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Les frontières du jardin chez Rousseau

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Frontières du jardin chez Jean-Jacques Rousseau

Cristiana Oghina-Pavie – CERHIO UMR 6258 - Université d’Angers

Le jardin se définit, littéralement, comme étant un espace clos. Même invisible de prime abord, comme dans le jardin d’Eden, la clôture marque les frontières d’un lieu dont l’homme prend possession et soin. Dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, les limites du jardin sont parfois idéalement effacées, quand il présente le paysage de la Suisse comme un grand jardin ou bien quand il accorde à Émile la Terre comme cabinet d’étude et le monde entier comme jardin. Ces figures rhétoriques ne font que souligner le caractère exceptionnel et utopique d’un jardin sans clôture.

Peuplé de végétaux, mais dépendant du travail et de l’aménagement que le jardinier lui impose, le jardin est un espace de nature humanisée. Il prolonge le foyer, offre nourriture et repos à ses propriétaires, tout en accueillant le regard ou la promenade des visiteurs. C’est une frontière entre soi et le monde. Pour interroger cet espace intermédiaire, nous proposons une lecture du jardin à travers les végétaux évoqués par Rousseau. Nous avons choisi trois exemples qui illustrent les frontières du jardin. D’abord, nous nous intéresserons à la fonction éducative du jardin, par l’expérience de la culture des végétaux. Ensuite, les jardins de Sophie et de Julie nous permettront de saisir la fonction réflexive d’un lieu aménagé comme un miroir de ces deux personnages féminin. Nous franchirons enfin les limites du jardin, pour explorer la passion de Rousseau pour la botanique.

Le jardinage d’apprentissage

Dans le Livre II d’Émile, le jardin est le décor d’un apprentissage fondamental, celui de la propriété. Il est important, selon Rousseau, que cette notion soit liée à une chose, principe fondamental de l’éducation, visant à ouvrir l’enfant sur des repères stables et réels du monde qui l’entoure1. Il ne peut pas apprendre ce qu’est la propriété par les choses dont il dispose et qui lui ont été données, comme les meubles, les jouets, les vêtements car ces choses ont appartenu à une autre personne auparavant. Cette antériorité rendrait dépendant le sentiment de propriété des mots, de la parole de celui qui donne à l’enfant l’objet. Elle habituerait l’enfant à désirer et à réclamer de plus en plus de choses et à les considérer comme 







1 Luca Paltrineri, Eduquer et gouverner : les conditions de possibilité de l’éducation politique, dans Anne-Marie Drouin-Hans et ali (sous la dir.), L’Émile de Rousseau : regards d’aujourd’hui, Hermann, 2013, p. 363.

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lui appartenant car « c’est une disposition naturelle à l’homme de regarder comme sien tout ce qui est en son pouvoir2 ».

L’endroit choisi pour l’apprentissage de la propriété est le jardin et la leçon n’est pas verbale, mais une leçon d’expérience. Rousseau suppose que l’enfant, ayant vu labourer, semer, cultiver des légumes, demandera spontanément à son tour de jardiner. Conformément aux principes appropriés à cette période de l’enfance, ce n’est qu’à la demande de l’enfant que le gouverneur l’accompagne, et de bonne grâce, dans une activité pour laquelle il exprimerait lui-même le désir. Le gouverneur ne s’oppose pas au désir que manifeste Émile de jardiner, au contraire, il le conforte et l’aide pour les travaux qui nécessitent une force physique : « je deviens son garçon jardinier ; en attendant qu’il ait des bras, je laboure pour lui la terre ; il en prend possession en plantant une fève ; et sûrement cette possession est plus sacrée et plus respectable que celle que prenait Nuñez Balboa à l’Amérique méridionale au nom du roi d’Espagne, en plantant son étendard sur les côtes de la mer du Sud3 ».

La fève qui pousse est donc une conquête, un lien véritable et visible que tisse l’enfant avec le monde. Cette prise de possession se fait dans l’effort puisqu’il faut tous les jours arroser la fève pour la voir grandir. Le gouverneur augmente la joie de l’enfant en lui disant solennellement : « ceci vous appartient ». Pour qu’une chose lui appartienne, l’enfant apprend qu’il doit non seulement la posséder, mais investir en elle sa peine, son travail, son temps ; elle lui appartient au prix d’une partie de sa personne. La propriété est donc un échange entre l’individu et le monde. Le gouverneur accepte que le jeune Émile investisse aussi affectivement4 la plante. Il a le sentiment de la posséder au point de la comparer à une partie de son corps puisqu’il peut, dit le gouverneur, « la réclamer à quiconque, comme il pourrait retirer le bras de la main d’un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui5. » La leçon ne se résume cependant pas à faire naître ce sentiment de propriété, qui est celui de faire corps avec les choses. Il faut aussi confronter Émile à l’expérience de l’injustice : l’enfant doit comprendre qu’il peut perdre la propriété. « Un beau jour il arrive empressé, et l’arrosoir à la main. Ô spectacle ! ô douleur ! toutes les fèves sont arrachées, tout le terrain est bouleversé, la place ne se reconnaît plus. Ah qu’est devenu mon travail, mon ouvrage, le doux fruit de mes 







2 Rousseau, Émile, Œuvres complètes, Edition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marecel Raymond, Bibliothèque de la Pléïade, Paris, Gallimard, 1969, III, p. 314. (Ci dessous, O.C., III)

3 Id. p. 331.

4 Celine Spéctor, « Mais moi je n’ai point de jardin » : la leçon sur la propriété d’Émile », Claude Habib (dir), Eduquer selon la nature. Seize études sur Émile de Rousseau, Éditions Desjonquères, 2012, p. 31.

