• Aucun résultat trouvé

LE JARDIN DES DÉLICES

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "LE JARDIN DES DÉLICES"

Copied!
14
0
0

Texte intégral

(1)

LE JARDIN DES DÉLICES

Une historienne américaine a écrit très justement : « Les rêves des hommes constituent une partie de leur histoire et ils expliquent beau- coup de leurs actes. » Cette pénétrante observation est la meilleure introduction au nouveau projet historiographique que je présente aujourd’hui. Car les rêves de bonheur ont vocation, eux aussi, comme les peurs et les sentiments de sécurité, à devenir objet d’histoire.

Dans le livre publié récemment et dans mon exposé d’aujourd’hui je m’occuperai seulement du paradis terrestre, en précisant dès mainte- nant que sous la plume des premiers écrivains chrétiens, c’est-à-dire tout de même jusqu’au VIe siècle au moins, le mot « paradis » n’a, sauf exception, que le sens de « paradis terrestre ». Le mot « paradis », par l’intermédiaire du grec paradeisos, vient de l’ancien persan apri-daeza. Il signifiait un verger verdoyant entouré d’un mur le protégeant contre les vents brûlants et desséchants. Car notre paradis terrestre – je ne par- lerai pas de ceux qu’on pu imaginer les Africains, ou les Amérindiens – a été par excellence le rêve des gens du désert qui ne concevaient le bonheur qu’au milieu d’une végétation luxuriante et parfumée s’épa- nouissant grâce à l’abondance des eaux sous un climat à égale distance du trop chaud et du trop froid. Or le texte de la Genèse qui a transmis aux juifs et aux chrétiens l’histoire d’Adam et Ève au paradis terrestre a été conçu par des gens qui avaient connu la cruelle expérience du désert et qui assuraient y avoir erré pendant quarante ans avant d’abou- tir à la terre où coulaient enfin « le lait et le miel ».

Mais si, dans notre civilisation, nous établissons un lien quasi struc- turel entre bonheur et jardin, cela tient aussi à des traditions gréco- romaines avec lesquelles fusionnèrent au moins partiellement, à partir de l’ère chrétienne, les évocations bibliques du verger d’Éden. Trois grands thèmes, dans l’antiquité hellénique et latine, avaient donné l’occasion d’évoquer des lieux de bonheur : ceux de l’âge d’or, des Champs-Élysées et des Îles fortunées. Hésiode, Platon, Ovide décrivi- rent le temps où les hommes – je cite ici Hésiode – vivaient comme des

(2)

8 JEAN DELUMEAU

dieux, le cœur libre de soucis et à l’abri des peines et des misères…

Tous les biens étaient à eux ; le sol fécond produisait de lui-même d’abondantes et généreuses récoltes. Au sujet des Champs-Élysées, Pro- tée au chant IV de l’Odyssée, annonce à Ménélas : « Aux Champs-Ély- sées, tout au bout de la terre, les dieux t’emmèneront chez le blond Rhadamante, où la plus douce vie est offerte au humains, ou sans neige, sans grand hiver, toujours sans pluie, on ne sent que zéphyrs… » Hora- ce enfin fait surgir dans l’Océan les Îles fortunées « où la terre, chaque année, rend à l’homme Cérès sans labour ; où toujours la vigne fleurit sans qu’on l’émonde. L’ours n’y surgit point le soir autour des bergeries ; le sol profond n’y est point gonflé de vipères… ».

Les premiers écrivains chrétiens rejetèrent d’abord ces mythes païens.Mais à partir de IIe siècle, ceux-ci furent progressivement chris- tianisés. Saint Justin martyr, Tertullien, saint Clément d’Alexandrie, enseignèrent que ce que les poètes grecs et latins avaient écrit de l’âge d’or et des Champs-Élysées venait en réalité de Moïse et qu’ils avaient eux, d’une façon ou d’une autre, connaissance du Pentateuque. Les mythes païens venaient donc des récit hébraïques. Cet amalgame fit qu’on para désormais le « jardin des délices » – c’est l’expression qu’emploient constamment les Pères de l’Église – de toutes les beautés de l’âge d’or, des Champs-Élysées et des Îles fortunées. Durant de nom- breux siècles – il faut même dire pendant plusieurs millénaires – les juifs, puis les chrétiens ne mirent pas en doute, à quelques exceptions près, le caractère historique du récit de la Genèse (2, 8-17) concernant le jardin merveilleux que Dieu avait fait surgir en Éden. Je vous rappelle ce texte :

Le Seigneur Dieu planta un jardin en Éden, à lOrient, et il y plaça lhomme quil avait formé. Le Seigneur Dieu fit germer du sol tout arbre daspect attrayant et bon à manger, larbre de vie au milieu du jardin et larbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais. Un fleuve sortait dÉden pour irriguer le jardin. De là il se partageait pour former quatre bras. Lun deux sappelait Pishôn [= « le jaillissant »]… Le deuxiè- me fleuve sappelait Guihôn [= « le bondissant »]… Le troisième sappelait Tigre, il coule à lOrient dAssour. Le quatrième fleuve, cétait lEuphrate.

