TEXTE 1 – David Hume, Enquête sur les principes de la morale, (1991 [1751]) trad. Baranger-Saltel, App.1.
[B]ien que la raison, lorsqu’elle est pleinement secondée et entièrement formée, suffise à nous instruire de la tendance nuisible ou utile des qualités et des actions, elle n’est pas à elle seule, suffisante pour produire le blâme ou l’approbation en morale. (…) Il est facile à une hypothèse fausse de garder quelque apparence de vérité en s’en tenant entièrement à des généralités, en faisant usage de termes indéfinis et en employant des comparaisons au lieu d’exemples. Ceci est particulièrement remarquable 5
dans cette philosophie qui attribue le discernement de toutes les distinctions morales à la seule raison, sans le concours du sentiment. Dans aucun cas particulier, cette hypothèse ne saurait être rendue seulement intelligible, quelque apparence séduisante qu’on puisse lui donner dans des discours ou des déclamations d’ordre général. Examinez le crime d’ingratitude, par exemple, lequel a lieu partout où nous observons d’un côté la bienveillance exprimée et connue, accompagnée de bons offices 10
effectivement accomplis, et de l’autre, en réponse, la malveillance ou l’indifférence, de mauvais services ou de la négligence : faîtes l’anatomie de toutes ces circonstances et examinez, grâce à votre raison seule, en quoi consiste le démérite et le blâme. Vous n’atteindrez jamais aucune issue ni conclusion.
La raison juge soit des faits soit des relations. Cherchez d’abord où est ce fait que nous appelons ici crime, montrez-le, déterminez le moment de son existence, décrivez son essence ou sa nature, 15
expliquez à quel sens ou à quelle faculté il se dévoile. Il réside dans l’esprit de la personne qui est ingrate ; elle doit par conséquent le ressentir et en avoir conscience. Mais il n’y a rien en elle, si ce n’est la passion de malveillance ou l’indifférence absolue. Vous ne pouvez dire qu’elles sont dirigées contre des personnes qui ont précédemment exprimé et manifesté de la bienveillance à notre égard. Par conséquent, nous pouvons inférer que le crime d’ingratitude n’est pas un fait individuel particulier, mais 20
provient d’une complication de circonstances qui, lorsqu’elle est présentée au spectateur, éveille le sentiment de blâme, à cause de la structure et de la composition particulières de son esprit.
Cette représentation des choses, dîtes-vous, est fausse. Le crime, en vérité, ne consiste pas en un fait particulier, dont la raison nous certifie la réalité, mais elle consiste en certaines relations morales, découvertes par la raison de la même manière que nous découvrons par la raison les vérités d’algèbre 25
ou de géométrie. Mais quelles sont les relations, je vous le demande, dont nous parlons ici ? Dans le cas exposé plus haut, je vois d’abord de la bienveillance et des bons offices chez une personne, et ensuite de la malveillance et de mauvais services chez une autre. Entre tout ceci, il y a une relation de contrariété. Est-ce que le crime consiste en cette relation ? Mais supposez qu’une personne ait été malveillante à mon égard et m’ait fait de mauvais coups et que moi, en retour, je sois resté indifférent 30
envers elle ou que je lui aie rendu de bons offices. Voici encore la même relation de contrariété, et pourtant ma conduite est souvent hautement louable. Tournez et retournez cette question autant que vous voudrez, vous ne pourrez jamais établir la moralité sur la relation, mais il vous faut avoir recours aux décisions du sentiment.