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La mort dans les Essais de Montaigne

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Stéphane Beaudoin

La mort dans les Essais de Montaigne

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval

pour l’obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

Facultéde Philosophie

Université Laval

Décembre 2001

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RÉSUMÉ

La mort, lorsqu’elle se présente, bouleverse le quotidien. Suite à son passage, elle laisse souvent des êtres angoissés et désorientés. Or, il s’avère possible d’atténuer ses effets sur l’âme en pourvoyant celle-ci d’une attitude face à celle-là. Ce qui s’offre au lecteur des Essais se présente d’abord sous la forme de l’enseignement du sage, qui prêche une attitude de confrontation prophylactique afin de fortifier l’âme. Puis se dévoile Γattitude du vulgaire, qui, en fait, est la plus simple et la plus naturelle. Enfin, il y a celle des demi- sages, celle de Montaigne plus particulièrement, qui s’inspire à la fois de la naïveté du vulgaire et de l’austérité du sage. Les trois attitudes offrent leur part d’avantages et d’inconvénients selon l’individu qui s’y porte, mais celle que privilégie Montaigne est animée par l’idée de fidélité à soi et par la figure de Socrate.

Stéphane Beaudoin Étudiant à la maîtrise Faculté de philosophie Philip Knee Directeur de recherche Faculté de philosophie

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Avant-propos

Remerciements à Philip Knee pour sa patience infinie et pour son attention et intérêt plus que professionnels

à mon père pour m’avoir, bien malgré lui, lancé vers cet objet d’étude et parce qu ’il me manque à ma mère pour sa sollicitude pour son amour et parce qu’elle est ma mère

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« Cicéron dit que philosopher ce n’est autre chose que s’apprêter à la mort. C’est d’autant que l’étude et

la contemplation retirent aucunement notre âme hors de nous, et l’embesognent à part du corps, qui est quelque apprentissage et ressemblance de la mort; ou bien, c’est que toute la sagesse et discours du monde se résout enfin à ce point, de nous apprendre à ne craindre point de mourir. » - Montaigne

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Table des matières

Introduction... 3

1. L’enjeu de ce mémoire... 4

2. Le témoignage et l’étude d’une mort exemplaire... 5

Chapitre 1 : Lathématiquetraditionnelle : l’eschatologie... 10

1. Le rituel funéraire : aspect social du mourir... 11

2. L’au-delà dans le discours sur la mort... 13

3.1 Eschatologie égyptienne...13

3.2 Eschatologie platonicienne... 14

3.3 Eschatologie stoïcienne... 15

3.4 Eschatologie montaignienne...16

3. La gloire témoigne de la position de Montaigne... 17

4. Synthèse ... 18

Chapitre 2 : Lesagedevantlamort...20

1. Le sage de Montaigne... 21

2. Le premier précepte du sage : avoir confiance en la nature... 21

3. La mort n’est ni un bien ni un mal ... 23

4. La nature de la mort (discours sur l’âme)... 24

5. Le pourquoi de la confrontation thanatologique... 26

6. La mort est une douceur... 29

7. La fortification de l’âme...31

8. La mort et ses masques... 32

9. L’âme devant le monde... 33

10. La mort libératrice (la mort volontaire) ... 35

11. Le savoir mourir mène au savoir vivre... 38

12. Synthèse ...40

Chapitre3 : Levulgairedevantlamort...42

1. Attitude du vulgaire face à la mort... 43

2. Attitude du vulgaire versus attitude du sage...45

3. Le mal du mal anticipé... 49

4. La figure de Socrate ...50

5. Synthèse ...56

Chapitre 4 : Montaignedevantlamort ...58

1. Montaigne et le sage...58

2. Montaigne et la douleur ... 59

3. Montaigne et les médecins ...62

4. Montaigne : reconnaissant envers le sage ... 63

5. Montaigne et la mort volontaire ...65

6. Montaigne n’est pas un sage... 66

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Table des matières (Stéphane Beaudoin; 2002-03-12) 2

8. Montaigne : un guide pour lui-même...70

9. Qui est Montaigne?... 72

10. Montaigne et bâtir notre mort... 73

11. Synthèse ... 76

Conclusion : La plus belle mort... .. 78

1. La fidélité à soi-même dans les Essais...79

2. Harmonie entre la vie et le moment du mourir... 80

3. La mort-spectacle ... 81

4. Le rôle de la mort ... 83

5. Synthèse ... 85

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« Une journée bien employée donne un bon sommeil, une vie bien employée procure une mort tranquille. » Les Carnets, Da VINCI

Introduction La mort de La Boétie

Évolution d’une attitude face à la mort

La mort n’est qu’une idée; mort, ce n’est qu’un mot. Pourtant, « [q]uand la pensée s’arrête à la mort, elle trébuche sur un événement insaisissable. »1 Lorsqu’un proche disparaît, l’individu est directement confronté à la mort. Souvent, cette disparition devient la première réalisation que la mort est réelle. La mort de l’autre nous place à la fois devant le manque de discrimination de la mort et sa soudaineté. Alors, l’homme se sent dépassé, bousculé, désorienté, trompé, volé, déprimé, petit et impuissant. Ainsi, par la mort de l’autre, celle qui n’était qu’un objet abstrait, qu’un simple mot, loin du quotidien, est devenue bien réelle : la conscience d’une perte irremplaçable et d’une relation qui se brise et qui change irrévocablement devient « insupportable, scandaleuse] et absurde »* 2. Ainsi, la mort altère profondément le quotidien de l’homme en arrachant l’autre de sa vie. De là, il n’y a qu’un pas à franchir pour réaliser sa propre finitu de, pour comprendre qu’on est soi-même un autre appelé à mourir. Déjà, on ne peut que remarquer la dégénérescence que provoquent la maladie et l’effet débilitant de la vieillesse. Dès lors, il semble que cette réalité jette son ombre sur le quotidien. Face à l’inéluctable, l’individu croule devant « la plus angoissante des épreuves qui [!’]attendent »3.

