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Le statut de l'action politique dans les Essais de Montaigne

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Academic year: 2021

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Dominique Uhde

Le statut de l’action politique dans les Essais de Montaigne

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval

pour l’obtention du grade maître ès arts (M.A.)

Faculté de Philosophie Université Laval

Août 2000

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Ce mémoire fait la synthèse entre deux aspects de la pensée politique de Montaigne. Certains passages des Essais laissent entendre qu’il encourage les humains à respecter les coutumes et les lois sans tenter de les réformer au moyen d’actions politiques. Il soutient ce conservatisme par un scepticisme en ce qui a trait à la possibilité de connaître les structures des sociétés et les ressorts des mouvements humains. Il est cependant aussi apparent dans ses écrits qu’il a une grande sensibilité face à l’injustice et qu’il reconnaît une certaine forme de morale indépendante des coutumes. Est-il possible de réconcilier ses deux aspects de la pensée du philosophe ? En interprétant ses critiques de la nature humaine non comme une invitation à l’immobilisme mais comme une invitation à l’autocritique et à la modération, il semble qu’une image complète de sa pensée puisse effectivement prendre forme. Cette nouvelle image n’empêche pas l’action mais appelle à certaines actions particulières, notamment à une forme précise d’éducation.

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Table des matières

RÉSUMÉ...2

INTRODUCTION... 5

Problématiquegénérale... 5

Méthode... 9

PARTIE 1. CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE ET DE L’AGIR POLITIQUE... 15

1.1. Analyseduconceptderaison... 17

Raison: jugement et entendement...18

Raison et mémoire...22

Imagination, volonté et passions...23

1. 2. Critiquegénéraledujugement... 26

Fin et moyen/ idée de fortune... 26

Entraves psychologiques à un bon jugement... 29

1. 3. Coutumeetfinmorale... 29

1. 4. Critiqueparticulièredel’idéedenature... 33

Les différentes positions...34

Nature et nature... 37

1. 5. Obstaclesaubonjugementdanslapratique... 40

Obstacles provenant de la coutume... 41

Obstacles provenant des passions...42

1. 6. Critiquedel’actionpolitique... 44

Définition de l’action et de l’action politique... 45

Les fins en politique... 47

La vanité d’une l’action est proportionnelle à sa grandeur...48

Les moyens en politique...50

Les corps s’empilent et se rangent...52

Conclusion : l’humain immobile... 54

PARTIE 2. RETOUR DIALECTIQUE ET RÉÉVALUATION MORALE... 56

2.1. Sympathieetconceptd’humanité... 57

Le rôle de la sympathie...57

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2. 2. Réalitéetpossibilitéd’unesociétémeilleure...65

La dépravation et l ,inhumanité en France...66

L ’idée d’une société meilleure...67

2.3. Retoursurlasympathieetlerôledelafortune...69

La sympathie comme fondement de la critique... 70

L'indéniable mouvement du temps et de la fortune... 73

2. 4. Réhabilitationdelaraison, delavertuetdel’agir... 76

Réhabilitation de la raison et du jugement...77

Réhabilitation de la vertu... 80

Réhabilitation de l’agir... 83

Vie de Montaigne... 86

PARTIE 3. AGIR ET ÉDUQUER...90

3.1. Commentagiràlalumièredescritiques ?... 90

Court résumé du chemin parcouru... 91

" Marcher droit ”... 92

Doit-on rechercher la perfection ?... 96

La volupté comme fin morale universelle... 99

Le rôle de la raison... 103

Réinterprétation du rôle de la coutume...106

Les différents apprentissages... 108

Conclusion: l'agir politique... 113

3.2. Miseenévidencethéoriquedelavaleurmoraledecertainesactions... 115

Les actions vicieuses... 116

Éducation à la liberté...121

CONCLUSION : PRATIQUE DE MONTAIGNE DANS LES ESSAIS... 125

Quelques leçons pour aujourd’hui... 128

130 BIBLIOGRAPHIE

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Problématique générale

La position de Montaigne au sujet de la légitimité des réformes en politique est des plus ambiguës. Les conclusions que Montaigne tire sur les actions entreprises dans une perspective de changement à Γ échelle politique varient selon la position qu’il emprunte pour déterminer l’attitude morale à adopter dans un contexte social et politique. D’une part, la position humaniste l’entraîne à soutenir des opinions progressistes, d’autre part, la position qui réduit le potentiel d’action des humains en relation avec un idéal de perfection inaccessible l’amène à soutenir des opinions conservatrices et essentiellement critiques.

Selon un premier portrait présent dans son œuvre, Montaigne s’oppose férocement à une forme de “ nouvelletés ”, c’est-à-dire de transformation sociale. Il avance diverses raisons pour soutenir cette attitude conservatrice et critique, mais elles peuvent être ramenées à un portrait négatif et réducteur qu’il trace des humains. Selon ce portrait, la raison est très faillible et les humains ne peuvent ainsi juger adéquatement des choses. En premier lieu, ils sont, selon lui, incapables de prévoir le cours des événements. De plus, ils sont incapables d’utiliser leur raison pour connaître leur propre nature. Leurs actions peuvent ainsi être motivées par des sources inconnues même s’ils croient en connaître les fins. Ne pouvant s’assurer ni des fins pour lesquelles ils agissent ni des moyens leur permettant d’atteindre ces fins, il leur devient presque impossible d’agir moralement, c’est- à-dire de justifier leurs actions par une base morale solide. Pour Montaigne, donc, les humains sont des acteurs politiques pitoyables, le domaine des actions politiques étant celui des actions morales posées en considération de la réaction d’une large population.

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L’humain est très variable et il est difficile de prévoir ses réactions en général. H devient évidemment de plus en plus difficile de prévoir les effets que peuvent avoir des gestes particuliers à mesure que le nombre de facteurs à prendre à considération grandit. Selon ce portrait, l’humain est finalement appelé à laisser la société dans l’état où elle est présentement, cet état ayant été mis à l’épreuve et s’étant structuré pendant des siècles. J’appelle ce portrait de l’humain conservateur et critique. Selon cette description, l’humain est toujours plus petit et moins capable qu’il ne croit l’être : sa nature est maladive. Je l’appelle critique parce qu’il trace une image négative de l’humain, le comparant à un idéal transcendant qu’il ne peut atteindre. Je l’appelle conservateur parce qu’il permet de défendre la tradition et la coutume, celles-ci étant les meilleurs guides pour un humain déraisonnable, qui n’est pas maître de ses gestes et qui n’a pas de contrôle sur sa destinée.

Un autre portrait de l’humain, que je qualifie d'humcmiste et réformiste est aussi important que le premier dans la pensée de Montaigne et s’y oppose. Alors que du premier point de vue, les humains sont méprisables, faibles et inconstants, du second point de vue, ils sont davantage en mesure de profiter de leur liberté et de leur raison. Ils ont la responsabilité de choisir et d’agir en fonction de jugements de la raison, qui, même s’ils sont incertains, possèdent néanmoins une certaine légitimité. Je l’appelle humaniste parce que selon ce portrait le bien-être humain est au centre des considérations en matière de morale. Les humains sont imparfaits, mais ils sont aussi les seuls maîtres de leur destin. Je l’appelle réformiste parce qu’en fonction de cette image, il est inutile de paralyser l’action politique par une critique de la possibilité d’agir adéquatement de l’humain. Ce dernier n’a pas à atteindre un état de perfection avant de faire des choix et d’agir. H est le seul à participer consciemment au développement de l’Histoire et ainsi le seul responsable d’entreprendre des actions qui peuvent contrer les mauvais effets qu’ont régulièrement certaines autres de ses actions. Il semble difficile de réconcilier cette image d’un individu responsable, qui est légitimé dans son action ou son inaction en fonction de son bien personnel et de la raison, avec celle des misérables créatures décrites dans certains passages de l’Apologie de Raymond Sebond.

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Ainsi, deux portraits de l’humanité s’opposent : les actions humaines sont d’un côté pertinentes et légitimes (quand la santé et la volupté des individus sont placées au premier plan) et de l’autre, inexcusables et dangereuses (quand l’humain est décrit seulement négativement et que ses conditions de vie semblent complètement hors de son contrôle). En d’autres mots, à chaque fois que la vie et la raison humaine ne sont pas intégrées à l’Histoire, à chaque fois que l’humain est perçu comme un être essentiellement imparfait n’ayant pas le moindre contrôle sur le développement des événements, il prend une apparence négative. Au contraire, lorsque Montaigne le considère indépendamment d’une idée de perfection, perfection qui lui est d’ailleurs inaccessible, et que son bien-être individuel prend le premier rang, toutes les critiques de sa nature prennent un nouveau sens, un sens prescriptif qui permet d’orienter les actions. Dans ce contexte, l’humain est libre de déterminer pour lui-même les actions raisonnables et vertueuses, en fonction de ses faiblesses certes, mais aussi en fonction de ses plaisirs et de la morale qui en découle.

