Editions Classique Garnier, coll. « Etudes de litte´rature des XXeet XXIesie`cles », 2009). Le grand spe´cialiste de l’ironie souligne cette fois l’importance du the`me de la Grande Guerre dans la litte´rature con-temporaine.

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qu’a` choisir, arrangeant les e´ve´nements a` son gre´, comme s’il s’agissait d’un jeu. Du coup, s’impose de manie`re fulgurante l’arbitrarite´ de tout re´cit et a fortiori de tout re´cit historique. Voici donc l’incipit du Roi des Deux-Siciles :

On pourrait commencer ainsi : « Il e´tait une fois deux sœurs... » Ou bien :

« le 28 juillet 1914 a`... heures, le moniteur fluvial Bodrog [...] a tire´ le premier coup de feu en direction de Belgrade [...] ».

On pourrait commencer tout autrement :

« Au coin, de la Rue Royale, en face de la boulangerie de Winter Lajos, dans la ville de Fehertemplom [...] ». Et ainsi de suite.

Ou bien encore :

« Apre`s une journe´e tre`s chaude, alors que l’on pouvait enfin respirer avec sou-lagement un souffle un peu plus frais qui naissait du coˆte´ des vieilles glaisie`res dans le Faubourg des Gitans− un cri bref a retenti, puis le silence est retombe´ »4.

Cette ouverture spectaculaire a de´ja` fait le bonheur de la critique : elle permet en effet de suivre de manie`re quasi oculaire la ramification des quatre trames romanesques annonce´es dans ce pre´ambule. Mais on peut aussi l’interpre´ter autrement. En effet, la modalite´ hypothe´tique de la forme « on pourrait » impli-que tout autant le possible impli-que l’impossible. Le narrateur est comme e´tourdi par l’avalanche des possibilite´s qui s’offrent a` lui et dont aucune n’est totalement satisfaisante ou de´cisive.

Cette « manœuvre modale », qui de´bouche donc sur l’ide´e ge´ne´rale de l’impos-sibilite´ d’e´tablir un rapport stable et fiable entre l’histoire des faits et l’histoire narre´e, est profonde´ment ambigue¨. Par le recours a` la parabase, trope par excel-lence classique, Kuśniewicz fait comprendre que son intention n’est pas tant de de´truire l’illusion romanesque, comme on le dit habituellement, que d’authentifier l’histoire. Il est admis de´sormais que l’e´crivain n’a plus a` se soucier de cre´er une distance entre le narrateur et l’histoire narre´e ; cette distance est inse´parable de tout acte d’e´criture et aucun e´crivain d’aujourd’hui n’ignore plus qu’il existe entre le re´el et sa repre´sentation une ve´ritable be´ance ou` s’engouffre l’ironie.

4Można by zacząć tak :

« Były raz dwie siostry− Elżbieta i Bernadeta, oraz ich brat, Emil ». Albo inaczej :

« Dnia dwudziestego ósmego lipca 1914 roku [...] monitor rzeczny cesarsko-królewskiej marynarki “Bodrog” oddał o godzinie... pierwszy strzał w kierunku Belgradu [...] ».

Można było jeszcze inaczej :

« Na rogu Kira´lyi utca, naprzeciw piekarni Wintera Lajosa, istniała w mieście Fehertemplom [...] ». I tak dalej.

Lub :

« W nader upalnym dniu, gdy wreszcie moża było z ulgą odetchnąć nieco chłodniejszym powiewem rodzącym się w stronie starych glinianek na Cygańskim Przedmieściu [...] zabrzmiał krótko krzyk, po czym nastała cisza [...] » (op. cit., pp. 5-6 ; trad. fr. op. cit., pp. 23-24).

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Or, si Kuśniewicz se plaıˆt a` enfoncer des portes depuis longtemps ouvertes, c’est qu’il veut sugge´rer par cet exce`s de pre´cautions apparentes que si la nar-ration peut emprunter les chemins de la fantaisie ou de la « feintise », l’histoire raconte´e, elle, au moins est vraie. Autrement dit, en sacrifiant le vraisemblable, il authentifie l’histoire.

Dans les anne´es soixante, c’est-a`-dire au moment ou` s’e´panouit la cre´ation romanesque de Kuśniewicz, se de´veloppe un de´bat autour de la ve´rite´ en histoire. En 1971, dans Comment on e´crit l’histoire5, Paul Veyne refuse a` l’histoire toute qualite´ scientifique. Et s’il en est ainsi, c’est qu’elle est avant tout « description », et « le nombre de descriptions est infini »6. Ces propos auraient certainement fait la joie de Kuśniewicz qui arrive aux meˆmes conclusions par le biais d’une recherche purement artistique. Mais alors que Paul Veyne, de meˆme que Hayden White ou Paul Ricœur, de´nonce la relativite´ du discours historique en vue de renforcer la vigilance de l’historiographe, les e´crivains contemporains (dont Kuśniewicz) se contenteront de de´jouer ces apories a` l’aide de moyens proprement litte´raires laissant libre cours a` l’ironie.

La diffe´rence est parfois tre`s subtile, surtout lorsqu’il s’agit d’une re´flexion d’ordre ge´ne´ral sur l’Histoire. Comparons a` titre d’exemple la me´ditation de Kuśniewicz avec celle de Magris sur l’e´clatement et l’extinction de l’Empire austro-hongrois.

Voici Magris dans Danube :

Dans le pur pre´sent qui est d’ailleurs la seule dimension dans laquelle nous vivons, il n’y a d’Histoire a` aucun moment il n’y a ni fascisme ni re´volution d’octobre, parce que dans cet infini de temps il n’y a que la bouche avalant la salive, un geste de la main, un regard qui fixe la feneˆtre7.