Par conséquent, si la mort nous affecte ainsi réellement dans notre quotidien, la question se pose : peut-on être heureux, peut-on jouir de la vie sachant que la mort est ce qui nous attend? Une réponse affirmative semble nécessaire afin de se soustraire au désespoir et à l’indifférence de vivre, car il faut enrayer ces causes paralysantes et débilitantes pour l’âme, puisqu’on ne peut, en définitive, que peu devant la mort physique. Afin de réfléchir sur cette question, on se tournera vers !’investigation philosophique de la mort - ou !’investigation thanato-philosophique - qui peut nous aider à délimiter et préciser le ' Alexandra ROUX, La question de la mort, (France, Éditions L’Harmattan, 1999), p. 11.

2 Jean-Yves POUILLOUX, Montaigne, Que sais-je?, (Italie, Gallimard, Collection Découvertes Gallimard,

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Introduction (Stéphane Beaudoin; 2002-03-12)

problème de la mort. Espérons qu’elle pourra nous présenter ses « consolations philosophiques »3 4.

L’enjeu de ce mémoire5

La mort se présente avant tout comme objet du monde, comme phénomène de la réalité, et de ce fait elle suscite un intérêt scientifique. Mais, comme peu d’autres phénomènes, elle offre une pluralité de pistes d’études. On pourrait se concentrer sur ses mécanismes biologiques, sur son importance sociale, sur son aspect médico-légal, ou même sur sa gestion municipale (par exemple, les pompes funèbres).

Or, ces dimensions de la mort ne seront pas retenues aux fins de ce mémoire. L’accent sera plutôt mis sur cette dimension de la mort qui met aux prises l’individu et la conscience de sa propre mortalité. L’intérêt que nous porterons à la mort est par conséquent moral, c’est-à-dire qu’il visera à dégager une attitude qui puisse permettre, pour cette conscience qui se sait mortelle, d’apprécier la vie malgré la nature angoissante de la mort. Le problème de la mort, tel que nous l’envisageons, est essentiellement un problème de conscience. Ainsi, le drame individuel prédominera sur l’événement social ou l’entreprise scientifique.

Nous entamons le présent mémoire en supposant qu’il soit possible de dégager une attitude permettant de surmonter les sentiments de détresse et de désespoir causés par la mort. Nous prétendons que se résoudre à mourir est possible, d’une manière générale, par !’investigation thanato-philosophique. Plus spécifiquement, nous avons choisi Montaigne, qui a fait de la mort l’objet de sa vie et qui a privilégié la dimension qui nous intéresse.

3 Roland QuiLUOT, Qu’est-ce que la mort?, (Paris, Armand Colin, 2000), p. 7.

4Ibid.

5 Hugo Friedrichrésume bien l’objet d’étude de ce mémoire et le problème qui l’accompagne : « la mort

elle-même est une certitude de fait, intemporellemenl inhérente à l’être vivant : elle en signifie la nature essentiellement mortelle, qui jette l’ombre la plus étrangère au cœur même de la vie et la constitue pourtant au même titre que la respiration et la croissance », Montaigne, (Paris; Gallimard, 1968), p. 271. Pierre

Leschemellefait de même : « Depuis la nuit des temps, l’évidence du caractère fatal, tragique, sacré de la

condition humaine a été si insupportable que toutes les civilisations l’ont entouré de rites et de croyances qui, dans leurs formes différentes, visent toutes au même but : réinsérer l’individu fini dans la chaîne infinie de la vie. », Montaigne ou la mort paradoxe, (Paris, Imago, 1993), p. 94.

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Introduction (Stéphane Beaudoin; 2002-03-12)

Son cheminement commence bien avant les Essais alors qu’il perd La Boétie, un ami inestimable. Cette amitié révolue va le blesser profondément. Écoutons-le :

« Car, à la vérité, si je compare tout le reste de ma vie, quoique avec la grâce de Dieu je l’aie passée douce, aisée et, sauf la perte d’un tel ami, exempte d’affliction pesante, pleine de tranquillité d’esprit, ayant pris en paiement mes commodités naturelles et originelles sans en rechercher d’autres; si je la compare, dis-je, toute aux quatre années qu’il m’a été donné de jouir de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdis [...] je ne fais que traîner languissant; et les plaisirs mêmes qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout; il me semble que je lui dérobe sa part [...]. J’étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout, qu’il me semble n’être plus qu’à demi. »6

Montaigne prend conscience que le départ de La Boétie le place non plus seulement devant la mort, mais bien devant sa mort. Ainsi, cette apparition soudaine de la mort et la conscience qu’elle éveille va changer profondément l’auteur, au point qu’il deviendra obsédé par l’idée de la mort : « Il n’est rien, avoue-t-il, de quoi je me sois dès toujours plus entretenu que des imaginations de la mort »7.

Pourtant, Montaigne ne sombrera point dans le désespoir et l’indifférence : « Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. »8 S’il y a un ton qui se dégage des Essais, c’est bien celui d’un optimisme et d’une joie de vivre malgré la présence menaçante de la mort. L’œuvre de Montaigne est moins un livre de la mort qu’un livre de la vie; moins une fixation sur la mort qu’un éloge de la vie. Pour surmonter le deuil provoqué par la mort de La Boétie, Montaigne laissera le temps faire son œuvre; pour sa propre résolution de mourir, il y mettra du sien9.

Le témoignage et l’étude d’une mort exemplaire

Ainsi, Montaigne veut tout savoir de la mort. Il va étudier et scruter, une fois remis de ses émotions, la mort de La Boétie. Ses premières observations démontrent que son ami

6 1, 28, 147-148. Ce renvoi, comme tous les autres concernant les Essais, doit se lire comme suit : voir au livre I, chapitre vingt-huit, pages 147 et 148 de l’édition Arléa (MONTAIGNE, Les Essais, France, Arléa,

1992). ? I, 20, 67. * III, 13, 849.

On peut considérer que l’écriture des Essais s’avère un bon moyen à la fois pour surmonter le deuil que Montaigne ressent et pour préciser sa propre résolution de mourir.