5 Ibid.

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soins et de mes sueurs ? Qui m’a ravi mon bien ? Qui m’a pris mes fèves ?6 ». Dans la description de cette scène, le sentiment d’injustice est de plus en plus démonstratif : l’enfant passe de l’amertume au gémissement et aux cris. Concentré d’abord sur soi-même (« mon bien »), il s’y détache, pour se préoccuper de l’autre (« qui m’a pris … ? »).

Le coupable est le jardinier Robert, que le gouverneur appelle sur les lieux. Le jardin devient dès lors le lieu d’une confrontation entre le sentiment de l’enfant et les règles de la société. Le jardinier cultive la terre que son père a travaillée et amendée (« bonifiée ») avant lui. Il la possédait et avait semé des melons avant qu’Émile ne s’en empare. En plantant ses fèves, l’enfant a détruit le travail du jardinier. Le dialogue entre Robert et Émile soulève progressivement la question de la complexité de la notion de propriété. Elle est abordée en termes juridiques : le droit issu du travail, l’antériorité, l’appropriation, l’usurpation. Elle est également abordée en termes sociaux : la rareté des terres (« il n’y a plus de terre en friche »), la force employée pour en conserver l’usage, le respect de la propriété de l’autre (« Personne ne touche au jardin de son voisin ; chacun respecte le travail des autres afin que le sien soit en sûreté. »). Elle pose aussi un autre principe fort : dans les faits et dans le droit, la propriété est source d’inégalité7. « Mais moi je n’ai point de jardin » dit Émile et la seule issue pour satisfaire son nouveau goût pour le jardinage est de se soumettre à un contrat avec Robert « Qu’il nous accorde, à mon petit ami et à moi un coin de son jardin pour le cultiver, à condition qu’il aura la moitié du produit ».

Pour illustrer cette leçon, Rousseau choisit l’exemple de deux plantes symboliques.

Pour sa première expérience de jardinage, Émile cultive des fèves. Ce sont des légumes réservées aux paysans les plus pauvres et aux bagnards. Les fèves sont des légumes de garde, le dernier recours pendant les plus mauvaises saisons, répondant ainsi à une culture alimentaire de la peur de la faim. En revanche, Robert cultive des melons, fruits aristocratiques, sucrés, aqueux, fondants et fragiles. Les melons reflètent le goût des élites pour les produits les plus délicats du jardin, dont la culture exige la maîtrise de l’art du potager, et leur dédain pour les légumes secs et plus précisément pour les fèves. La consommation des melons, comme celle des petits pois, des poires ou de figues et d’autres fruits et légumes frais, ne se préoccupe pas de leur caractère nourrissant8, mais de leur goût et de leur délicatesse. « J’avois semé là des melons de Malthe dont la graine m’avait été donnée 







6 Rousseau, O.C. III, p. 331.

7 Blaise Bachofen « Une « robinsonnade » paradoxale : les leçons d'économie de l'Émile », Archives de Philosophie 1/ 2009 (Tome 72), p. 75-99

URL : www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2009-1-page-75.htm.

8 Florent Quellier, Histoire du jardin potager, Paris, Armand Colin, 2012, p. 55.

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comme un trésor, et desquels j’espérais vous régaler quand ils seraient murs ; mais voilà que, pour y planter vos misérables fèves, vous m’avez détruit mes melons déjà tout levés et que je ne remplacerai jamais9. » Qui plus est, les melons semés par Robert ne sont pas n’importe quels melons. Les graines sont un trésor et elles sont irremplaçables parce qu’il s’agit d’une variété particulière de melon, qu’il nomme de Malthe, dont il connaît la provenance et le prix.

Les melons du jardinier sont ici la marque la plus évidente de la distinction d’un potager aristocratique, opposés aux fèves les plus modestes cultivées par Émile. L’ordre social se trouve donc renversé. L’enfant, riche par sa famille, ne possède rien, son apprentissage se fait dans l’humilité, tandis que le jardinier détient la terre, le savoir et le prestige. Ce renversement n’est que provisoire car, en fin de compte, les melons n’étaient pas destinés à la table du jardinier, mais bien à celle de l’enfant : « Vous m’avez fait un tort irréparable et vous vous êtes privés vous-mêmes du plaisir de manger des melons exquis10 ».