Certes, quelques esprits perspicaces tels que les juifs Philon d’Alexandrie (+50 après J.-C.) et le chrétien Origène (+252) proposèrent une interprétation allégorique du texte que je viens de vous lire. Mais, dans l’Occident comme dans l’Orient chrétien, les théologiens qui incli- nèrent vers une lecture symbolique du récit relatif au paradis terrestre ne furent qu’une minorité. Saint Augustin notamment, dont l’influence fut immense dans la chrétienté latine, affirma : « Nous devons nous tenir pour avertis […] de ne pas voir là une manière figurée de parler, mais

(3)

LE JARDIN DES DÉLICES 9

le récit de faits réels qui à la fois ont eu lieu et signifient quelque chose d’autre. […] Un fleuve prenait sa source dans l’Éden, c’est-à-dire dans un lieu de délices, et arrosait le paradis, c’est-à-dire tous ces beaux arbres chargés de fruits qui ombrageaient tout le sol de cette contrée. » Pour des générations et des générations de chrétiens occidentaux, ces affirmations de saint Augustin constituèrent des déclarations infailli- bles. Saint Isidore de Séville (+636), qu’on a appelé « le grand instituteur du Moyen Âge », déclara : « Que nos premiers parents aient été placés dans un lieu où une créature ne pouvait leur nuire, où le feu ne brûlait pas, où l’eau ne noyait pas, où les fauves ne tuaient pas, où les épines ne piquaient pas, […] qu’est-ce qui empêche de le penser ? » De même saint Thomas d’Aquin affirma comme saint Augustin : « Ce qui est dit, dans l’Écriture, du paradis se présente à la façon d’un récit historique.

[…] [L’arbre de vie] était bien un arbre matériel, parce que son fruit avait la vertu de conserver la vie. »

À l’époque de la Renaissance et encore au XVIIe siècle, pour la majo- rité des commentateurs de le Genèse, le récit relatif au paradis terrestre devait être pris au pied de la lettre. Luther est formel à cet égard et déclare « les fantaisies d’Origène […] indignes d’un théologien. Origène ne vit pas que Moïse écrivait une histoire ». Calvin n’est pas moins caté- gorique lorsqu’il affirme : « Quant aux allégories d’Origène et de ses semblables, il les faut entièrement rejeter. Car Satan, par une méchante astuce, s’est efforcé de les introduire en l’Église, afin que la doctrine de l’Écriture fut ambiguë et n’eût rien de ferme et de certain. » Pour les Pères du Concile de Trente, la réalité historique du jardin d’Éden cons- tituait pareillement une évidence. Et, au début du XVIIe siècle, le grand théologien jésuite Suarez ne craignit pas de déclarer : « La doctrine catholique est que le paradis que Dieu planta au début fut un lieu ter- restre et que tout ce qui a été dit de sa création doit être entendu au sens propre et littéral. Cette affirmation est de foi et prouvée par l’Écri- ture…»

De telles affirmations permettent de restituer le climat intellectuel dans lequel s’est déroulé le procès de Galilée. Si, comme le prétendait le savant italien, la terre tourne autour du soleil immobile, alors Josué jadis n’avait pas arrêté le soleil. La Bible pouvait-elle contenir des erreurs ? Si Galilée avait raison, encore qu’il ait été par ailleurs un catho- lique convaincu, c’est tout un univers intellectuel qui s’effondrait sous les pieds des théologiens et de beaucoup de chrétiens.

La doctrine du lieu d’attente des justes s’effaça progressivement de l’imaginaire chrétien et fut rejetée officiellement au XIVe siècle par l’Église catholique. Mais persista beaucoup plus longtemps la convic- tion que le jardin d’Éden n’avait pas disparu de la terre, même s’il était

(4)

10 JEAN DELUMEAU

interdit par une muraille de feu et l’épée d’un chérubin. Mais alors où se trouvait-il ? Isidore de Séville, traitant de la géographie de l’Asie, écrit : « Le paradis est un lieu de l’Orient dont le nom traduit du grec en latin a donné hortus… Celui-ci est planté de toutes sortes d’arbres, en particulier d’arbres fruitiers et il contient aussi l’arbre de vie : là le froid et la canicule sont inconnus, l’air est toujours tempéré. »

Saint Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle, aborde, lui aussi, dans la ques- tion 102 de sa Somme théologique, le problème de la localisation du paradis terrestre. Il y invite à penser que « ce lieu est très éloigné des investigations humaines, […] que les fleuves dont on dit que les sources sont connues se sont perdus quelque part dans les terres et ont jailli en d’autres lieux. […] Ce lieu est coupé de notre habitat par certains obs- tacles, soit de montagnes, soit de mers, soit de quelque région brûlante qui ne peut être traversée ». Saint Thomas se demande, comme plu- sieurs autres auteurs, si le paradis terrestre se trouve à l’équateur et il répond prudemment : « Il faut penser qu’il a été placé en un lieu tem- péré, soit à l’équateur, soit ailleurs. » Une excellente synthèse de ce que croyaient les gens du Moyen Âge au sujet du paradis terrestre est don- née par le liégeois Jean de Mandeville, né vers 1300, dont les voyages connurent un grand succès : il en reste 250 manuscrits dont 52 en fran- çais et l’imprimerie en diffusa ensuite 180 éditions en une dizaine de langues. On y lit :

« Paradis terrestre, on dit que cest la plus haute terre du monde, et est en Orient au commencement de la terre. Et est si haute qu’elle touche bien près du cercle de la lune. Car elle est si haute que le fleuve de Noé [= le déluge] ne la put atteindre, qui couvrit toute la terre du monde des- sus et dessous, fors que le paradis, au milieu est la fontaine qui jette les quatre fleuves qui courent par diverses terres […] et dit-on […] que toutes les douces eaux de monde, dessus et dessous, prennent leur naissance de cette fontaine. […] Et sachez que nul […] ne peut allez vers ce paradis ni par terre ni par mer. »