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Introduction (Stéphane Beaudoin; 2002-03-12)

n’apparaît point comme quelqu’un qui a peur de la mort, même sur son lit de mort. La lettre10 11 qu’il fait parvenir à son père témoigne indubitablement de ce constat.

Elle trace le portrait d’un mourant qui en toute sérénité dicte paisiblement, malgré les sanglots, le déroulement de ce dernier moment selon ses désirs : « Toute la chambre estait pleine de cris & de larmes, qui n’interrompoient toutesfois nullement le train de ses discours »11. En fait, l’état de celui qui meurt présente un étonnant contraste avec ceux qui l’entourent : « Lors il se teust, & attendit que les souspirs & les sanglots eussent donné loisir à son oncle de luy respondre »12. Sur son lit de mort, La Boétie s’occupe des siens. Il n’est pas sans rappeler un certain Socrate qui, à peine quelques heures avant de mourir, réconfortait les siens.

Or, la mort de La Boétie n’est pas qu’une simple évocation de l’image d’une quelconque personne mourant en toute sérénité. Elle représente celle même d’un sage13, maître de son âme jusqu’à la fin : « comme en sa santé on avait veu toutes ses actions pleines de prudence & de bon conseil, autant qu’à homme du monde, qu’il les continuast encore en sa maladie »14.

Ainsi, La Boétie s’efforce de mourir selon ses volontés. Il se livre tout entier à la dernière action de sa vie, soit celle de mourir. Ce ne sera qu’une fois ses affaires bien réglées, ses conseils promulgués et ses volontés notariées, que La Boétie fera finalement appel au prêtre : « ‘Ayant mis ordre à mes biens, encores me faut il penser à ma conscience. Je suis Chrestien, je suis Catholique : tel ay vescu, tel suis-je deliberé de clorre ma vie. Qu’on me face venir un prestre, car je ne veux failler à ce dernier devoir d’un Chrestien.’ »15

De cet exemple d’une mort à laquelle il assiste intimement, Montaigne retiendra trois thèmes qui lui resteront chers : la mort ne semble pas si terrible, car elle s’apparente au

10 Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de MM. Thibaudet et Rat : MONTAIGNE, « Lettres », (Montaigne, Œuvres complètes, textes établis par Albert Thibaudet et Maurice Rat, France, Gallimard, Collection La Pléiade, 1962), pp. 1347-1360.

11 Montaigne, « Lettres », p. 1356. "7W., p. 1352.

1-1 Jean Frappier, « Montaigne et la mort », (in Romance Philology, Vol. XXX, No. 1, Août 1976), p. 13. 14 Montaigne, « Lettres », p. 1349.

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Introduction (Stéphane Beaudoin; 2002-03-12)

sommeil; mourir doit se faire le plus sereinement possible; et qu’en ultime instance, bien que l’on soit entouré de nos proches, mourir est fondamentalement un acte personnel. Avec la mort de La Boétie, Montaigne obtient une chance inouïe de recueillir un témoignage thanatologique de première main : « Et comme il fut revenu à soy, il dit, qu’il luy avoit semblé estre en une confusion de toutes choses, & n’avoir rien veu qu’une espesse nuë, & brouillart obscur, dans lequel tout estoit pesle-mesle, & sans ordre. »15 16 En reprenant conscience, La Boétie atteste qu’il ne craint pas la mort : « ‘Bien, bien, qu’elle vienne quand elle voudra, je l’attends, gaillard & de pié coy.’ »17 Elle lui semble invitante même, tant qu’il ne sait choisir entre celle-ci et la vie : « mercy à ma mort, je me verray bien tost jouissant : & t’asseure ma fille, que si Dieu me donnoit à ceste heure à choisir, ou de retourner à vivre encores, ou d’achever le voyage que j’ay commencé, je serois bien empesché au chois. »18 Loin de voir la mort comme la fin terrible de la vie, La Boétie lui confère un caractère tout naturel, celui d’être comme un long sommeil : « ‘Je m’en vais dormir, bon soir ma Femme, allez vous en.’ »19 Tout ce témoignage de La Boétie s’avère être le premier objet d’étude thanatologique de Montaigne, et ce portrait de la mort de La Boétie représente aux yeux de Montaigne une halos ihanatos20, une belle mort.

Permettons-nous un regard plus insistant sur ladite lettre afin d'en dégager le ton. Ce qui frappe lorsqu’on la lit, c’est qu’elle ne met pas tant l’accent sur l’au-delà, pourtant si important pour les chrétiens, mais plutôt sur les derniers moments d’une vie qui s’achève. Certes, Montaigne relate que La Boétie fait appel au prêtre afin de recevoir les derniers offices chrétiens, mais l’accent n’est pas tant sur la croyance et la liturgie chrétiennes de la mort, le cérémonial, que sur les gestes d’un mourant menant à ces offices. Montaigne

15 Montaigne, « Lettres », pp. 1352-1353.

"VW.,p. 1349.

11 Ibid., p. 1358.

'*/W.,p. 1355.

19 Ibid., p. 1358. Remarquons que sciemment ou non, La Boétie rappelle la croyance grecque envers la mort: «lorsqu’on aperçoit Thanatos souvent avec son frère, Hupnos, Sommeil, Thanatos n’a rien d’affreux. » Jean-Pierre VERNANT, La mort héroïque chez les grecs, (France, Éditions Pleins Feux, 2001),

p. 28.

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Introduction (Stéphane Beaudoin; 2002-03-12)

témoigne en faveur d’un ami philosophe à l’âme sereine et forte, d’un sage « ainsi fierement arresté en sa brave démarche, [de] ce courage invincible dans un corps atterré & assommé par les furieux efforts de la mort, & de la douleur »21. Les derniers moments de la Boétie, tels que présentés par Montaigne, rappellent la fermeté stoïcienne devant la mort. A juste titre, Frappier reconnaît en La Boétie un humaniste « nourri des philosophes de l’Antiquité »22, une sorte de stoïcien chrétien.