Cette leçon de jardinage rappelle une autre scène qui a pour objet des végétaux, dans le Livre I des Confessions11. En pension chez Lambercier à Bossey, Jean-Jacques et son cousin Abraham, âgés de 8-10 ans, assistent à la plantation d’un noyer sur la terrasse. Les deux enfants participent à la plantation solennelle « avec des chants de triomphe » et assistent chaque jour au rituel de l’arrosage. Ici aussi le végétal qui pousse est signe de conquête :

« nous nous confirmions, mon cousin et moi, dans l’idée très naturelle qu’il était plus beau de planter un arbre sur la terrasse qu’un drapeau sur la brèche ». La même démarche d’imitation, d’appropriation et d’usurpation accompagne l’apprentissage. Les enfants prélèvent une bouture de saule, la plantent à dix pieds du noyer et assistent avec une joie entière aux premiers bourgeonnements de leur arbre. Commence alors l’aventure de la recherche de l’eau.

Puisqu’ils ne peuvent pas mimer jusqu’au bout les adultes et arroser le petit pied de saule, ils creusent une rigole par laquelle l’eau apportée au noyer vient secrètement arroser le saule. Ici, le premier apprentissage est celui de la responsabilité envers leur bien, le saule. Le désir et la fierté de voire leur arbre vivre et grandir agissent comme une sorte d’engagement envers le végétal et rendent les enfants ingénieux. Ils mettent à l’œuvre un véritable projet technique pour soustraire l’eau destinée au noyer. La rigole, qui est d’abord insuffisante, doit être adaptée à la pente ; ils l’aménagent ensuite avec des planches découpées dans des boîtes, formant en un canal de forme triangulaire, protégé par des branchages et recouvert de terre 







9 Ibid.

10 Rousseau, O.C. III, p. 331.

11 Rousseau, Les confessions de Jean-Jacuqes Rousseau , Œuvres complètes, I, édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymon, Paris, Gallimard, 1959, p. 22-24.

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qui aboutit sur un petit bassin entourant le saule. L’ouvrage est efficace. Le pasteur Lambercier, qui assiste à l’arrosage du noyer, découvre la ruse des enfants, détruit les planches, le conduit, le bassin et enfin le saule. Dans Émile, le gouverneur jouait un rôle d’intermédiaire entre le jeune garçon et le jardinier car c’est lui qui négocie le contrat permettant à l’enfant de jardiner dans un coin du jardin. Ici la confrontation entre le monde des adultes et celui des enfants, portée par la concurrence entre le grand arbre, « auguste noyer », et le modeste petit saule, ne peut se jouer qu’entre force et intelligence. En imitant les adultes, les enfants mettent en concurrence les deux végétaux et ils compensent leur manque de moyens par l’ingéniosité. Finalement, si l’ouvrage des « petits architectes » est détruit par l’autorité des adultes, Lambercier répète avec une certaine admiration « un aqueduc ! un aqueduc !12 ». Dans ses Confessions, Rousseau retient de cet épisode non pas l’amertume de provoquée par la destruction du végétal et de l’aqueduc, ni l’injustice de l’intervention par la force, mais la fierté de la prouesse technique accomplie.

Le jardin, lieu d’éducation, est ainsi un espace partagé entre les enfants et adultes. Ce partage est une transmission, par l’imitation, des gestes et des pratiques. L’apprentissage de l’effort est concrétisé dans un végétal, une chose vivante, qui appartient à l’enfant et qui dépend de ses soins. Le sentiment de propriété, associé à la fierté et à la joie, est donc légitimement lié au fruit du labeur. Le partage du jardin est néanmoins soumis à d’autres règles, plus abstraites, que l’enfant découvre en outrepassant des frontières qui lui sont jusqu’alors inconnues. Par l’usurpation de la terre, dans Émile, ou de l’eau, dans les Confessions, l’enfant fait l’expérience de l’autorité, de l’antériorité, de l’inégalité et des règles sociales du partage. Ces deux jardins de l’apprentissage sont évoqués seulement par l’intermédiaire d’un couple isolé de végétaux : les fèves et les melons, le saule et le noyer. Le jardin qui leur sert de cadre reste implicite. Il n’a pas de forme, pas d’architecture, pas de clôture car le regard de l’enfant ne tend pas à franchir ses limites.

Le
jardin
‐
reflet



Jean-Jacques Rousseau accorde quelques lignes au jardin de Sophie, décor de la deuxième visite qu’Émile et son gouverneur rendent à la famille de la jeune fille. Ils sont reçus de manière moins formelle que pour la première visite et, comme marque de confiance, ils sont invités à parcourir le jardin. « Ce jardin a pour parterre un potager très bien entendu, pour parc, un verger couvert de beaux grands arbres fruitiers de toutes espèce, coupé en divers 







12 Rousseau, 24.

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sens de jolis ruisseaux et de plates-bandes pleines de fleurs. Le beau lieu ! s’écrie Émile13 ».

La description se résume à une impression générale, prétexte pour Émile d’évoquer de sa nouvelle érudition. Il compare le jardin de Sophie à celui d’Alcinoüs, référence explicitée en note, où Rousseau restitue le passage de l’Odyssée dans lequel est décrit ce jardin clos, planté d’arbres fruitiers, de vignes et de fleurs. C’est un jardin où les poiriers, les grenadiers, les figuiers et les oliviers produisent des fruits toute l’année. Tandis que l’on vendange les raisins murs, d’autres grappes sont en fleurs ; la succession des saisons est rendue caduque par la douceur du climat. Ce jardin magique est celui d’un paradis, où la nature est offerte, un endroit hors du temps. Il est, selon le gouverneur, « critiqué par les hommes de goût comme trop simple et trop peu paré » et Rousseau ajoute, en note « à la honte de ce vieux Homère et des Princes de son temps on ne voit ni treillages ni statues, ni cascades ni boulingrins »14. Simple, généreux, sans artifice, le jardin de Sophie-Alcinoüs est le reflet du jardin rêvé, décrit dans le Livre IV15, tout comme Sophie elle-même est l’incarnation de la femme imaginée.

