Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 237 Porous Boundaries. Texts and Images in Twentieth-Century French Culture
Jan Baetens
Jérôme Game (ed.)
Porous Boundaries. Texts and Images in Twentieth-Century French Culture
Oxford, etc. : Peter Lang, 2007, 161 p. ISBN : 978-03910-568-7
Depuis un certain nombre d’années, les publications sur les rapports entre texte et image sont omniprésentes dans les catalogues des éditeurs, et il est incontestable que ce type de recherches représente un des axes les plus fructueux et, souvent, les plus novateurs des études littéraires et culturelles contemporaines. Malgré cette pléthore qui pourrait induire un certain effet de saturation, le recueil dirigé par Jérôme Game –résultat d’un cycle de conférences organisé par l’Université de Londres entre 2002 et 2004– devrait être lu d’urgence par tous ceux qui s’intéressent à ces questions, et dont on sait aujourd’hui qu’elles ne se limitent plus au seul domaine artistique. Les études sur l’intermédialité sont en effet un des champs où le passage des études littéraires aux études culturelles s’est effectué avec le plus de bonheur et à l’intérieur de la bibliographie déjà surabondante en la matière il existe plusieurs raisons de placer au tout premier rang ce volume Porous Boundaries. Ce livre, du reste, et c’est sans doute significatif d’un certain état de l’édition universitaire hexagonale aujourd’hui, ne consiste pas en une sélection de textes déjà parus en français mais comprend, à deux petites exceptions près, des travaux inédits, même quand il s’agit de contributions faites par des auteurs francophones.
Pourquoi faut-il lire ce livre ? Essentiellement pour trois raisons. La première, la plus essentielle sans doute, est qu’il apporte vraiment du neuf à un débat qui tend à être monopolisé par des prises de position un peu molles en faveur du double, du mixte ou encore de l’hybride. Quels que soient les mérites de bien des articles qui s’attachent à décrire les mille et une façons dont s’enchevêtrent, aujourd’hui comme hier, les mondes du texte et de l’image, dans beaucoup de cas la rencontre de ces deux médias se pense encore en termes de… rencontre, c’est-à-dire de mise ensemble de deux univers gardant chacun leurs propres caractéristiques, leur propre logique de production et de réception, leurs propres mécanismes signifiants. La leçon que propose Porous Boundaries va beaucoup plus loin, si elle n’inverse pas cette tendance à l’œcuménisme du métissage. S’appuyant sur certains concepts introduits par Marie-Claire Ropars, entre autres, Jérôme Game esquisse dans son
Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 238 introduction lumineuse une théorie du ‘multivers’ texte/image qui, excédant les débats sur les mécanismes du mélange, récuse radicalement toute conception unitaire du média verbal comme du média visuel. Au-delà de toutes les inventions permises par le choc du texte et de l’image, Jérôme Game défend l’idée moins facilement reçue d’un clivage interne de chacun de ces deux domaines, dont l’hétérogénéité apparaît ainsi comme l’élément fondateur –quand bien même cette ‘essence’ clivée ne se manifeste que comme après-coup de la quête d’une impossible fusion ou mariage avec l’autre. Rattachant cette interprétation sans concession de l’altérité inhérente à chaque média aux idées de Gilles Deleuze sur le devenir, c’est-à-dire sur le devenir autre, Jérôme Game illustre la notion de différentiation interne à l’aide d’une très belle lecture d’un plan de La Maman et la putain, extrait d’un livre à venir dont on peut d’ores et déjà supposer qu’il fera date dans la lecture philosophique du cinéma postmoderne.
Mais il est deux autres raisons encore qui font que ce livre se détache sur tant d’autres qui parlent du même sujet. D’abord la cohérence d’ensemble de cette entreprise, qui suit clairement les grandes lignes exposées dans l’introduction, mais qui ne se limite pas à une seule approche ou à un seul corpus, mais offre un large éventail de méthodes de lecture et de corpus appartenant à des médias très variés (littérature, prose et poésie confondues ; cinéma et vidéo, avec une attention particulière pour les phénomènes d’adaptation littéraire ou de dialogue avec les textes d’accompagnement ; mais aussi peinture et exposition, y compris en tant qu’espaces et scénarios à déchiffrer ou à composer). Ensuite la qualité des contributions elles-mêmes, dont plusieurs sont de véritables pièces d’anthologie. On pense ici à l’essai de Jacques Rancière sur Broodthaers, qui inscrit les montages verbovisuels de l’artiste belge dans une multiplicité de traditions et d’interrogations philosophiques, politiques et artistiques (ce texte est en partie repris de "L'espace des mots : de Mallarmé à Broodthaers" publié par le Musée des Beaux-arts de Nantes) où à la relecture d’un film de Duras par Marie-Claire Ropars, dont les pages sont comme un utile résumé de plus de vingt ans de commerce intellectuel avec l’œuvre de quelqu’un qui n’arrête pas de se récrire dans d’autres médias.
Porous Boundaries n’est pas un livre facile, et en cela aussi il se distingue de bien d’autres publications, qui recyclent vite des savoirs déjà constitués. Toutefois, l’éditeur du volume a réalisé un travail exemplaire, qui allie les trois goûts de la clarté, de la concision et de l’élégance. Il n’est pas précisé si les diverses contributions ont été présentées d’abord en anglais ou en français, mais la souplesse stylistique finale révèle une ‘main’ très solide à la fois que très soucieuse de l’argumentation spécifique de chaque auteur pris séparément. Comme dans les vrais grands textes, on a souvent l’impression que la densité de l’écrit n’empêche pas la ‘voix’ de chaque auteur de se faire entendre, et de le faire parfois très littéralement, tant la syntaxe est partout d’une fluidité sans faille. En même
Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 239 temps, le soin éditorial de l’ensemble ne conduit nulle part à quelque affadissement des propos. L’effort de transparence stylistique n’est pas fait pour affadir, mais pour créer la meilleure assise à la complexité du raisonnement.
La pensée de la différence dont témoigne Porous Boundaries se réclame moins de Derrida que de Deleuze, en tout cas au niveau des références explicites. Cela dit, si Derrida est absent de l’index, son ‘spectre’ n’est jamais loin, car à bien des égards, le concept d’hétérogénéité, dont l’introduction fait le juste éloge, est aussi un concept derridien. C’est une des tâches du lecteur de ce livre fascinant que d’en prolonger les pistes et hypothèses en les repliant sur d’autres appareils méthodologiques et théoriques, non seulement ceux qu’on attend le plus comme celui de la déconstruction, mais aussi plus éloignés comme celui de l’histoire de l’art traditionnelle.
Jan Baetens is Professor of Cultural Studies at the KU Leuven. He is also editor of Image (&) Narrative.