À preuve, on ne peut qu’être stupéfait de l’ambiance produite par cette missive : on se sent transporté quelques siècles en arrière, quelque part en Grèce lors de la mort d’un certain Socrate. Seulement, ladite lettre est écrite au XVIe siècle. L’histoire ne réincarne- t-elle pas les personnages de Socrate et de Phédon en ceux de La Boétie et Montaigne? Sont-ce les propos de Montaigne ou de Phédon? « [C]e n’est pas de la pitié, dit-il, qui me venait; car c’était un homme heureux qui se présentait à moi, tant par son attitude que par son langage : si grandes étaient, en face de la mort, sa sérénité et sa vaillance! »23

Or, l’analogie ne se limite pas à cette constatation. La Boétie, sur son lit de mort, tout comme Socrate, met de l’ordre dans ses affaires, console ses proches, et les incite à rester fermes devant la mort, à ne pas la laisser altérer leurs croyances, mais plutôt à profiter de sa présence pour vérifier leur force :

« Il m’interrompit pour me prier d’en user ainsi, & de monstrer par effect que les discours que nous avions tenus ensemble [Montaigne et La Boétie] pendant nostre santé, nous ne les portions pas seulement en la bouche, mais engravez bien avant au cueur & en l’ame, pour les mettre en execution aux premieres occasions qui s’offriroient, adjoustant que c’estoit la vraie prattique de noz estudes, & de la philosophie. »24

Ainsi, la mort de La Boétie représente à la fois tout « l’honneur de l’Antiquité »25 et l’obligation chrétienne; la sage quiétude d’une âme qui s’apprête à retrouver son Dieu. Cependant, comme nous l’avons vu, !’investigation thanato-philosophique de Montaigne portera plutôt sur les Anciens26 que sur le rituel chrétien.27 Montaigne a vu son ami lors

21 Montaigne, « Lettres », p. 1347.

22 Frappier, « Montaigne et la mort », p. 12.

23 PLATON, « Phédon », (Apologie de Socrate. Criton. Phédon, traduit du grec par Léon Robin et M.-J. Moreau, Saint-Amand, Gallimard, Collection Folio/Essais, 1950), p. 101.

24 Montaigne, « Lettres », p. 1353.

231, 28,140.

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Introduction (Stéphane Beaudoin; 2002-03-12)

de ses derniers moments, et a pu apprécier combien une bonne préparation peut mener à une mort quiète. Or, c’est à son tour de s’y préparer. Il doit maintenant trouver la réponse à cette question : « Comment arriver à cette attitude si ferme et si quiète devant la mort? » En se tournant vers les Anciens, car ceux-ci enseignent « que l’attitude de l’homme devant la mort est la pierre de touche de sa sagesse »27 28, la voie vers une réelle jouissance de la vie.

Ainsi, ce travail portera sur le développement de l’attitude d’un homme habité par le « vertige de la vie »29 provoqué et devenu bien réel par la mort d’un ami, dont le départ laisse un vide difficile à combler tout en lançant une aventure qui durera une vie entière. Ce mémoire retracera le cheminement thanato-philosophique de Montaigne. La méthode consistera à mettre en évidence les trois étapes du développement30 de cette attitude : d’abord il consiste à prendre connaissance à la fois de l’enjeu thanatologique tel que présenté par le sage et de l’attitude qu’il adopte devant la .mort; puis à scruter celle qui se trouve à l’autre extrémité, soit celle du vulgaire; enfin il se concrétise par l’élaboration d’une attitude individuelle développée à la suite d’un travail personnel de fortification de l’âme devant une réalité qui s’est manifestée bien avant les Essais. Nous serons à même de remarquer dans les pages qui suivent qu’à mesure que Montaigne raffine sa compréhension de la mort, l’indication en quelque sorte d’une maturation de son âme vis- à-vis d’elle, sa philosophie de la mort se transforme en philosophie de la vie.31 L’obsession de l’une se transforme en la jouissance de l’autre.

Toutefois, avant de nous lancer dans le vif du sujet, commençons par regarder la thématique traditionnelle entourant la mort et les réponses qu’elle propose à la question du comment-vivre-avec-la-mort, afin de situer historiquement et philosophiquement l’intérêt thanatologique de Montaigne.

27 Nous verrons les raisons de ce choix en conclusion.

28 VlLLEY, Les Sources et l'évolution des Essais de Montaigne, pp. 23-24. 29 Leschemelle, Montaigne ou la mort paradoxe, p. 155.

30 II est à noter qu’il ne s’agit pas essentiellement d’une présentation chronologique, mais plutôt thématique du développement de l’attitude de l’auteur des Essais.

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« La question de l’au-delà imprègne la vie de tous les hommes, collectivement dans les croyances et pratiques des peuples et des cultures, individuellement dans la mesure où la foi personnelle en la survie se vit pour chacun au quotidien, sur le registre le plus souvent de l’espérance en l’immortalité. »

L’au-delà, Jean VERNETTE

La thématique traditionnelle : L’ESCHATOLOGIE Introduction

La réponse au problème de la mort dans le discours traditionnel se trouve liée à l’eschatologie - ou discours sur les représentations de l’au-delà - qu’adopte l’homme. S’il voit d’abord la mort comme la fin d’une relation, comme une brisure du quotidien, puis comme la fin de son individualité, comme l’anéantissement de sa personne, il l’envisage par la suite comme un passage vers un autre lieu, comme le début d’une nouvelle vie. C’est parce qu’il cherche un sens à la mort que l’homme s’intéresse à ce qui l’attend au-delà de la vie; c’est parce qu’il tente de comprendre la mort qu’il se pose la question eschatologique. Cette possibilité d’un renouveau, d’un prolongement de la vie, réconforte l’homme en minant le caractère néantisant de la mort. Le fait qu’il y ait un au- delà permet à l’homme à la fois d’accepter la mort et de vivre quiètement.

Toutes les grandes civilisations ont socialisé la mort par !’établissement de rites du mourant, comme les derniers sacrements de l’Église catholique, ou encore comme les obsèques pratiquées en nos sociétés, en les fondant sur une quelconque eschatologie. D’abord parce qu’elles perçoivent que la mort, par son effet sur l’ensemble de la société, est un phénomène social, puis parce qu’elles entendent affirmer ou réaffirmer les valeurs et les croyances eschatologiques communes épousées par les individus vivant en son sein. C’est en quelque sorte une réappropriation thanato-sociale.