La même fonction narrative du jardin–reflet est utilisée par Rousseau dans Julie ou La Nouvelle Héloïse. Cette fois, le thème du jardin occupe de nombreuses pages, concentrant à la fois une description métaphorique et imagée de l’intimité de Julie et la polémique entre les jardins formels et les jardins paysagers16. La maison de Clarens et ses alentours sont à l’image de la famille de Wolmar : harmonieux, organisés et sans ostentation. Ce qui frappe d’abord Saint-Preux est le changement qui a été opéré entre le jardin qu’il avait connu jeune, y compris le fameux bosquet du premier baiser, et la nouvelle organisation du lieu. Tout est fonctionnel et utilitaire : le potager a été agrandi au détriment du parterre de fleurs, les paons ont laissé la place à une laiterie, les remises à la basse cour, le marronnier d’Inde, ornement inutile, a été remplacé par des mûriers noirs qui donnent de l’ombre, tout comme les tilleuls ont été remplacés par des noyers. La métamorphose est, bien entendu, celle de Julie elle- même. L’auteur tient à personnaliser ce jardin domestique, le lier au corps physique de Julie.

Ses goûts alimentaires justifient la place que le potager a prise sur la propriété car, quoique 







13 Rousseau, O.C., III, p. 783.

14 Ibid. Boulingrin, de l’anglais bowl-green : terrain gazonné pour le jeu de boule, désigne un parterre creux.

15 « J’aurois un potager pour jardin et pour parc un joli verger semblable à celui dont il sera parlé ci- après. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seroient ni comptés, ni cueillis par mon jardinier, et mon avare magnificence n’étaleroit point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or cette petite prodigalité seroit peu coûteuse parce que j’aurois choisi mon azile dans quelque province éloignée où l’on voit peu d’argent et beaucoup de denrées, et où règnent l’abondance et la pauvreté. » Ibid, p. 687.

16 Conroy Jr. Peter V. « Le jardin polémique chez J.-J. Rousseau » In: Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 1982, N°34. pp. 91-105.

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gourmande, elle préfère la nourriture végétale et les laitages. La transformation du potager est démonstrative, visible de tous, contrairement à la métamorphose beaucoup plus secrète qui a lieu dans le verger.

Décrit longuement17 ce jardin secret, que Julie, devenue Mme de Warens, appelle

« mon Elysée » est un jardin merveilleux et mystérieux. Saint-Preux le qualifie de lieu de recréation, que l’on peut comprendre aussi bien dans le sens du repos que dans celui de la régénération. Le jardin est caché par un épais feuillage, impossible à deviner si l’on n’y est pas expressément invité. Il est fermé à clé et seules les maîtres des lieux, la domestique et un jardinier de confiance détiennent le droit d’y pénétrer. Définit par cette clôture, le jardin de Julie se soustrait à l’espace ordinaire, il est « en dehors du monde ». Le visiteur, à peine rentré, n’aperçoit plus la porte, étant entièrement absorbé par la fraicheur et l’obscurité des ombrages. Il est désorienté, « comme tombé des nues », sur une île au bout du monde. Le thème de l’ile, très présent dans la vie et l’œuvre de Rousseau18, prend ici la forme du jardin.

Le lieu, autrefois cultivé en verger, a une apparence naturelle. Il est intéressant de relever que le principal signe de la naturalité du lieu est l’absence d’intervention humaine. Le jardin ne porte aucune trace visible des gestes du jardinier. Cependant, une inspection plus attentive et les explications données par M. et Mme de Warens contredisent cette première impression de Saint-Preux. La métamorphose du lieu a entièrement été dirigée par Julie. Elle a détourné des cours d’eau pour former des ruisseaux en tenant compte de la configuration du terrain, elle a laissé les plantes parasites et rampantes se mélanger aux fleurs et arbres fruitiers, elle a courbé les branches des arbrisseaux pour former des marcottes, planté des haies épaisses pour masquer les murs. L’apparence parfaitement sauvage est délibérée19 et, contrairement aux apparences, tout est ordonné, gouverné, guidé par la main du jardinier.

Pour M. de Wolmar, « quelque fois complice de la friponnerie », le secret de ce jardin est « le temps et la patience » mais nullement la négligence. Pour forcer la nature à venir dans le jardin, le jardinier ne la contredit pas. Il imite et accompagne le mouvement naturel, prenant soin de dissimuler sa présence. « Vous ne voyez rien d’aligné, rien de nivelé ; jamais le cordeau n’entra dans ce lieu ; la nature ne plante rien au cordeau ; les sinuosités dans leur feinte irrégularité sont ménagées avec art pour prolonger la promenade, cacher les bords de 







17 Toutes les citations concernant le jardin de Julie sont tirées de Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, in Œuvres complètes, II, Edition publiée sous la direction de Bernard Gagnebien et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, 1964, Quatrième partie, Lettre XI, A Milord Edouard, O.C., II, p. 470- 485.