Et voici un extrait du Roi des Deux-Siciles qui semble lui faire e´cho :

Si l’on arrachait ne fuˆt-ce qu’un e´le´ment, si l’on oˆtait un seul pion de l’e´chiquier, il s’ave`rerait que toute l’image dans son mouvement incessant s’arreˆterait, se figerait. On verrait comme un film ou` la vie serait arreˆte´e. Les gens qui marchent seraient fixe´s sur place, la jambe suspendue au-dessus du sol. Un morceau de tarte espagnole au bout d’une fourchette dirige´e vers une bouche entrouverte dans une vaine attente. Jusqu’a` la cre`me ruisselant de la fourchette, qui resterait fige´e en l’air. Et la bouche demeurerait pour toujours mortellement, absurdement ouverte ?8

5Paul Veyne, Comment on e´crit l’histoire, Paris, Seuil, 1996 [1971]. 6Ibid., p. 22.

7Claudio Magris, Danube, Paris, Gallimard, folio, 1988, p. 54.

8Gdyby wyrwać jeden bodaj składnik, jedną figurę zdjąć z szachownicy, okazałoby się, iż cały obraz w ruchu nieustannym zatrzymałby się i zastygł. Oglądalibyśmy jak gdyby film, w którym zamarło życie : osoby zmierzające dokądś stanęłyby w miejscu z nogą zawieszoną nad ziemią, z kawałkiem hiszpańskiego tortu nadzianego na widelec, niesionego już ku rozchylonym w oczeki-waniu ustom. Lecz niedoniesionego. Nawet krem ściekający z widelca zawisłby w powietrzu. Usta zaś pozostałyby na zawsze martwo i absurdalnie otwarte (op. cit., p. 12 ; trad. pp. 32-33).

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Le premier texte a une valeur indiscutablement gnomique, donc se´rieuse, alors que l’ironie est tout de suite perceptible dans le second. La confrontation des deux textes incite pre´cise´ment a` s’interroger sur les proce´de´s mis en œuvre par Kuśniewicz. Tous les deux concentrent leur re´flexion sur la proble´matique de l’instant qu’ils transposent en immobilisant le mouvement comme sur une photographie prise a` la de´robe´e. Mais l’image de la bouche, de la main ou des yeux, e´voque´e par Magris, porte sur des de´tails dont chacun est une me´tonymie du monde re´el, donc interchangeable avec les autres. Kuśniewicz en revanche grossit le de´tail jusqu’a` la caricature et a` l’effet comique. Mais on sait bien que la caricature, tout comme la parodie, n’est pas suffisante en elle-meˆme a` faire naıˆtre l’ironie. En fait, ici, l’ironie vient de l’intention auctoriale qui irradie comme a` partir d’un foyer, impre`gne le texte et se de´voile progressivement tout au long de la narration.

Chez Magris, le discours est informatif, explicatif, et l’intention marque´e par un se´rieux quasi pe´dagogique. L’homoge´ne´ite´ des phrases assertives assure une unite´ a` sa re´flexion qui est d’ordre philosophique :

Comme Ze´non niait le mouvement d’une fle`che de´coche´e par un arc parce qu’a` chaque instant elle se trouvait arreˆte´e en un point de l’espace et qu’une succession d’instants d’immobilite´ ne pouvait eˆtre conside´re´e comme du mouvement, de meˆme devrait-on dire que ce qui cre´e l’Histoire, ce n’est pas la succession de ces instants dans l’histoire, mais bien plutoˆt les corre´lations et les ajouts apporte´s par ceux qui l’e´crivent9.

Ces affirmations dont la justesse est depuis longtemps ave´re´e par les e´crits de Barthes, Ricœur ou White sont familie`res a` tous les e´crivains d’aujourd’hui. Ecrire l’histoire ne va pas sans ironie, et on ne peut y e´chapper : les uns, les historiographes essentiellement (de ce point de vue, Magris en fait partie), la reconnaissent objectivement et en prennent acte, d’autres (des romanciers pour la plupart) essaient de la de´jouer par une sorte d’ironie a` la puissance deux. A cet e´gard, le cas de Kuśniewicz est exemplaire (notamment dans Le Roi des

Deux-Siciles), ou` il se de´marque nettement du discours se´rieux et va au devant de

ce processus ine´vitable de fictionnalisation que Magris de´signe par l’expression « ajouts et corre´lations ». En effet, Kuśniewicz adopte une attitude foncie`rement ironique a` l’e´gard de sa propre narration ; autrement dit, il se situe de´libe´re´ment au-dela` de l’opposition fondamentale entre ve´rite´ et non-ve´rite´. Prenons l’exemple des deux e´ve´nements par lesquels commence le re´cit du Roi des Deux-Siciles : le premier, l’assassinat de l’archiduc Ferdinand, est un fait historiquement atteste´, donc vrai ; le second, le meurtre d’une gitane, est du ressort de ce que Kuśniewicz appelle « l’histoire prive´e » ; il s’agit donc d’un fait peut-eˆtre vrai, peut-eˆtre faux. Dans un roman traditionnel, le proble`me aurait e´te´ re´gle´ par l’e´tablissement,

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entre l’auteur et le lecteur, d’un pacte romanesque en vertu duquel l’un et l’autre adhe`reraient totalement a` la fiction. Chez Kuśniewicz, non seulement l’entre´e dans la fiction s’ave`re impossible, mais la ve´rite´ historique elle-meˆme est mise en question par des proce´de´s ironiques. On peut constater que le narrateur appre´hende l’histoire en recourant au proce´de´ de la parabase :

Entrons donc sur la pointe des pieds dans le salon qui donne sur le Stubenring et restons la` dans un coin10.

Le choix de la situation (on pourrait meˆme dire « localisation ») du narrateur est capital. L’ironie est possible en effet a` partir du moment ou` le narrateur se tient a` la fois dedans et dehors, en dec¸a` et au-dela` d’une certaine limite. C’est ce que montre cette phrase, puisque le narrateur est aussi bien a` l’inte´rieur et a` l’exte´rieur du texte, dans le pre´sent du re´cit et dans le pre´sent de l’e´nonciation. Il oscille entre identification et distance, sachant que l’ironiste doit partager re´el-lement ce qu’il veut attaquer. Mais il va encore plus loin. Sous pre´texte, comme il le dit, que « l’importance comme l’insignifiance des choses est relative »11, il annonce dans l’un de ses discours me´tatextuels qu’il se sert finalement de cette assertion non pas pour authentifier « les ajouts et les corre´lations » dont parle Magris, mais pour miner ce qui est ge´ne´ralement admis comme vrai. Voici par exemple l’e´pisode qui relate le discours solennel du maire de Sarajevo juste avant l’assassinat de l’archiduc :

Nos cœurs comble´s de bonheur... Notre profonde reconnaissance pour la sollicitude cle´mente et paternelle de Votre Altesse, un nouveau joyau dans la couronne impe´riale sacre´e, la Bosnie-Herze´govine.

