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Brigthon Rock de Graham Greene : un thriller mystique

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Academic year: 2022

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Rocher de Brighton : un thriller mystique ?

Introduction

Brighton Rock (1938) est peut-être le roman le plus représentatif de l’œuvre de Graham Greene (1904-1991). L’ambivalence que la biographie de l’auteur illustre en matière religieuse et idéologique s’y reflète d’un point de vue générique à un degré inégalé, même par les autres romans catholiques qui suivirent immédiatement1, ou ceux de la dernière période2. Et l’on peut se poser la question de savoir si cela tient à la nature de roman policier, et plus encore de thriller, de l’œuvre. Quoi de plus éloigné, en effet, d’un roman mystique, que celui qui relève de ce genre jugé prosaïque par excellence, aussi bien par ses thèmes que par son public et l’effet qu’il vise, qu’un roman policier ? Combien d’ailleurs d’exemples comparables d’œuvres réalisant cette curieuse alliance du théologique et – non seulement du prosaïque ou du charnel, car alors on retrouverait la veine de certains romans du XIXe et du XXe siècle : ceux du second Huysmans, ceux de Bloy, ceux de Mauriac, en France – mais du genre policier (les nouvelles de Chesterton échappent au roman et aussi, très largement, à l’inquiétude mystique ; Un crime de Bernanos serait vraisemblablement la meilleure référence) ? Et comment comprendre cette curieuse étiquette de roman catholique affublée à ce thriller autrement que par le malentendu souligné par l’auteur lui-même dans sa tardive préface de 1970, lorsqu’il déclare d’abord n’être pas (ou n’avoir pas été) un écrivain catholique – épithète détestable – mais « un écrivain qui se trouve être catholique », avant de reconnaître qu’il était « vrai de dire qu’en 1937 le moment était venu pour [lui] d’introduire des personnages catholiques dans ses romans3 ». Cette même ambiguïté qu’on sent ici quant à la relation de Greene au catholicisme se retrouve curieusement, relativement au genre : « Rocher de Brighton commença d’exister sous la forme d’un roman policier et devint ensuite, je suis parfois tenté de le penser, une erreur de jugement », écrit-il ainsi à l’entame de ce texte, comme si le roman policier avait cédé la place à autre chose dès lors qu’il s’était attaché à des choses trop sérieuses pour y avoir leur place. Mais de quelle erreur de jugement s’agit-il ? Celle de l’auteur qui, (fausse) modestie oblige, renierait son œuvre comme ratée4 ? Celle des critiques qui y ont reconnu l’œuvre d’un « écrivain catholique », dont la préface s’évertue dans le passage qui suit immédiatement à dénier la pertinence ? Ou bien plutôt encore celle d’un romancier qui se demande « comment un livre dont [il] avait projeté de faire une simple histoire policière [s’est] compliqué d’une discussion, beaucoup trop évidente et trop ouverte pour un roman, de la distinction entre le bien et le mal, le juste et l’injuste, et le mystère de la terrifiante étrangeté de la miséricorde divine5 », au point que les cinquante premières pages seraient tout ce qui reste finalement du roman policier. C’est bien l’incompatibilité entre le genre et l’idée même du mystère, que trois autres romans développeront qui ne relèveront pas du roman policier, même si l’on notera au passage que c’est

1 La Puissance et la gloire (The Power and the Glory) en 1940 ; Le Fond du problème (The Heart of the Matter) en 1948 ; La Fin d’une liaison (The End of the Affair) en 1951.

2 Le Consul honoraire (The Honorary Consul) en 1973 ; Le Facteur humain (The Human Factor) en 1978 ; Dr Fischer de Genève (Doctor Fischer of Geneva) en 1980 ; Monseigneur Quichotte (Monsignor Quixote) en 1982.

3Rocher de Brighton, tr. Marcelle Sibon, Paris, Robert Laffont, coll. Pavillons poche, 2009, p. 9-10.

4 Greene a déclaré dans les années 1970 (dans Ways of escape, Les Chemins de l’évasion) avoir écrit deux sortes d’ouvrages : ceux qui relèvent du genre sérieux, et ceux qui relèvent du divertissement (entertainments). Dans Graham Greene’s Thrillers and the 1930’s, Montreal, London, Buffalo, Mc Gill-Queen’s University Press, 1996, p.5-6, Brian Dielmert rappelle que Rocher de Brighton, qui figura d’abord dans la liste avant d’en être retiré, est à cet égard spécialement ambigu.

5 Rocher de Brighton, éd. cit., p. 13-14.

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le genre romanesque tout entier qui semble dans un premier temps dénoncé comme étranger à ces questions.

Un roman policier qui n’en est pas un, mais relèverait davantage du roman métaphysique et théologique : voilà donc ce que son auteur nous dit de Rocher de Brighton. On peut être d’accord sur un point : il ne s’agit pas d’un roman policier classique, ni même d’un roman policier ésotérique. On peut aussi essayer de montrer que l’œuvre est jusqu’au bout policière, et de part en part mystique, et que le renoncement sur lequel Greene fonde le malentendu, en réalité, n’existe pas.

Ce que le roman n’est pas

Une chose par laquelle on peut commencer tient à la définition négative de l’œuvre, qui n’est effectivement pas un thriller mystique au sens du roman policier ésotérique tel qu’il fleurit aujourd’hui : point ici de manuscrits retrouvés, de conspiration ourdie par des sociétés secrètes ni de secret révélé sur les dogmes ou les origines de l’Église catholique. Il ne s’agit pas non plus d’un simple polar métaphysique tel que la critique commence à en avoir circonscrit le genre, depuis son apparition à travers le roman noir américain et ses avatars jusqu’à ses formes les plus contemporaines et les plus éloignées du traditionnel roman à énigme. Si le propre de celui-ci est de développer toutes les potentialités de l’autre terme de l’alternative générique posée par Tzvetan Todorov entre roman à énigme et roman de détection6, on dira sans doute, comme le propose Delphine Carron, qu’il se caractérise par une intériorisation de la procédure inquisitoriale et une transformation de l’enquête en quête d’identité ramenant le détective à lui- même, à son propre passé comme à son propre mystère, bien souvent en finissant par confondre la figure de l’enquêteur avec celle de la victime et/ou du criminel7. On reconnaît là un modèle exploité aussi bien par les maîtres du noir que par Paul Auster ou Patrick Modiano. Mais, bien qu’il reste quelque chose d’éminemment œdipien chez le héros de Brighton Rock, on ne peut réduire son questionnement ni sa thématique à cette simple dimension métaphysique, comme le prouve un simple résumé.