18 Il avait pensé situer l’action de la Nouvelle Héloïse dans les Iles Borromées.

19 Jean-Luc Guichet, « Rousseau : la nature, Dieu et le moi », Dix-huitième siècle 1/ 2013 (n° 45), p. 249-268. URL : www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2013-1-page-249.htm.

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l’Isle, et en agrandir l’étendue apparente, sans faire de détours incommodes et trop fréquents.»

L’aspect sauvage est tellement bien imité que même les oiseaux sont dupes. Ils viennent nicher et vivre dans le jardin, prenant, à leur tour, possession du lieu.

La description du « jardin naturel » a été considérée par des exégètes comme un plaidoyer pour les jardins paysagers d’inspiration anglaise20. En effet, Milord Edouard a livré à Julie quelques uns des procédés secrets employés en Angleterre pour cacher les traces de culture et couvrir les allées de mousse. Le jardin de Julie est néanmoins opposé à tous les modèles en cours dans l’art des jardins21. Pour illustrer le contraste entre le jardin paysager et le jardin formel, Saint-Preux imagine le jardin qu’aurait pu créer dans le même lieu « un homme riche de Paris ou de Londres, maître de cette maison et amenant avec lui son Architecte chèrement payé pour gâter la nature ». Au lieu d’observer et d’imiter la nature, comme a pu le faire Julie, l’architecte n’y aurait que du mépris et s’empresserait de la défigurer par la taille des arbustes, l’élagage des arbres, le percement d’allées, la formation de charmilles bien dessinées. La critique du jardin géométrique à la française est explicite et elle renforce les avantages des principes mis en œuvre par Julie : le refus de la symétrie, de la perspective et de l’alignement. La critique du modèle anglais est plus inattendue. Saint-Preux fait référence explicitement au parc de Stowe (« le parc célèbre de Milord Cobham à Staw »),

« très beaux et très pittoresques dont les aspects ont été choisis dans différents pays et dont tout paroit naturel excepté l’assemblage ». Ce parc, terrain d’expérimentation et d’innovation dans l’art du jardin paysager, n’est, pour Rousseau, qu’un composé de fragments dont la juxtaposition est artificielle. Quant aux jardins chinois faits de grottes, de cascades et de roches, si le savoir-faire des jardiniers réussit à camoufler les artifices, le résultat n’est cependant pas naturel car des végétaux rares, venant de régions éloignées, sont entretenus à grands frais, « on y voyoit entassés avec profusion des merveilles qu’on ne trouve qu’éparses et séparées ». Plus acerbe encore est la critique d’un autre modèle, celui du jardin de fleurs.

Portés par la passion pour les renoncules ou les tulipes, « ces petits curieux, ces petits fleuristes » réunissent à grands frais des collections de plantes rares, fragiles et éphémères, qu’ils proposent en spectacle aux visiteurs de leur jardin.

Qu’en est-il alors des végétaux dans le jardin de Julie ? Les plantes qui composent le jardin sont celles qui existaient dans le verger qui le précédait, celles qui ont été plantées ou









20 Peter V. Conroy Jr. , op.cit., p. 101.

21 Juan Calatrava, «Rousseau et l’architecture : la maison de l’homme sensible », Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, Tome 45, Frédéric S. Eigeldinger (édit.), Jean-Jacques Rousseau et les arts visuels, colloque de Neuchâtel, Genève, Droz, 2003, p.

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semées par Julie et celles qui se sont installées spontanément. Saint-Preux remarque l’absence des végétaux exotiques. Toutes les plantes sont « du pays » et, anciennement cultivées ou spontanées, elles se mélangent, se soutiennent mutuellement, se confondent. La vigne vierge, le liseron et la couleuvrée voisinent le jasmin et le chèvrefeuille. Le gazon est mêlé de thym et autres herbes aromatiques. Des plantes parasites couvrent les arbres fruitiers. Certaines ne sont pas arrivées là par hasard, mais ont été plantées sur le tronc des arbres, au détriment de la fructification. L’utilité nourricière du verger a été entièrement sacrifiée à l’aspect intentionnellement sauvage, laissant au promeneur le plaisir de chercher et de découvrir dans cette luxuriance quelques rares fruits. Dans ce jardin, les principes physiocratiques selon lesquels sont régis le foyer, le potager et les champs des Wolmar sont abandonnés. Il n’y a plus de limite entre plantes cultivées et mauvaises herbes puisque le jardinier leur accorde une égale attention et favorise leur mélange. Cependant, les frontières du jardin ne sont pas effacées car les aubépines, les érables, les houx et les troènes formes des haies épaisses qui dissimulent les murs.

La promenade dans le jardin est un prétexte pour décrire la métamorphose de Julie en Mme de Wolmar. Espace de liberté strictement délimitée, ce lieu secret d’aspect naturel n’est pas moins un jardin. Il est entièrement clos, son allure est composée intentionnellement, les efforts dissimulés du jardinier sont permanents. Comme l’Elysée, c’est un endroit de repos et de vertu, une seconde nature pour la nouvelle personnalité de Julie.