Au début du XVe siècle le cardinal Pierre d’Ailly (+1420) rédigea un ouvrage de géographie, l’Ymago mundi, qui fut plus tard l’un des livres favoris de Christophe Colomb. Pierre d’Ailly y assure :

« Le paradis terrestre […] est un lieu agréable, situé dans certaines régions de lOrient à une longue distance par terre et par mer de notre monde habité ; il est tellement élevé quil touche à la sphère lunaire et leau du déluge ny parvint pas. […] Les eaux qui descendent de cette montagne très élevée forment un très grand lac. […] De ce lac, comme dune source principale, découlent, croit-on, les quatre fleuves du paradis : le Pishôn, cest-à-dire le Gange, le Guihôn qui nest autre que

(5)

LE JARDIN DES DÉLICES 11

le Nil, le Tigre et lEuphrate, bien que pourtant leurs sources paraissent se trouver en divers lieux. »

Christophe Colomb ne manqua pas de donner son opinion sur la localisation du paradis terrestre : et cela dans la relation qu’il écrivit de son troisième voyage (1498) au cours duquel il toucha l’Amérique du sud dans la région du golfe de Paria et de l’embouchure de l’Orénoque.

Découvrant dans cette région une énorme quantité d’eau douce qui se maintenait au milieu de l’eau salée de la mer, il pensa qu’elle ne pouvait provenir que du paradis terrestre, qu’il imagina donc situé dans la zone équatoriale, à une grande altitude et quelque part en amont, en remon- tant l’Orénoque. Il précisait : « Je ne prétends pas dire par là qu’on puis- se se rendre en naviguant jusqu’au point où se trouve cette hauteur […] ; mais je crois que c’est là que se trouve le paradis terrestre, jus- qu’où personne ne peut arriver, si ce n’est par la volonté divine. » Ainsi Christophe Colomb, qui se croyait parvenu aux portes de l’Extrême- Orient, maintenait l’existence continuée et actuelle du paradis terrestre.

Quant à la localisation orientale, longtemps acceptée sans discus- sion, elle explique que beaucoup de cartes médiévales aient placé en haut, non pas le Nord comme nous, mais l’Est. Et non seulement elles plaçaient l’Est en haut mais le plus souvent elles incluaient au sommet de la composition graphique une représentation simplifiée du paradis terrestre, avec les quatre fleuves qui en sortaient et l’image de l’arbre du bien et du mal. En revanche au XVIe siècle les cartes et les mappe- mondes sont, dans leur immense majorité, orientées au Nord et elles ne laissent plus croire que le paradis terrestre existerait encore sur notre terre, quelque part en Orient.

À la conviction tenace que le paradis subsistait toujours sur notre planète dans un lieu devenu inaccessible à cause du péché originel, s’ajouta au cours des âges la durable certitude que ses approches n’étaient pas, elles, hors de portée des humains et que des terres bénies conservaient par leur climat, leurs richesses naturelles, leur faune et leur flore plusieurs attraits et privilèges du jardin d’Éden – et cela pour des raisons de proximité avec lui ou d’insularité, ou pour les deux à la fois.

Le plus célèbre de ces pays fut le royaume du prêtre Jean. Les Latins savaient depuis le début des croisades qu’il existait un souverain chré- tien d’Éthiopie. Le nom de « Jean » serait la déformation française de zan qui désignait précisément l’empereur d’Éthiopie. La qualité de

« prêtre » qui lui était attribuée provenait peut-être de l’ordination dia- conale conférée à ce souverain lors de son avènement. Toutefois, à par- tir de la seconde moitié de VIIe siècle, la localisation de son royaume en Asie éclipsa progressivement la précédente.

(6)

12 JEAN DELUMEAU

Deux traditions pouvaient confirmer la croyance en un royaume chrétien asiatique. On attribuait souvent à saint Thomas l’origine des communautés nestoriennes qui existaient effectivement sur les côtes du Deccan et en Asie centrale et l’on situait son tombeau à Madras. D’autre part, la légende faisait venir les rois mages d’un Orient fabuleux par ses richesses. Le prêtre Jean prit donc figure dans l’imaginaire occidental de souverain chrétien régnant quelque part en « Asie », à proximité du paradis terrestre.

En outre les Latins, installés en Orient depuis la première croisade, sentaient la fragilité de leur situation au milieu du monde musulman. Ils étaient disposés à accueillir toute indication leur laissant espérer qu’un prince régnant en Asie pourrait prendre à revers les puissance musul- manes, notamment celle de Perse. Le terrain était donc préparé pour ce qu’on considère parfois comme « le faux le plus célèbre de l’histoire », à savoir une lettre que le prêtre Jean aurait adressée à l’empereur byzantin Manuel Ier Comnène. Elle avait probablement comme auteur un clerc latin d’Orient et paraît avoir été rédigée aux environs de 1165.

Le pape en eut une copie, elle fut répandue en de multiples manuscrits et traduite en plusieurs langues. Personne, au Moyen Âge, ne mit en doute l’authenticité de ce document.