Un règlement de comptes amène la bande d’un dénommé Kite8 à assassiner Fred Hale, alias Kolley Kiber. Le forfait, vraisemblablement accompli par le jeune Pinkie Brown lui-même en fichant un bâton de Rocher de Brighton dans la gorge de sa victime, n’a pas totalement échappé à une jeune serveuse, Rose, ni à l’intérêt d’une chanteuse de bar, Ida Arnold, entrée en relation avec la victime juste avant qu’elle ne disparaisse et qui décide de mener l’enquête à la place de la police défaillante. De son côté, Pinkie se rapproche de Rose, pour se débarrasser d’un témoin gênant. Décidé d’abord à l’éliminer, il découvre qu’elle est catholique, tout comme lui. Elle est même son alter ego, sur le mode d’une parenté complémentaire entre le Bien et le Mal, le vice et la vertu. Cela ne l’empêche pas, persuadé de sa propre damnation, mais convaincu de la possibilité de se racheter par la confession, de vouloir l’épouser – au prétexte qu’une femme ne peut témoigner en justice contre son mari – puis de vouloir la pousser au suicide.

6 Voir Tzvetan Todorov, Poétique de la Prose, « Typologie du roman policier », Paris, Le Seuil, 1980.

7 Voir la thèse de Delphine Carron, soutenue à Angers en 2013, Figures du détective dans le polar américain contemporain, p. 185.

8 C’est le nom d’un chef de bande trucidé dans Tueur à gages, le précédent roman de Greene, ce qui crée une forme de continuité entre les deux œuvres.

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3 Présence du religieux

La présence du religieux tient d’abord à une thématique, mais à une thématique dont on sent immédiatement à quel point elle est informée par le genre policier, à moins que ce ne soit l’inverse, car ce qui est surtout frappant, c’est l'information religieuse et théologique des éléments du genre policier lui-même. Ainsi, par exemple, du chapitre initial, qui pose les bases d'un thriller par la mise en scène d'un meurtre, celui de Fred Hale par Pinkie Brown et sa bande.

La première phrase (« Hale n’avait pas passé trois heures à Brighton qu’il savait que les autres avaient décidé de le tuer9 ») donne immédiatement un ton tragique au récit, mâtiné d'une réflexion sur la mort dont on perçoit la dimension plus chrétienne quelques pages plus loin, lorsque le dialogue entre le condamné à mort et son futur bourreau glisse vers le théologique en devenant dialogue sur l'âme : « Elle a l'âme joyeuse » dit l'un, à propos de la chanteuse qui s'avérera être Ida Arnold, à quoi l'autre répond « tu n'as pas le droit de parler d'âme10 », privilège réservé à celui qui, comme lui, y croit, parce que catholique. De même de l’immédiate identification du traître à la figure de Judas, lorsque le personnage de Spicer se met à songer à moucharder, ou de l’interrogatoire d’un autre acolyte de Pinkie qui prend immanquablement la forme d’une réécriture du reniement de Pierre :

Vous êtes un ami de Pinkie ? demanda Ida Arnold.

Oh ! Dieu non ! dit Cubitt en avalant une gorgée de whisky.

Un vague souvenir de la bible qui dort dans l’armoire, à côté de la planchette, Warwick Deeping, Les Bons Compagnons, s’agitèrent dans la mémoire d’Ida Arnold.

Elle mentit :

Je vous ai vu avec lui ! dit-elle.

… La cour d’une maison, une souillon qui coud à côté du feu, le coq qui chante.

Je ne suis pas un ami de Pinkie11.

Tout y est : la question elle-même, la réponse qui y est faite, la femme à côté du feu dans la cour qui rappelle la servante du Grand-Prêtre, le chant du coq12. De sorte que, s’il s’agit d’un épisode anecdotique, d’une référence secondaire, de même que lorsque Pinkie est comparé à saint Thomas13 ou que son numéro de téléphone est malicieusement confondu avec le chiffre de la Bête14, on voit bien aussi déjà comment un topos policier est ici pensé à partir d’un passage biblique, ce qui est la première caractéristique de ce roman particulier.

On pourrait croire qu’il s’agit là de simples annotations faites en passant pour donner une couleur spirituelle et métaphysique au récit, quand il s’agit en réalité de la transcription de la conviction profonde de Greene à l’époque, selon laquelle « le meurtre, si tant est qu’on le prenne au sérieux, est un sujet religieux ; l’intérêt d’un roman policier est la poursuite de l’exacte vérité, et si nous nous montrons parfois impatients à cause des empreintes digitales, des emplois du temps ou de la fuite du majordome, c’est parce que l’auteur, comme certains antiques théologiens, se perd dans des détails byzantins15 ». On le voit, le parallèle invite à aller

9 Rocher de Brighton, éd. cit., p. 23.

10 Ibid., p. 29 .

11 Ibid., p. 346. Les deux livres empruntés à la littérature populaire et comparés à la Bible, ce qui en dit long sur le personnage d’Ida, sont Sorrell and Son (1925) de Warwick Deeping et The Good Companions (1929) de J.-B. Priestley. Voir Brian Diemert, op. cit., p. 206.

12 Voir Mt XXVI, 69-75 ; Mc XIV, 66-72 ; Lc XXII, 56-62 ; Jn XVIII, 25-27.

13 C’est d’abord Pinkie qui, croyant Spicer mort ainsi qu’il en avait donné l’ordre, se demande si le Spicer vivant dont on lui parle peut être vu et touché (éd. cit., p. 256), tandis que, plus loin, il répond à Dallow, qui prétend ne croire qu’en ce qu’il voit :

« Alors, tu ne crois pas à grand-chose… » (ibid., p. 452).

14 « Six, six, six. Vous vous rappellerez le numéro ? » (éd. cit., p. 111).

