Les
images
du
bonheur
cunéiforme
méso
Brigitte Lion (Université de Paris 1 et UMR ArScAn - HAROC)
Bien que l'intitulé du thèm e 4, « Textes et im ages », invite à m e ttre en relation la d o cum enta tion écrite e t iconographique, il ne sera question ici que des images au sens littéraire du terme, des images dans les textes. Une é tude sur des correspondances éventuelles entre l'épigraphie et l'ico n o g ra p h ie serait souhaitable, mais difficile. Il n'existe pas à m a connaissance de travaux sur la question et, d 'u n e fa ç o n générale, il y a peu de recherches consacrées aux sentiments et à leur expression dans le m onde m ésopotam ien1.
J'entends ici le term e im age dans un sens large, com m e c o n c e p tio n du bonheur, sans me limiter aux métaphores. Que sait-on du bonheur, c o m m e n t peut-on le définir à partir des textes, ou c o m m e n t p e u t-o n construire une idée qui s'en a p p ro c h e ? Les difficultés pour répondre à ces questions sont d e divers ordres. Si l'on travaille sur le bonheur, ou sur n'im p orte quelle notion d e c e type, il n'existe pas dans le Proche-O rient an cie n de littérature philosophique, spéculative ou théorique ; aucun texte ne se présente co m m e une réflexion sur une notion particulière, ni ne donne de définition. En outre, une recherche lexicographique montre qu'il existe des termes signifiant « bon » ou « bien », mais pas d e m ot spécifique pour dire le bonheur. Par exem ple les expressions « bien d e la chair » et « bien d e l'intérieur » exprim ent la santé du corps e t la satisfaction d e l'esprit.
Le corpus, celui des textes cunéiformes de Mésopotamie, est évidem m ent b e a u co u p trop vaste
pour être a b o rd é dans son ensemble. Pour restreindre le d o m aine d e recherche, on pe u t exclure l'énorm e masse d e d o c u m e n ta tio n é c o n o m iq u e e t c o m p ta b le , ainsi q u e les contrats aux form ules souvent figées. Inversem ent on p e u t privilégier quelques types d e sources précis, où l'on espère trouver des renseignements sur la question. J'e n prendrai ici trois exemples :
• La littérature exprime une vision du m onde, m êm e si celle-ci est loin d 'ê tre hom ogène p e n d a n t 2500 ans sur une aire géograp hique très vaste.
• Le milieu royal a produit d e nom breux textes, en p a rticu lie r les inscriptions dans lesquelles le souverain exalte ses hauts faits. Elles pe rm e tte n t de voir c e que le m onarque considère com m e essentiel pour lui-même e t pour son pays. Dans le milieu d e la cour, les lettrés qui travaillent pour le roi, ou les fonctionnaires qui lui écrivent, d é v e lo p p e n t des conceptions conform es à celles de leur souverain.
• Pour les individus, et malgré la difficulté de savoir c e q u e signifie l'individualité dans c e typ e de société, la c o rre sp o n d a n ce privée constitue le meilleur c h a m p d'investigation.
Ces trois corpus donne nt des exemples de visions assez diverses du bonheur.
1. L’expression individuelle dans la correspondance
La notion d'individu est difficile à cerner, ca r les hommes du Proche-Orient antique n 'o n t guère laissé d e docum ents tém oignan t d 'u n intérêt q uelcon que
1 M. Jacques a soutenu il y a quelques années une thèse sur l'expression des sentiments en sumérien, mais c e travail est pour l'instant inédit. M. T. Larsen, « A ffe c t a n d Emotion », dans W. H. van Soldt, J. G. Dercksen, N. J. C. Kouwenberg, Th. J. Krispijn (éds.), Veenhof Anniversary
Volume. Studies Presented o t Klaas R. Veenhof on the O ccasion o f his Sixty-Fifth Birthday. Leiden, 2001, p. 275-286, a souligné l'a bsence d e
pour la d éfinition d e l'h o m m e . Les term es qui désignent la personne renvoient en général à des états ou à des parties du corps, internes ou externes, à la vie physique, Ils n 'é v o q u e n t pas une vie intérieure, mais plutôt une réalité concrète. Le corps e t la matérialité d e l'être relient l'individu à ses semblables e t il est rare d e rencontrer l'ho m m e seul, fût-ce spirituellement ; il est toujours montré, il se pense toujours, en société.