D’autres aspects de la pensée de Montaigne peuvent être liés avec ces deux visions afin de faire ressortir la problématique plus clairement. Selon le portrait conservateur, le monde politique est un vase clos où l’utilité immédiate, puisqu’il est impossible de déterminer un bien absolu, doit régner. De ce point de vue, les meilleurs gestes politiques à poser sont toujours variables : ils varient avec les contextes, en fonction des fins recherchées et des moyens disponibles. L’humain étant incapable de déterminer des règles morales certaines, il doit s’en remettre aux maîtres en politique, ceux-ci gérant la population comme ils le peuvent en fonction de ce qui est le plus efficace à leurs yeux. D’autre part, Montaigne soutient parfois complètement le contraire. Par moment, en effet, il ne semble pas faire de distinction entre la vie publique et la vie privée en matière morale. Ainsi, l’action vertueuse est pour lui l’action absolument bonne et non nécessairement l’action utile, l’action qui peut avoir de mauvais résultats à cause de la fortune, mais qui demeure par ailleurs une action morale. Montaigne affirme : “ [...]toutes choses ne sont pas loisibles à un homme de bien pour le service de son roi ni de la cause générale [...] (ΙΠ, I, p.42)1” Ici, le bien est indépendant des résultats atteints : la grandeur et l’importance

1 Pour toutes les citations des Essais, on trouve, entre parenthèses dans mon mémoire, Vindication du livre, puis de l’essai, puis de la page. Pour l’édition utilisée, voir là bibliographie.

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d’une fin ne peuvent suffire à le corrompre. La description que Montaigne fait des plus grands humains est compatible avec ce portrait. Pourquoi sont-ils si grands ? Parce que leur innocence est chez eux une “ [...]maîtresse constante, uniforme, incorruptible [...] (Π, XXXVI, p.533)”, parce qu’ils “[...]ne croyai[en]t pas qu’il fut loisible, pour recouvrer même la liberté de son pays, de tuer un homme sans connaissance de cause [...] (II, XXXVI, p.534) ” Selon ce point de vue, l’action politique n’existe pas dans une sphère particulière où les actions humaines doivent changer en fonction de fins qui sont plus importantes que le bien-être et la conscience personnels. Plutôt, il est loisible à l’humain vertueux d’agir raisonnablement et moralement en politique comme ailleurs, et ce malgré les mauvais effets que ses actions risquent d’avoir sur la société. L’humain n’est donc pas une feuille perdue dans les vents de la fortune, un être purement négatif et impuissant qui doit se plier à toutes les circonstances de l’Histoire comme si cette dernière était indépendante de sa vie. Il est fondamentalement un acteur politique, qui ne peut que participer activement aux courants de la fortune et doit agir raisonnablement même si ceux-ci sont hors de son contrôle. Montaigne affirme : “ C’est le rôle de la couardise, non de la vertu, de s’aller tapir dans un creux, sous une tombe massive, pour éviter les coups de la fortune (Π, ΠΙ, p.39).”

Mon intention étant de faire une présentation cohérente de la pensée de Montaigne, le lieu de conflit apparent entre ces deux positions doit être analysé plus profondément. Je cherche donc dans ce travail à faire une synthèse de ces positions opposées, faisant d’elles deux moments d’un même mouvement, mouvement qui finit par assurer la légitimité d’au moins quelques formes d’action sociale. Ce mouvement dialectique n’est jamais terminé : il est constamment à refaire à l’intérieur de la pensée, lors de chaque décision morale, à chaque instant. Il est constitué d’un sentiment moral de départ, qui vient du lien de sympathie que les humains ont entre eux, d’une critique de toute forme de dogmatisme concernant la valeur de ce sentiment et la légitimité des actions entreprises en son nom et enfin d’une nouvelle position morale, qui prend en considération les faiblesses de l’humain mais qui s’appuie sur la réalisation que ce dernier ne peut pas attendre d’être parfait avant d’agir. Ces trois étapes constituent les trois parties de mon mémoire.

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Méthode

Je retombe volontiers sur ce discours de l’ineptie de nos institutions. Elle a eu pour sa fin de nous faire non bons et sages, mais savants : Elle y est arrivée (II, XVII, p.421).

Je ne cherche aux livres qu’à m’y donner du plaisir par un honnête amusement ; ou si j’étudie, je n’y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même, et qui m’instruise à bien mourir et à bien vivre (Π, X, p. 106).

Nous prenons en garde les opinions et le savoir d’autrui, et puis c’est tout. Π les faut faire nôtres (I, XXV, p. 208).

Une partie de la méthode que j’ai choisie pour résoudre les contradictions mentionnées ci-haut est inspirée par la pensée de Montaigne. Pour Montaigne, la connaissance peut prendre deux formes. Sans prétendre que ces deux formes existent indépendamment l’une de l’autre chez l’individu, je les présente ici comme si elles s’opposaient absolument afin de simplifier le propos. Cette méthode, qui consiste à mettre en opposition absolue deux positions qui ne le sont pas nécessairement dans les Essais ou même dans ma pensée, est d’ailleurs défendue ultérieurement dans cette section.

Une première connaissance est recherchée pour la connaissance elle-même et sans considération pour ce qu’elle peut apporter directement à l’individu qui connaît. Celui qui cherche à connaître de cette façon accumule !’information, mais sans vraiment considérer la valeur de ce qu’il apprend pour la vie pratique : il engrange sans consommer, il amasse sans critiquer, il emprunte sans pouvoir redonner. Ceux qui ne peuvent que connaître ainsi sont des adeptes de l’érudition inutile, du discours plutôt que de son contenu, de ce que les autres ont pensé, etc. Montaigne écrit : “ J’en connais qui, quand je demande ce qu’il sait, il me demande un livre pour me le montrer ; et n’oserait me dire qu’il a le derrière galeux, s’il ne va sur-le-champ étudier en son lexicon, que c’est que galeux, et que c’est que derrière (I, XXV, p.208). ” Ces gens s’intéressent d’avantage aux livres qu’à la vie, comme si le bonheur et le développement personnel n’étaient pas à la source du désir de connaissance. Ils se servent du savoir pour la parade, ils savent dire : “ Cicéron dit ainsi ; voilà les mœurs de Platon ; ce sont les mots même d’Aristote (I, XXV, p.207)”, mais ne disent rien pour eux-mêmes, ne pensent rien. Ils se servent de leur mémoire, non de l’entendement et de la raison. Cette façon de lire, d’écrire et de connaître est ridicule aux yeux de Montaigne. Lui-même préconise une autre attitude.

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Cette deuxième forme de connaissance, que Montaigne prétend lui-même pratiquer, est plus personnelle même si elle peut aussi provenir des livres. Pour ce type d’apprentissage, la mémoire est seulement utile indirectement et l’entendement et l’expérience sont plus déterminants. Montaigne avoue piller les textes qu’il cite sans trop s’occuper de respecter la pensée de l’auteur, qu’il considère inutile s’il ne peut se l’approprier2. Il fait donc dire aux philosophes et penseurs ce qu’il veut dire lui-même, se servant d’eux comme d’échelons lui permettant d’aller plus haut. H ne cherche vraiment qu’à parler de lui et de ce qu’il pense, s’intéressant marginalement à ce qu’ont réellement pu penser les auteurs qu’il cite. H s’intéresse par ailleurs à ce qu’il peut comprendre de ce qu’ils ont pensé et à ce qu’il peut comprendre de ce qu’ils ont vécu lorsque ceci peut lui servir d’exemple ou de leçon pour la vie pratique.

C’est en tentant d’adopter la deuxième attitude décrite ci-haut, en tentant d’intérioriser les connaissances dont je fais !’acquisition, que j’analyse moi-même les Essais de Montaigne, trouvant tout aussi futile que lui d’avoir une tête “bien enflée (I, XXV, p.209)” lorsqu'elle est enflée de n’importe quoi. Ainsi, je sais que la pensée de Montaigne ne prend pas exactement la forme que je lui donne dans mon interprétation, considérant que cette interprétation est faite à partir de mes recherches, à mon époque, et non des siennes. Toutefois, je crois qu’il aurait tout de même préféré être lu ainsi que de façon pédante.