15 Cette affirmation se trouve dans une critique du film L’Alibi (1936) de Pierre Chenal, repris dans le recueil des textes de Greene sur le cinéma : The Pleasure-Dome, Oxford University Press, 1980, p. 192 : « Murder, if you aree going to take it seriously at all, is a religious subject ; the interest of a detective-story is the pursuit of exact truth, and if we are at times impatient with the fingerprints, the time-tables and the butler’s evasions, it is because the writer, like some early theologians, is getting bogged in academic detail. » C’est nous qui traduisons.

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plus loin et à vérifier qu’on touche là d'emblée aux réalités mêmes et aux contraintes fondamentales du genre, et que ce sont en particulier les personnages imposés du criminel et de l'enquêteur qui sont l’objet d’une véritable transformation. Un couple se met ainsi en place : celui qui croit en Dieu, celle qui n’y croit pas, qui correspondent contre toute attente, comme en un chiasme logique, au criminel et à l’enquêtrice.

La critique a beaucoup glosé, en effet, l’association d’Ida Arnold à la morale bourgeoise, moderne et athée, dans la mesure où elle professe une croyance en la justice qui trouve à s’exprimer par antagonisme avec la croyance du couple formé par Rose et Pinkie. D’un côté celle qui croit en la différence entre le juste et l’injuste16, le vrai et le faux, de l’autre les catholiques, qui croient au Bien et au mal, la confrontation trouvant son paroxysme dans une scène entre Ida et Rose, qu’elle veut sauver :

Jamais [Pinkie] ne me ferait du mal.

– Vous êtes jeune. Vous ne savez pas tout ce que je sais.

– Il y a des choses que vous, vous ne savez pas.

L’air sombre, elle méditait près du lit, tandis que la femme continuait à plaider : un Dieu pleurait dans un jardin et poussait des clameurs sur une croix ; Molly Carthew se consumait dans les flammes éternelles.

– Je sais une chose que vous ne savez pas. Je sais la différence entre ce qui est juste et ce qui est injuste. On ne vous a pas appris ça à l’école ?

Rose ne répondit pas ; la femme avait tout à fait raison ; les deux mots ne signifiaient rien pour elle17.

Bien sûr, Richard Griffiths, par exemple, a raison de présenter Ida comme issue d’une « longue lignée de personnages perplexes, qu’on rencontre chez les romanciers catholiques anglais à partir de R. H. Benson, et qui jugent en fonction des critères de ce monde, opposés à ceux de Dieu18 ». Mais il n’en est pas moins vrai que le personnage est plus complexe et ambivalent qu’on ne le dit souvent. Car l’autre motif qui lui est associé, comme femme-détective19, qui pose des questions, c’est celui de la vengeance, sur le mode du Talion :

C’est le moins qu’on puisse faire pour n’importe qui : poser des questions, des questions aux enquêtes, des questions aux séances. Quelqu’un avait rendu Fred malheureux et quelqu’un allait être malheureux en retour. Œil pour œil. Quand on croyait en Dieu, on pouvait lui abandonner la vengeance, mais comment se fier à l’Unique, à l’Esprit universel. La vengeance appartenait à Ida, de même que lui appartenait la récompense20

Le passage se comprend au prix de trois références entremêlées : celle à la loi du Talion (Ex

XXI, 24 et Lv XXIV, 20), qui formule l’idée maistrienne21 de l’équilibre des peines et des souffrances, reprise ici par le parallélisme syntaxique construit autour de l’adjectif

« malheureux », et qui finira par se reformuler en une confusion du droit des hommes avec le droit vétéro-testamentaire (« le droit est le droit, œil pour œil22 ») ; celle, plus intéressante, parce qu’elle formule déjà l’idée qu’Ida assume la fonction de Dieu lui-même, à la vengeance réservée au Créateur (Dt XXXII, 35 ; Rm XII, 19 ; He X, 30) ; mais surtout une allusion anticipée

16 « Le juste et l’injuste, […] je crois à ce qui est juste et injuste », éd. cit., p. 101.

17 Rocher de Brighton, éd. cit., p. 426.

18 Richard Griffiths, The Pen and the Cross. Catholicism and English Literature (1850-2000), Londres-New-York, Continuum, 2010, p. 166 (« Ida stands as one of a long line of unconprehending figures, in the Englilsh Catholic novel from R. H. Benson onwards, who judge by the standards of this world, as opposed to those of God »).

19 C’est le titre que lui donne un personnage, Molly Pink, au début de son enquête. Voir Brigthon Rock, éd. cit., p. 94.

20 Brighton Rock, éd. cit., p. 86-87.

21 Sur l’influence de Joseph de Maistre, et en particulier de l’Éclaircissement sur les sacrifices, à travers la médiation du roman catholique français (Huysmans, Bloy, Péguy, Mauriac), sur le roman catholique anglais, et notamment sur Graham Greene, voir Richard Griffiths, op. cit., p. 9 et 163.

22 Rocher de Brighton, éd. cit., p. 470.

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à un roman postérieur, qui vient rétroactivement éclairer le passage, puisqu’on trouve dans Le Consul honoraire une reformulation plus explicite encore de la même idée :

[…] il y a un vague réconfort à lire une histoire dont on connaît d’avance la fin.

L’histoire d’un monde idéal où justice est toujours rendue. Au temps où l’on avait la foi, il n’y avait pas de romans policiers… c’est un point qui ne manque pas d’intérêt, quand on y pense. Oui, au temps où les gens croyaient en Lui, Dieu était le seul détective. Il était la loi. Il était l’ordre. Il était bon. Comme votre Sherlock Holmes.

C’était Lui qui donnait la chasse aux méchants pour les punir, et qui découvrait tout23.

On voit cependant que le roman de 1973, placé sous l’égide d’une citation de Thomas Hardy (« Toutes choses se fondent l’une en l’autre – le Bien dans le Mal, la générosité dans la justice, la religion dans la politique24… »), surenchérit sur le propos d’Ida, tout en révélant peut-être ce dont il s’agissait pour son créateur : personnage athée, représentatif de l’athéisme, il est aussi celui qui devient, par sa fonction, le représentant paradoxal d’un Dieu absent dans le roman policier, ou plus exactement de la Loi dégradée en une loi humaine qui va de pair avec le retrait de Dieu hors de l’Histoire et de l’histoire. Mais, ce faisant, c’est tout le procédé inquisitorial sur lequel se fonde le genre, qui se trouve réévalué et investi d’une dimension effectivement religieuse, sinon mystique.