Dans un gros article consacré à la vie privée en Mésopotamie, M. Stol traite des âges d e la vie, de la famille, de la sexualité, du travail, du c a d re d e vie2... Il indique dans sa conclusion : « C et essai n 'a pas a b o rd é la question d e savoir c o m m e n t le M ésopotam ien moyen p ercevait sa propre vie. On pourrait penser que d e nombreuses réponses vont se trouver dans les lettres privées, mais leur contenu est décevan t. Recourir à l'a rt du scribe pour écrire une lettre ne valait la peine que si des intérêts financiers é taient en jeu. Dans les lettres, les seuls sujets abordés entrant dans la sphère d e la vie privée sont les plaintes c o n c e rn a n t des revenus insuffisants, les présents liés à des mariages qui se fo n t attendre, etc. Personne n 'a écrit d e lettre d'am our. La m aladie est rarem ent évoquée. » On pe u t ajouter que, lorsqu'il y a recours à des scribes professionnels, ceux-ci peuvent modifier le discours du locuteur, qui d e son c ô té n 'a peut-être pas envie d e to u t raconter à un scribe3...
Les lettres retrouvées à Kültepe (a n tiq u e Kanish), en Turquie, constituent c e p e n d a n t un cas rem arquable . Elles fo n t p a rtie des archives de m archands qui, aux XXe e t XIXe siècles av. J.-C., ont d é ve lo p p é un vaste réseau d e co m m e rce : venus d'Assur, ils ap p o rte n t en Anatolie étain e t étoffes, et établissent des com ptoirs co m m e rcia u x en C a p p a d o ce . Ils m aintiennent un c o n ta c t épistolaire nourri a v e c leurs familles e t leurs partenaires com m erciaux4. Il est possible que certains d 'e n tre eux aient su écrire, c e qui écarterait l'une des objections de M. Stol.
La majorité des lettres co n ce rn e les affaires com m erciales e t leur contenu est utilitaire. On y trouve d e nombreuses inform ations sur la vie
q u o tid ie n n e , mais peu d e sentiments ou de considérations intimes. Toutefois de femps à autre, entre personnes qui se connaissent bien, jaillit une expression plus spontanée, c e qui a permis à M. T. Larsen d e m ener une étude sur l'expression des sentiments e t ém otions dans ces lettres5. Les expressions de sentiments négatifs sont, d e loin, les plus nombreuses. Le verbe « aim er », ra'âm um , est assez rare e t l'exe m ple qu'il en donne est peu e n co u ra g e a n t : une fem m e accuse un hom m e de n'aim er que l'a rg e n t e t de ne pas aimer la maison de son père ! L'hom m e en question s'estime d'ailleurs calom nié par ces propos, On to u ch e ici une limite de c e ty p e d e travail: les gens heureux n 'o n t pas d'histoire et, lorsque des sentiments se manifestent, ils sont souvent malheureux. Il fa u t alors faire une recherche en creux, estimer c e qui est regretté, réclamé, évaluer les sous-entendus... M. T. Larsen suggère en outre q u 'u n c o d e social im plicite interdisait d 'e xp rim e r tro p o u ve rte m e n t des sentiments, surtout déplaisants, Cela n 'e m p ê ch e pas d e trouver assez fréquem m ent des plaintes ou des protestations d e gens qui s'estiment mal traités, floués ou calomniés.
Le vocabulaire familial est très présent dans ces lettres, Il pe u t renvoyer à des relations de parenté entre les participants, mais aussi à des relations d'affaires sans que les correspondants aient des liens d e sang ou d 'a lliance, ca r les rapports personnels au sein des firmes sont pensés sur m odèle de la famille. Et lorsqu'on écrit à son correspondant « tu es mon frère », ou « tu es mon père, tu es mon maître », voire plus rarem ent « tu es mon dieu », c'est en général pour d e m a n d e r quelque chose... Le vocabulaire a ffe ctif est aussi em ployé : « si tu m'aimes, fais telle chose pour moi ! »
C. Michel a consacré un long chapitre aux lettres envoyées ou reçues pa r les femmes des marchands, séparées d e leurs époux du fait des voyages d e ce u x-ci vers l'A n atolie. C 'est évidem m ent là q u 'o n peut trouver une expression plus intime, m êm e si ces « fem m es d'a ffa ire s » consacrent une grande partie d e leurs missives aux préoccupations com m erciales e t financières. Mais leurs plaintes e t leurs protestations sont parfois
2 M. Stol, « Private Life in Ancient M esopotam ia », dans J. Sasson (éd.). Civilizations o f the A n cie n t Near East, I, Peabody, 1995, p. 485- 502 (passage cité: p. 499).
3 Voir ce p e n d a n t les lettres réunies par A. L. Oppenheim , Letters from M esopotamia, Chicago, 1967 : b e a u co u p d e ces lettres ém a n e n t du milieu royal e t co n ce rn e n t les relations internationales, mais l'auteur y présente aussi la correspondance privée.
4 C. Michel, C orrespondance des M archands d e Kanish. Paris, 2001, publie e t co m m e n te d e nombreuses lettres d e marchands. Le d é ve lo pp e m e nt qui suit s'appuie sur c e travail e t les lettres citées renvoient à ce tte édition.
instructives, e t on p e u t y d é g a g e r les attentes suivantes :
- Elles souhaitent que leur travail (la production d'é toffes) soit reconnu e t p a yé à sa juste valeur, et s'offusquent des critiques des maris. Elles craignent d 'ê tre laissées sans ressources, e t se plaignent de leurs difficultés financières.