En ce contexte, il devient envisageable d’imaginer que l’expérience personnelle de la mort, en se trouvant institutionnalisée au profit de l’homogénéité sociale, ne soit en définitive que très peu personnelle. Or, l’idée d’une mort qui soit justement personnelle

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Chapitre 1 - La thématique traditionnelle : l’eschatologie (Stéphane Beaudoin; 2002-03-12)

sera présentée en conclusion. Le présent chapitre s’intéresse plutôt au sens que prend la mort lorsqu’elle est associée à une eschatologie particulière.

Ainsi, pour bien comprendre et situer la position montaignienne, on la contrastera avec trois grandes conceptions du cérémonial thanatologique, soit l’égyptienne, la platonicienne et la stoïcienne. Nous verrons que chacun de ces cérémonials est intimement lié aux visions eschatologiques particulières adoptées par l’homme ou la société.

Le rituel funéraire : aspect social du mourir

La mort est un phénomène qui affecte l’homme d’une manière différente de toute autre créature. Non seulement est-il le seul qui soit conscient de la mort, mais encore il est le seul qui ait établi divers rituels funéraires, reconnaissant par le fait même l’importance de la mort certes, mais surtout du défunt. Vide de vie et de sang, embaumé, gonflé par les liquides de préservation, maquillé et glacial, le cadavre demeure malgré tout un objet digne de respect, car plus qu’une carcasse, il représente la somme d’une vie qui vient de se terminer.

Ainsi, les hommes continuent de consacrer énergie et temps à la préparation des sépultures, qu’elles soient la leur ou celle de l’autre, et au soin de leur corps au-delà de leur vie : que la mort représente l’anéantissement complet de l’individu leur semble un non sens. Que la mort soit effectivement la fin ou non, l’universalité des diverses mœurs et attentions funéraires démontre bien l’existence du souci de perdurer : celui-ci semble inscrit dans le cœur même de l’homme, inséparable de la nature humaine.

Les Essais sont une riche source d’exemples démontrant la croyance selon laquelle le corps garde des vestiges de son énergie vitale. Ainsi, Édouard 1er, qui allait se faire enterrer, ordonne à son fils de le faire cuire une fois mort afin de lui ôter les os du corps, parce qu’il croit que ceux-ci peuvent aider son fils en guerre contre ses ennemis, comme si sa vie avait imprégné ses os d’une destinée, d’une réputation acquise, qui perdurerait

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Chapitre 1 - La thématique traditionnelle : l’eschatologie (Stéphane Beaudoin; 2002-03-12)

au-delà de sa vie1. Ou encore, les gens continuent de porter les médailles de Hannibal parce que c’est « une religieuse croyance d’estimer que ses médailles [portent] bonheur à ceux qui les [ont] sur eux »1 2.

L’œuvre est également riche en d’autres types d’exemples qui démontrent que les gens croient que le cadavre mérite respect et attention. Ainsi, Théodore Trivolce préfère transporter le corps de son général à travers les lignes ennemies plutôt qu’obtenir un sauf- conduit, parce qu’il juge qu’il n’est pas : « convenable [...] que celui qui en sa vie n’avait jamais eu peur de ses ennemis, étant mort fit une démonstration de les craindre »3. L’empereur Maximilien, selon Montaigne, a les agirs aussi « religieux qu’une pucelle »4 et ne découvre à personne, ni même au médecin, les parties intimes de l’homme : et il « en [vient] à telle superstition, qu’il [ordonne] par paroles expresses de son testament qu’on lui [attache] des caleçons, quand il serait mort. »5

En somme, la plupart des peuples ont d’une façon ou d’une autre socialisé cette préoccupation universelle de l’homme, celle d’étendre le soin du corps au-delà de la vie. La mort ne se présente pas alors comme la fin de la vie, mais plutôt comme un passage vers un quelconque au-delà. Par l’importance que l’homme accorde aux rites funéraires, il prend position, consciemment ou non, sur une des plus fondamentales questions de la vie humaine : y a-t-il un au-delà après la mort, ou bien l’être humain disparaît-il définitivement au moment du mourir? Comme nous le verrons à l’instant, la réponse a d’énormes répercussions sur le discours et le rituel thanatologique.

Nous laisserons Montaigne et les Essais pour quelques temps, afin de présenter les autres discours sur la mort et la réponse qu’ils proposent. Outre l’intérêt de mieux situer celui de Montaigne, ceci permettra d’apprécier ce qu’il a présenté d’originalement montaignien et les raisons pour lesquelles nous l’avons choisi.

1 1,3, 11. = II, 36, 585 3 I, 3,11. 4 I, 3, 12.

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Chapitre 1 —La thématique traditionnelle : l’eschatologie (Stéphane Beaudoin; 2002-03-12)

L’au-delà dans le discours sur la mort

La représentation de l’au-delà est un lieu clé de questionnements sur la mort, comme le souligne Jean Verne tie : « La notion d’au-delà est en effet étroitement liée à l’image que les sociétés se font de la mort. Car l’au-delà est avant tout perçu comme l’au-delà-du- mourir. Mort et au-delà sont définitivement liés. »6 Ainsi, nous devons consacrer quelques lignes aux représentations de l’au-delà et à l’influence qu’elles ont eu sur les hommes. Pour les modestes besoins de ce travail, nous avons choisi de ne présenter que trois eschatologies parmi les plus importantes de l’histoire : soit les représentations égyptienne, platonicienne, et stoïcienne de l’au-delà.7