Et le narrateur poursuit :

Et c’est alors qu’une grosse mouche velue surgira de derrie`re le rideau suspendu de chaque cote´ des portes aux larges battants grands ouverts, pour tracer un cercle autour de l’hoˆte illustre qui observera ses e´volutions en spirale tout en gardant son se´rieux et en faisant montre de cette se´ve´rite´ bienveillante qui sied aux circonstances sublimes, si bien que les prunelles des yeux suivront le vol exaspe´rant de l’insecte jusqu’a` ce qu’il se pose sur une corniche de la salle d’audience de l’Hoˆtel de Ville de Sarajevo12. 10Wkraczamy zatem na palcach do salonu przy ulicy Stubenringu (Król..., op. cit., p. 18 ; trad. p. 41).

11Ważność i nieważność jest bowiem względna (ibid., p. 6 ; trad. p. 25).

12Serca nasze przepełnione szczęściem... nasza głęboka wdzięczność za miłościwą i dozgonną troskę Waszej Wysokości− o najnowszy klejnot w świętej cesarskiej koronie, Bośnię i Herzegowinę − a wówczas wielka kosmata mucha wyleci spoza kotary wiszącej po obu stronach szeroko otwartych dwuskrzydłowych drzwi i zatoczy krąg wokół dostojnego gościa, który będzie obserwować jej spi-ralne ewolucje, zachowując jednocześnie powagę a nawet dobrotliwą surowość należną podniosłej okazji, tak że tylko jego gałki oczne będą się obracać w ślad za utrapionym owadem, aż ten wreszcie przysiądzie na jakimś gzymsie sali audiencjonalnej sarajewskiego ratusza (ibidem, p. 11 ; trad. p. 32).

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L’effet de surprise pourrait avoir ici une finalite´ purement ludique, mais Kuśnie-wicz continue :

Mais ceci n’aura lieu que dans un instant. Pour le moment la mouche vole encore et le maire en sueur parle en bafouillant. Ce qui doit arriver dans un instant aura lieu ou n’aura pas lieu. Suspens13.

Ainsi, par un simple recul dans le temps, le narrateur transforme ce de´tail de´risoire en e´le´ment de son enqueˆte. Autrement dit, il l’introduit dans la chaıˆne de la causalite´ historique en feignant une attitude scientifique. L’ironie surgit non pas de l’irruption de de´tails infimes et parfaitement accessoires dans l’histoire officielle, mais de la manie`re dont le narrateur installe ces de´tails. Plus loin on peut lire :

Et, comme tout le monde le sait, Son Altesse Impe´riale et Royale interrompra brusque-ment son discours ; [...] l’archiduc, apre`s un court instant, fera signe de la main14.

Si la ve´rite´ historique se trouve ici e´branle´e, ce n’est pas par la mise en question d’un e´ve´nement politique dont la re´alite´ est incontestable, mais par la parodie du discours historiographique : le narrateur fait semblant de s’approcher davantage de la ve´rite´ qu’un historiographe en ajoutant sur le comportement de l’archiduc des de´tails que seul un te´moin oculaire aurait pu relever et qui, du meˆme coup, montrent les limites du pouvoir de l’historien. En outre, la voix du narrateur semble contenir aussi celle de ce te´moin oculaire fictif qui ne sait parler de l’empereur autrement qu’en utilisant les qualifiants impose´s par le protocole, strate´gie verbale a` laquelle s’en s’ajoute encore une autre qu’on peut percevoir dans la re´fe´rence appuye´e a` un savoir partage´ universellement (« comme tout le monde le sait ») visant directement le caracte`re doxal et finale-ment partiel des pre´suppose´s collectifs.

Kuśniewicz renche´rit en instaurant un jeu sur le mode verbal. De`s lors, la fiction se trouve paradoxalement authentifie´e par le doute, par une incerti-tude avoue´e qui simule la since´rite´ et la bonne foi du narrateur. L’introduction d’hypothe`ses (« on peut supposer que... ») prend une valeur ironique, car elle permet a` l’avance d’introduire la re´alite´ au cœur de l’alternative entre le vrai et le faux. On ne peut manquer ici de citer un passage de la fameuse sce`ne qui relate les circonstances dans lesquelles a e´te´ conc¸u Emil, le he´ros tragique du

Roi des Deux-Siciles. La sce`ne est e´voque´e sur le ton de l’impassibilite´ quasi

scientifique :

13Ale to nastąpi dopiero za chwilę. Na razie mucha lata jeszcze, a burmistrz przemawia jąkając się i pocąc. To co się ma za chwilę stać, nastąpi lub też nie nastąpi. Stan zawieszenia (ibidem, p. 11 ; trad. p. 32).

14I jak powszechnie wiadomo, jego Cesarsko-Królewska Wysokość przerwie to przemówienie [...] arcybiskup po krótkiej chwili machnie ręką (ibidem, p. 11 ; trad. p. 32).

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Il semble bien − mais nous n’en sommes pas suˆrs [ce « nous » de´charge encore plus la responsabilite´ du narrateur − M.D.] − que l’avocat, apre`s avoir oˆte´ dans l’antichambre sa redingote noire, ait ne´anmoins garde´ tout le temps sur la teˆte son chapeau melon, qu’il avait oublie´ dans son ardeur amoureuse [...]. On peut supposer, en outre, car nous connaissons assez Maıˆtre R. pour avoir ce genre de soupc¸on, qu’apre`s avoir ferme´ les yeux, il contemplait dans son reˆve, au lieu de sa femme, la charmante serveuse du Prater dans toute beaute´ printanie`re [...] ? Toutes ces circonstances duˆment prises en conside´ration, Emil devint un enfant au caracte`re pour ainsi dire double, car [...] l’e´pouse le´gitime e´treinte par l’avocat ne l’e´tait qu’au sens physiologique du terme et non au sens cache´, essentiel, « psychophysique »15.