« Moi, le prêtre Jean, lit-on dans celui-ci (première version), je suis le souverain et je dépasse les rois de la terre entière par les richesses, la vertu et la puissance. […] Notre territoire s’étend de l’Inde ultérieure où repose le corps de saint Thomas jusqu’au désert de Babylone proche de la tour de Babel. » Le roi énumère ensuite les êtres vivants de ce pays extraordinaire où il y a notamment des lions blancs et rouges, des grif- fons, des cyclopes et « l’oiseau qu’on appelle phénix » et qui renaît de ses cendres. Cette terre est traversée par un fleuve qui vient du paradis terrestre, apportant toutes sortes de pierres précieuses. Une forêt pro- duit du poivre en abondance. Au pied d’une montage, une source gué- rit toutes les maladies et redonne le jeunesse – la Fontaine de jouvence.

Dans ce pays bien gouverné « nous ne connaissons, écrit le prêtre Jean, ni le vol, ni l’adulation, ni la cupidité, ni les divisions ». À la guerre, les troupes sont précédées de treize croix d’or et pierres précieuses. Cha- cune est suivie de 10 000 soldats et 100 000 hommes de pied. Le toit du palais royal est semé de saphirs et de topazes. Le pavement est en cris- tal. Les tables qui servent aux repas de la cour sont les unes en or, les autres en améthyste ; les colonnes qui les soutiennent sont en ivoire.

Au sommet du bâtiment se trouvent deux pommes d’or surmontées chacune d’un cristal. Ainsi l’or resplendit pendant le jour et les cristaux pendant la nuit.

(7)

LE JARDIN DES DÉLICES 13

Il est aisé de reconstituer, à partir de ce document, ce qu’était au XIIe siècle l’imaginaire oriental des lettrés d’Occident. Dans cet ailleurs asia- tique mal connu ils situaient, pêle-mêle, une puissance chrétienne qui prendrait l’Islam à revers, un royaume immense proche du paradis ter- restre, la Fontaine de jouvence, du poivre et des pierres précieuses à gogo, un foisonnement d’êtres insolites. Le prêtre Jean y fait figure à la fois de Crésus et de saint et, dans son empire, il n’y a place que pour la vertu.

On crut à cette légende jusqu’au XVIe siècle inclus. Au XIVe siècle circulaient en France des Nouvelles de la terre de Prestre Jehan où l’on trouve l’essentiel de la lettre apocryphe de 1165. Et surtout les voyages de Jehan de Mandeville donnent à nouveau une description, elle aussi fantastique, de ce pays « arrosé par les fleuves qui viennent du paradis terrestre » : royaume où se trouvent rassemblées les merveilles de la création, les richesses de l’univers, la foi chrétienne et une grande puis- sance militaire. Toutefois, à la fin du Moyen Âge et au XVIe siècle, le pays du légendaire roi chrétien est le plus souvent situé à nouveau en Afrique : une localisation qui retrouvera la faveur par l’envoi réciproque d’ambassades latines en Abyssinie et d’ambassades éthiopiennes en Europe et surtout à cause des voyages portugais autour de l’Afrique. Les Portugais, à la fin du XVe siècle et au XVIe siècle, multiplièrent les ten- tatives pour entrer en contact avec le souverain chrétien d’Afrique dans l’espérance, encore une fois, de prendre les musulmans à revers et maintenant par le Sud. Mais, malgré la durable survie d’un nuage de rêve autour du prêtre Jean, le royaume de celui-ci, au début de le modernité, perdit progressivement son caractère féerique.

Ainsi, au cours du Moyen Âge, nos ancêtres crurent à la fois au main- tien sur notre terre du jardin d’Éden devenu inabordable et à l’existence de pays heureux accessibles aux audacieux et conservant des restes désirables du paradis perdu. On prêta à Ceylan des caractères paradi- siaques. Avant que les Îles Fortunées ne deviennent les Canaries, on continua de leur accorder des avantages hyperboliques. On rêva de l’île de saint Brandan, terre bénie, quelque part dans l’Atlantique, dont les habitants ne connaissaient ni la faim, ni la soif, ni le froid, ni la canicule, ni les maladies, ni les souffrances. On chercha l’Ophir de la Bible dont venaient les richesses de Salomon. Au retour de son second voyage (à Cuba et à la Jamaïque) Christophe Colomb annonça au pape qu’il avait trouvé Ophir « et nous l’avons appelée l’Espagnole ». En 1525 le pilote vénitien Sébastien Cabot reçut mission de Charles Quint de naviguer vers l’Ouest et de « découvrir les Moluques, Tarsis, Ophir, Cipangu et Cathay et, par troc, de charger ses navires d’or, argent, pierres précieu- ses, perles, drogues, épices, soies, brocarts et autres choses de prix ».