Eschatologie égyptienne

Le peuple égyptien a « la passion de la mort »8 et lui porte un tel respect qu’il fait « apporter [au milieu de leurs festins, et parmi leur meilleure chère] l’anatomie sèche d’un homme mort, pour servir d’avertissement aux conviés. »9 Cet avertissement concerne le danger de ne pas préparer sa mort, c'est-à-dire son passage vers l’au-delà. En fait, leurs rites se fondent sur la croyance que la mort n’est pas la fin de l’individu si celui-ci se prépare à l’avance. Pour ce faire, il doit veiller à la survie de son corps, seul moyen d’assurer la survie de l’âme après la vie. En ce contexte, préparer sa mort est important, car tout laxisme à cet égard se traduit par l’anéantissement complet de l’individu : l’âme, sans la possibilité d’utiliser le corps, sans son enveloppe, se dissipe. « Dans ce système, la mort n’est donc pas le néant, ni la fin de la vie, mais une nouvelle ‘vie’, une sorte de ‘résurrection de l’âme’ »10. Puisque la mort n’est pas la fin, il faut organiser cette nouvelle existence en assurant « la survie de tous les éléments qui

6 Jean VERKETTE, L’au-delà, (Paris, Presses Universitaires de France, Collection Que sais-je?, 1998), p. 12.

7 II ne faut pas voir dans cette présentation une rigoureuse évolution historique, mais simplement diverses représentations de l’au-delà. S’il y a ici un semblant d’ordre chronologique, ce n’est qu’accessoirement. 8 Yves Naud, La vengeance des Pharaons, tome 1, (Genève, Éditions Famot, 1977), p. 107. D’ailleurs un

de leur ouvrage le plus sacré s’intitule le Livre des morts.

» I, 20, 66.

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constituent la personnalité humaine »11, d’où !’établissement des rites de momification empêchant la décomposition du corps. Tout aussi important que la teneur de ces rites est le secret de !’emplacement de la momie afin de la protéger contre les spoliateurs; une erreur dans le processus de momification ou la découverte de !’emplacement de la momie peut entraîner la décomposition du corps, et par conséquent la dissipation de l’âme et l’anéantissement absolu de l’individu.

L’établissement de ces rites égyptiens représente !’extériorisation d’un souci inscrit profondément dans l’âme humaine, celui de survivre à la mort, de continuer d’être éternellement. Les égyptiens ont institutionnalisé et socialisé la mort en nous donnant probablement la première importante manifestation historique du souci d’assurer une continuité entre les offices de la vie et l’univers eschatologique. Nous pouvons conclure que la première grande expression de ce souci se traduit par une recherche de perdurer et par une tentative d’assurer le lien entre la vie et l’au-delà en fondant les offices de celle-là sur la nature de celui-ci.

Eschatologie platonicienne

Petit à petit, la manière d’envisager l’au-delà s’est transformée. Avec Platon, l’au-delà n’est plus un lieu où l’âme a besoin du corps pour survivre. Au contraire, la mort devient la libération de celle-là jusqu’alors emprisonnée dans celui-ci. Libérée de ses fers corporels, affranchie des restrictions humaines, elle peut alors voir les secrets de l’univers, jusqu’alors invisibles à la sensibilité humaine. En fait, plus l’âme sera pure, c'est-à-dire plus elle se sera livrée à la philosophie, plus elle pourra apprécier ces beautés invisibles. Selon Jean Vernette, cette manière d’envisager la mort se présente comme « un moyen transitoire de passage au collectif »12, de rejoindre les ancêtres, mais surtout comme une « néantisation de l’apparence sensible »13.

11 VERNETTE, L’au-delà, p. 115. L’eschatologie égyptienne est compliquée et le rôle spécifique

qu’entretiennent l’âme et le corps est flou. Par contre, il est clair que la survie de l’âme est intimement reliée à celle du corps. Il ne s’avère pas étonnant que l’on enterre les morts avec leurs richesses, mais surtout qu’on apporte de la nourriture à leur autel afin de subvenir à leurs besoins dans l’au-delà.

"7W., p. 14.

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Pour cette raison, Platon privilégie les activités de l’âme dans le cours de la vie. Cette séparation partielle de l’âme et du corps, cette néantisation partielle de l’activité sensible, représente à petite échelle une séparation plus complète lors du mourir. L’homme doit régler son âme afin de se préparer à la séparation même, mais aussi à ce qui l’attend dans l’au-delà. On comprend toute la teneur du « que philosopher c’est apprendre à mourir »14. Nous pouvons apprécier une fois de plus que la représentation de l’au-delà joue un rôle important dans l’activité humaine. La croyance en !’interprétation platonicienne de l’au- delà était si forte qu’on peut supposer qu’elle joua un rôle dans la disparition des rites funéraires égyptiens : puisque l’au-delà ne nécessite plus la préservation du corps, le rite de momification tombe en désuétude.

Eschatologie stoïcienne

Outre la croyance qui envisage la mort comme un passage vers un monde éthéré où la séparation de l’âme et du corps n’est jamais totale, et encore celle qui considère la mort comme la séparation de l’âme immortelle et du corps mortel, il y a celle qui maintient que la « mort anéantirait l’intégralité de l’homme, corps et âme, dans son unité organique. »15 Cette dernière croyance est généralement associée à la secte stoïque.16 Sénèque aime bien représenter cette idée de l’au-delà par l’analogie de la lampe : « n’est- ce pas être le dernier des sots de croire une lampe plus mal en point quand elle est éteinte qu’avant d’avoir été allumée? »17 La réponse à cette question se veut réconfortante pour Lucilius, celui que Sénèque doit réconforter. Pour ce dernier, la mort n’est pas à craindre car il n’y a pas d’après pour l’homme, comme il n’y avait pas d’avant : « Être mort, c’est ne pas être; je n’étais pas, avant de naître. Je sais ce que c’est : après moi, ce sera comme

14 Ce titre du vingtième essai s’inspire de Cicéron: Devant la mort (traduit du latin par Danièle Robert.

France, Arléa, 1996), pp. 72-74. Et cette idée elle-même se trouve ici et là dans le Phédon de PLATON : pp. 112-113; 120-121; 149-150.