Le ton de cette page est inde´niablement humoristique. Mais il tombe dans l’ironie en raison de l’e´cart qui existe entre la fiction elle-meˆme et le se´rieux de la narration. On pourrait redire apre`s Cohen que ce que dit le narrateur n’est pas ici le contraire de ce qu’il pense, mais de ce qu’il dit. Une fois lance´e, la fle`che de l’ironie ne s’arreˆte plus. Dans la perspective du texte entier, la finalite´ auctoriale vise non pas la fiction, mais l’ensemble de pre´suppose´s constituant le soubassement du re´cit. Ces pre´suppose´s renvoient a` la grande histoire qui continue a` subir les assauts de l’ironie. En effet, la dualite´ de la nature d’Emil renvoie non seulement a` l’histoire prive´e du rapport amoureux de ses parents, mais aussi a` la dualite´ de l’empire habsbourgeois dont Emil va devenir une sorte d’incarnation caricaturale. L’audace d’une telle association est cependant trop grande pour que le narrateur s’en charge directement. Il se met au contraire a` distance en imputant la responsabilite´ de ses propos a` son he´ros.

Emil R. songera : Ce double nom du Royaume disparu depuis longtemps contient le germe et le pressentiment de son arreˆt de mort : notre monarchie a, elle aussi, un nom double : austro-hongroise, tout comme la ligne´e impe´riale Habsbourg-Lorraine. Et pour ce qui est d’eˆtre double, moi-meˆme... ? Il interrompra la` sa me´ditation16.

A la fin du roman, Emil s’enroˆle dans le re´giment Beide Sizilien pour trouver un sens a` son existence absurde ; il s’abandonne totalement au destin historique et finit par se donner la mort sans meˆme chercher une forme d’expiation par une

15Wydaje się− tego jednak nie jesteśmy pewni − że mecenas zrzuciwyszy wprawdzie w przed-pokoju czarny surdut, zachował jednak przez cały czas na głowie melonik, o którym w zapale miłosnym zapomniał [...]. Przy tym wszystkim należy domniewywać, znając mecenasa R. na tyle, by powziąć tego rodzaju podejrzenie, iż zacisnąwszy mocno powieki, oglądał w marzeniach miast żony ową uroczą kelnereczkę z Prateru w całej wiośnianej krasie [...]. Wziąwszy pod uwagę wszystkie te okoliczności, Emil stał się dziecięciem o podwójnym poniekąd charakterze [...]. Obejmowana przez mecenasa jego ślubna małżonka była wyłącznie w sensie fizycznym, nie zaś istotnym− psychofizycznym (Król..., p. 16 ; trad. pp. 37-38).

16Emil pomyśli : « obojnakość w nazwie zmarłego przed laty królestwa zawiera w sobie za-rodek, przeczucie i wyrok śmierci ; nasza monarchia jest również obojnaka w nazwie : austro--węgierska, i w rodzie cesarskim habsbursko-lorataryńska− a ja sam... tu przerwie rozmyślania [...] (ibidem, p. 24 ; trad. 50).

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mort he´roı¨que sur le champ de bataille. Dans un roman historique classique, pour qualifier une telle suite de pe´ripe´ties, on ferait appel a` la notion d’ironie du sort. En l’occurrence, il convient plutoˆt d’e´voquer ce que Schoentjes appelle l’ironie de de´nouement, tellement le jeu narratif l’emporte sur la re´flexion existentielle.

L’IRONIE:SOURCE DE NIHILISME OU RE´ PONSE AU NIHILISME GE´ NE´ RALISE´ ?

Les spe´cialistes de Kusniewcz lui ont souvent reproche´ de privile´gier la gratuite´ des effets et le climat de nihilisme qui en re´sulte. Or, l’assassinat de l’archiduc Ferdinand et le meurtre de la gitane fournissent justement l’occasion de re´fle´chir sur ce point. Dans un re´cit oriente´ vers la recherche du « vrai », l’opposition entre les deux homicides inciterait a` un commentaire d’ordre poli-tique et e´thique. Ainsi, visitant le muse´e de l’archiduc Ferdinand a` Vienne, Magris s’arreˆte devant la vitrine ou` est expose´ l’uniforme de l’archiduc tache´ de sang :

Ces taches− dit Magris − nous rappellent aussi que rien ne se passe, que les choses demeurent, qu’aucun moment significatif de notre vie n’est mis aux archives.

Et il ajoute :

Certes, il y a une discrimination injuste meˆme parmi les taches de sang : celles de l’archiduc sont conserve´es sous verre et celles des quatre-vingt-cinq manifestants abattus par la police aux abords du Palais de justice le 17 juillet 1927 ont e´te´ efface´es par la pluie et les pieds des passants, mais meˆme ces taches-la` existent, elles existeront a` jamais17.

Le texte de Magris est loin d’eˆtre ironique ; il aborde une question grave, celle de l’ine´galite´ des chances et de l’injustice. On pourrait a` la rigueur y voir une manifestation de l’ironie de l’histoire (vs du destin) qui de´cide de la diffe´rence entre les grands et les petits de ce monde. Le ton de Magris est empreint de since´rite´, car il est affectivement engage´ dans sa re´flexion. En revanche, chez Kuśniewicz, aucun jugement n’est porte´ sur les faits. Ce ne sont pas les e´ve´ne-ments, quelle que soit leur gravite´, qui sont mis au premier plan, mais la manie`re de les appre´hender, une manie`re qui par nature exclut toute conside´ration « se´rieuse » d’ordre politique ou e´thique.

Et pourtant les romans de Kuśniewicz ne sont ni neutres, ni are´fe´rentiels. Les dilemmes e´thiques surgissent dans ses textes de manie`re oblique et provocatrice, sans qu’il intervienne lui-meˆme pour de´livrer ce qui s’apparenterait a` un message.

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Que la parole serve a` cacher la pense´e, comme le pre´tendaient les libertins, Kuśniewicz en faisait sa devise. Voici un extrait fort significatif d’une interview a` laquelle il a bien voulu se preˆter :

Question : « Vous arrive-t-il de penser au sens de l’existence ».