- Elles rêvent d e prestige social : l'une d'e lle presse son époux d e faire construire une maison, p a rce que le voisin en a déjà construit deux ! (lettre n° 306)
- Elles valorisent une harm onie fam iliale d 'a u ta n t plus difficile à obtenir que tous les liens familiaux sont aussi des liens d'affaires. Malgré les disputes fréquentes, elles aspirent à la paix dans le groupe familial.
- Leurs lettres ne m é nagen t pas les conseils moraux, par exem ple : « Informe Amur-ili : il doit savoir respecter les gens, il ne d o it pas penser q u 'à m anger et à boire, il d o it être un hom m e respectable » (lettre n° 354, cf. aussi lettre n° 352).
- Elles veillent au respect des obligations religieuses e t le cas échéant, elles rappellent à l'ordre leurs époux, qui oublient trop souvent d e faire des offrandes aux divinités (lettres n° 323, 324, 375), Des fem m es é c riv e n t : « Ici, nous consultons les oniromanciennes, les devineresses et les esprits. Le dieu Assur ne cesse d e te prévenir : tu aimes trop l'a rg e n t mais tu méprises ta vie. Ne peux-tu faire plaisir au dieu Assur dans la Ville ? S'il te plaît, dès que tu auras pris connaissance d e c e tte lettre, viens, rends visite au dieu Assur e t sauve ta vie » (lettre n° 348),
M. Stol a écrit qu'il n'y a pas d e lettre d'amour, et c e tte notion m êm e est peut-être anachronique. Mais quelques cas d e déclarations intimes méritent d 'ê tre cités. Une fem m e, Tarâm-Kubi, écrit à son époux Innâya : « Je t'e n prie, lorsque tu auras entendu m a tablette, viens, regarde vers Assur, ton dieu, e t ton dom aine, e t ta n t que je vivrai, que je puisse voir tes yeux » (lettre n° 345). La situation de Tarâm-Kubi, com m e celle de b e a u co u p de femmes de marchands, esf celle d 'u n e épouse esseulée do n t le mari est absent une grande partie de l'année. Une autre lettre, envoyée par un hom m e à la jeune fille qu'il d o if épouser, esf ainsi c o n çu e : « Je f'e n prie, le jour où tu prendras connaissance d e m a lettre, tourne-toi vers ton père, et mets-toi en route avec mes serviteurs. Je suis seul, il n 'y a personne qui me serve ni personne qui dresse la ta b le pour moi. Si tu ne devais pas venir a v e c mes serviteurs, alors j'épouserais dans Wahshushana une jeune fille de Wahshushana. Fais-y attention, et toi et mes serviteurs.
ne vous attardez pas, partez » (lettre n° 397). Malgré le c ô té un peu brutal d e la m enace finale (en épouser une autre, si la jeune fille ne se d é p ê c h e pas d e venir !) c e tte lettre est rem arquable p a rce qu'il s'agit, à m a connaissance, du seul cas où une personne indique les motifs qui la poussent à se marier : le désir d e com pagnie , le besoin d 'a v o ir un foyer et une fem m e qui tienne la maison.
Le bonheur dans la sphère d e la vie privée est d o n c valorisé. Hommes e t femmes sont heureux en co u p le e t en famille, la solitude n 'a jam ais de conn o ta tio n positive. Plus largement, ils souhaitent d évelop per d e bonnes relations sociales, établir une harm onie dans rapports humains : l'ho m m e n'est heureux q u 'e n société, L'im portance d e la prospérité est norm ale dans le milieu des m archands, qui connaissent parfois des revers d e fortune. La thém atique d e la protection divine, courante dans la littérature (textes religieux ou d e sagesse par exemple), est ici exprimée par des individus. Enfin ces deux derniers aspects, la religiosité et l'éthique, sont quasim ent absents d e la co rre sp o n d a n ce entre hommes. Faut-il y voir une sensibilité particulière des femmes ?
Il est aussi possible que les approches du bonheur soient sociologiques e t expriment les valeurs d 'u n groupe au moins a u ta n t que des aspirations individuelles. La com paraison a ve c d'autres groupes sociaux ou professionnels confirm e que c e tte im age n'est pas universelle, co m m e le m ontrent les deux exemples suivants :
Les scribes, les mieux placés pour exalter leur profession, esfimenf b e a u c o u p leur propre travail. Les compositions dites d e l'e-dub-ba, « d e l'é c o le », rédigées en sumérien au d é b u t du IIe millénaire av. J.-C., représentent une auto-célébration par les scribes d e leur difficile m étier e t d e leur habileté à le maîtriser. Ces valeurs ne sont pas pour a u ta n t partagées par l'ensem ble d e la société : certains scribes sont de statut servile ; e t au 1“ millénaire, les intellectuels au service du roi ne s'estim ent pas suffisam m ent récompensés...