Il est nécessaire que je nuance mes dires pour mieux mettre en lumière ma démarche. Ma méthode ne consiste pas à inventer ce qui me plaît ou à pervertir sans scrupule la pensée du philosophe que j’étudie. La pensée de Montaigne est à la source de mes réflexions sur la légitimité des actions politiques. C’est lui qui pose les questions qui me permettent d’approfondir les idées que j’entretiens à ce sujet et c’est lui qui me donne les outils me permettant de formuler de manière précise la problématique que je mets de l’avant. Ainsi, c’est avec lui que j’aborde ma recherche, lui laissant amener des objections,

2 J’oppose ici le verbe “piller” au verbe “emprunter” que j’ai utilisé dans la description de la première forme de connaissance. Alors que dans le premier cas, il s’agit de se servir des idées d’un autre sans les faire siennes, ici il s’agit de voler impunément ce qui est désiré, la connaissance réelle apparaissant seulement lorsque l’individu assimile !’information, et ce, abstraction faite de ce qu’un autre a pensé.

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balancer les points de vue, tisser les grandes lignes de la réflexion. Mon mémoire se propose donc de faire une analyse de la cohérence des idées de Montaigne dans les Essais. J’entre en communication avec l’auteur et tente de le comprendre comme un semblable, qui partage des idées avec moi au-delà des siècles. En conséquence, je fais très peu référence au contexte historique de l’écriture des Essais ainsi qu’aux débats implicites ou explicites qu’il y engage avec d’autres penseurs. Mon but est d’aller chercher l’essentiel de sa pensée, la partie universalisable de son discours.

D’autre part, je ne fais évidemment pas abstraction des autres interprétations de la pensée de Montaigne qui ont été faites jusqu’à aujourd’hui. J’emprunte ainsi à certains commentateurs des réflexions, quand les questions qu’ils apportent se plient bien à la structure de mon travail et au chemin que j’ai choisi d’emprunter. Au demeurant, il serait absurde de refuser de recevoir l’aide d’autres penseurs pour l’élaboration de ma pensée, surtout lorsque ces autres penseurs se sont intéressés aux mêmes problèmes et aux mêmes questions que moi. Cependant, à la lumière des considérations que j’ai apportées ci- dessus, il n’est pas surprenant que je fasse abstraction dans mon mémoire du travail de datation de Pierre Villey3. Mon but étant de faire la synthèse entre des positions opposées, il est inutile queje m’arrête à considérer les changements que Montaigne a pu opérer dans sa pensée au cours de sa vie. Pour moi, son “ livre est toujours un (ΠΙ, IX, p.233).”

Je peux défendre cet aspect de ma méthode indépendamment des idées de Montaigne, ces dernières portant sur l’intérêt des interprétations en tant que telles pour le développement de l’individu. Je peux le défendre en montrant qu’il est impossible de toute façon d’avoir une interprétation exacte de la pensée d’un autre. Je ne crois effectivement pas qu’il me soit donné de connaître avec certitude la pensée des humains vivant à la même époque que moi, avec qui je partage de nombreux repères et peux discuter quotidiennement. J’essaie bien sûr de connaître leurs idées aussi exactement que possible, mais je n’ai pas la prétention de pouvoir parler à leur place. Ainsi, lorsque vient le temps d’interpréter la pensée d’un auteur qui est mort avant ma naissance et qui ne peut répondre à mes interrogations, la possibilité de le faire avec précision devient encore plus

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mince, les contextes sociaux et historiques changeant les idées. Je ne peux donc pas tenter de décrire la pensée de Montaigne : je ne peux que tenter d’en dégager l’essentiel, à la lumière de mon époque et de ma société.

Il est intéressant ici de rappeler certaines différences entre le contexte social présent et celui de l’époque de Montaigne en France, afin de bien mettre en évidence le fossé qui sépare ma vie de celle du philosophe. À l’époque de Montaigne, et plus particulièrement pendant les trente dernières années de sa vie, tous les bouleversements et les “ nouvelletés ” qui voient le jour dans son pays semblent servir de combustible aux guerres de religion. De 1562 à 1594, huit guerres se succèdent en France : guerres entre réformés et catholiques, guerres entre prétendants à la couronne, guerres entre différents clans3 4. Avant 1562, les effets qu’ont en France les nouvelles idées de Luther sont bénins. Les protestants se font d’ailleurs accorder cette année-là une plus grande liberté de culte par un édit de Michel de l’Hospital. Néanmoins, la Contre-Réforme prend vie dans le sillon de cet édit : une réaction violente des catholiques qui n’acceptent pas que les réformés aient une telle liberté de conscience. La Contre-Réforme allume définitivement les feux de la vengeance et de l’agression en France, feux qui s’étendent par la suite dans tout le pays. Après que les premiers coups aient été portés, les distinctions entre les partis en opposition s’effacent partiellement aux yeux de l’observateur désintéressé : les deux groupes sont formés de fanatiques qui sont prêts à massacrer pour des idées religieuses. L’apogée, sinon la fin, du conflit est atteint en 1572 avec le massacre de la Saint- Barthélémy, qui fait 13 000 morts (dont 3000 à Paris seulement) en France5.

Comment Montaigne pourrait-il, dans un tel contexte, prendre position pour un parti politique ou un autre ? Aucun ne semble choisir le droit chemin, mais seulement le nouveau ou l’ancien. Les actions entreprises par les groupes qui entreprennent de réformer la société semblent plus dangereuses et nuisibles qu’avantageuses, les réformes attisant l’intolérance, les dissensions et les guerres. Les “ nouvelletés ” ne sont pas nécessairement apportées en fonction du bien commun mais en fonction de croyances religieuses

3 Pierre Villey, Les sources et l’évolution des Essais de Montaigne.

4־ Je ne trace ici qu’un portrait grossier de la situation de l’époque. Pour une analyse plus en profondeur, voir le livre Montaigne et son temps de Geralde Nakam.

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dogmatiques diverses, pas plus justifiables les unes que les autres. Montaigne lui-même ne traite d’ailleurs pas des dogmes religieux, préférant affecter une ignorance totale à ce propos que de risquer les mauvaises utilisations possibles d’une quelconque interprétation. Ainsi, à son époque, l’idée d’entreprendre une action avec des perspectives politiques est presque attachée nécessairement à un excès de vanité, seul un tel excès permettant d’engendrer les exemples de violence et de guerre qui sont si nombreux à ce moment. Aujourd’hui, néanmoins, il semble possible d’espérer que certaines actions sociales puissent être entreprises avantageusement.

Pour faire ressortir avec le plus de clarté possible la problématique et les thèmes que je présente dans cette recherche, il m’est parfois utile de classer ou de mettre en opposition absolue certains concepts, alors qu’ils ne sont pas présentés si clairement ou distinctement dans les Essais. Les réflexions de Montaigne ne sont généralement pas très systématiques et il n’est pas certain qu’il aurait vu un intérêt à catégoriser avec une telle précision les notions qu’il utilise, les mots qu’il emploie semblant parfois changer de signification au gré de ses fantaisies et de son goût. Ainsi, les grandes oppositions que je mets de l’avant, par exemple entre les deux portraits présentés ci-haut, prétendent d’avantage servir à éclairer les problèmes qu’à exposer fidèlement la pensée de l’auteur.

Je me permets aussi de considérer que le mot homme dans les Essais fait référence à tout le genre humain, ce qui n’est pas si clair dans le texte. Les considérations que Montaigne présente sur la vie politique ne concernent pas nécessairement les femmes à son époque et il pourrait devenir difficile de savoir précisément à quel moment il fait référence uniquement à un sexe et à quel moment il fait référence à tous les humains si la question était soulevée pour chaque thème dans ses écrits. Pour simplifier le propos, qui s’alourdirait inutilement autrement, je prends pour acquis dans ce travail que le mot homme a le même référent que le mot humain dans les Essais. J’utilise moi-même le mot humain pour présenter la problématique dans mon mémoire, jugeant que les réflexions sur la politique qui y sont mises en lumière s’appliquent certainement aujourd’hui aux deux sexes.