La botanique contre le jardin

Dans la discussion qui a lieu dans le jardin de Julie entre Saint-Preux et M. de Warens, ce dernier juge sévèrement l’étude des plantes : « Toutes ces petites observations qui dégénèrent en étude ne conviennent point à l’homme raisonnable qui veut donner à son corps un exercice modéré, ou délaisser son esprit à la promenade à l’entretenir avec ses amis. Les fleurs sont faites pour amuser nos regards en passant et non pour être si curieusement anatomisées22. » Rousseau ajoute à cela, trois ans plus tard, une note de bas de page23 dans laquelle il prend ses distances avec cette affirmation qui tend à confondre la passion fleuriste, décriée plus haut, et la botanique : « Le sage Wolmar n’y avoit pas bien regardé. Lui qui savoit si bien observer les hommes, observoit-il si mal la nature ? Ignoroit-il que si son Auteur est grand dans les grandes choses, il est très grand dans les petites ?24 ». Pendant le 







22 Rousseau, O.C., II, p. 482.

23 Rousseau, O.C., II, « Notes et variantes », p. 1612.

24 Rousseau, O.C., II, p. 482.

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temps écoulé entre l’écriture du roman et la rédaction de la note, Rousseau est devenu lui- même botaniste. Sans retracer le parcours qui a mené Rousseau à la botanique et sans analyser ses nombreux écrits à ce sujet25, il convient de s’intéresser à la frontière qu’il établit entre les plantes cultivées dans les jardins et la flore spontanée. Sa passion pour la botanique change-t-elle son regard sur les végétaux ?

Le terrain de la botanique se situe, pour Rousseau, en dehors du jardin. Si les plantes de jardin peuvent servir pour éveiller l’intérêt d’un enfant pour les végétaux et lui apprendre à reconnaître leurs organes, la prudence est, même à ce stade rudimentaire, nécessaire.

« L’homme a dénaturé beaucoup de choses pour mieux les convertir à son usage, en cela il n’est point à blâmer ; mais il n’en est pas moins vrai qu’il les a souvent défigurées et que quand dans les œuvres de ses mains il croit étudier vraiment la nature, il se trompe. Cette erreur a lieu surtout dans la société civile, elle a lieu même dans les jardins. Ces fleurs doubles qu’on admire dans les parterres, sont des monstres dépourvus de la faculté de produire leur semblable dont la nature a doué tous les êtres organisés 26». L’observation de Rousseau à l’égard des fleurs doubles est pertinente. L’attention des jardiniers se portant fréquemment sur la duplicature des fleurs, ils tentent de reproduire cette particularité, le plus souvent par bouture ou marcotte. Dans un milieu naturel, les fleurs doubles, dotées de pétales nombreux qui empêchent la fécondation et ensuite la maturation des graines, sont souvent stériles. La beauté de la corolle, considérée comme une qualité dans le jardin, est un handicap dans la nature.

De même, les arbres fruitiers sont, eux aussi, victimes des techniques de jardinage.

« Les arbres fruitiers sont à peu près dans le même cas par la greffe. Vous aurez beau à planter des pépins de poire ou de pomme des meilleures espèces, il n’en naîtra jamais que des sauvageons27 ». Encore une fois, l’observation est juste. Les semis des pépins de poirier et de pommier ne reproduisent pas la variété dont ils sont issus. Cette capacité à varier par le semis qui caractérise ces arbres fruitiers est, au XVIIIe siècle, considérée comme un retour des 







25 Voir l’édition récente Jean-Jacques Rousseau, Écrits sur la botanique, Edition thématique du tricentenaire, Rayond Trousson, Frédéric Eideldinger et Takuya Kobayashi (éditeurs scientifiques), Genève, Slatkine, 2012 ; l’excellente étude d’Alexandra Cook, Jean-Jacques Rousseau and Botany.

The Salutary Science, Oxford, Voltaire Foundation, 2012 ; Guy Ducourthial, La botanique selon Jean- Jacques Rousseau, Paris, Belin, 2009 ; Claire Jacquier et Timothée Lêchot (sous la dir.), Rousseau botaniste. Je vais devenir plante moi-même. Recueil d’articles et catalogue d’exposition, Pontarlier, Editions du Belvédère, 2012 ; ainsi que les pages concernant Rousseau dans Jean-Marc Drouin, L’herbier des philosophes, Paris, Editions du Seuil, 2008.

26 Lettre à Madame Delessert, le 18 octobre 1771. Rousseau, Œuvres complètes, IV, Edition publiée sous la direction de Bernard Gagnebien et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, 1969, p. 1156.

27 Lettre à Mme Delessert, s.d., Rousseau, O.C. IV, p. 1188.

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variétés cultivées à l’état sauvage car dans leur descendance se trouvent des individus pouvant ressembler aux poiriers et pommiers qui poussent spontanément dans les forêts et les haies.