Q u a n t aux guerriers e t aux nom ades, ils d é v e lo p p e n t leur propre système d e valeurs qui conjugue l'am o ur de la vie à la dure, d e l'aventure et du grand air, e t le mépris pour la mollesse d e la vie c itadine e t fam iliale6. Le phénom ène est connu, pour les guerriers, par quelques compositions littéraires et par des inscriptions royales, d o n c par un discours
6 B. Lion, « Un idéal d e bonheur atypique, celui des guerriers e t des nom ades », Estudos Orientais 8. A id e a d e fe iicid a d e no Oriente. 2003. p. 13-32.
externe ; pour les nomades, par les lettres de Mari, d o n t certaines é m a n e n t d ire c te m e n t d e chefs nomades. Ces choix sont aux antipodes de c e que valorise tra d itio n n e lle m e n t la littérature de Mésopotamie, qui m et l'a c c e n t sur le confort, les joies de la vie cita d in e e t la sécurité. On voit d o n c que les images du bonheur sont loin d 'ê tre universelles. 2. Les valeurs de la cour : le milieu royal
Beaucoup de travaux historiques concernen t la personne du roi, l'id é o lo g ie royale ou les représentations du pouvoir, du fait d e l'a b o n d a n c e d e la d o c u m e n ta tio n disponible. Depuis le IIIe m illénaire av. J.-C., les rois o n t laissé d e très nombreuses inscriptions, qui donne nt leur titulature7 et leurs hauts faits : tra va u x d e co n stru ctio n 8 et cam pagnes militaires ; ces récits sont plus ou moins développés selon les époques e t le type de source.
Or l'im ag e que le roi donne de lui n 'a rien à voir a ve c le bonheur. Il est aim é des dieux, condition indispensable pour être roi. Il est fort, tout-puissant, guerrier, bon chasseur, parfois savant (Shulgi, Assurbanipal), mais ne se dit jamais heureux : ce tte ca té g o rie ne fa it pas partie des références royales. Le bonheur est-il indigne du roi ? Le roi est-il indifférent au bonheur ? Ou bien est-il obligatoirem ent heureux, puisqu'il a to u t pour cela ?
La satisfaction royale p e u t exister : les am é n a g e m e n ts d e parcs e t jardins royaux par Sennachérib à Ninive correspondent certainem ent à un g o û t particulier d e c e roi. Pour une fois, l'icon ographie s'en fa it l'é ch o . Les paysages de jardins fo n t partie des rares reliefs néo-assyriens qui montrent autre chose que des scènes religieuses, des guerres e t des parties d e chasses. Le jardin d 'a g ré m e n t, construit, fab riq u é , s'oppose au paysage naturel, c a d re des exploits guerriers e t cynégétiques du souverain.
En revanche, le roi a le devoir de faire le bonheur d e son peuple. C ette idée s'exprime selon des thém atiques diverses, toutes très présentes dans les inscriptions royales néo-assyriennes qui constituent
un m orceau d e choix pour l'idéologie royale. On y trouve les considérations suivantes :
- Le roi est l'interm édiaire entre son peuple et les dieux. Choisi par les dieux, aim é d'eux, il doit les é co u te r e t faire leur volonté, d 'o ù la présence à la cour d e devins, exorcistes, etc. Le roi assure ainsi la protection divine à l'ensem ble de son pays.
- L'une des images récurrentes du roi est celle du « bon pasteur » qui fait régner le droit dans son pays9. Le roi est source d e droit, co m m e en té m o ig n e n t les « codes » de lois, mais aussi les édits, et il juge en appel. Il protège les faibles, en particulier les veuves e t les orphelins.
- Le roi fa it la guerre aux ennemis d e l'extérieur e t garantit la paix e t la sécurité à l'intérieur du royaum e. D 'un p o in t d e vue é co n o m iq u e , la prospérité d e l'em pire repose en partie sur les pillages e t les tributs des régions soumises. La représentation du m onde est concentrique, organisée autour du pays d'Assur, e t centripète, toutes les richesses des provinces lointaines d e v a n t co n ve rg e r vers la capitale, cœ u r e t microcosme d e l'empire.