(8)

14 JEAN DELUMEAU

Cette recherche de sites paradisiaques a joué un rôle non négligea- ble comme incitation aux grands voyages de la Renaissance. L’Améri- que une fois découverte on y chercha l’Eldorado et le pays des sept cités de Cibola. Et les voyageurs, au moins dans un premier temps, cru- rent retrouver dans les pays insolites qui se découvraient à leurs yeux les caractéristiques des terres bénies qui hantaient depuis l’Antiquité l’imagination des Occidentaux. Amerigo Vespucci décrivit les côtes de Surinam et du Brésil en termes empruntés à Ovide – celui de l’âge d’or – évoquant « la terre amène, couverte d’arbres en nombre infini et très hauts, qui ne perdent pas leurs feuilles, répandent des odeurs sua- ves et aromatiques, sont chargés de fruits savoureux, […] les champs remplis de fleurs merveilleuses et parfumées ; l’immense foule des oiseaux d’espèces variées, dont les plumages, les couleurs et les chants défient toute description ». Et le navigateur d’ajouter : « En moi-même je pensais être près du paradis terrestre. » Un religieux écrivait en 1560 au roi du Portugal : « S’il existe un paradis sur terre, je dirais qu’il se trouve maintenant au Brésil. […] Il ne peut vivre qu’au Brésil celui qui veut vivre au paradis terrestre. » Là-bas les Européens découvrirent des fruits – le maracuja et l’ananas – qui, mieux que la pomme, pouvaient avoir tenté Ève. Il y avait des perroquets – ces oiseaux du paradis qui vivent très vieux et qui parlent – et abondance d’émeraudes, l’émeraude étant alors considérée comme un symbole de la vie éternelle.

Si les grands voyages des XVe et XVIIe siècle furent motivés, au moins dans une certaine mesure, par le désir de découvrir des terres paradisiaques, abondantes en toutes richesses, inversement les hommes de la Renaissance durent se rendre à l’évidence : ils avaient fait le tour du monde et ils n’avaient recueilli aucune preuve de l’existence conti- nué du jardin d’Éden. La conviction se généralisa désormais qu’il avait disparu parce qu’il avait été englouti par les eaux du déluge. Luther notamment exprima cette opinion, bientôt acceptée par l’ensemble des protestants. Les catholiques, d’abord plus réticents, l’adoptèrent aussi progressivement.

Mais ce changement dans les attitudes mentales n’entraîna pas une diminution d’intérêt pour le paradis terrestre. Au contraire, celui-ci occupa une place considérable dans les préoccupations des meilleurs esprits des XVIe et XVIIe siècles, mobilisant alors des trésors d’érudition et inspirant plusieurs grandes œuvres poétiques, dont la plus célèbre est le Paradis perdu de Milton (1667). Tant d’érudits, constatait en 1649 un prêtre silicien, auteur d’une Histoire du paradis terrestre, que le nombre des volumes rédigés sur la question est proprement « infini », si bien que « le paradis peut être appelé un labyrinthe plutôt qu’un jardin ». Mais pourquoi ce renouveau d’attention pour le récit de la Genèse ? Tout simplement parce que les deux Réformes religieuses du

(9)

LE JARDIN DES DÉLICES 15

XVIe siècle débattirent passionnément du péché originel. La grande polémique lancée par Luther portait pour l’essentiel sur la question suivante : le péché originel a-t-il totalement pourri la nature humaine ? Luther et Calvin répondirent « oui », de sorte que, depuis lors, l’homme est incapable par lui-même de la moindre bonne action, si Dieu ne substitue pas sa volonté à la sienne. Le concile de Trente était d’accord avec les protestants pour affirmer que le premier homme, après sa transgression, perdit « aussitôt la sainteté et la justice » et encourut alors

« la colère et l’indignation de Dieu et donc la mort […] et, avec la mort, la captivité sous la domination […] du diable ». Mais, contre Luther et Calvin, le concile affirma que le libre arbitre n’avait pas été « éteint » par le péché originel mais seulement « diminué et incliné au mal ».

En raison de ce débat, qui devait ensuite provoquer, à l’intérieur du catholicisme lui-même, les épuisantes discussions sur la « grâce », le péché originel se trouva plus que jamais au centre d’une culture, et le paradis terrestre avec lui. Ils ont été historiquement et théologiquement liés l’un à l’autre. Plus on embellissait le jardin d’Éden, plus on attribuait à Adam et Ève des dons et des privilèges extraordinaires, et plus, par voie de conséquence, on noircissait le péché originel, source de tous les malheurs de l’humanité et de toute les aberrations de la nature. Le grand théologien jésuite Suarez écrivait : « La connaissance du paradis terrestre est importante pour la foi et est nécessaire quand on doit traiter de ce que fut le statut de l’humanité avant le péché. » Plus loin il ajoute, s’agissant cette fois de l’emplacement du jardin d’Éden, « j’estime que cette question ne fait pas partie des choses indifférentes, mais qu’elle est matière de foi ou peu s’en faut ». Le même sentiment et la même logique sont exprimés dans la Treatise of paradise d’un pasteur anglican du XVIIe siècle. C’est seulement, explique-t-il, en considérant « toutes excellences de l’endroit où nous étions avant le péché » que nous pou- vons comprendre qu’« un Dieu si bon et si miséricordieux ait infligé à l’humanité une punition si longue et si grande qui durera jusqu’à la fin des temps ».

Les commentaires de la Genèse, tant catholiques que protestants, furent légion du début du XVIe siècle au début du XVIIIe siècle et ils se voulurent – dans l’esprit du temps naturellement – aussi scientifiques que possible, intégrant toutes les connaissances historiques, géographi- ques et linguistiques de l’époque, mais sans mettre en cause ce postulat fondamental que le récit attribué à Moïse devait pris au pied de la lettre.

Sur cette base, on reprit à nouveau frais toutes les questions, emboîtées les unes dans les autres, que les écrivains de l’Antiquité chrétienne et du Moyen Âge s’étaient posées au sujet du paradis terrestre.