Incarnation de la classe moyenne (« […] elle était honnête, elle était bienveillante, elle appartenait à la grande classe moyenne respectueuse des lois ; ses distractions étaient leurs distractions, ses superstitions, leurs superstitions25… »), pour qui Dieu est mort qu’elle remplace par une planchette de ouija26, Ida représente ainsi la médiocrité bourgeoise de ce que les auteurs fin-de-siècle comme Huysmans et Bloy appelaient le Mufle et qui trouve son contraire dans les personnages extrêmes du saint et du criminel exalté : Gilles de Rais et sainte Lydwine chez Huysmans, Satan ou la Clotilde de La Femme pauvre chez Bloy, et chez Greene, Pinkie et (peut-être) Rose, les deux membres de ce couple symbolique étant à tout le moins réunis par leurs prénoms désignant les teintes, nuances et connotations d’une seule et même couleur. Comme le Gilles de Rais de Là-bas, ou même le chanoine Docre du roman dont son patronyme le rapproche davantage (Brown), Pinkie apparaît en effet comme un mystique dans le Mal. Il se présente en tout cas, pour commencer, comme un personnage satanique, ainsi que le souligne la double allusion à ses yeux. Une première fois, ceux-ci sont décrits au détour d’un véritable portrait :

De dos, il paraissait plus jeune que son âge, dans son léger costume foncé de confection, un peu trop grand pour lui aux hanches, mais lorsqu’on le rencontrait face à face, il avait l’air plus vieux, les yeux gris ardoise portaient la marque anéantissante de l’éternité d’où il était sorti et vers laquelle il retournait27.

Une seconde fois, il s’agit d’une remarque en passant, mais qui met en évidence la même nature d’ange déchu, lorsque, répondant à Rose qu’il a lui aussi dix-sept ans, comme elle, ses « yeux qui n’avaient jamais été jeunes28 » se plantent dans ceux de son interlocutrice.

23 G. Greene, Le Consul honoraire, tr. Georges Belmont et Hortense Chabrier, Paris, 10/18, 2008, p. 284.

24 Ibid., p. 7.

25 Brighton Rock., éd. cit., p. 176-177.

26 Planchette de bois utilisée pour lire l’avenir dans des pratiques spiritistes que l’Église condamne comme relevant du paganisme. La religiosité catholique de Rose et Pinkie se trouve, par le biais de cet objet auquel Ida ne cesse d’avoir recours, opposée aux croyances superstitieuses qui l’ont remplacée dans une société prétendument athée.

27 Rocher de Brighton, éd. cit., p. 56.

28 Ibid., p. 114 : « Et les yeux qui n’avaient jamais été jeunes se plantèrent dans ceux qui venaient de commencer à apprendre une ou deux choses ». Greene joue déjà ici sur ce qui est en passe de devenir un lieu commun de la littérature et du cinéma noirs : le jeune couple aux prises avec la loi, puisque l’inquiétude de Rose est suscitée par le fait qu’il existe une loi interdisant aux jeunes filles de moins de dix-sept ans de fréquenter des hommes. Mais on sent bien que la rébellion face à la loi est ici d’un autre ordre que celle dont Bonnie et Clyde seront les archétypes. Encore que…

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On n’est donc guère surpris, par la suite, de voir le Gamin se montrer viscéralement cruel (lorsqu’il se met à projeter le meurtre de Spicer, se promenant avec lui le long d’un « mur blanc inondé de soleil […] pour se diriger vers la plus aigües de toutes les sensations : infliger la souffrance29 » ; ou plus loin, lorsqu’il met une première fois son projet à exécution par l’entreprise d’une autre bande et se tourne, tout en lui parlant amicalement, bras dessus bras dessous, « vers Spicer avec un venin secret, une cruauté qui raidissait tout son corps autant que peut le faire le désir charnel30 » ; enfin, alors qu’il le livre, lui caressant toujours affectueusement le dos, pris d’une « violente cruauté [qui] lui secou[e] les entrailles31 »). On l’est bien davantage, en revanche, de constater comment la thématique de l’enfer va ensuite être mise en scène sur un mode qui lui fait rapidement dépasser le simple lieu commun pour faire basculer le genre policier du côté de la théologie. Le personnage de Pinkie est en effet décrit comme fasciné par l’idée de damnation et attiré par l’Enfer vu comme sa patrie d’origine. Or, la première discussion entre Rose et le Gamin, qui les fait se découvrir catholiques, fait effectivement de la croyance en l’Enfer le cœur de leur foi commune, mais pose aussi un autre leitmotiv du roman :

– Vous êtes catholique comme moi […] Vous croyez à des choses. Par exemple, l’enfer. Mais elle, on voit bien qu’elle ne croit à rien.

Rose ajouta, amère :

– C’est visible que, pour elle, le monde n’est que du nanan […]

– Je ne m’occupe pas du tout de religion. L’enfer, il est ici. On n’a pas besoin d’y penser. Jusqu’au moment de mourir. Tu sais ce qu’on dit : « Entre l’étrier et le sol, il chercha quelque chose et le trouva. »

– La miséricorde.

– Oui, la miséricorde32.

L’enfer, comme image de la damnation, est immédiatement associé à l’idée de miséricorde, qui trouve à s’illustrer à travers ce qui est en réalité un proverbe anglais (Between the stirrup and the ground, He something sought, and something found), répertorié de longue date dans l’œuvre de William Camden (1551-1623) : Remains concerning Brtitain, qui comportait une section d’épitaphes où se rencontre cet apophtegme que Greene lui-même prétend connu de tous en Angleterre :

A Gentleman falling off his Horse, brake his neck, which sudden hap gave occasion of much speech of his former life, and some in this judging World, judged the worst.