Re´ponse : « oh, cela non ! Vous ne me prendrez pas a` ce jeu. Je ne suis pas philosophe. J’ai un esprit absolument aphilosophique. Je ne vous dirai rien, car je ne saurais quoi dire. Vraiment. Seul existe le fait que je vis et que j’e´prouve des sensationsfaim, plaisir, froid, chaleur. C’est aussi bien le propre de l’animal que de l’homme. L’animal peut dire la meˆme chose. Mais est-ce que cela a un sens ? Je ne sais pas. Peut-eˆtre »18.

Provocation ostentatoire ou jeu de masques ? Kuśniewicz ne se de´voile jamais. Rappelons qu’a` l’oppose´ de nombreux e´crivains de l’e´poque il n’a pas tenu de journal intime. Les seules traces d’autobiographie intellectuelle qu’on puisse trouver chez lui apparaissent dans son recueil intitule´ Mon histoire de la

litte´rature19 ou` l’auteur fait part de ses gouˆts litte´raires. En premie`re place se trouvent le marquis de Sade, Ce´line, Voltaire ou encore Wacław Rzewuski, conteur savoureux du XIXe sie`cle et traıˆtre renomme´ dont l’œuvre, tre`s conservatrice, a servi de mode`le a` Kuśniewicz pour son ouvrage Me´langes de mœurs20.

Dans son Histoire de la litte´rature, le choix des œuvres, de meˆme que leur pre´sentation n’a encore rien d’ironique ; mais elle peut s’ave´rer telle pour un lecteur qui connaıˆt la situation dans laquelle Kuśniewicz l’a confectionne´e et peut voir une strate´gie dans un assortiment d’œuvres tout a` fait inhabituel21, car la re´ception de l’ironie est historiquement et socialement de´termine´e. Or dans le contexte polonais des anne´es 80 (date de la parution de l’ouvrage), les propos qui allaient a` l’encontre des horizons d’attente des lecteurs de l’e´poque pouvaient eˆtre compris comme ironiques. Kuśniewicz (de manie`re de´libe´re´e ou non) semblait et semble encore aujourd’hui provoquer la conscience collective. Ainsi, lorsqu’il fustige la collaboration22en pensant aux collaborateurs du temps de la Seconde Guerre mondiale, ce jugement apparemment since`re prend une coloration ambigue¨ au regard des faits de collaboration de l’e´crivain avec les services de la Se´curite´ en Re´publique Populaire de Pologne. Faut-il se´parer œuvre et biographie ?

18I nie zastanawiał się Pan nad sensem tej naszej egzystencji ?

− O nie ! Na to pani mnie nie weźmie. Nie jestem filozofem. Absolutnie afilozoficzny umysł. Nie powiem, bo nie wiem. Naprawdę istnieje to tylko, że żyję i wyczuwam− głód, przyjemność, chłód, upał. To jest takie zwierzęce, każde zwierzę może powiedzieć to samo. Ale czy to ma jakiś sens. Nie wiem. Może (« Tygodnik Kulturalny », 24 mai 1987, entretien avec Monika Kuc).

19A. Kuśniewicz, Moja historia literatury, Varsovie, PIW, 1980. 20A. Kuśniewicz, Mieszaniny obyczajowe, Varsovie, PIW, 1985.

21Sur la liste de lectures de Kuśniewcz, a` coˆte´ de Voltaire, se trouvent entre autres Martin du Gard, Horace de Viel-Castel, Dickens...

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A cette question re´currente, il faut certainement re´pondre par l’affirmative, mais face a` l’ironie, il est difficile de s’en tenir a` cette distinction et il semble prudent de se montrer pragmatique. Car, d’une certaine manie`re, la distance ne´cessaire a` tout effet ironique− distance qui pourrait doubler celle qui existe entre l’homme et l’œuvre− se trouve annule´e dans la mesure ou` l’ironie ne se conc¸oit pas sans la pre´sence du lecteur. Comme tous les grands ironistes, en de´pit (ou a` cause) de son retrait par rapport au monde, Kuśniewicz a besoin d’une relation re´active de la part du lecteur, son partenaire dans le dialogue. Sans lui, la tension ironique est tout simplement impossible.

Revenons a` l’œuvre ou` la mauvaise foi de l’e´crivain empirique se transforme en un prodigieux jeu ironique dont la ne´gativite´ est transcende´e par la narration polyphonique. Toute l’œuvre de Kuśniewicz, il faut le rappeler, naıˆt sur des ruines. Ruines du monde de l’enfance dont beaucoup d’ironistes font leur ide´al perdu et au nom duquel le pre´sent se trouve rejete´ ; ruines aussi d’une certaine Europe, avec la conviction profonde que la culture europe´enne vit son de´clin de´finitif. « L’Europe n’a plus la meˆme importance qu’autrefois » avoue-il en e´voquant avec nostalgie la pe´riode d’avant 1914-191626. Toutefois, s’il endosse le roˆle de fossoyeur de son e´poque, il refuse de se laisser aller pour autant a` un discours pathe´tique. L’ironie s’ave`re plus efficace que le sublime. Dans La lec¸on

de la langue morte, roman qui e´voque de la manie`re la plus parfaitement

iro-nique la fin de la culture europe´enne, le lieutenant Kiekeritz, personnage presque moribond, rele´gue´ a` l’arrie`re du front de la Galicie orientale et emporte´ par sa passion de collectionneur, passe son temps a` piller les manoirs incendie´s. Voici un exemple de ses propos :

On aurait pu, si le temps n’avait pas manque´ et que les circonstances avaient e´te´ diffe´rentes, rassembler sans difficulte´ de quoi garnir une ve´ritable galerie d’art ou un riche magasin d’antiquite´s, toute une fortune ! Ne fuˆt-ce que la bibliothe`que, compose´e d’e´ditions princeps du dix-huitie`me sie`cle [...] ou Dieu sait quoi et tout cela est perdu !24

Qui parle ? Le narrateur ou le lieutenant ? Seul le modalisateur « peut-eˆtre » trahit le fait qu’il s’agit de la re´flexion de Kiekeritz. La me´thode est suˆre, il ne s’agit pas d’une simple identification avec le personnage (les romans de Kuśniewicz sont de´nue´s de toute porte´e psychologique), mais d’un de´tachement e´nonciatif de la re´alite´ narre´e, puisque la parole est de´le´gue´e aux personnages sans lesquels la distanciation ironique ne serait pas possible.