- Le roi est pourvoyeur et responsable d e la productivité du royaume. Il se vante volontiers de ses travaux hydrauliques. C ette thém atique se rattache aussi à celle d e la bienveillance divine : la terre produit p a rce que le roi a su se concilier les dieux. Dès le d é b u t du IIe millénaire, l'é vo ca tio n d 'u n e ère d 'a b o n d a n c e figure dans les inscriptions royales par le rappel d e l'excellent cours des denrées, signe de la prospérité économ iqu e qui a m arqué le règne de tel ou tel souverain. Le tarif des salaires constitue une variation sur c e thème. Il est difficile de se faire une idée e xa cte d e l'é c a rt entre la réalité et ces prix et salaires royaux, mais il est certain que les premiers sont exagérém ent bas e t les seconds rem arquablem ent élevés,
- Le roi est dispensateur d e bonnes choses. Les banquets royaux sont une fa ço n pour lui de montrer son faste e t la réussite économ ique d e son royaume, e t d e faire participer ses invités à c e tte richesse10. La mise en images d e ce thèm e existe : plusieurs reliefs m ontrent les convives en train de m anger et boire, entourés d e serviteurs e t de musiciens.
- Finalement, on a b outit à une im age de la société heureuse sous le bon règne. Elle n'est pas très
7 M. J. Seux, Epithètes royales akkadiennes e t sumériennes, Paris, 1967. C e tte titulature constitue en elle-mêm e un programme. 8 Sylvie Lackenbacher, Le roi bâtisseur. Les récits d e construction assyriens des origines à Tiglath-phalasar III, Paris, 1982 et Le palais sans
rival, Paris, 1990.
9 D. Charpin, « Le bon pasteur: idéologie e t pratique d e la justice royale à l'é p o q u e paléo-babylonienne ». Les moyens d'expression
d u pouvoir dans les sociétés anciennes. Lettres orientales 5, 1996, p. 101-114.
dévelop pée, mais sous-tend un certain nom bre de descriptions du bon é ta t du pays : le peuple doit se réjouir du bon é ta t du royaume. Un d é p la ce m e n t intéressant d e c e m otif figure dans une inscription de Sennachérib, à propos d e ses a m é n a g e m e n ts hydrauliques d e la région d e Ninive : a m é n a g e a n t un parc, il y p la n te des espèces végétales qui s'y d é ve lo p p e n t « mieux que dans leur h a bitat naturel », e t les espèces animales sauvages s'y reproduisent.
Dès q u 'o n abo rd e le discours royal se pose le problèm e d e savoir à qui il s'adresse. La grande m ajorité d e la population ne d o it pas savoir lire, ni s'ap p ro ch e r des lieux où se trouvent ces textes qui va n te n t l'a c tio n royale, à supposer que ces textes soient visibles. Les inscriptions d e fondatio n, par exemple, sont enfouies et ne doivent être lues que par les dieux, ou par le m onarque qui, plusieurs générations après leur enfouissement, les redécouvre à l'occasion des travaux de réfection d 'u n bâtim ent. Les images que véhicule la rhétorique royale ne sont pas fo rc é m e n t p a rta g é e s p a r l'ensem ble d e la population, ni m êm e connues d'elle.
Ce type d e discours est néanmoins maîtrisé et assimilé par ceux qui le rédigent, les scribes qui travaillent pour le roi. Les lettrés d e l'en tourage royal, exorcistes, devins, médecins, courtisans au sens large, p a rticip e n t à leur fa ço n à la production d e ces textes e t d e ces images. Connaissant p a rfa ite m e n t les images susceptibles d e plaire au roi, ils les utilisent en cas d e besoin, ils les renvoient au roi, com m e dans un miroir, dès lors qu'il s'agit d e le flatter pour conserver ses bonnes dispositions. Les travaux de Pierre Villard ont mis en lumière les traits saillants du discours courtisan :
- L'exaltation du roi est perm anente e t le m oindre signe de lui, co m m e la réception d 'u n e lettre, em plit le courtisan d 'u n e joie ineffable. Voir le roi est encore meilleur, puisque cela signifie q u 'o n a accès à sa personne, q u 'o n l'ap proche.
- Les marques de soumission, multiples, vont parfois jusqu'à l'auto-hum ilation. Par exem ple les courtisans recourent à la m étaphore du chien pour se désigner. L'im age est am bivalente : le chien est souvent tenu pour impur, e t le courtisan montre ainsi l'extrêm e distance qui le sépare du roi; mais les qualités du chien, n o ta m m e n t sa fidélité, sont
connues, c e qui lui c o n fè re aussi une valeur positive11.
- Certains courtisans se soucient très précisém ent du bien-être, voire du bonheur du roi. Les médecins, exorcistes e t lamentateurs, chargés de la santé e t du bien-être du roi, insistent b e a u co u p sur c e p o in t12.