In which respect a good Friend made this good Epitaph, remembring that of Saint Augustine, “Misericordi Domini inter pontem et fontem. »

My friend judge not me, Thou seest I judge not thee : Betwixt the stirrop and the ground, Mercy I askt, mercy I found.33

Le fin mot de cette énigme, l’objet de la demande formulée dans le bref moment d’avant la chute fatale est bien, dans l’original, la miséricorde divine. Mais peut-être vaut-il mieux encore souligner ici l’attribution de la sentence à saint Augustin lui-même, aussi difficile la source patristique soit-elle à identifier. Car si Greene n’a vraisemblablement pas été la chercher jusque dans les œuvres du Docteur de la grâce, force est en tout cas de constater que la formule informe effectivement tout le roman. Non seulement parce que, comme cela a déjà été souvent souligné,

29 Rocher de Brighton, éd. cit., p. 223. La formule annonce celle, symétrique, qui clôt le roman et voit Rose « s’en all[er], dans le clair soleil de juin, vers la pire horreur qui fût. »

30 Ibid., p. 229.

31 Ibid, p. 231.

32 Ibid., p. 199.

33 William Camden, Remains Concerning Britain, Londres, John Russell Smith, 1870, p. 420.

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cela devient un refrain lancinant à l’intérieur de l’œuvre34 et au fur et à mesure d’un récit dont le héros compte sur la rédemption que lui offrirait le sacrement de la confession et de l’absolution pour perpétrer deux meurtres et pousser Rose à commettre le péché irrémissible, mais encore, peut-être, parce que le dénouement lui-même semble n’être rien moins qu’une concrétisation de l’adage augustinien qui situe l’intervention de la miséricorde divine entre le pont et l’eau, between bridge and stream :

Rose ne put comprendre ce qui se passa alors : du verre, quelque part, se brisa ; le Gamin poussa un hurlement et elle vit son visage fumer. Il hurlait, hurlait, les mains sur les yeux ; il tourna le dos et se mit à courir, elle vit à ses pieds un bâton de policier et du verre cassé. Il avait l’air diminué de moitié, plié en deux par une torture effroyable ; on eût dit que les flammes, littéralement, le dévoraient, et il rapetissait, devenait un écolier pris de panique et de douleur, qui s’enfuit, se faufile à travers une haie, poursuit éperdument sa course […] Mais c’était inutile : il était au bord, il avait disparu. Ils n’entendirent même pas le bruit de sa chute dans l’eau. On aurait dit qu’en un éclair une main l’avait à jamais escamoté, retranché de toute existence, présente ou passée, précipité d’un trait dans le vide, le néant35.

Ravissement ou assomption à rebours, chute et damnation luciférienne, mais réalisation de la trajectoire contenue en germes dans la récurrente référence hippique, qui cache en vérité une allusion patristique.

Les sources d’un roman policier mystique et érudit

Au-delà de la simple thématique religieuse, c’est donc de toute une innutrition du genre policier par la réflexion théologique et spirituelle, sinon, mystique, qu’il s’agit déjà, on le voit.

Si l’on s’en tient au personnage de Pinkie, on peut encore ajouter un autre élément formel, attaché au protagoniste, mais qui rejaillit sur l’ensemble de la trame romanesque, et aussi bien sur l’essence même du genre : la présence de la liturgie, dont Richard Griffiths fait l’un des traits marquants de la littérature catholique anglaise36, et dont ont on peut supputer qu’elle fut sans doute l’un des traits empruntés par celle-ci à la littérature française, elle-même éprise du culte et de ses rites37, tout en poussant plus loin cet intérêt.38. Car au-delà des simples jeux avec la messe en latin, dont le souvenir berce Pinkie de façon obsessionnelle et fait de lui un être qui se perçoit comme différent, comme lorsqu’il reformule le Credo pour répondre à la question de l’un de ses camarades de bande (« Tu es catholique, n’est-ce pas ? Tu crois… – Credo in unum Satanum, dit le Gamin39 »), c’est bien davantage encore à une liturgisation ou une cérémonialisation catholique de l’acte meurtrier lui-même que l’on assiste dans le roman, comme on le constate notamment au moment où Pinkie prend la décision de supprimer Spicer et monte l’escalier qui le conduit chez lui :

34 Voir éd. cit., p. 199, 233, 236, 247, 273, 484, ad. lib.

35 Rocher de Brighton, éd. cit., p. 516-517.

36 R. Griffiths, op. cit., ch. 8 : « Liturgical Ceremonies, Tacky Æsthetics and Class Distinctions : Some Themes in the English Novel », p. 102 : « A major concern of British Catholic novelists in this period was to peict those things that differentiated Cathyolicism from other forms of the Christian religion and particularly from the Anglicanism from which so many of them had come. This led to an overriding concern with the liturgy and with ceremonial. »

37 Sur la liturgie et sa place dans la littérature française, spécialement la littérature décadente, voir l’œuvre du bienheureux Ivan Merz, L’Influence de la liturgie sur les écrivains français (1700-1923), Paris, Le Cerf, 2005.

38 Voir encore R. Griffiths, op. cit., p. 106 : « The liturgy dominated British Catholic literature during this period to an extent that was never reached in the equivalent French Catholic literature (except in the exceptional cases of Huysmans and Claudel. »

39 Rocher de Brighton, éd. cit., p. 356.

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Il grimpa les marches en fredonnant doucement : Le rossignol qui chante, le facteur qui sonne… Mais à mesure qu’en remous tournoyants sa pensée se rapprochait du centre ténébreux dangereux, mortel, la chanson devenait : Agnus Dei qui tollis peccata mundi […]et, lorsqu’il ouvrit la porte de sa chambre : … dona nobis pacem…, il reçut au visage le reflet brumeux de sa face pâle et orgueilleuse que lui renvoyait le miroir, au-dessus du pot à eau, du porte-savon et de la cuvette d’eau sale40.

Il est plusieurs façons de comprendre cette référence eucharistique, qui semble faire du meurtre lui-même quelque chose comme l’accomplissement d’un sacrifice dont Pinkie serait le célébrant, lui dont on sait qu’il avait songé à se faire prêtre41. Les instruments du culte se retrouvent ainsi grotesquement parodiés à travers les ustensiles de toilette qui signent moins une messe noire, à la façon du chanoine Docre, qu’un office narcissique dans lequel le miroir tient la place du tabernacle et de la croix. Ce qui est certain, quoi qu’il en soit, c’est qu’un autre refrain se met ici en place, qui avait déjà été préalablement annoncé, et qui va traverser tout le roman : la référence à l’Agnus Dei de la Communion, qui surgissait déjà dans la bouche de Pinkie au moment de confesser son catholicisme à Rose. Il avouait même avoir été enfant de chœur, avant de « brusquement se [mettre] à psalmodier, de sa voix enfantine » :

– Agnus Dei qui tollis peccata mundi, dona nobis pacem.