23Europa nie odgrywa już tej roli co niegdyś (« Tygodnik Kulturalny », 24 mai 1987, op. cit.). 24Można by było, gdyby czasu starczyło i okoliczności były inne, zgromadzić bez trudu istną galerię sztuki lub zawartość bogatego antykwariatu, cały majątek ! [...] Sama biblioteka złożona z osiemnastowiecznych pierwodruków [...] Bóg wie co, wszystko raz na zawsze stracone (Lekcja martwego języka, op. cit., p. 36 ; trad. p. 76).

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C’est ainsi qu’on pourrait aussi interpre´ter la strate´gie non de´pourvue d’une certaine perversite´ avec laquelle Kuśniewicz vise la conscience collective de l’Histoire. Il s’agit de phe´nome`nes et d’attitudes que Kuśniewicz pre´sente sous un e´clairage qui ne correspond pas a` la doxa e´thique, ide´ologique, ou politique. Cette strate´gie que Kuśniewicz a adopte´e ailleurs dans ses romans, touche a` la provocation. Dans Eroica25, il donne la parole a` un certain Van Valentino, qui avoue avoir adhe´re´ au nazisme et a` Hitler pour e´chapper a` la me´diocrite´. Dans L’Etat d’apesanteur26, le passe´ de Poniński, traıˆtre et libertin, aı¨eul de Kuśnie-wicz, est pre´sente´ avec une tendresse que seuls les liens du sang pourraient expliquer. Dans Le Troisie`me Reich27, le personnage principal est un avocat, ancien de´porte´, qui se spe´cialise dans la de´fense des criminels de guerre, sans qu’on puisse vraiment comprendre les motifs de son choix. Enfin dans Me´langes

de mœurs28, dont l’action se de´roule dans le contexte des anne´es 80, le he´ros, Kazio, ne partage pas l’e´lan d’enthousiasme de la population polonaise exalte´e par le mouvement de « Solidarite´ », mais lisant un article de presse dans « Tygodnik Powszechny », le journal prestigieux de la dissidence polonaise, voila` qu’il se met a` envier l’auteur d’un article manifestement censure´, les points de suspension entre parenthe`ses attestant clairement son appartenance au camp de la dissidence. Et lorsque Kuśniewicz fait allusion a` ce qu’il appelle « la me´moire ge´ne´tique », le miroir re´fle´chissant devient alors une forme d’auto-ironie, car les de´tails savoureux des sagas familiales qu’il y e´voque renvoient le plus souvent a` ses propres souvenirs.

Mais il serait vain d’y chercher la griffe satirique si fre´quemment lie´e a` l’ironie. L’auteur d’une satire se situe manifestement a` distance de sa victime. Dans le cas de l’ironie, il doit partager effectivement ce qu’il attaque ! Chez Kuśniewicz, les inversions de perspectives ne conduisent a` aucun message politique ou ide´ologique pre´cis et si l’en est ainsi, c’est que l’instance auctoriale tend a` se de´layer dans la polyphonie des voix, sans qu’ aucune ne lui corresponde de manie`re de´finitive et absolue. Kuśniewicz ne se cre´e pas de doubles, mais comme il le dit lui-meˆme29, il a un mode de fonctionnement faustien qui lui permet d’e´largir sa liberte´ et de ne plus connaıˆtre de limites morales ou ide´olo-giques. L’ironie naıˆt ainsi dans cet espace d’incertitude qui se´pare Kuśniewicz de ses masques. Prenons l’exemple de Vitrail, avec le personnage de Maurice qui a` bien des e´gards pourrait passer pour un porte-parole de l’e´crivain. Aristocrate

25Eroica, 1964, trad. K. Jeżewski, I.-H. du Bord, e´d., des Syrtes, 1999.

26Stan nieważkości, trad. K. Jeżewski, I.-H. du Bord, L’Etat d’apesanteur, Paris, Albin Michel, 1979.

27Trzecie królestwo, Varsovie, PIW, 1976. 28Mieszaniny obyczajowe, Varsovie, PIW, 1985.

29« Odbicie » rozmowa z A. Kuśniewiczem (« Reflet », entretien avec Kuśniewicz), in : Z. Tara-nienko, Rozmowa z pisarzami (Entretiens avec les e´crivains), Varsovie, Wiedza Powszechna, 1986.

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de´sabuse´, cosmopolite, esthe`te cultive´, raffine´ et pervers, tous ces traits, Maurice les partage avec son cre´ateur, mais pas entie`rement. Le roman se termine en 1940, donc trop toˆt pour qu’on puisse savoir si Maurice sera attire´ par l’ide´e de rejoindre le maquis et s’il s’en montrera capable, comme si Kuśniewicz craignait qu’on puisse l’identifier avec lui-meˆme, avec son action de re´sistant, alors que celle-ci jette justement une lumie`re positive sur sa propre biographie. Il ne faut suˆrement pas y voir un signe de modestie, de fierte´ ou de pudeur. Kuśniewicz a une vision de la litte´rature, qui dans toute sa diversite´ est e´tonnamment homoge`ne et correspond a` un ide´al unique, celui de la suspension des normes de re´ception et de jugement30. De ce point de vue, son œuvre est soumise a` la force re´fle´chissante du double dont la seule finalite´ est non pas de nier la doxa, mais de la de´passer par l’enrichissement des sens. Choisissant des personnages moralement ambigus, il mobilise toute une strate´gie de de´fense en forc¸ant l’instance lectorale a` sortir des ste´re´otypes, a` refuser le ne´gatif et comme le dit encore Schoentjes a` « faire distiller la ve´rite´ a` partir de significations contradictoires »31.