(10)

16 JEAN DELUMEAU

Elles sont notamment reprises et rassemblées dans un livre latin que j’ai mentionné, l’Historia sacra paradisi terrestris d’un obscur prêtre sili- cien du XVIIe siècle, Inveges : ouvrage qui a eu l’avantage pour moi d’être un guide précieux dans la forêt touffue des ouvrages consacrés pendant quinze cents ans à cette problématique compliquée.

À la hauteur de 1650 et à la suite d’Inveges, on peut énoncer les réponses qui étaient alors le plus souvent apportées aux questions que l’on posait sur le paradis terrestre. Et d’abord, au sujet de la localisation, on s’accorda désormais pour penser que le paradis perdu avait dû être créé par Dieu non au fond de l’Asie mais dans le Proche-Orient : c’est- à-dire dans l’Iraq actuel, quelques auteurs penchant toutefois soit pour l’Arménie, soit pour la Palestine. Quant à ses dimensions, beaucoup estimèrent avec le jésuite Suarez qu’il devait « avoir au moins l’ampleur d’un assez grand royaume ». N’oublions pas en effet que, si la faute ori- ginelle ne s’était pas produite, l’humanité aurait dû y tenir. Mais alors comment cela aurait-il pu se faire ? Réponse : le trop plein d’humanité aurait été régulièrement évacué vers le ciel de la vision béatifique. On s’interrogea ensuite sur le moment où situer la création d’Adam. Cer- tains optèrent pour octobre, d’autres pour juillet. Mais pour la plupart se décidèrent pour mars et plus précisément fixèrent l’évènement à l’aurore du vendredi 25 mars pour des raisons de symétrie avec Jésus, le second Adam. C’est en effet le 25 mars que le Saint-Esprit forma le corps du Christ dans le sein de la Vierge.

Mais Adam fut créé non dans le paradis terrestre lui-même, mais dans le pays d’Éden et transféré ensuite dans le jardin des délices. Notre guide silicien, héritier de toute la tradition scolastique, tient pour vrai- semblable que ce transfert eut lieu le même jour, entre neuf et dix heu- res du matin. Que dit Adam durant l’intervalle qui précéda ce transfert ? Il est probable, nous dit-on, qu’il passa son temps à adorer Dieu et à

« philosopher sur la beauté, la variété et l’harmonie du monde » qu’il découvrait. Installé au paradis terrestre, Adam vit venir à lui, amenés par les anges, les animaux, créés eux aussi ce même vendredi. Enten- dez que ne furent présentés à Adam qu’un mâle et une femelle de cha- que espèce noble. Car, estime le jésuite Peira à la fin du XVIe siècle, si tous les animaux avaient pénétré au paradis terrestre, « ils auraient écra- sé et défiguré la beauté du jardin ». « Philosophant » sur la nature de chaque espèce animal et leur « inventant » des noms, Adams eut besoin d’au moins quatre heures : ce qui nous amène aux environs de quator- ze heures. Cette tâche accomplie, « c’est une pieuse conjoncture de penser, écrit notre commentateur silicien, qu’Adam pour manifester à la fois sa domination et son plaisir, aurait appelé à lui les plus beaux ani- maux et les plus charmants oiseaux et les aurait caressés de la main.

Ceux-ci, obéissant à sa voix, se seraient approchés et auraient exprimé

(11)

LE JARDIN DES DÉLICES 17

leur douceur et leur joie en chantant, en volant en remuant les oreilles et la queue » : un spectacle digne d’un dessin animé de Walt Disney.

Fatigué par le difficile travail de nomination des animaux, Adam s’endormit et se réveilla vers seize heures. Ève était maintenant à côté de lui et, affirme Suarez, « sitôt formée, elle fut présentée à Adam et jointe à lui par le mariage ». Cette journée du vendredi fut, on le voit, très chargée. Mais le temps pressait puisqu’il est écrit dans la Genèse que le samedi Dieu se reposa. Au XVIIe siècle les spécialistes ne main- tiennent plus guère la conviction auparavant très répandue, qu’Adam et Ève auraient péché le jour même de leur création. L’opinion devenue la plus commune à l’époque est que nos premiers parents vécurent

« plusieurs jours » au jardin des délices et plus précisément une semai- ne.

Luther, évoquant dans son Commentaire ... de la Genèse les condi- tions merveilleuses du paradis terrestre, assure notamment :

« L’homme [alors] devait boire et manger et les aliments devaient se transformer dans son corps, mais d’une transformation qui n’était pas repoussante comme elle l’est à présent. L’arbre de vie [nous] eût conservé une jeunesse perpétuelle et l’on n’eût jamais ressenti les incommodités de la vieillesse […] il eût [aussi] conservé intact à l’homme le pouvoir d’engendrer et d’accomplir tous ses travaux jusqu’à son passage final de la vie corporelle à la vie spirituelle […]

[Alors] l’amour d’un sexe pour l’autre eût été sans mélange et pur.