Pour cette raison, les variétés choisies par les jardiniers sont multipliées végétativement par greffe, à l’identique. La pratique de la greffe est donc une conséquence de la variation par semis et non sa cause, tel que peut le laisser entendre la phrase de Rousseau. Embellir ou améliorer la nature n’est, pour lui, autre chose que la dénaturer.

L’importance qu’il accorde, dans les exemples cités, à la capacité réduite des végétaux de jardin à se reproduire n’est pas anodine. Il faut la comprendre à la lumière de la définition qu’il donne au terme Végétal dans les Fragments pour un dictionnaire des termes d’usage en botanique : « Puisque les végétaux naissent et vivent, ils se détruisent et meurent, c’est l’irrévocable loi à laquelle tout corps est soumis ; par conséquent ils se reproduisent28 ».

L’absence de fleurs et fruits visibles chez certaines espèces n’est, pour Rousseau, qu’apparente tandis que la multiplication par bouture ou drageon n’est qu’un moyen supplémentaire pour se reproduire. Ce qui demeure la règle générale et immuable est la reproduction sexuée. Si Rousseau attache une attention particulière à la fécondation, cela s’explique par la place qu’occupent les organes sexuels dans la systématique de Linné, bien connue et utilisée par Rousseau29. Par la sélection et les techniques de culture, les jardiniers privent les végétaux de cette fonction fondamentale. Pour Rousseau, ainsi dénaturées, les plantes de jardin ne sont plus des végétaux authentiques. Ce sont des monstres dépendants des soins du jardinier, des objets soumis à la mode et à la vanité des hommes. Les végétaux véritables ne se trouvent qu’à l’état sauvage : « Pour connoitre la pomme et la poire dans la nature, il faut les chercher non dans les potagers, mais dans les forêts »30. Il revient donc au botaniste de franchir les frontières du jardin s’il souhaite connaître réellement la nature.

Cette distinction nette entre végétaux cultivés et végétaux spontanés se retrouve également dans la connaissance livresque qu’acquiert Rousseau sur les plantes. Les livres de botanique que Rousseau a cités, lus, détenus ou seulement cherché à acquérir31 concernent la botanique générale. Deux des auteurs français connus par Rousseau ont également écrit des ouvrages relatifs aux plantes de jardin. Henri Louis Duhamel de Monceau (1700-1782), auteur du Traité des arbres et arbustes qui se cultivent en France en pleine terre32, avait déjà









28 Rousseau, O.C., IV, p. 1246.

29 Alexandra Cook, op.cit. p. 133.

30 Ibidem.

31 Liste dans l’annexe intitulée « Rousseau’s botanical sources » in Alexandra Cook, op. cit., p. 354- 380.

32 Paris, Guérin-Delatour, 1755, 2 vol.

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publié, parmi de nombreux autres ouvrages, un livre de conseils pour le transport des plantes par voie de mer (1752), un traité sur la physique des arbres (1755) et un autre sur les semis et les plantation (en 1760). Rousseau souhaite acquérir le Traité des arbres et arbustes en 176533, ouvrage descriptif de la flore forestière, mais ne manifeste aucun intérêt pour les autres livres, davantage tournées vers la physiologie et l’agronomie. Un choix identique est opéré dans les écrits d’Antoine Nicolas Duchesne (1747-1827). Rousseau s’enquiert du Manuel de botanique34 mais ignore complètement l’Histoire naturelles des fraisiers (1766) du même auteur.

Ces choix de livres sont anecdotiques au regard du nombre important d’ouvrages qui ont servi à Rousseau pour se forger très rapidement une solide culture botanique. Ils sont néanmoins significatifs de la passion sélective que nourrit Rousseau pour la botanique. Il rejette avec véhémence l’étude de la composition chimique des plantes et celle de leurs propriétés médicales : « Le premier malheur de la Botanique est d’avoir été regardée dés sa naissance comme une partie de la médecine. Cela fit qu’on ne s’attacha qu’à trouver ou supposer des vertus aux plantes, et qu’on négligea la connoissance des plantes mêmes »35. Les processus physiologiques (nutrition, respiration, germination, croissance) qui se trouvent au XVIIIe siècle au centre des découvertes et des controverses savantes, restent également entièrement en dehors de son domaine d’intérêt36. La seule partie de la botanique qui suscite sa passion est la taxonomie. Cette étude systématique des analogies et différences qui permettent d’identifier les végétaux, de les classer et de les nommer est pour Rousseau la seule connaissance des végétaux pour eux-mêmes et non pas pour les services qu’ils apportent à l’homme. Quoique sélective, sa passion pour la botanique n’est pas une simple manière d’occuper son esprit et ses promenades, tel qu’il souhaiterait le laisser croire dans les Rêveries du promeneur solitaire, ou les Confessions : « une étude oiseuse, propre à remplir tout le vide de mes loisirs ». Au contraire, possesseur d’une bibliothèque botanique remarquable, il est un lecteur assidu d’ouvrages anciens et contemporains, capable non seulement d’utiliser la méthode linnéenne, mais aussi de comparer les systèmes de classification et de les critiquer, ainsi que de s’interroger sur le sens profond et philosophique de la nomenclature botanique.