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Ceci termine la présentation de la méthode que j’ai choisi d’emprunter pour faire ce travail. D’abord, je ne trouve pas qu’il soit utile ou intéressant d’essayer de réécrire ce que Montaigne a déjà écrit. Deuxièmement, je ne crois même pas qu’il soit possible de le faire avec quelque exactitude. Toutefois, ce sont les idées de Montaigne qui m’ont dirigé dans cette réflexion, et je crois partager avec lui certaines prémisses théoriques et certaines opinions, même si elles ne prennent pas nécessairement la même importance dans ses écrits et dans son esprit qu’elles prennent pour moi aujourd’hui. Ainsi, j’essaie de parcourir une route particulière avec lui, cherchant avant tout à équilibrer les interprétations contraires qui pourraient être faites de sa pensée, par exemples celles affirmant que Montaigne est un conservateur pur et dur. Revenant sur l’idée d’inclure les deux portraits qui s’opposent en surface dans un mouvement dialectique, disons que si à l’époque de Montaigne, il pouvait sembler valable d’insister d’avantage sur l’étape restrictive et critique de ce mouvement que sur l’autre, de nos jours, il semble utile d’insister sur la sympathie et la partie de ce mouvement qui encourage !’implication politique. Les deux portraits me semblent présents dans la pensée de Montaigne, je décide d’insister sur celui qui semble avoir été oublié aujourd’hui.

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Partie 1

Critique de la connaissance et de l’agir politique

Montaigne a le mensonge et la cruauté en horreur6. Ce dégoût pour ce qui trahit les liens qui existent entre les humains en société le pousse à s’intéresser aux fondements de la morale et de l’action politique. Il se sent blessé par la souffrance des autres et est donc amené à chercher des remèdes aux maux qui l’entourent. Les solutions ne sont toutefois pas évidentes: les actions politiques qui sont entreprises à son époque nourrissent l’injustice et la cruauté même lorsqu’elles sont prétendument posées pour les réduire. Dans ce contexte, Montaigne doit-il nécessairement restreindre ses ambitions et s’empêcher d’agir à l’échelle sociale ? C’est à cette conclusion que mène la partie critique du mouvement de la réflexion politique de Montaigne. La partie qui suit cherche à éclairer les différentes étapes de cette critique, qui remet d’abord en question la pertinence des jugements humains, ensuite la pertinence des actions qui sont posées à la suite de ces jugements.

Il est utile de montrer que Montaigne ne doute pas de l’existence de principes de la raison. Ce dont il doute est la capacité de la raison de s’accorder avec exactitude aux événements du monde au moyen de jugements. Ainsi, dans le point Analyse du concept de raison (1.1) je distingue en la raison l’entendement, qui représente ses principes, de la faculté de juger, qui utilise les principes de l’entendement à des fins pratiques. Montaigne accorde une grande importance aux jugements et il en encourage l’exercice. La raison

6 Dans la section 2.1, j’avance que ces sentiments sont des preuves et des signes du sentiment de sympathie qu’il a pour les autres humains.

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pure n’aidant pas à !’organisation de la vie, c’est le jugement qui prime et qui doit être aiguisé à chaque occasion. Toutefois, sa grande importance ne lui assure pas l’infaillibilité. Dans les points 1.2 à 1.5, j’aborde la possibilité d’agir moralement sur la base de jugements. Pour Montaigne, l’humain ne peut prévoir les conséquences de ses gestes et ainsi agir adéquatement en vue de fins précises. La fortune représente cette incapacité de bien juger des choses et l’humain lui est soumis : une feuille portée par des causes qu’il ne comprend pas. Ceci constitue la matière du point 1.2, qui traite des moyens et des fins en matière morale. Du reste, même si l’humain pouvait agir en connaissant les effets de ses actions, il ne peut découvrir une morale universelle au moyen de sa raison, c’est-à-dire une fin morale de laquelle il puisse être certain. Les coutumes humaines ne se forment pas rationnellement et ne peuvent pas servir de fondement à cette morale (1.3). De même, la nature humaine ne peut pas servir à fixer une fin morale universelle. L’humain a-t-il des caractéristiques naturelles ? Peut-on en tracer le portrait général ? Montaigne conclut qu’il est impossible de le savoir, et ainsi d’élaborer une définition à la fois fixe, adéquate et suffisante de l’humanité (1.4). Finalement, il existe dans l’âme humaine plusieurs obstacles qui empêchent la raison de juger adéquatement, et ce indépendamment des questions épistémologiques. Je les aborde rapidement dans la partie 1.5. La dernière section de cette partie (1.6) fait la synthèse de ces critiques et mène à la conclusion que l’action contrôlée entreprise dans une perspective et un contexte politiques est à peu près impossible pratiquement. L’humain connaissant mal sa nature et le monde, il agit sans pouvoir connaître les conséquences de ses actions. Il va de soi que plus l’objet en vue duquel l’action est posée, ici la société en entier, est grand et complexe, plus l’action est incertaine et dangereuse. C’est donc sur une note conservatrice que se termine cette section, qui trace le chemin que suit la pensée critique de Montaigne et trace en même temps le portrait négatif de l’humain mentionné au début de ce travail.

Quand Montaigne réduit l’humain dans tous ses possibles, il fait de lui une bête de mépris. Si la pensée du philosophe était si restreinte, cette recherche se terminerait avec la fin de la partie que j’amorce, cette image de l’humain étant suffisamment claire dans les Essais. Néanmoins, la critique ne représente qu’une partie du mouvement que fait la pensée de Montaigne, et la partie suivante remet ces considérations en perspective. Pour

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Montaigne, il est impossible de connaître la nature humaine s’il y en a une. Les actions posées avec une perspective politique nécessitent cette connaissance et sont donc incertaines. Cependant, d’un autre point de vue, l’humain se retrouve libre d’agir en fonction d’une morale indépendante des résultats lorsque les conséquences de son inaction comme de son action lui sont inconnues. Comment faire cohabiter ces deux positions dans la même pensée ? La troisième partie cherche à répondre à cette question et ainsi à résoudre ce va et vient théorique.

1.1. Analyse du concept de raison

Je tente d’abord d’analyser et d’exposer clairement ce qu’est la raison pour Montaigne, essentiellement (en y distinguant les jugements et l’entendement) et en la distinguant des autres facultés de l’esprit (la mémoire, !’imagination et la volonté). Montaigne lui-même semble donner plusieurs sens différents au mot raison et ceci révèle une partie de la problématique. Étant déficiente, la raison a de la difficulté à se distinguer elle-même des autres domaines de l’esprit humain : les émotions, la mémoire, !’imagination et la volonté. Elle a aussi de la difficulté à bien comprendre ses propres mécanismes, à fixer avec précision les frontières qui séparent le domaine des jugements et de l’entendement, par exemple. Il faut donc que je distingue avec circonspection ces différents champs à l’intérieur de l’âme humaine, avec plus de circonspection que Montaigne ne le fait lui-même. Je ne dis pas que Montaigne est incapable de faire les distinctions que je présente ici (plusieurs passages que je cite montrent au contraire qu’il les fait), mais plutôt qu’il ne les expose pas à l’intérieur des Essais aussi systématiquement que moi. Je commence donc par aborder cette analyse de la raison elle-même, analyse d’ordre méthodique me permettant de traiter des idées de Montaigne avec un peu moins d’ambiguïté que lui-même ne le fait.

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Raison: jugement et entendement

H est possible de distinguer dans la raison deux facultés : l’entendement et le jugement7. Quelle est la différence entre l’entendement et les jugements ?8. L’entendement est tout simplement un outil de la raison, qui donne sa forme, ses particularités et ses impératifs aux jugements et ainsi aux objets étudiés. Il représente la série de lois auxquelles est soumise la raison, série de lois qui ont par ailleurs une certaine autonomie par rapport aux jugements. Entre autres, l’entendement cherche à tirer des conclusions universelles en synthétisant les différents jugements, la raison ayant de cette manière un accès à la vérité. Sur un tout autre plan, les jugements représentent !’utilisation en tant que telle de l’outil, que cette utilisation soit pratique et morale ou scientifique. Ils représentent la tentative de la raison de répondre aux exigences de l’entendement en appliquant ses formes au réel. Montaigne, qui est critique et qui utilise constamment sa raison pour montrer sa propre inefficacité, ne prétend évidemment pas que la vérité soit accessible par les jugements. Toutefois, l’entendement garde de son côté une forme d’autonomie, puisqu’il ne peut pas être critiqué par une faculté lui étant supérieure. C’est ainsi que sa critique de la raison prend réellement une forme claire : alors que l’entendement est toujours semblable à lui-même et cherche !’universel, les jugements sont infiniment variables et incertains. L’entendement peut facilement plier un objet à ses formes et à sa structure mais il peut très difficilement unir tous les objets dans une structure générale cohérente, a fortiori quand l’objet observé est humain.