15 Vernette, L’au-delà, p. 7.

16 Soulignons que ce ne sont pas tous les adeptes du stoïcisme qui adhèrent à cette vision. Pour certains, comme Zenon, l’âme est immortelle; pour d’autres encore, l’âme survit au corps pour quelque temps, mais à cause de sa nature évanescente, finit par se dissiper. Nous nous concentrerons principalement sur le stoïcisme de SÉNÈQUE qui s’oppose aux conceptions égyptienne et platonicienne de l’au-delà.

17 SÉNÈQUE, Lettres à Lucilius, tome 1, (texte traduit par François et Pierre Richard. Paris, Librairie Garnier Frères, 1945), p. 277.

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16 Chapitre 1 —La thématique traditionnelle : l’eschatologie (Stéphane Beaudoin; 2002-03-12)

avant. Si la mort est un supplice, fatalement nous y étions exposés avant de voir le jour; et pourtant, à ce moment-là, nous n’avons éprouvé aucune souffrance. »18

Ainsi, pour Sénèque, la mort ne représente plus un passage vers une autre réalité ou vers un autre mode de vie. La mort est un retour vers l’inconscience, car elle néantise la conscience individuelle : « [cjomme notre naissance nous apporta la naissance de toutes choses, aussi fera la mort de toutes choses, notre mort. »19 Ainsi, la mort ne signifie pas seulement la fin du corps, mais surtout celle de l’âme : c’est l’anéantissement complet de l’individu.

Pour Sénèque, les devoirs de l’homme s’arrêtent au moment de la mort, car ce qui vient après ne relève plus de lui : mort, l’homme est à l’abri des aléas de la vie parce qu’il devient inconscient face à ses fluctuations. L’homme mort n’éprouve plus rien car le corps, ce véhicule d’informations sensibles, n’est plus qu’un amas de chair morte, désormais incapable de transmettre ou recevoir quoi que ce soit, vide de toute conscience, jouissance ou souffrance. Ainsi, pour Sénèque, les offices de la vie n’ont pas à être réglés sur un au-delà qui n’a plus d’importance pour l’homme. Mais alors sur quoi doivent-ils se régler? Et, si la mort est la fin de l’individu, quel rôle jouent alors les rites funéraires et les obsèques? Les réponses seront présentées au chapitre suivant : Le sage devant la mort. Poursuivons présentement avec l’eschatologie montaignienne.

Eschatologie montaignienne

Il n’y pas à proprement parler d’eschatologie montaignienne. Toutefois, il ne faut pas percevoir ici une contradiction ou un non-sens dans l’objectif poursuivi dans le présent chapitre. Paradoxalement, du moins à première vue, c’est dans le fait que Montaigne ne fasse pas appel à une quelconque eschatologie que réside justement l’originalité de l’auteur. Nous y reviendrons.

Montaigne se livre à l’étude de divers discours eschatologiques dans « l’Apologie de Raymond Sebón » (II, 12), scrutant et évaluant d’abord l’un, puis l’autre. Il en arrive à

18 SÉNÈQUE, Lettres à Lucilius, tome 1, p. 277.

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Chapitre 1 -La thématique traditionnelle : l’eschatologie (Stéphane Beaudoin; 2002-03-12) 17

conclure que, si intéressants soient-ils pour l’entreprise philosophique, il préfère laisser ces discours aux vrais philosophes. Ceux-ci présentent leurs positions comme autant de possibilités eschatologiques entre lesquelles le choix s’avère difficile à faire. Alors comment un homme comme Montaigne peut-il choisir entre !’argumentation d’un Platon et celle d’un Sénèque? Laquelle de ces figures philosophiques a raison? « C’est, à l’avis de Socrate, et au mien [Montaigne] aussi, le plus sagement jugé du ciel que de n’en point juger. »2° Ainsi en bon sceptique, Montaigne ne peut ni juger ni arrêter sa raison sur une vision particulière de la nature de l’au-delà.

La gloire témoigne de la position de Montaigne

Cependant, les Essais indiquent implicitement que Montaigne penche vers une eschatologie. Une de ces indications se trouve dans la position qu’il adopte vis-à-vis la gloire. Et cette piste est d’autant plus légitime parce qu’elle est reliée à ce désir qu’a l’homme de prolonger sa vie : « Un soin extrême tient l’homme d’allonger son être; il y a pourvu par toutes ses pièces. Et pour la conservation du corps sont les sépultures; pour la conservation du nom, la gloire. »20 21

En somme, pour Montaigne, la gloire n’est d’aucune utilité au mort parce que sa carcasse ne peut jouir de la réputation qu’elle a : « [e]t quand je serai mort, je m’en ressentirai encore beaucoup moins; et si, perdrai tout net l’usage des vraies utilités qui accidentellement la suivent [la gloire] parfois; je n’aurai plus de prise par où saisir la réputation, ni par où elle puisse me toucher ni arriver à moi. »22 Cette constatation de Montaigne fait écho aux conclusions de l’eschatologie stoïcienne.

Ainsi, pour Montaigne, il s’avère futile, et en un sens ridicule, bien que naturel, de se préoccuper de notre gloire future au détriment de la vie, « d’étendre sa renommée à l’avenir [au lieu] de se rendre estimable et agréable aux hommes de son temps »23, car le doux son des éloges ne peut toucher l’oreille d’un mort.24 Consacrer son temps et ses

20 II, 12, 410. ^ II, 12, 425. 22 U, 16, 483. 22II, 37, 606.

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efforts à ce projet est donc une perte de temps, car c’est au profit d’une gloire qui nous sera complètement inconnue que l’on sacrifie une partie de sa vie. « Crois-tu que la cendre et les mânes des défunts en soient émus dans la tombe? », comme l’a versifié Virgile.25

Voilà pourquoi Montaigne porte peu d’attention et de temps à la gloire qu’il pourrait avoir une fois mort. Peu importe ce qui arrive à son corps, il lui sera impossible d’en prendre connaissance. La conscience de la vie, celle que l’homme connaît et expérimente, s’éteint au moment où meurt le corps. Que l’homme se pose des questions jusqu’à la mort, qu’il interroge l’avenir est naturel, mais qu’il se préoccupe de l’au-delà est vain, parce qu’une fois mort, il n’y a plus d’interrogations pour l’homme.26

Synthèse

Ainsi, la position de Montaigne face à la gloire sous-tend sa croyance au sujet de l’au- delà : il n’envisage pas la mort comme le début ou le passage vers quelque chose d’autre mais bien comme le point final d’une vie individuelle.27 Certes, en bon philosophe, il évoque la question de l’immortalité de l’âme, mais il n’arrête pas sa raison sur la légitimité de l’une ou l’autre des positions, encore moins sur la nature de l’au-delà. Fidèle à lui-même, Montaigne demeure sceptique : l’homme ne peut réellement savoir la nature de ce qui l’attend après la vie. Tout choix, toute vision eschatologique qu’il adopte peut s’avérer fausse.