Surtout, l'en to u ra g e du roi lui confirm e que le m onde est bien c o m m e il le voit, p a rfa ite m e n t heureux sous son bon règne. Un des meilleurs exem ples s'en trouve dans la cé lè b re missive d'Adad-shum u-usur, exorciste d'A ssurbanipal, qui a va it été disgracié ainsi que son fils Urad-Gula. Dans une lettre p a th é tiq u e , il d é c rit sa situation m alheureuse, o p p o sé e à la jo ie universelle qui m arque l'arrivée au pouvoir du m onarque : « Assur, (le roi des dieux] a prononcé le nom (du roi) mon seigneur pour la royauté d'Assyrie, e t Shamash et A dad, par leur exstispicine fiable, on confirm é le roi mon seigneur à la royauté du m onde. (C 'est) un bon règne, des jours d'é q u ité , des années d e justice, des pluies a b ond antes, une fo rte crue, un m arché favorable. Les dieux vont bien, ils sont très respectés, les temples sont prospères, Les grands dieux du ciel et d e la terre o n t été honorés au temps du roi mon seigneur. Les vieux dansent, les jeunes chantent, les femmes e t les filles se réjouissent e t sont heureuses. Les femmes sont prises en m ariage, on leur m et des boucles d'oreilles. On d o n n e naissance à des garçons e t à des filles. Les a c c o u c h e m e n ts se déroulent bien. Le roi mon seigneur a fa it revivre celui qui é ta it c o u p a b le e t co n d a m n é à mort. Tu as relâché celui qui é ta it en prison. Ceux qui depuis de nom breux jours é ta ie n t m alades o n t guéri, les affam és ont été rassasiés, les desséchés o n t été oints, les nécessiteux o n t é té couverts d e vêtem ents. Pourquoi moi e t Urad-Gula, au milieu d'eux, serions nous inquiets e t déprimés ?... »13 On retrouve là un certain nom bre des thèmes signalés ci-dessus, que le roi aim e à d é v e lo p p e r dans ses inscriptions : protection divine, justice royale, ère d 'a b o n d a n c e , harm onie sociale. Adad-shumu-usur sert d o n c au m onarque les images, ou les clichés, de la société heureuse, mais souligne qu'ici, un détail du tableau, sa disgrâce, vient perturber l'ensemble, Si le roi se m ontre clém ent e t reprend son fils à la cour, l'im ag e sera à nouveau parfaite.
11 P. Villard, « Le chien dans la do cu m e n ta tio n néo-assyrienne », dans D. Parayre (éd.). Les anim aux e t les homm es dans le m onde
syro-mésopotamien aux époques historiques, Topoi Supplem ent 2, Paris, 2000, p. 235-249.
12 P. Villard, « Bien-être du corps e t d e l'esprit d'après la correspondance des exorcistes, m édecins et lam entateurs des Sargonides »,
Estudos Orientais 8. A id e a d e fe licidade no Oriente, 2003, p. 33-60.
Ce genre d 'a rgum entation semble bien rôdé dans l'e n to u ra g e des rois, dès l'é p o q u e p a lé o babylonienne, Plus d 'u n millénaire a va n t c e tte lettre, on trouve des développem ents com parables dans une lettre d e N inshatapada, fille du roi d'Uruk, adressée au roi d e Larsa Rîm-Sîn qui a détrôné son père e t lui a fait perdre sa position d e prêtresse14, ou dans une lettre au roi d e Mari envoyée par un scribe qui se trouve sans e m p lo i15.
3. La littérature : images de la société heureuse La littérature de Mésopotamie, d'expression sum érienne e t akkadienne, constitue un vaste corpus, qui n 'a pas e n co re é té c o m p lè te m e n t é d ité 16. La p lu p a rt des grandes com positions sumériennes o n t été mises par écrit à la fin du IIIe et surtout au d é b u t du IIe millénaires. Parmi ces textes, il existe des traditions fort diverses, selon les cités-États sumériennes d o n t ils sont originaires.
Ce corpus est trop vaste et divers pour être envisagé dans son ensemble, et il n'est pas sûr qu'il s'y tro u ve ra it b e a u c o u p d 'in fo rm a tio n s sur la c o n ce p tio n du bonheur, Ces textes s'intéressent aux origines du m onde, aux exploits des dieux ou des héros, mais les héros, e t m êm e les dieux, n 'y sont pas forcém ent heureux. On pe u t ajouter les prières do n t certaines ont une haute qualité littéraire, ainsi que les textes d e sagesse qui s'interrogent sur la condition de l'hom m e mais le m ontrent plutôt malheureux. Je ne retiendrai ici qu 'u n aspect : la mise en scène des descriptions d e la société heureuse.