Dans sa voix passa tout un monde perdu – le coin éclairé sous l’orgue, l’odeur de l’encens, et des surplis empesés, et la musique. La musique – n’importe quelle musique Agnus Dei, Adorable à voir, Merveilleuse à étreindre, Les oiseaux dans les bois, Credo in unum Dominum – n’importe quelle musique le bouleversait, en lui parlant des choses qu’il ne comprenait pas42.

On voit ici le statut ambigu de ce Credo, qui met sur le même plan la musique liturgique et la musique populaire, donnant à entendre l’incompréhension de Pinkie pour la religion, à l’égal de celle qui caractérise son ignorance des choses de l’amour. Toutefois, le fait même qu’il s’agisse justement de l’invocation qui suit immédiatement, à l’ordinaire de la messe, le moment où le célébrant rompt l’hostie, et dans la suite de ces invocations, non pas de celle, doublée, qui en appelle à la pitié divine (Agnus Dei qui tollis peccata mundi, miserere nobis), mais justement de celle qui, par le rachat accompli dans le sacrifice de l’Agneau quémande une paix inaccessible à Pinkie, est on ne peut plus significatif. Ce sont précisément les termes dans lesquels il conçoit sa motivation à se débarrasser des témoins gênants qui pourraient l’incriminer relativement au meurtre de Fred Hale :

La femme indiscrète n’avait plus désormais de témoin, sauf Rose, et il allait s’occuper de Rose ; alors seulement, quand il serait tout à fait tranquille, il pourrait commencer à songer à faire sa paix, à rentrer au bercail, et son cœur s’amollit d’une vague nostalgie pour la toute petite boîte sombre du confessionnal, la voix du prêtre et les gens qui attendent sous la statue […] qu’on les délivre des souffrances éternelles.

Jadis, les souffrances éternelles ne représentaient pas grand-chose pour lui ; maintenant, cela représentait des lames de rasoir qui vous tailladaient éternellement […]

La confession, quand il serait tranquille, pour effacer tout43.

Indépendamment de la question de savoir quelle validité théologique on doit accorder aux raisonnements de Pinkie, à qui manque évidemment le repentir, force est en tout cas de constater que le roman policier change ici non seulement dans les motivations de ses personnages, mais

40 Rocher de Brighton, éd. cit., p. 214.

41 Ibid., p. 354 : « Quand j’étais gosse, j’avais juré que je me ferais prêtre… ».

42Ibid., p. 119. Voir encore p. 259, où l’on retrouve le même motif attaché à l’idée de nostalgie « d’une chose qu’il aurait perdue, oubliée ou rejetée ».

43 Ibid., p. 237-238.

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jusque dans sa forme et son essence. La quête devient celle d’une rédemption impossible, et les meurtres accomplis une libération.

De même encore, au moment du double suicide final, avorté, alors que resurgit une dernière fois le répons : Dona nobis pacem44, le Gamin « pens[e] aux paroles de la messe : “Il était dans le monde et le monde fut fait par Lui et le monde ne Le connaissait pas45.” » La confusion qui s’empare de Pinkie est pleine d’ambivalence et d’ambigüité : le refrain qui s’impose à lui une dernière fois trouve à être comparé à « la pression d’ailes gigantesques, contre la vitre de la voiture46 » où il est retranché avec Rose, mais où la police vient le débusquer, qui va finir par briser cette vitre. On peut donc comprendre la simple pression de la traque menée contre lui et qui trouve ici son paroxysme. Mais on ne peut s’empêcher de penser à la grâce, ou à une certaine intervention de l’Esprit, dont les ailes sont un attribut traditionnel, surtout quand le récit au discours indirect libre, semble-t-il, ajoute : « Si la vitre se brisait, si la bête, quelle qu’elle fût, parvenait à entrer, Dieu sait ce qu’elle ferait. Il avait le sentiment d’une immense confusion – la confession, la pénitence, le sacrement – une folie horrible47 »). Pour la première fois, l’idée de la pénitence semble accompagner la folie satanique (potentiellement toujours marquée par la Bête) qui projetait l’accomplissement du péché garanti par l’absolution.

C’est dans ce contexte qu’apparaît la référence au prologue de l’Évangile de Jean, évangile de l’ordinaire de la messe. Faut-il alors comprendre que Pinkie s’identifie au Messie et se reconnaisse dans la façon dont le monde l’aurait ignoré, ou au contraire qu’il accède à un début de rédemption ? La suite tend à prouver que ses œuvres sont toujours diaboliques : c’est en effet le moment où il tend à Rose le révolver avec lequel il prétend la pousser à l’irréparable. Mais peut-être peut-on reconnaître une certaine présence spirituelle autour du personnage de Pinkie, qui travaille à son salut, et qui prend encore la figure bloyenne du Mendiant : mendiants méprisés par le Gamin scandalisé par son propre geste, figure enfantine à qui il observe Ida Arnold faire la charité, ou mieux encore apparition figurative au sens le plus plein du terme lorsque Pinkie, marié civilement à Rose, s’apprête à jeter à la poubelle un mot sur lequel elle a écrit « je t’aime » :

Il froissa le papier dans son poing ; une poubelle se dressait devant une poissonnerie, mais il se retint. Quelque chose d’obscur l’avertit qu’on ne sait jamais, que cela pourrait être utile un jour.

Il entendit chuchoter, se retourna vivement et remit le papier où il l’avait trouvé.

Dans une ruelle, entre deux boutiques, une vieille femme était assise sur le sol ; il ne pouvait voir d’elle que son visage pourrissant et décoloré. C’était comme une vision de la damnation éternelle. Puis il entendit le murmure : « Vous êtes bénie entre toutes les femmes » et vit les doigts gris qui tripotaient un chapelet. Cette créature ne serait pas damnée ; il la regarda avec une fascination horrifiée : elle était parmi les élus48.