Le savoir botanique de Rousseau est autant livresque que pratique. L’herborisation nécessite des déplacements, une méthode, un outillage spécial (loupe, presse, boîtes, papier,









33 Selon Alexandra Cook, le livre lui est offert la même année par le baron Tschudi. Op.cit. p. 363.

34 Paris, Didot jeune, Panckoucke, 1864.

35 Rousseau, « Fragmens », O.C., IV, p. 1202.

36 Guy Ducourthial, op.cit., p. 177-179.

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etc.), une adresse et un regard averti. Pendant les quinze dernières années de sa vie, il confectionne, achète et échange des planches d’herbiers, décrit sa pratique et la popularise37.

« Dans de grandes et fréquentes herborisations il a fait une immense collection de plantes ; il les a desséchées avec des soins infinis ; il les a collées avec une grande propreté sur des papiers qu’il ornait de cadres rouges. Il s’est appliqué à conserver la figure et la couleur des fleurs et des feuilles, au point de faire de ces herbiers ainsi préparés des recueils de miniatures.38 »

Ces herbiers « mémoratifs », des journaux de promenade, solitaire ou en groupe, sont à la fois objet et support de la connaissance d’un lieu, outils d’apprentissage et, plus largement, de compréhension de l’ordre de la nature et, par cela même, un moyen d’accéder à la vérité39. Ces fonctions de l’herbier ne peuvent s’accomplir, selon Rousseau, qu’en dehors du jardin. Il critique la pratique de certains savants (y compris Linné) d’effectuer des herborisations dans les collections de plantes des jardins botaniques. L’endroit artificialisé et limité du jardin contrevient, selon lui, à l’esprit même de l’herborisation. En opposition avec les plantes jardinières, exotiques, rares ou spectaculaires, les végétaux collectés pendant les herborisations sont des plus modestes. Ce sont « des herbes », des « mauvaises herbes » ou, souvent, « du foin ». Malgré ces vocables dépréciatifs, ces végétaux humbles sont les seuls porteurs de vérité (« sur la foi de la nature qui me la montre et qui ne ment point40 ») car libres et non soumis à la domination de l’homme41.

L’herbier est cependant, au sens propre, un jardin : « Hortus siccus ». C’est une collection de plantes, le résultat d’un choix, qui met en voisinage des végétaux appartenant à des régions parfois éloignées. Il réunit donc toutes les caractéristiques négatives du jardin, telles que Rousseau les énumère dans ses œuvres romanesques. Ce jardin mort est aussi une prise de possession sur les végétaux et, on pourrait dire, l’appropriation la plus complète.

Desséchés et rendus mobiles, les végétaux sont définitivement la propriété de l’herboriste, en dehors du temps et de l’espace naturels.









37 En 2012, plusieurs expositions en Suisse et en France ont été consacrées aux herbiers de Rousseau.

Pour une analyse approfondie voir le chapitre « The herbarium as boundary object » in Alexandra Cook, op.cit., p. 253-295.

38 Rousseau, « Rousseau juge de Jean-Jacques », O.C. I, p. 832.

39 Jean-Luc, Guichet, op.cit.

40 Rousseau, op.cit. p. 833.

41 Alexandra Cook, op.cit., p. 24-25.

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Conclusion

Le jardin est toujours, chez Rousseau, un motif dont les significations sont multiples.

Il représente un espace d’interaction entre la nature et la société, entre le sauvage et le civilisé, entre la liberté et la contrainte, entre l’intime et le public, entre le secret et le visible. Ces sujets fondamentaux de la pensée de Rousseau trouvent dans l’image du jardin une expression complexe. Dans ce sens, le jardin rejoint le thème de l’île, cher à Rousseau, avec lequel il partage la finitude et la capacité à constituer un monde infini en soi.

Les végétaux donnent matérialité aux limites du jardin. Les frontières invisibles entre l’enfant et l’adulte, entre l’expérience affective et l’apprentissage prennent vie sous la forme d’un végétal ordinaire. La fève et le saule n’ont d’autre rôle que de concrétiser les notions abstraites de propriété et de responsabilité. Le jardin de Sophie et plus encore celui de Julie donnent à voir la nature de leur propriétaire. Simple chez Sophie, faussement naturel chez Julie, ces jardins autorisent le visiteur à franchir la limite des convenances et des apparences et d’accéder à des territoires plus intimes. Enfin, la botanique, par le refus obstiné d’accorder aux plantes de jardin un statut de végétaux véritables, exacerbe les frontières que Rousseau lève entre lui-même et la société. Par l’exclamation célèbre « Je n’ai plus que du foin dans la tête, je vais devenir plante moi-même un de ces matins », il se place à l’extérieur du jardin, du côté des végétaux dignes et libres, non soumis à la domination des hommes, les seules qui détiennent, selon lui, une forme naturelle de vertu et de vérité.

Les trois exemples choisis ici sont également des métaphores de l’âge : le jardin de l’enfance, lieu découverte et de éducation, puis celui de la jeunesse et de l’âge adulte, lieu de connaissance de l’autre et de l’amour et enfin la vieillesse qui franchir les frontières du jardin pour accéder aux végétaux authentiques dans la nature. Dans cette succession, l’herbier serait le jardin de la mort et, finalement, de l’éternité.

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