Voici quelques passages des Essais où la différence entre la faculté d’entendement et l’utilité de ses principes dans la vie pratique semble présupposée, même si les mots qu’utilise Montaigne ne sont pas les mêmes que les miens. Dans Y Apologie de Raymond Sebond, Montaigne pose certaines questions : “ De quel fruit pouvons-nous estimer avoir été à Vairon et Aristote cette intelligence de tant de choses ? Les a-t-elle exemptés des incommodités humaines ? Ont-ils été déchargés des accidents qui pressent un crocheteur?

7 Montaigne distingue peut-être plus que deux facultés dans ce qu’il appelle la raison. Toutefois, il est inutile pour les besoins de mon interprétation de détailler d’avantage cette partie de !’argumentation. 8 Ceux qui ont lu La Critique de la raison pure remarqueront peut-être que je dois mon interprétation de

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suite aborder les liens qu’il est possible de faire ici entre la raison pratique et la mémoire, qui enregistre les connaissances et donne “ !’intelligence de tant de choses ”, il faut remarquer dans cette citation que la pertinence et l’autonomie de la logique ne sont pas remises en question. Au contraire, il semble entendu qu’Aristote et Vairon maîtrisent bien la logique, et qu’ainsi cette dernière répond à des règles spécifiques qui sont autonomes par rapport aux jugements. L’affirmation remet plutôt en question l’utilité pratique de la logique. Ainsi, la logique peut être cohérente de manière indépendante, sans qu’il y ait pourtant d’adéquation entre elle et les événements du monde, ce qui laisse entendre deux domaines de l’esprit sinon complètement autonomes, au moins différentiables. Le premier domaine ne peut pas vraiment être critiqué, alors que le deuxième, qui représente un lien théorique entre le premier et le monde, est toujours remis en question par la raison elle- même, qui ne réussit pas à répondre à ses propres exigences.

À nouveau dans Y Apologie de Raymond Sebond mais aussi dans De l’incertitude de notre jugement, Montaigne montre en quoi les jugements sont toujours multiples, et ainsi nécessairement imparfaits. Dans Y Apologie, il parle de !’“imbécillité et variété infinie de nos raisons et opinions (Π, XII, p.202)” et dans De l’incertitude de notre jugement il affirme qu’ “[...]il y a prou loi de parler partout, et pour et contre (I, XLVII, p.392). ” Premièrement, il est évident dans ces citations que si l’entendement et la vérité sont universels et uniques, les jugements, qu’il appelle ici “ les raisons et les opinions ”, sont toujours nombreux et variables. Ceci peut suffire à montrer que Montaigne voit la différence entre l’entendement et les jugements. Mais il est possible d’aller plus loin. Non seulement ces passages révèlent-ils que les jugements sont parfois faillibles, deux jugements contraires ne pouvant tous deux être vrais à la fois, ils vont jusqu’à laisser entendre qu’il est impossible de déterminer, ultimement, si un jugement est faux ou non. Effectivement, les exigences de la vérité ne sont jamais remplies s’il est toujours possible de défendre deux positions contraires, ces dernières empêchant de synthétiser les différentes expériences sous le registre de la vérité. En quelque sorte, l’unité et la stabilité

de la pensée de Montaigne deviennent très claires sous l’éclairage des théories cognitiy¡ philosophe allemand.

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de l’entendement font de lui à la fois le juge et l’accusé : son autonomie et son universalité lui donnent une certaine valeur tout en l’assurant d’être en discordance constante avec le réel, les jugements pouvant toujours être multiples et divers. L’entendement peut plier chaque objet indépendant à sa forme, mais les formes de chacun de ces objets ne sont pas par la suite compatibles entre elles. La vérité, unique, ne pointe pas son visage.

H me semble important de mieux faire ressortir certaines composantes essentielles de la raison telles que mises de l’avant par Montaigne dans les Essais. La plus claire, à laquelle j’ai déjà fait allusion, est que l’entendement cherche à déterminer la vérité. Π est utile que je me penche sur l’existence affirmée ou contestée de la vérité chez Montaigne : en reconnaît-il l’existence ? La réponse est oui. H semble que pour l’humaniste, elle doive toujours être recherchée même si elle demeure inaccessible par les jugements. L’humain la recherche parce qu’il est soumis aux exigences de l’entendement, celui-ci demandant de l’universel. Par ailleurs, le sage la sait inaccessible, car la raison qui fait un retour sur elle- même à la suite de jugements reconnaît inévitablement l’inadéquation entre ceux-ci et le monde. Montaigne fait allusion à une vérité universelle et absolue, de façon claire et sans ambiguïtés, dans le chapitre De l’utile et de l’honnête : “ La voie de la vérité est une et simple (ΙΠ, I, p.34) [...].” Il y fait aussi allusion dans De l’institution des enfants : “La vérité et la raison sont communes à un chacun et ne sont non plus à qui les a dites premièrement, qu’à qui les a dites après (I, XXVI, p.224). ” Ces considérations, et d’autres semblables, permettent de croire que Montaigne reconnaît l’existence d’une vérité, peu importe la conformité entre les jugements et le monde.

Y a-t-il d’autres lois auxquelles soit soumise la raison ? Sans que Montaigne les nomme toutes, il laisse entendre qu’elles existent. Entre autres, dans l’Apologie de RaymondSebond, il fait allusion aux règles de !’entendement (les corps solides ne peuvent se superposer, les corps ne peuvent être en deux endroits en même temps, les oppositions conceptuelles entre l’unité et la multiplicité) et suggère ensuite à ses lecteurs : “ Attache- toi à ce à quoi tu es sujet, mais non pas lui [Dieu] [...]c’est pour toi qu’il a fait ces règles ; c’est toi qu’elles attachent (Π, XII, p.248-49). ” À nouveau, l’existence de lois de la raison

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n’est pas remise en question. Pour Montaigne, il est même sans importance que Dieu9 soit ou non soumis à elles. L’humain leur est pour sa part soumis, et Montaigne lui suggère de ne pas chercher à s’en détacher. Ainsi, la faillibilité de la raison est toujours doublée, dans les Essais, de son caractère incontournable : en quelque sorte, l’humain en est l’esclave.

Les commentaires où Montaigne encourage l’action raisonnable et !’utilisation adéquate de la raison sont tellement nombreux qu’il est évident qu’il accorde à celle-ci un certain statut. Le passage qui suit porte justement sur ce dernier point et permet de bien cerner l’importance que la raison conserve dans la vie pratique malgré la reconnaissance de sa puissance restreinte : “ Je dis librement mon avis de toutes choses, voire et de celles qui surpassent à l’aventure ma suffisance, et que je ne tiens aucunement être de ma juridiction (Π, X, p.107).” Ailleurs, il fait de nouveau remarquer que la raison s’ingère continuellement partout, et plus particulièrement dans les Essais : “ Le jugement est un outil à tous sujets, et se mêle partout. À cette cause, aux essais que j’en fais ici, j’y emploie toute sorte d’occasion (I, L, p.416). ” Le caractère incontournable de la raison fait donc effectivement de l’humain son esclave.

Cet esclavage provient de !’impossibilité pour l’humain de fonder l’entendement hors de lui-même. Les extraits où Montaigne laisse entendre que cette soumission à la raison est inévitable sont nombreux. À propos de lui-même, il dit par exemple : “ [...]esclave, je ne le dois être que de la raison, encore ne puis-je bien en venir à bout (ΙΠ, I, p.33). ” La reconnaissance d’une faculté, d’une série de règles, qui ne peuvent être critiquées sinon par elles-mêmes est évidente dans cet extrait. Il ne peut “ venir à bout ” de cette faculté, c’est-à-dire cerner ses limites au moyen d’un pouvoir extérieur, et doit donc se contenter de lui faire faire des autocritiques. La raison est donc une frontière infranchissable de la pensée, même si elle n’en est pas nécessairement l’unique. Certains commentaires portant sur le caractère naturel et !’universalité de la raison renforcent ce point de vue : “ Que cette raison universelle et naturelle chasse de nous l’erreur et l’étonnement (Π, XXX, p.481) [...]”, “ C’est[...] l’entendement qui approfite tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui règne (I, XXVI, p.225) [...] ” Les humains ne

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peuvent transcender leur raison et ne peuvent en trouver le fondement. Néanmoins, c’est elle qui règne, qui gère continuellement tout malgré son instabilité, maître d’un royaume fou. “ Ce que j’en opine, c’est aussi pour déclarer la mesure de ma vue, non la mesure des choses (Π, X, p.107). ” La raison, dans son essence, est donc une structure auto- justificatrice de la pensée, celle-ci ne s’accordant pas nécessairement au monde (il n’y a pas de méta-raison permettant de le déterminer) mais pouvant par ailleurs se pencher sur lui à son aise, ses autocritiques lui permettant de ne pas sombrer dans le dogmatisme.