SUR LES RUINES DU SYMBOLISME

En fin de compte, si l’œuvre de Kuśniewicz re´ussit a` e´chapper au nihilisme, c’est graˆce a` la charge poe´tique dont il investit ses textes : on de´couvre alors un autre visage de l’e´crivain, peut-eˆtre le plus vrai. Kuśniewicz a commence´ sa carrie`re comme poe`te et cette sensibilite´ poe´tique impre`gne toute son œuvre, chaque fois notamment qu’il e´voque son passe´, son histoire personnelle, magnifie´e par l’imagination. L’exemple le plus remarquable est offert par Constellations32, un chef d’œuvre de se´re´nite´ apparente qui fait revivre l’amitie´ de cinq adolescents. L’immersion dans la nature, l’explosion d’une sensualite´ de´bordante, tout cela est surprenant chez ce chantre des empires de´chus. La` encore, l’ironie est pre´sente, mais sous un mode inhabituel. Le re´cit est en effet ponctue´ par le nom de quatre marques de chocolat, « Milka », « Velma », « Bittra », « Cacao » e´voquant le temps de l’enfance, mais qui dans la structure du roman sont cense´es marquer les grandes e´tapes sur le chemin de l’initiation a` la vie. On pourrait donc supposer qu’elles vont prendre une valeur symbolique. Or, il n’en est rien. Kuśniewicz ne construit par un monde symbolique, comme le fait par exemple Czesław Miłosz dans Sur les bords de l’Issa, ou` la symbolisation reste la principale strate´gie

visant a` redonner un sens au passe´ de l’enfance33. Le symbole implique en effet

30Pierre Schoentjes, Poe´tique de l’ironie, Paris, coll. « Points/Essais-Ine´dits », 2001. 31Ibidem, p. 319.

32Strefy, Cracovie, W.L., 1972, trad. Ch. Jeżewski, F. Jaujard, Constellations, Paris, Laffont, 1993. 33Dolina Issy, Paryż, Instytut Literacki, 1955, trad. J. Hersch, Sur les bords de l’Issa, Gallimard, 1956.

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une superposition parfaite du signifiant sur le signifie´. Dans un monde symboli-que, la repre´sentation s’identifie a` la substance qu’elle repre´sente. Dans

Constel-lations, ce qui frappe, c’est l’inade´quation : les marques de chocolat sont de

simples mots de passe qui perdent leur caracte`re symbolique pour devenir des alle´gories au sens que leur donne Walter Benjamin : aucune illusion n’est plus possible du moment ou` le temps corrosif se glisse entre le sujet et l’objet. Mais il suffit de faire un pas plus loin (non sans risque) pour que l’alle´gorie (symbole de´construit) se transforme, comme le sugge`re Paul de Man34, en ironie. Une telle identification est riche de conse´quences : l’alle´gorie n’est plus un masque, mais un instrument qui sert a` de´chirer le voile de l’illusion, en faisant apparaıˆtre la be´ance du temps.

Evoquons encore une fois La Lec¸on de la langue morte dont le titre meˆme sugge`re l’e´clatement du monde symbolique. L’histoire du lieutenant Kiekeritz, collectionneur passionne´, qui s’extasie devant des objets couverts de boue et d’excre´ments, aurait e´te´ tout simplement tragi-comique si l’accent n’avait pas e´te´ mis directement sur le de´calage entre les objets de sa collection, simples de´chets d’une civilisation re´volue. Ce de´calage temporel est en soi ironique. Mais Kuśniewicz va encore plus loin. L’ironie qui vise son personnage est re´flexive. Voici un exemple, parmi beaucoup d’autres, qui de´crit l’extase de Kiekeritz devant une statuette de la Diane d’Ephe`se et qui de´borde de sensibilite´ esthe´tique :

La fameuse Diane d’Ephe`se, la plus belle car la plus e´nigmatique. [...] Sur ses le`vres erre un petit sourire ambigu, mi-douceur, mi-de´rision. A moins qu’il ne soit l’indice d’une initiation aux myste`res dionysiaques, d’une alliance avec les forces souter-raines35.

Qui parle ? Kiekeritz ? Le narrateur ? Ou Kuśniewicz lui-meˆme ? L’ironie se cache dans cette ambiguı¨te´ polyphonique ou` l’exaltation ekphrastique de Kuśniewicz esthe`te se confond avec celle du personnage plutoˆt grotesque du lieutenant, traite´ dans le roman avec une ironie implacable, ce qui, du meˆme coup, affecte ine´vitablement la repre´sentation de la de´esse. Autre exemple, celui du vitrail de sainte Agne`s de´couvert par Maurice dans une chapelle de Limoges36. La fascination de Maurice devant la beaute´ d’Agne`s donne lieu a` une envole´e lyrique et fait supposer que Kuśniewicz a pu vivre personnellement une e´motion

34Paul de Man, Allegories of Reading. Figural Language in Rousseau, Nietzsche, Rilke and Proust, New Haven, Yale University Press, 1979.

35Słynna Diana z Efezu− najpiękiejsza bo najbardziej zagadkowa. [...] Na wargach błąkał się dwuznaczny uśmieszek ni to słodyczy, ni to szyderstwa. A może to był znak wtajemniczenia w misteria dionizyjskie, znak przymierza z siłami podziemi (Lekcja martwego języka, op. cit., p. 65 ; trad. p. 139).

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analogue. Mais cette identification, toujours incertaine, est contre´e aussitoˆt par le phe´nome`ne de distanciation : au moment ou` le vitrail e´clate en mille morceaux sous l’effet d’une bombe annonciatrice de l’attaque allemande contre la France, Maurice vit durant un court instant l’illusion d’un miracle en voyant la sainte s’envoler au ciel. L’ironie qui jaillit de cette me´prise est entie`rement a` la charge de Maurice, reˆveur passif flottant entre re´alite´ et irre´alite´.

La remarque qui s’impose est claire : Kuśniewicz s’interdit tout e´panchement direct. De`s que l’e´motion esthe´tique commence a` surgir, elle est aussitoˆt re´prime´e par un regard auto-ironique a` peine perceptible. On pourrait redire avec Paul de Man que l’acte ironique met en œuvre une suite d’actes d’autore´flexion et de de´doublement.