L’on eût engendré en toute intégrité, et l’on peut dire que c’eût été par obéissance. Les mères eussent enfanté sans douleur. Et l’on eût pas eut tant de tracas et de peine à élever les enfants. […]

Il est certain que l’attrait mutuel de l’homme et de la femme demeure dans la nature, de même que son fruit qui est la procréation, mais non sans que s’y mêlent les effrayants débordements du désir et les grandes souffrances de l’accouchement. Les époux eux-mêmes éprouvent un sen- timent de honte et de confusion quand ils jouissent des rapports usuels licites, tant est partout présent le mal immense du péché originel. »

Dans ce texte, Luther a résumé de façon saisissante la conception que la chrétienté s’est longtemps faite de la vie paradisiaque au jardin d’Éden et il répond à une question qui a durablement excité la curiosité des théologiens : comment Adam et Ève, s’ils n’avaient pas péché, auraient-ils eu des enfants ? Auraient-ils fait l’amour ? Et comment l’humanité se serait-elle multipliée, si la faute originelle n’était pas intervenue ?

Très tôt ce questionnaire s’est enrichi d’une interrogation supplémentaire : Adam et Ève, avant le péché, eurent-ils des rapports

(12)

18 JEAN DELUMEAU

charnels ? Réponse unanime : ils n’en eurent pas. Saint Jean de chrysos- tome avait affirmé à ce sujet : « Avant la désobéissance, Adam et Ève menaient une vie angélique et on ne parlait pas des plaisirs de Vénus. » Mais cette réponse ne résout pas la question : si le péché originel ne s’était pas produit, comment se serait réalisée la procréation, étant entendu que dans l’état paradisiaque la nudité eût été sans honte et l’accouchement sans douleur ?

Saint Jean Chrysostome, saint Grégoire de Nysse, saint Jean Damas- cène et d’autres avec eux estimèrent que l’humanité aurait alors béné- ficiée d’un statut angélique et que la multiplication des hommes se serait réalisée non par la conjoncture sexuelle mais par création divine.

Dans la Cité de Dieu saint Augustin affirma : « L’époux aurait fécondé l’épouse sans l’aiguillon d’une séduisante passion, dans la sérénité de l’âme et l’intégrité parfaite du corps. […] La semence de l’homme aurait pu être communiquée à l’épouse en lui conservant sa virginité, comme à présent le flux menstruel peut se produire sans nulle atteinte à la virginité. »

Mais la majorité des commentateurs – saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure, Suarez, etc. – se rallièrent à une opinion moins étonnante et conclurent que le plaisir sexuel aurait existé dans l’acte d’amour, mais il aurait été totalement maîtrisé. « La délectation, assure Suarez, aurait été modérée et selon la mesure de la raison. » Toutefois il s’agit là d’un irréel du passé. La faute originelle a eu lieu, et l’on retrouve la question : quand s’est-elle produite ? L’opinion la plus courante, aux XVIe et XVIIe siècle, la situe un vendredi, car, commente notre théologiens silicien,

« tous les Pères [de l’Église] ont dit qu’Adam avait étendu la main vers l’arbre de la science ce même jour de vendredi où le Christ fut attaché à la croix ». Toujours la symétrie entre le premier et le second Adam. Si donc Adam et Ève passèrent une semaine au paradis terrestre, le péché originel fut commis le 1er avril.

Si nous sautons brusquement de 1667, date de la publication du Paradis perdu de Milton, à 1779, année où Buffon édita ses Époques de la nature, nous mesurons combien le regard et le discours des intellec- tuels les plus en vue sur le jardin d’Éden et sur les premiers chapitres de la Genèse se sont modifiés. Durant le siècle qui suit le chef-d’œuvre de Milton se produit un effondrement à la fois de la production littéraire et des travaux d’exégèse se rapportant à Adam et Ève et au paradis ter- restre. L’époque des Lumières apporta en effet une remise en cause pro- gressive du contenu et de la véracité « historique » du début de la Genèse. Tout d’abord l’attention croissante portée aux fossiles conduit à donner à la terre une ancienneté qui ne concordait pas avec la chro- nologie biblique qui situait sa création vers 4 000 ans environ avant

(13)

LE JARDIN DES DÉLICES 19

Jésus-Christ. Buffon, refusant, écrivait-il, de « mêler une mauvaise phy- sique avec la pureté du livre saint », assura que l’histoire de la terre était infiniment plus longue que celle de l’humanité : ce qui ruinait l’appli- cation de la chronologie biblique à l’histoire de la terre. Dans les Épo- ques de la nature, il compta 74 832 ans depuis la formation de notre planète jusqu’à sa température actuelle. Ce calcul nous paraît aujourd’hui timide puisque nous savons que la terre est âgée de 4 mil- lions et demi d’années. Toutefois Buffon, attaqué d’ailleurs par la facul- té de théologie de Paris, avait fait sauter un verrou qui bloquait jusque- là l’étude scientifique du passé géologique et ce verrou était constitué par la lecture littérale des premiers chapitres de la Genèse, considérée comme un ouvrage « historique ». L’âge de la terre, dont on commençait à mesurer l’étendue, tendait à reléguer désormais au rang des mythes la description d’une humanité primitive au statut quasi divin, placée dans un jardin féerique.

En même temps que cette remise en cause naissait l’évolutionnisme en contradiction évidente avec le schéma créationniste qu’on tira pen- dant longtemps de la Genèse prise au pied de la lettre. Lacépède, en 1800, caractérisait bien le nouvel esprit scientifique lorsqu’il invitait à interroger « la nature au nom du temps ». Lamarck, élève de Buffon, constatait en 1810 une tendance fondamentale de la matière vivante vers la complexification et le perfectionnement. Lamarck, remarquons- le, était déiste : « Rien, écrivait-il, n’existe que par la volonté du sublime Auteur de toutes choses : sa puissance infinie n’a-t-elle pas pu créer un ordre de choses qui donnât successivement l’existence à tout ce que nous voyons ? » Il reste que la science en train de naître rompait avec le récit de la Genèse accepté comme vérité historique. Elle reléguait parmi les images d’Épinal la scène touchante au cours de laquelle Adam avait donné « des noms à tous les bestiaux, aux oiseaux du ciel et à tou- tes les bêtes sauvages ».