On reconnaît ici l’ambivalence mystique du Bien et du Mal, leur réversibilité qu’ont mise en scène Huysmans et Bloy : cette femme, dont le catholicisme apparaît à Pinkie comme un signe, figure pour lui le caractère repoussant qu’est susceptible de prendre la sainteté, qu’il confond d’abord avec celle des réprouvés, et dont il tire abusivement la confirmation de sa destinée maléfique. Si l’on songe à Bloy, il est tentant de mettre en relation ce passage avec celui qui clôt le sixième chapitre de la dernière partie, au moment où les amants de la nuit prennent la fuite, décidés au suicide, Pinkie s’arrêtant un moment pour se retourner sur son propre passé criminel :

44 Rocher de Brighton, éd. cit., p. 510.

45 Ibid., p. 511.

46 Ibid.

47 Ibid., p. 510.

48 Ibid., p. 402.

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Il s’aperçut qu’il se rappelait tout sans répulsion ; il avait le sentiment que quelque part la tendresse frémissait comme un mendiant devant une maison aux volets fermés, mais l’habitude de la haine l’emprisonnait. Il tourna le dos et continua de monter l’escalier. Il se disait que bientôt il serait libre de nouveau : on trouverait la lettre […]

“Moi-même”, le mot se répétait en échos hygiéniques parmi les lavabos de porcelaine, les robinets, les déversoirs, les tuyaux d’écoulement. Il sortit le revolver de sa poche et le chargea – deux cartouches. Dans le miroir au-dessus du lavabo, il pouvait voir sa main tourner autour de ce métal mortel, fixer le cran d’arrêt. […] Il rempocha le revolver et sortit dans le couloir. C’était la prochaine chose à faire. Une autre statuette exprimait un obscur symbole, avec des mains de cimetière et un chapelet de fleurs de marbre. Une fois encore, le Gamin sentit rôder la pitié comme une présence49.

Ce Mendiant qui rôde comme une présence tout à la fois diabolique et bénéfique, comment ne pas y voir l’Esprit Saint lui-même, en vertu de la même ambivalence que celle posée par Bloy, notamment dans Le Salut par les juifs50 ? La parenté du passage est double : avec le précédent, puisque la figure de l’esprit et celle de la Pitié se confondent une nouvelle fois, par la métonymie, avec des mains tenant un chapelet, mais aussi avec le passage du meurtre de Spicer, où l’escalier, la chambre et l’autel voué au culte de l’hygiène et du Moi étaient déjà présents.

Ainsi comprend-on l’ambivalence du personnage de Pinkie lui-même, diabolique, certes, mais autour duquel rôde également, sinon la grâce, du moins la présence de Dieu et de l’Esprit.

La date du premier meurtre le dit de manière éminemment symbolique, nonchalamment précisée au détour d’une description de l’hippodrome où ont lieu les exactions de la bande :

Le lundi de la Pentecôte, il avait déclenché une chose qui n’avait pas de fin. La mort n’était pas une fin ; l’encensoir se balançait et le prêtre levait l’hostie, et le haut- parleur annonçait les gagnants : « Black-Boy, Memento Mori, Général- Bourgogne51. »

L’obsession eucharistique elle-même est donc réversible : positive comme ici, lorsqu’elle semble rappeler à Pinkie la condition de son rachat, elle reste aussi jusqu’au bout la métaphore du péché, et spécialement du péché mortel.

Un thriller mystique

Car au-delà des personnages, ce qui fait basculer le roman du côté mystique, c’est surtout la mise en scène du péché et des noces spirituelles de Pinkie et Rose, que leurs noms transforment en allégories du Bien et du Mal.

Leur premier péché mortel tient à leurs fiançailles charnelles, en dehors des liens du mariage :

Secoué d’une sorte de frénésie, il la prit par les épaules. Il s’était évadé de Nelson Place pour en arriver là ; il la poussa contre le lit :

C’est un péché mortel ! dit-il, essayant de tirer de l’innocence toute la saveur possible, essayant de sentir le goût de Dieu dans sa bouche.

Une boule de lit en cuivre, les yeux stupides, épouvantés et consentants de la fille ; il effaça tout dans une rapide et brutale étreinte – maintenant ou jamais. Un cri de douleur, et puis cette sonnerie de cloche se mit à recommencer de plus belle.

Bon Dieu ! dit-il. On ne peut donc pas me foutre la paix !

49 Rocher de Brighton, éd. cit., p. 492.

50 Voir notamment le célèbre ch. XXXIII : « Il est tellement l’Ennemi, tellement l’identique de ce LUCIFER qui fut nommé Prince des Ténèbres, qu’il est à peu près impossible – fût-ce dans l’extase béatifique – de les séparer… », Œuvres, éd. Jacques Petit, t. IX, Paris, Mercure de France, 1969, rééd. 1983, p. 75. Voir aussi les Histoires désobligeantes, en particulier « La religion de M. Pleur » et la fin de « Propos digestifs ».

51 Rocher de Brighton, éd. cit., p. 228.

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Dans la chambre grise, il ouvrit les yeux et contempla ce qu’il avait fait. Cela lui sembla plus semblable à la mort que lorsque Hale et Spicer étaient morts52.

Sacrilège en même temps que blasphème, profanation, cette eucharistie sert à penser le péché à rebours. Cette réversibilité était déjà à l’œuvre dans le passage qui suivait le mariage civil entre les deux amants : alors que celui-ci était évidemment donné comme le contraire même du mariage religieux53, il aboutissait néanmoins à « une très vague communion entre [Pinkie] et Rose », qui ne tient qu’à la découverte de leur similitude, confirmée par la réponse faite par Rose à Pinkie qui lui offre à choisir, alors qu’ils se promènent, entre bigorneaux et Rocher de Brighton :

J’aimerais bien un bâton de Rocher de Brighton ! dit-elle

Il ricana de nouveau ; seul le diable, pensa-t-il, avait pu lui dicter cette réponse. Elle était vertueuse, mais le diable la possédait comme nous possédons Dieu dans l’Eucharistie – par les entrailles. Dieu ne peut échapper à la bouche pécheresse qui absorbe volontairement sa propre damnation54.

Dieu forcé de descendre dans l’hostie même par un prêtre sataniste, avait imaginé Huysmans dans Là-bas, Dieu forcé aussi, par un autre prêtre qu’est Pinkie, et par la bouche pécheresse, jusque dans l’acte sexuel, semble dire Greene, en vertu de cette parenté, de cette continuité, de cette réversibilité, et finalement de l’accouplement du Bien et du Mal, qui finit par révéler qu’il n’y a pas un cheveu de différence entre eux :

Quelle nuit de noces ! dit-il. Est-ce que tu pensais que ta nuit de noces serait comme ça ?