Celles-ci ne se tro u ve n t pas dans les descriptions des com m encem ents : les rares récits, d'expression sumérienne, décrivant les origines les présentent co m m e des temps difficiles17. Il n 'y a pas d'« é ta t d e nature » bon e t heureux ; la nature, en
M ésopotam ie, est très m auvaise mère, c e qui correspond d'ailleurs assez bien aux conditions g é o g ra p h iq u e s locales. En re va n ch e la nature am énagée, travaillée par l'hom m e, devient viable. Dans les deux grands récits babyloniens d e la création d e l'hom m e, le M ythe d'Atra-hasîs e t le
Poème babylonien d e la création, celui-ci est créé
pour rem placer les dieux au travail, c'est-à-dire pour entretenir son c a d re d e vie : c 'e s t une nécessité, non une m a lé d ictio n 18,
En revanche, les souvenirs d e bonheur rejetés dans un passé m ythique ou m ythico-historique existent. Ils s'expriment en particulier dans les textes des grandes Lamentations sumériennes sur les villes détruites19, qui m ettent en scène les événements catastrophiques a ya n t co n d u it à la chute d e la IIIe dynastie d'Ur, à la fin du XXIe siècle. Ces compositions littéraires d é ve lo p p e n t la thém a tiq u e du « bon vieux tem ps », perdu e t regretté, sans d oute fortem ent idéalisé. Elles énum èrent to u t c e qui a été perdu e t il fa u t donc, là encore, effectuer un travail en négatif pour dresser le ta bleau d e c e qui est valorisé. Mais ces grands textes s'inquiètent assez peu du sort des hommes. Q uand ils exprim ent une vision de la société heureuse, celle-ci est très stéréotypée, laconique et schém atique. Elle prend p la ce dans un cadre urbain, où ch a cu n d o it o cc u p e r la p la c e correspondant à son sexe et à sa classe d 'â g e . S'il y a de grandes réjouissances collectives, elles sont à peine esquissées.
Un exem ple de c e tte harm onie sociale se trouve dans la M alédiction d 'A g a d e , un texte de la fin du IIIe millénaire a ya n t b e a u c o u p en com m un a v e c les Lam entations sumériennes ; la déesse Inanna, protectrice d e la ville, y attribue à chacun ce qui lui convient : « À ses Anciennes, elle donna les sages avis. À ses Anciens, elle d onna les conseils. À
14 W. W. Hallo, « The Royal Correspondence of Larsa. Ill : The Princess an d the Plea », dans D. Charpin e t F. Joannès (éds.). Marchands,
diplom ates e t empereurs. Etudes sur la civilisation m ésopotam ienne offertes à Paul Garelli, Paris, 1991. p. 377-388.
15 D. Charpin, « Les malheurs d 'u n scribe ou d e l'inutilité d u sumérien loin d e Nippur », dans Nippur a t the Centennial. CRRAI 35, Philadelphie, 1992, p. 7-27.
16 Voir les recueils d e S. N. Kramer e t J. Bottéro. Lorsque les dieux faisaient l'homm e, Paris. 1989 e t d e B. Foster, Before the Muses. An
A nthology o f Akkadian Literature. Bethesda. 1996. Pour la littérature sumérienne, on pe u t consulter sur internet le site d é ve lo pp é depuis 1998
par J. A. Black, G. Cunningham , E. Flückiger-Hawker, E. Robson e t G. Zôlyomi, The Electronic Text Corpus o f Sumerian Literature, Oxford : http://w w w -etcsl.orient.ox.ac.uk/.
17 B. Lion, « Âges d 'o r e t paradis perdus d e la littérature sumérienne », dans V. Pirenne-Delforge e t Ô. Tunca (éds.). Représentations
d u temps dans les religions. Actes d u congrès organisé p a r le Centre d ’Histoire des Religions d e l'Université d e Liège. Bibliothèque de la Faculté
d e Philosophie e t d e Lettres d e l'Université d e Liège, fascicule 286, G enève, 2003, p. 55-73.
18 Dans la Bible non plus, le travail ne constitue pas une m alédiction, puisque d 'e m b lé e Dieu p la ce l'hom m e dans le jardin pour cultiver la terre (Gn 2, 15). C'est la pénibilité du travail qui, par la suite, est une m alédiction (Gn 3, 17-20).
19 B. Lion, « Lamentations », dans F. Joannès (dir.). Dictionnaire d e la Civilisation Mésopotamienne. Paris, 2001, p. 462-463, a ve c bibliographie, e t ci-dessus, n. 17.
ses jeunes femmes, elle donna la danse. À ses jeunes hommes, elle d onna la fo rce aux armes. À ses tout- petits, elle d onna un cœ ur c o n te n t »20. Mais m êm e ces stéréotypes sont assez rares, on connaît plutôt leur im age inversée dans les Lamentations, lorsque la population d e la ville est tuée et les corps mêlés, sans égard au sexe ni à l'âge.