Cette partie a fait le tour des particularités essentielles de la raison que je peux tirer des écrits de Montaigne. La raison ne pouvant toutefois s’appuyer sur autre chose qu’elle- même10, ces particularités sont de nature bien vague : elle est soumise aux règles de l’entendement, s’arroge le pouvoir de juger de tout, cherche continuellement la vérité mais ne peut la déceler avec certitude. La prochaine partie permet de mieux tracer les frontières de cette faculté, l’opposant aux autres facultés qui peuvent se confondre avec elle : la mémoire, !’imagination et la volonté.

Raison et mémoire

Commençons par la comparaison la plus simple, qui est mise en évidence à plusieurs reprises dans les Essais : la comparaison entre la raison et la mémoire. Montaigne affirme lui-même avoir une mémoire déficiente. Les considérations qu’il tire de cette déficience étant révélatrices, elles servent bien ici au développement de mon interprétation. Commençant par faire remarquer que c’est une faute de ne pas faire la différence entre la mémoire et le jugement, il pousse ensuite sa pensée plus loin et suggère que la première peut nuire au deuxième. De manière complémentaire, son manque de mémoire l’encouragerait à développer sa raison. Évidemment, la formule qui suit est teintée d’ironie et il est inutile de donner à une telle relation le statut de loi universelle. Le lien que Montaigne suggère entre la mémoire et la raison permet cependant de bien différencier la nature des deux facultés dans sa pensée. Il dit : “ [j’irais] facilement

10 “ Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration ; pour vérifier la démonstration, un instrument [...] Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant plein eux-mêmes

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couchant et alanguissant mon esprit et mon jugement sur les traces d’autrui, comme fait le monde, sans exercer leurs propres forces, si les inventions et opinions étrangères m’étaient présentes par le bénéfice de la mémoire (I, IX, p.84) [...]” Les deux facultés sont donc bien distinctes pour Montaigne. Alors que la mémoire est en quelque sorte passive et accumule, sans imagination et raison, les informations dans le même ordre qu’elle les reçoit, la raison est active et structure elle-même les informations auxquelles elle a accès au moyen de l’entendement. La première est non-créative et non-critique, permettant uniquement de redonner, sous la même forme, !’information emmagasinée qui vient de l’extérieur : elle fait des emprunts. La deuxième, au contraire, demande un mariage entre !’information reçue et l’âme humaine, une réorganisation de la connaissance selon un ordre précis que chacun peut trouver en soi. Évidemment, ceci ne signifie pas que la raison ou la mémoire existent indépendamment l’une de l’autre en l’humain, mais que les deux facultés sont différentiables conceptuellement. Ainsi, il est possible de reconnaître en quelqu’un plus de mémoire ou plus de raison, et de théoriser sur les conséquences que chaque faculté peut avoir sur l’autre au sein de l’individu. Montaigne, dans Du pédantisme, utilise une métaphore qui synthétise bien ces considérations : pour lui, les âmes qui utilisent la raison “ grossissent ”, alors que celles qui n’utilisent que la mémoire “ enflent (XXV, p.209). ” “ [...]plutôt la tête bien faite que bien pleine (I, XXVI, p.222) [...] ”, affirme-t-il dans le chapitre suivant. Alors que la nature des âmes qui se servent de la raison est modifiée en permanence, celle des autres ne change pas.

Imagination, volonté et passions

Avant de terminer cette première section de la partie critique, je prends encore un peu d’espace afin de bien distinguer la raison de certaines autres facultés humaines. Ces dernières ne sont pas nécessairement difficiles à distinguer d’elle mais peuvent avoir beaucoup d’influence sur son utilité pratique. La raison se distingue clairement d’au moins trois autres parties de l’âme : la volonté, !’imagination et les passions. Je trace pour l’instant un portrait minimal de ces fonctions de l’esprit, me servant ensuite de certains de

d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusqu’à l’infini (Π, XII, p.347). ”

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ces portraits dans la section qui traite plus particulièrement des entraves qui peuvent nuire à un bon jugement. Sans prendre le temps de les différencier et définir avec exactitude ici, il est utile de voir où ils se placent par rapport à la raison.

Premièrement, la raison ne désire rien, sinon la vérité. Elle n’a aucune force motivatrice, ne veut rien, ne pousse à rien. On peut donc dire qu’elle se distingue de la volonté. “ Il est malaisé que le discours et !’instruction, encore que notre créance s’y applique volontiers, soient assez puissants pour nous acheminer à l’action (Π, VI, p.59) [...] ” écrit Montaigne. “ Mais notre volonté [...] Veut-elle toujours ce que nous voudrions qu’elle voulût ? Ne veut-elle pas souvent ce que nous lui prohibons de vouloir ; et à notre évident dommage ? Se laisse-t-elle non plus mener aux conclusions de notre raison (I, XXI, p.167) ? ” Ces passages marquent une distinction dans l’âme entre une force qui motive et une faculté qui structure et qui juge. La volonté ne se pose pas nécessairement en opposition à la raison : elle peut même être influencée ou dirigée par elle. Cependant, la raison ne peut pas d’elle-même animer la personne et ainsi donner une poussée à la volonté. En quelque sorte, les deux facultés jouent à des niveaux différents : la volonté propulse et la raison conseille et tente de conduire. Il y a par ailleurs d’autres forces que la raison qui peuvent chercher à imposer un choix de direction à la volonté, comme le laisse d’ailleurs deviner la deuxième citation ci-haut. Ces diverses interférences sont examinées ultérieurement.

Deuxièmement, la raison n’est pas créatrice, et se distingue ainsi absolument de !’imagination. Alors que cette dernière mêle les cartes de l’expérience, la raison ne peut qu’en juger, non les transformer. Tout l’essai De la force de l’imagination sert à différencier la raison de !’imagination, à démontrer que cette dernière a un pouvoir sur nos sens et que la seule façon de combattre ses rêves est de les opposer à d’autres expériences, vraies ou elles aussi imaginées. “ H est vraisemblable que le principal crédit des miracles[...]vienne de la puissance de !’imagination [...] On leur a si fort saisi la créance qu’ils pensent voir ce qu’ils ne voient pas (I, XXI, p.162). ” “ [...] les témoignages fabuleux, pourvu qu’ils soient possibles, y servent comme les vrais (I, XXI, p.170). ” La raison peut mettre différentes expériences, vraies ou imaginées, face à face afin qu’elles s’affrontent et que l’une en sorte gagnante, mais elle ne peut jamais elle-même donner

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naissance à des expériences ou à des sensations. Le rôle de !’imagination est majeur dans la pensée de Montaigne, comme il est évident dans la partie 2.1 de mon mémoire, où j’expose les mécanismes de la sympathie. En fait, son influence est indéterminable, les expériences qu’elle apporte se confondant avec les autres expériences de la vie sans que la ligne de démarcation entre elles puisse être tracée avec précision. C’est finalement le rôle de la raison, par le biais des règles de l’entendement, de trier les différentes expériences, discernant celles qui semblent provenir de !’imagination de celles qui semblent provenir des sens.

Enfin, la raison se distingue des passions ou des émotions en ce qu’elle est indifférente et n’emporte pas l’âme humaine dans des débordements. L’essai De ménager sa volonté traite de fond en comble de cette distinction, montrant que les passions tirent les humains hors d’eux-mêmes, les lançant inconsidérément dans les états qui leur plaisent, fl y a peut-être des liens dans la pensée de Montaigne entre les passions et la volonté. Néanmoins, il n’est pas nécessaire de s’attarder trop à ces suppositions, celles-ci n’ayant pas de liens directs avec le sujet abordé, fl suffit de bien retenir que la raison n’est pas la seule faculté de l’esprit humain et que d’autres aspects de celui-ci jouent des rôles tout aussi déterminants qu’elle dans les processus de motivation et de décision. Dans certains cas, ces autres parties peuvent entrer en compétition avec elle, l’esprit “s’empêchant [alors lui]- même (Π, chapitre XIV).”