Le récit de la Genèse au sujet du paradis terrestre n’est pas une légende, mais un mythe. Ce qui signifie qu’il couvre des vérités sous une enveloppe imagée, et notamment trois vérités existentielles : la pre- mière est que nous avons en nous une aspiration incoercible au bonheur ; la seconde est que le bonheur et le péché sont fondamenta- lement incompatibles ; la troisième, que le péché vient du fond des âges. En revanche personne, sauf des fondamentalistes attardés, ne peut plus sérieusement prendre au pied de la lettre les premiers chapi- tres de la Genèse. Nous devons constater avec Teilhard de Chardin qu’il n’existe « pas le moindre vestige à l’horizon, par la moindre cicatrice, indiquant les ruines d’un âge d’or ou notre imputation d’un monde meilleur ».

(14)

20 JEAN DELUMEAU

Nous savons que l’humanité remonte très loin dans le temps – peut- être trois millions d’années. Il est dès lors impossible d’imaginer que les premiers êtres humains, encore balbutiants, disposant seulement d’un embryon de liberté, aient pu commettre une faute de dimension vérita- blement cosmique telle que Dieu les aurait ensuite punis et avec eux leur descendance, par la souffrance, la mort, voire l’enfer, si la Rédemp- tion n’était pas intervenue pour sauver un certain nombre d’élus. Une telle doctrine est devenue inacceptable par notre époque. Pourtant on a enseigné durant des siècles la théologie de la culpabilité héréditaire, que Pascal a résumée dans la formule accablante : « Il faut que nous naissions coupables, ou Dieu serait injuste. »

Le bon sens invite à penser, en accord avec ce que la science nous apprend de l’évolution, que le bien et le mal ont fait boule de neige au cours de l’histoire au fur et à mesure que les êtres humains acquéraient plus de liberté et donc plus de responsabilités. Déjà saint Théophile d’Antioche et saint Irénée, deux évêques qui écrivirent à la fin du IIe siècle, avaient affirmé d’Adam et Ève qu’ils restaient « comme des petits enfants » et qu’ils avaient « accueilli la désobéissance par inadvertance et non par malice ». Il me paraît impossible aujourd’hui, avec le recul du temps, de voir les choses autrement ; ce qui d’ailleurs rejoint la tra- dition vétéro-testamentaire. Celle-ci n’accorda aucune importance à l’histoire d’Adam et Ève qui n’apparaît pas ailleurs que dans la Genèse.

Toute la bible en revanche – Ancien et Nouveau Testament ensemble – met l’accent sur l’alliance entre Dieu et son peuple, alliance élargie par Jésus à l’humanité entière. Le mot « Testament » ici signifie précisément

« alliance ».

Ainsi péché originel et paradis ont été étroitement liés. La dramati- que théologie de la chrétienté occidentale ne s’explique que par une majoration hyperbolique des beautés du jardin d’Éden et des avantages inouïs concédés par Dieu à nos premiers parents. Le mythe du paradis terrestre « compris comme un reportage historique » (formule de Karl Rahner) était devenu un dogme d’où découla une image noire de l’homme et de Dieu. Nous ne croyons plus aujourd’hui qu’un paradis terrestre a existé sur terre. Mais est-ce un mal si, par voie de conséquen- ce, nouss ne culpabilisons plus à l’excès l’humanité balbutiante des ori- gines et si cette disparition du jardin enchanté fait aussi s’effacer l’image répulsive d’un Dieu en colère, qui n’aurait créé l’homme que pour le punir dès sa naissance ?

Jean DELUMEAU Professeur au Collège de France

Références

Documents relatifs

Nous nous trouvons donc en face d’un modèle iconographique proche des Danses macabres, révélateur d’une psychomachie sous-jacente, notable non seulement, comme

- Examen ophtalmologique (vision couleurs et champ visuel) - Examen ophtalmologique (vision couleurs et champ visuel) - Radiographies de thorax. +/- Bactériologie (recherche de BAAR)

3°) Une équipe est définie ici comme la liste des joueurs ayant participé au match. Par conséquent, le nombre d’équipes possibles est la somme des nombres d’équipes possibles

Mais c'est aussi la prise de conscience de devoirs, d'une responsabilité : agir localement parce qu'on n'a aucune excuse de ne pas le faire, ou de le faire mal, parce que localement

Certains consommateurs sont devenus attentifs à la dimension « équi- table » de leurs aliments : ils souhaitent une rémunération et des conditions de travail dignes pour les

Bourdage crucifié sur son toit» (p. Le comique cache généralement des réalités moins drôles qu'il ne le montre. Dans cette perspective, il peut être perçu comme

Avant de venir au monde, nous sommes de l'énergie masculine et féminine, en naissant nous pouvons nous perdre dans le labyrinthe mais les statues, les allées, les signes sont là

Cette considération n'arrêtant pas saint Augustin, il affirme que, pour faire le bien, Adam avait effectivement besoin de l'aide de la grâce, mais elle était subordonnée à