L'équilibre d e l'ensem ble d e la société passe par le bonheur familial, d o n t les mentions sont assez rares. Au Ier millénaire, la Prophétie dite de Marduk indique que : « Le frère aura pitié de son frère, le fils respectera son père com m e un dieu, la fiancée recevra le voile, elle respectera son mari ». Mais une fois encore, c 'e s t dans les situations de désagrégation fam iliale que l'on assiste à la rupture de ces liens, les parents se détourna nt d e leurs enfants, les époux d e leurs épouses. Les m alédictions qui, à la fin des grands traités néo-assyriens, prévoient to u t le mal q u 'e n c o u rt le co n tra c ta n t en cas de rupture d e son e n g a g e m e n t, seraient à étudier systém atiquem ent et on pe u t en relever plusieurs qui font référence à la dislocation d e la famille : « De m êm e qu'un serpent e t une m angouste n'entrent pas dans un m êm e trou pour s'y coucher, mais ne songent q u 'à s'égorger mutuellement, vous e t vos femmes, n'entrez pas dans la m êm e maison pour vous co u ch e r dans le m êm e lit, mais ne songez q u 'à vous égorger m utuellem ent ! ». D'autres vont jusqu'au non respect des morts du groupe familial : « À cause de votre faim, m angez la chair de vos fils », ou encore : « Q ue l'o rg e à m oudre disparaisse de chez vous ; en guise d 'o rge, que vos fils et vos fille m oulent vos os ! », la profanation des sépultures e t des c adavres é ta n t c o m m e une seconde mort, qui interdit au dé fu n t d e trouver le repos dans l'Au-delà. Conclusion
On p e u t ainsi d é g a g e r du bonheur des images assez différentes, selon les dom aines et les corpus où on les cherche. Elles d é ç o iv e n t parfois par leur banalité, mais cela est com préhensible : il n'y a a ucune raison d e chercher chez le « Babylonien m oyen », selon la term inologie de M. Stol (ou le Sumérien ou l'Assyrien m oyen) un idéal original ou exceptionnel. Les descriptions de la société heureuse,
relativem ent rares, semblent privilégier les images d'h a rm o n ie familiale, d e satiété, d 'a b o n d a n c e et cohésion.
Le texte peut-être le mieux connu sur c e que pourrait être le bonheur dans le Proche-Orient ancien figure dans Y Epopée d e Giigamesh. dans sa version p a lé o -b a b y lo n ie n n e (d é b u t du IIe millénaire). Giigamesh, en deuil d e son ami Enkidu e t en quête d e la vie éternelle, arrive aux limites du m onde et y trouve une cabaretière, à qui il raconte son histoire. La fem m e lui répond21 :
«Giigamesh, où cours-tu ?
La vie que tu cherches, tu ne la trouveras pas. Q uand les dieux ont créé l'hum anité,
ils ont assigné à l'hum anité la mort. La vie, ils l'o n t gard é e entre leurs mains. Toi, Giigamesh, que ton ventre soit plein; jour e t nuit, réjouis-toi sans cesse,
c h a q u e jour fais une fête,
jour e t nuit, danse e t joue de la musique. Q ue tes vêtem ents soient purs,
ta tê te lavée, toi-m êm e b a igné d 'e a u ? Regarde le petit qui te tient la main. Q u'u ne épouse se réjouisse sur ton sein. Voilà la tâ c h e (de l'humanité).»
Ce texte exceptionnel m et l'a c c e n t moins sur le bonheur individuel que sur un idéal familial et social, aux antipodes des valeurs héroïques qui ont é té jusque-là d om inante s dans l'é p o p é e . Rien n 'in dique pourtant que Giigamesh se soit par la suite conform é à ces conseils. S'il ne p e u t éviter la mort, c o m m e le p ré d it la ca b a re tiè re , il é ta b lit sa ré p u ta tio n éternelle pa r ses exploits, pa r la construction des murailles d'Uruk, c e qui rejoint le registre d e la geste héroïque. Mais d e sa famille e t de réjouissances, il n'est plus question. Ce passage n 'a d'ailleurs pas été retenu dans la form e « canoniq ue » d e l'é p o p é e telle qu'elle est fixée au Ier millénaire.
20 J. S. Cooper, The Curse o fA g a d e , Baltimore e t Londres, 1983. Dans la cita tio n d e la lettre d'Adad-shum u-usur vue ci-dessus (§2.2.), on trouve l'utilisation consciente d e ces stéréotypes, a ve c un travail d e réécriture : les vieillards dansent, c e qui n'est norm alem ent pas leur rôle, mais indique une liesse exceptionnelle.
21 Sur c e passage, voir T. Abusch, « Gilgamesh's Request a n d Siduri's Denial, Part I. The m eaning of the Dialogue a n d its Implications for tne History o f the Epic », dans M. E, Cohen. D. C. Snell e t D. B. Weisberg (éds.). The Tablet a n d the Scroll. N ear Eastern Studies in Honor o f
William W. Hallo. Bethesda, 1993, p. 1-14 e t « Gilgamesh's Request a n d Siduri's Denial. Part II. An Analysis a n d Interpretation o f an Old