La pièce d’or au creux de la main, l’agenouillement dans le sanctuaire, la bénédiction… des pas dans le couloir […] Elle fit son serment une fois de plus, en le tenant dans ses bras, dans l’attitude du péché mortel :

Pas un cheveu de différence55.

L’acte est ensuite présenté tout à la fois comme le triomphe de Pinkie et une véritable damnation, son entrée dans le pays même qu’est l’Enfer et qui se confond avec le monde d’ici- bas : « L’enfer, c’était donc cela ; rien d’inquiétant pour lui : ce n’était que sa propre chambre où tout lui était familier56. » Toute la dernière partie du roman filera cette métaphore géographique, faisant entrer le couple dans le pays d’un autre péché mortel : celui du suicide.

Reste, enfin, une dernière idée, qui fait la dimension mystique du récit, et qui tient à l’épilogue, ou tout du moins à l’éclairage qu’il jette sur l’ensemble du roman. La confrontation finale entre Rose et un prêtre qui la console en écoutant le regret qu’elle exprime de ne pas s’être donné la mort, amène une célèbre allusion à ce que Richard Griffiths appelle une mauvaise interprétation de Péguy et de la doctrine de la substitution mystique, qu’il prend bien soin de corriger dans son ouvrage sur la renaissance catholique anglaise. Il est en effet question dans ce dernier chapitre d’un homme, que la critique greenienne identifie à Péguy, et que le prêtre donne à Rose en exemple pour lui faire mesurer combien il est difficile de concevoir

« l’étrangeté terrifiante de la miséricorde de Dieu » :

52 Rocher de Brighton, éd. cit., p. 389-390.

53 Voir les allusions p. 360 (« Le marié et la mariée ont seuls le droit de gravir les marches du sanctuaire, de s’agenouiller à l’intérieur des grilles du sanctuaire, en compagnie du prêtre et du saint sacrement ») et 366, alors qu’ils sont dans un bar (« Nous sommes dans le sanctuaire, tâchez de l’imaginer, avec le prêtre… »)

54 Rocher de Brighton, éd. cit., p. 382.

55 Ibid., p. 398.

56 Ibid., p. 390.

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– Il y a eu un homme, un Français, vous ne pouvez pas en avoir entendu parler, mon enfant – qui avait la même idée que vous. C’était un homme très vertueux, un saint homme, et il a vécu dans le péché toute sa vie, parce qu’il ne pouvait souffrir l’idée qu’une seule âme ait pu être damnée […] Cet homme […] décida que si une seule âme était damnée, il fallait que lui-même fût damné aussi57

Griffiths rappelle que cette idée reposerait sur la lecture fallacieuse d’un passage de Jeanne d’Arc, repris dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, dans lequel Jeanne affirme sa difficulté à accepter la souffrance des âmes damnées, pour lesquelles elle se dit prête à se sacrifier elle-même, tandis que le personnage de Gervaise condamne par deux fois ses propos comme hérétiques et rétablit l’orthodoxie d’une véritable imitation du Christ58. Toutefois, on peut nuancer ce propos : reconnaître une nouvelle fois, par l’intérêt qu’il accorde aux thèmes mystiques, l’inflexion que le romancier anglais donne au thriller, voire noter que le dispositif narratif lui-même n’est pas si hérétique qu’il y paraît, malgré l’extrême et efficace perversité de sa pointe. En effet, c’est bien finalement à une souffrance (christique) qu’est promise Rose lorsqu’elle s’en va dans le clair soleil de juin vers la pire horreur qui soit : celui de la désillusion, persuadée qu’elle est de l’amour de Pinkie, quand celui-ci, au contraire, a gravé sa déclaration de haine sur un disque qu’elle n’a pas encore écouté. Trahie, abandonnée, il lui restera encore, comme le dit Gervaise, à espérer « que le bon Dieu, dans sa miséricorde infinie, [veuille] bien accepter [ses] œuvres, [ses] prières et [ses souffrances pour en sauver une âme » et « […] choisir cette âme parmi celles que nous avons aimées59 », l’âme, peut-être de cet enfant qu’elle sent grandir en elle.

Conclusion

Qu’on ait affaire à un roman policier « spiritualiste » ne fait donc guère de doute. Et peut- être n’y a-t-il guère lieu d’en être surpris. Après tout, comme forme prétendument mineure, le genre a été choisi par nombres d’auteurs en rupture de ban comme le lieu de toutes les libertés et de toutes les expérimentations formelles possibles, malgré les contraintes qu’il impose. C’est jusqu’à un certain point doublement le cas pour Greene, qui conçoit ses thrillers comme des échappées belles entre deux œuvres sérieuses, et en tant que catholique dans un pays anglican.

Mais on peut aller plus loin et tenir que ce qui est à l’œuvre dans Brighton Rock tient davantage à l’essence même du genre, si l’on parle du thriller. Ce que disait Leonardo Sciascia du roman policier à énigme, c’est-à-dire que dans sa forme « la plus originale et la plus autonome, [il] présuppose une métaphysique : l’existence d’un monde au-delà du physique, l’existence de Dieu, de la Grâce – et de cette Grâce que les théologiens appellent illuminante60 », avec comme porteur de cette lumière, l’enquêteur lui-même, le détective, – se retourne ici en un roman de la quête de la damnation et/ou de la rédemption, centré sur le criminel, et non plus sur l’enquêteur, dont le mystère n’est plus policier, mais théologique : un thriller mystique, mais dans le mal. Façonné, pourrait-on dire, à l’aide d’idées mystiques chrétiennes devenues folles, mais dont la folie serve à dire les interrogations métaphysiques de Greene lui-même, dans un roman qui n’a effectivement plus rien, dès lors, d’un divertissement.

57 Rocher de Brighton, éd. cit., p. 524.

58 R. Griffiths, op. cit., p. 169 sq. : « Vicarious Suffering and “Vicarious Damnation” : a misinterpretation of Péguy ».

59 Charles Péguy, Jeanne d’Arc, dans Œuvres poétiques complètes, éd. François Porché, Pierre et Marcel Péguy, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1967, p. 41.

60 Leonardo Sciascia, « Brève histoire du roman policier », Mots croisés, dans Œuvres complètes II (1971-1983), éd. Mario Fusco, Paris, Fayard, 2000, p. 1253.

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