Ceci termine cette étape de ma recherche. D’abord, j’y ai défini la raison dans son essence, distinguant en elle au moins deux facultés, l’entendement et le jugement. L’entendement apparaît comme une faculté autonome et incriticable sous sa forme pure, structurant ou pliant les expériences à ses règles dans le but de découvrir la vérité. Cependant, si l’entendement est cohérent en lui-même, il devient vite apparent que les liens concrets qu’il entretient avec la vérité sont plus que ténus, étant incapable de synthétiser les jugements en un tout acceptable. Ensuite, j’ai tenté de distinguer la raison de la mémoire, de la volonté, de !’imagination et des passions. J’ai mis en évidence que la raison chez Montaigne est seulement une des nombreuses parties de l’âme humaine et qu’elle peut avoir à entrer en compétition avec les autres participants ou jouer le rôle

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d’arbitre entre eux. Sur ces bases, une critique plus précise des jugements eux-mêmes, c’est-à-dire de la raison appliquée aux événements du monde, peut être entamée.

1. 2♦ Critique générale du jugement

Fin et moyen/ idée de fortune

Comme le montre Raymond C. La Charité dans The Concept of Judgment in Montaigne et comme je l’ai d’ailleurs déjà mentionné, le jugement joue un rôle déterminant dans la pensée de l’humaniste français. L’importance que Montaigne accorde à l’agir par rapport à la théorie suffit d’ailleurs à justifier la partie de la critique qui va suivre. Comme il le dit si bien en traitant d’éducation : “ Le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies. [...] Car à quoi sert-il qu’on prêche l’esprit, si les effets ne vont pas quant et quant (I, XXVI, p.243-44) ? ” Comme je le faisais remarquer plus haut, Montaigne croit à certaines lois de l’entendement qui sont indépendantes du lien qu’elles entretiennent avec le monde. Néanmoins, et j’ai aussi insisté sur ce point dans la section précédente, cette autonomie de la structure de la raison n’implique aucunement une adéquation entre elle et les événements du monde. La partie qui suit traite donc plus particulièrement des jugements, ceux-ci étant nécessaires à la vie pratique et au choix des moyens adéquats en vue de l’atteinte de fins déterminées. Les jugements sont !’application des règles de l’entendement à la temporalité, à une réalité diverse et variable qui ne se plie pas aisément à eux. C’est dans cette réalité que l’humain évolue, et tout questionnement sur les actions morales se voit donc forcé de passer par une réflexion sur la faculté de juger, celle-ci déterminant la possibilité d’agir rationnellement dans le monde en vue de fins précises.

Voici quelques citations qui traitent très concrètement de la raison et de ses jugements, citations dont l’analyse aide à comprendre !’utilisation que Montaigne fait de ces concepts. Elles mettent de l’avant l’idée de fortune, que j’associe justement à cette impossibilité de prévoir le cours des événements dans le temps. “ Tant c’est chose vaine et frivole que l’humaine prudence ; et au travers de tous nos projets, de nos conseils et précautions, la fortune maintient toujours la possession des événements (I, XXIV,

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ρ.195). ” “ Cette fortune surpasse en règlement les règles de l’humaine prudence (I, XXXIV, p.323). ” L’humaine prudence, c’est la capacité d’associer des causes et des effets : c’est elle qui prévoit les conséquences de gestes particuliers dans le futur. La fortune semble toujours la précéder d’un pas.

Il est possible de comprendre la fortune dans les Essais comme un concept métaphysique ou comme un concept épistémologique. La première manière de le comprendre est de le renvoyer à une sorte de chaos inhérent au monde extérieur. Selon ce point de vue, les événements du monde ne suivraient aucun ordre et aucune loi. Cette manière de comprendre le concept est cependant contraignante. En premier lieu, elle empêche de tracer des liens importants entre la fortune et la faiblesse du jugement, liens qui apparaissent lorsque la fortune est considérée du second point de vue. Par ailleurs, Montaigne la trouverait certainement dogmatique, lui-même ne se permettant pas de jugements finaux en ce qui a trait à l’existence de lois expliquant le déroulement de la nature. La deuxième façon de saisir le concept est beaucoup plus intéressante, puisqu’elle ne fixe pas le réel dans un moule de contingence : elle met directement en lien la fortune et l’incapacité humaine à prévoir le cours des événements. Ainsi, le monde n’est pas nécessairement désordonné, mais la raison humaine ne peut saisir la nature. C’est une pièce importante dans les idées de Montaigne, celle-ci permettant à la fois de structurer sa critique de l’agir et de définir sa vision de la morale. Je reviens sur ce deuxième point dans la partie 3, limitant pour l’instant mon discours à la critique.

" H est ordinaire de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans modération, pousser les hommes à des effets très vicieux (Π, XIX, p.430). ” Cette affirmation pourrait sembler paradoxale sans une compréhension de la distinction entre les fins et les moyens. Elle laisse entendre que quelqu’un peut avoir de bonnes intentions, peut agir avec de bonnes fins en tête, sans que les effets soient pour autant ceux désirés. Les bons moyens sont donc indépendants conceptuellement des intentions et des fins recherchées. L’humain de Montaigne est incapable de bien juger des choses : il peut d’ailleurs toujours se faire opposer un jugement contraire, comme je l’exposais d’ailleurs en traitant de la vérité. En d’autres mots, la raison peut toujours faire un retour sur la matière analysée et tirer de nouvelles conclusions sur le sujet traité. Il est aisé de

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comprendre, dans ce contexte, !’impossibilité devant laquelle se retrouve la raison de fonder la vérité : elle est incapable de poser un jugement final sur les événements, reconnaissant avoir déjà été dans l’erreur de nombreuses fois auparavant. Effectivement, l’entendement ayant de la difficulté à associer des causes et des effets passés, il est facile de comprendre les difficultés qu’il rencontre à associer des moyens à des fins qui sont encore à venir. Ainsi, l’humain est dans la plus grande des obscurités : ne connaissant pas suffisamment le monde et les autres humains, il ne peut prévoir les conséquences de ses gestes sur lui et sur eux. Sa raison ne suffit finalement qu’à lui montrer son insuffisance, son “ [...!jugement à reconnaître son imperfection et sa naturelle faiblesse (I, XXVI, p.232).’’

H me reste quelques mots à ajouter concernant la possibilité d’agir dans un contexte particulier où les réactions des autres humains sont à prendre en considération pour tenter de prévoir les conséquences de certains gestes. Dès le début des Essais, Montaigne met de l’avant les concepts essentiels à l’exposition de ses idées: “ Certes, c’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l’homme. H est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme (I, I, p.55).” La première partie de la citation renvoie à !’impossibilité de regrouper les différentes actions humaines au moyen de critères universalisables. Je traite de ce point davantage un peu plus loin. Mais cette même première partie permet aussi de justifier la deuxième partie de la citation : c’est parce que l’humain est si variable qu’il est impossible de prévoir ses actions. C’est à nouveau le principe de la fortune qui joue son jeu, mais doublement. L’humain est mauvais juge en général. Étant plutôt mauvais à reconnaître et définir sa propre nature, ce que je démontre davantage ultérieurement, il ne connaît pas ses ressorts et les facettes de sa personne qui peuvent l’amener à agir. Ne connaissant pas ses propres ressorts, il peut encore plus difficilement connaître ceux des autres. Ainsi, il ne peut agir en fonction des réactions des autres, c’est-à-dire en pouvant prévoir les conséquences de ses gestes sur eux. Il ne peut donc aucunement harmoniser par son jugement des actions à des fins précises quand d’autres humains sont concernés, ses actions ne pouvant être mises en rapport avec quoi que ce soit de connu.

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Entraves psychologiques à un bon jugement

Cette dernière partie de l’attaque portée contre la possibilité de bien juger des actions humaines traite à nouveau de la capacité de l’humain de choisir adéquatement certains moyens en vue de certaines fins. Non seulement est-il soumis à la fortune et ainsi incompétent à prévoir les conséquences que ses actes peuvent avoir sur le monde, mais il est incapable de distinguer les gestes qu’il pose pour une fin précise de ceux qu’il pose pour d’autres raisons, ces dernières pouvant lui être totalement inconnues. C’est un des thèmes de De / ’inconstance de nos actions et un thème qui revient très souvent dans les Essais. Les obstacles que représentent les passions, la coutume et !’imagination sont très problématiques lorsque vient le temps d’accorder une fin à un moyen. Une des affirmations les plus claires portant sur ce point est issue de l’essai précédemment mentionné : “[...] ce n’est que branle et inconstance [...] Nous n’allons pas, on nous emporte, comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avec violence, selon que l’eau est ireuse ou bonasse (Π, I, p.17). ” Ainsi, même si les humains étaient capables de différencier les bonnes des mauvaises intentions, il demeurerait impossible pour eux de déterminer quelles actions sont fiées aux bonnes et aux mauvaises. Trop de motifs différents peuvent les animer. Tout peut les faire agir, et ce sans le recours nécessaire à la conscience. Le meilleur exemple est la gloire, qui se cache derrière tous les gestes et ne peut pas être délogée : “[...]ceux mêmes qui la combattent [...] se veulent rendre glorieux de ce qu’ils ont méprisé la gloire (I, XLI, p.363). ” Les gestes des humains laissent donc toujours place à plusieurs interprétations, même de la part de l’acteur lui- même. Une telle situation ne laisse pas beaucoup de place aux jugements en matière de morale, les humains étant toujours projetés malgré eux dans des actions dont ils ne peuvent connaître la source réelle : “[...] nature a rejeté bien à propos l’action de notre vue au-dehors. Nous allons en avant à vau-l’eau, mais de rebrousser vers nous notre course, c’est un mouvement pénible (ΠΙ, IX, 278).”