Ces de´doublements auto-ironiques trahissent l’attitude ge´ne´rale de Kuśnie-wicz a` l’e´gard du monde, mais dans son rapport avec l’art ils prennent une acuite´ particulie`re. Kuśniewicz, ancien e´le`ve des beaux-arts, grand connaisseur de tous les muse´es d’Europe, est parfaitement conscient de la gratuite´ de ses propres extases esthe´tiques, alors que dans le monde moderne l’art perd son sens symboli-que. Et dans l’e´criture de Kuśniewicz, le symbole se transforme en alle´gorie, rejoignant ainsi l’aporie du temps. Les alle´gories d’une Diane d’Ephe`se ou de sainte Agne`s re´ve`lent la distance temporelle qui se´pare le moi de tout ce qui est en dehors du moi37.

Ces remarques concernent a` la fois le trope et la vision du monde telle que nous l’appre´hendons dans l’œuvre de Kuśniewicz. C’est pourquoi l’art n’est plus chez Kuśniewicz un univers en soi, il se pre´sente sous l’aspect d’une prolife´ration de vestiges foisonnants qui forment des constellations associatives aussi fascinan-tes que gratuifascinan-tes. D’ou` la fre´quence de projets sans suite : sce´narios inaboutis de Maurice, reˆves inaccomplis d’Emil, fantasmes de Jewhen dans le Chemin de

Corinthe38. De`s qu’ils se heurtent a` la re´alite´ historique, on perc¸oit le grincement de l’ironie. Face a` l’histoire, l’art montre son visage trompeur.

Revenons donc a` Vitrail : alors que des Franc¸ais pe´tainistes s’appreˆtent a` rejoindre Hitler dans sa marche vers l’Est, Maurice de´ploie dans un de ses sce´narios la vision paralle`le du triomphe de Napole´on contemplant Moscou depuis le balcon du Kremlin. Pre´monition que l’histoire allait rendre caduque, mais en 1941 Maurice ne pouvait pas le savoir ! Face a` l’histoire, l’art montre son visage trompeur et peut-eˆtre meˆme pervers. Lucien, son cousin, va se battre du coˆte´ des Allemands par amour pour l’œuvre de Kleist ; enfin, fascine´ par le Corbusier, Ferdinand, le fre`re de Maurice, finit par construire des blockhaus pour les Allemands. Et dans la Lec¸on de la langue morte, la belle Diane d’Ephe`se pousse finalement Kiekeritz au crime. Ainsi, dans les consciences morbides des Europe´ens de´cadents, l’esthe´tique et son reflet tombent dans le pie`ge du ne´ant.

37Cf. Paul de Man, op. cit.

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Faut-il parler de nihilisme ? L’ironie ne fournit pas de re´ponse aussi radicale. Linda Hutcheon39s’interrogeant sur l’e´thos ironique le de´tache entie`rement de l’e´thos aristote´licien. Sa valeur se´mantique (le contraste) est comple´te´e par sa valeur pragmatique qui consiste en une strate´gie d’e´valuation inde´pendante de l’attitude de l’auteur au texte. Le mot grec eironeia veut dire a` la fois camouflage et interrogation. Mais cette interrogation renvoie imme´diatement au contexte pragmatique, a` savoir le contexte commun a` celui qui e´crit et a` celui qui rec¸oit son texte. S’il y a destruction de l’illusion, ce n’est plus uniquement l’affaire du cre´ateur mais aussi celle de l’instance lectorale, et cette destruction est d’autant plus importante qu’elle est toujours historiquement et socialement de´termine´e. L’ironie est possible lorsque les normes communes sont transgresse´es ; l’art se transforme alors en miroir ironique dans lequel se refle`tent non seulement l’histoire, mais aussi la re´alite´ de l’e´nonciateur :

Et c’est ainsi que naissent les homoncules et autres cre´atures diaboliques [...] Eh bien, si l’on bruˆlait, ne serait-ce que les archives que tu es en train d’e´plucher, toi docteur Faust du XXe sie`cle, toute cette accumulation de de´chets de la pense´e

humaine, rassemble´s dans des millions, des dizaines de millions de volumes et de fascicules, de fac¸on a` ce qu’il n’en reste rien et qu’on recommence a` ze´ro ? Ze´ro, ZERO. C’est un beau chiffre tout rond. Il nous faudrait un Erostrate40

dit Maurice, porte-parole de Kuśniewicz, et il ajoute :

ce qui nous nous prote`ge, heureusement c’est notre capacite´ illimite´e a` nous tromper nous-meˆmes41.

Tel est le bilan que Kuśniewicz tire de ses plonge´es dans l’histoire, de la culture, dans les profondeurs de la conscience humaine. Et pourtant ce bilan est loin d’eˆtre univoque. L’ironie la plus efficace est la moins visible. C’est sous les auspices d’une ironie in absentia que Kuśniewicz de´veloppe sa poe´tique et trompe ses partenaires dialogiques autant qu’il se trompe lui-meˆme. Sa manie`re de jouer avec le temps s’inscrit parfaitement dans le concept de rupture en tant qu’attitude moderne, inhe´rente a` l’e´poque, mais incapable de re´ve´ler l’homme qui se cache derrie`re elle. Kuśniewicz de´range, intrigue, mais aussi fascine. Telle est la force perverse de l’ironie.

39L. Hutcheon, Ironie, Satire, Parodie : Une Approche Pragmatique de l’Ironie, in : « Poe´tique », 1981, nr 46.

40I tak rodzą się homunkulusy czy inny diabelski pomiot. [...] Może by przy okazji, dokonać całopalenia ? [...] Bodaj chociażby archiwaliów, nad którymi ślęczysz, Doktorze Fauście dwu-dziestego stulecia, śmietniska myśli ludzkiej nagromadzonej w milionach, dziesiątkach milionów woluminów i skryptów, tak by nic nie zostało, i zacząć od zera. Nul, zero− to ładna, okrągła cyfra. Jakiś Herostrates by się przydał (Witraż, op. cit., p. 364 ; trad. p. 370).

41Chroni nas na szczęście rozrośnięte do wymiarów giganta, uzdolnienie do samookłamywa-nia się (ibid.).

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