1. 3. Coutume et fin morale

Maintenant que mon interprétation de la critique de la raison et du jugement dans les Essais est achevée, il est temps de s’attarder aux possibilités qu’a l’humain de fixer des

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fins morales universelles. Dans la section qui précède, j’ai démontré que Montaigne reconnaît l’existence de règles de l’entendement. Par ailleurs, j’ai exposé qu’il ne croit pas que l’existence de ces lois assure à l’humain une bonne connaissance des événements du monde, sa critique de la raison demeurant ainsi très sévère. Les humains sont des juges incertains, et il leur est nécessaire de ne pas l’oublier lorsqu’ils exercent leur jugement. Dans le cas de jugements portés sur des gestes posés en fonction d’autres humains, le manque de connaissance qu’ils ont d’une fin morale universelle double le niveau d’incertitude. C’est de ce nouveau manque de connaissance que traitent les sections qui suivent.

Montaigne reconnaît, au moyen de son imagination, les autres humains comme ses semblables11. Toutefois, il est incapable de s’arrêter à une définition précise de l’humanité. Cette incapacité à cerner la nature humaine l’empêche de pouvoir déterminer avec légitimité des fins morales universelles. Dans la section que j’entame à présent, je montre que seule la connaissance de cette nature lui permettrait de s’assurer de la légitimité de telles fins, les coutumes ne pouvant servir à fonder une théorie normative.

Montaigne trouve sa propre nation débauchée, corrompue, inhumaine, cruelle et désolante. Lorsqu’il juge ainsi de la valeur morale de sa société, il le fait parfois en la comparant à d’autres nations. Il affirme par exemple que les mœurs européennes ont servi “ de patron et d’exemple pour plier vers la trahison, la luxure et l’avarice (ΙΠ, VI, p.171)” les nations cannibales. Il reconnaît donc des différences de valeur entre les sociétés, différences qui sont indépendantes du respect des coutumes particulières à l’intérieur chaque nation12. Cette différenciation éthique nécessite la présence dans la pensée de Montaigne d’au moins la volonté d’une morale indépendante de la tradition, qui est distincte des coutumes des sociétés. Sans que cette idée ou l’exigence de cette morale soit

11 Ce point est exposé dans la section 2.1.

12 Je ne fais pas référence ici à une reconnaissance rationnelle. À cette étape de mon travail, je cherche à montrer que Montaigne ne croit pas en la possibilité de fonder rationnellement la morale. Quand je dis qu’il “ reconnaît ” la différence de valeur entre les coutumes des sociétés, je ne cherche pas à dire d’avantage que sa conscience morale n’est pas soumise aux coutumes, qu elle en est indépendante même si elle n’est pas rationalisée.

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nécessairement précise, le passage cité laisse au moins deviner que Montaigne fait la différence entre ce qui est et ce qui devrait être.

Les coutumes sont différentes partout et Montaigne en préfère certaines à d’autres. Dans ce contexte, suivre les coutumes n’est pas plus justifiable moralement que l’inverse, celles-ci ne pouvant servir à asseoir des normes universelles. Elles ne peuvent permettre de structurer et légitimer des comportements particuliers au sein d’une seule société, tous les comportements dans une même société étant issus du même milieu social, des mêmes coutumes. Montaigne critique d’ailleurs lui-même plusieurs coutumes et lois. À son avis, les opinions humaines doivent être plus stables que la coutume, doivent être fondées à l’extérieur de la vague changeante des mœurs d’une société : “ [...] je me plains de sa [son peuple] particulière indiscrétion, de se laisser si fort piper et aveugler à l’autorité de l’usage présent, qu’il soit capable de changer d’opinion et d’avis tous les mois, s’il plaît à la coutume, et qu’il juge si diversement de soi-même (I, XLIX, p.410).”

Ces critiques ne sont pas surprenantes car une position morale complètement dépendante des coutumes permettrait de légitimer n’importe quel geste. Effectivement, la torture serait, selon ce seul critère, acceptable dans une nation où la tradition est de torturer. Pour faire soutenir à Montaigne une telle position, il faudrait donc amputer les Essais d’environ la moitié de leur contenu, c’est-à-dire de tout ce qui concerne les questionnements moraux. Ce n’est toutefois pas là mon intention, Montaigne comprenant très bien selon moi le caractère déraisonnable des cultures, et ainsi des coutumes, faisant uniquement référence à elles lorsqu’il juge que l’esprit humain a à franchir des barrières culturelles. Effectivement, il cherche par son discours sur la force de la coutume à éveiller ses lecteurs à la puissance de cette dernière, afin qu’ils reconnaissent que beaucoup d’opinions et d’habitudes peuvent venir d’elle et pourraient ainsi être changées.

Montaigne est dégoûté par le vice. Il ne connaît cependant pas les sources de ce dégoût, qui peut provenir de son éducation et de ses expériences, de sa culture plus particulièrement ou de sa nature. “ [...] je ne sais s’il [son père] a écoulé en moi partie de ses humeurs, ou si bien les exemples domestiques et la bonne institution de mon enfance y ont insensiblement aidé ; ou si je suis autrement né, [...] mais tant y a que la plupart des vices, je les ai de moi-même en horreur (Π, XI, p. 127). ” Cependant, les différentes

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sources possibles que peut avoir ce sentiment ne suffisent pas à changer les idées qui en découlent. Montaigne reconnaît qu’il peut être issu de sa culture, qu’un humain provenant d’une autre culture pourrait être autrement affecté par les mêmes actes. Néanmoins, il refuse de relativiser complètement ses idées sur la morale en définissant le bien par les mœurs dans chaque nation. S’il associait la morale à la tradition, il ne se désolerait pas des mêmes actes dans chaque pays, ses critiques devant plutôt s’ajuster aux coutumes en place. Pourtant, le point de vue moral qu’il adopte ne semble pas varier d’une nation à l’autre. Donc, mêmes si les coutumes sont peut-être au fondement de son sentiment moral, il refuse qu’elles servent de base à ses idées morales.

Les arguments qui précèdent montrent que Montaigne ne se sert pas de l’existence de la coutume pour fonder son discours moral, et que les interprétations de sa pensée qui vont dans cette direction font abstraction d’une grande partie du discours des Essais. D’ailleurs, même si l’humain pouvait se fier aux coutumes pour déterminer la vertu, l’humaniste considère qu’il serait impossible de le faire, l’humain étant incapable de tracer une ligne précise entre ce qui provient de la coutume et ce qui provient des passions ou de la nature. Comme je l’expose plus amplement dans la partie 2.1, le concept de coutume s’étend pour Montaigne bien au-delà du simple concept de tradition. La coutume, c’est tout ce que les humains apprennent avec le temps et par expérience, sans un recours nécessaire à la conscience et à la raison. C’est d’ailleurs d’où provient toute sa force : ses influences sont insondables. Ne sachant donc pas quels comportements sont issus de la nature ou de la coutume, Montaigne peut difficilement se servir de l’une ou de l’autre comme base pour une théorie éthique, et ce malgré la provenance de ses sentiments.

Montaigne donne parfois un grand rôle à la coutume, parfois un grand rôle à la nature. En fin de compte, il ne connaît pas leurs rôles respectifs. Il se sert des concepts de nature et de coutume dans des contextes particuliers, lorsqu’il lui semble nécessaire d’ébranler les croyances du lecteur, et ce afin de libérer un espace à des jugements plus raisonnables. Ces concepts ne peuvent être définis avec précision, mais sans le couvert du dogmatisme ils peuvent servir à relativiser et à réorganiser la connaissance, et ainsi les actions humaines. Maintenant que j’ai montré que la coutume ne sert pas de fondement à

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