Par contre, ce qui est clair, c’est que la mort est le dernier acte de la vie, la dernière chose que l’homme puisse essayer, c'est-à-dire s’y porter entièrement, en tant qu’unité organique, en tant qu’individu, peu importe la croyance sur l’au-delà qu’il puisse avoir. Le discours de Montaigne concernant la mort a ceci d’original qu’il laisse le soin aux autres de débattre de la question de la nature de l’au-delà. Cependant, nous pouvons soutenir, sans contradiction, qu’il règle son discours thanatologique comme si

zs I, 46, 214. * ΙΠ, 13, 816.

27 D’ailleurs, nous verrons en conclusion que cette vision servira de fondement pour envisager la mort hors de tout discours eschatologique.

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Chapitre 1 -La thématique traditionnelle : l’eschatologie (StéphaneBeaudoin; 2002-03-12) 19 !’eschatologie stoïcienne était la plus juste, ne serait-ce que parce qu’elle se présente comme la plus troublante. En effet, si les deux autres eschatologies présentées rassurent l’homme sur la nature de la vie après la mort, la stoïcienne le ramène à la case de départ. S’il n’y a rien après la vie, le problème de la mort demeure irrésolu, et de ce fait replonge l’homme dans une angoisse existentielle liée à l’incertitude de sa fin. Or, doit-on avoir peur de la mort si elle ne représente rien d’autre que la fin de l’individu? Une vie paisible est-elle possible si la mort est ce qui la termine? Peut-on trouver un sens à la mort sans avoir recours au discours eschatologique? Peut-on reconnaître un quelconque élément apaisant pour la conscience humaine dans le fait que la mort représente son anéantissement total?

Avant de s’aventurer à répondre, Montaigne se livre à l’étude du sage, puis du vulgaire. Il cherche à dégager ce qui leur permet de bien vivre en dépit de la présence menaçante de la mort. Il tente de voir si ceux-ci ne le peuvent qu’en envisageant la mort au sein du discours eschatologique. Les réponses qu’il obtient lui servent de bases pour se forger sa propre attitude devant la mort.

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« N’oubliez pas, surtout, d’ôter aux choses leur appareil, de les voir dans leur essence, et vous trouverez qu’elles n’ont de terrible que la crainte qui les précède. » SÉNÈQUE

Le sage devant la mort

Introduction

L’essai 20 du premier livre des Essais commence par « philosopher ce n’est autre chose que s’apprêter à la mort »1. Le sage2, celui qui a su charmer Montaigne en ayant fait de la philosophie une vocation, vocation qui le distingue du vulgaire, en interrogeant le monde, la nature, et l’homme en tant que partie intégrante de celle-ci, ne fait autre chose que regarder les divers visages de la mort : tout lui parle de cette incontournable nécessité, tout lui rappelle sa condition de mortel. Or, sa vocation le prépare, l’apprête à mourir, car le fruit de ses recherches le porte vers cette conclusion : qu’il ne faut point craindre de mourir. Cette attitude devant la mort se traduit par un savoir mourir qui, lorsqu’entièrement intériorisé, c’est-à-dire épousé par l’âme, devient un savoir vivre : « Qui apprendrait les hommes à mourir, leur apprendrait à vivre »3. Ainsi, !’interrogation du sage, plus qu’un apprentissage théorique, devient un mode pratique de vie mis à jour par la raison, une acceptation de l’ordre naturel, de ses lois et de son fonctionnement, une reconnaissance que lui-même, en tant qu’homme, n’est qu’un être parmi d’autres, et qu’il doit, comme ceux-ci, s’en remettre en toute quiétude au gré de la nature s’il espère une vie paisible.

' I, 20, 62.

2 Le vulgaire est l’homme du peuple, l’homme de la masse, l’homme ordinaire. Pierre VlLLEY, Lexique de la langue des Essais de Montaigne, (New York, Burt Franklin, 1973), p. 696. À l’époque de Montaigne, il

faut donc entendre le vulgaire comme l’homme commun, comme le paysan illettré, celui qui «la tête penchante après [sa] besogne, [qui ne sait] ni Aristote, ni Caton, ni exemple, ni précepte », III, 12, 797. Le sage s’oppose ainsi au vulgaire; entre les deux, il y a Montaigne qui nous présente cette triade de la manière suivante : « Les métis [...] ont dédaigné le premier siège d’ignorance [celui du paysan, du vulgaire], et n’ont pu joindre l’autre [celui du philosophe, du sage]. » I, 54, 241. Ou encore : « La moyenne région loge les tempêtes; les deux extrêmes, des hommes philosophes et des hommes ruraux », III, 10, 781. Pour ce travail, nous préférons l’appellation de demi-vulgaire ou de demi-sage.

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Le sage de Montaigne

Ce qui précède trace en traits grossiers l’image du sage. Or chaque philosophie peint son sage. Ainsi, il y a le sage socratique, le sage stoïcien, le sage épicurien, etc. Mais qui est donc le sage de Montaigne? D’abord, par la plume de Sénèque, il est stoïcien. Mais il n'est pas que stoïcien car Montaigne puise abondamment les leçons du sage4 et l’exemple de son attitude chez d’autres, tels Lucrèce, Cicéron et Plutarque. Or Lucrèce est épicurien, philosophie couramment opposée au stoïcisme; Cicéron chevauche le stoïcisme et le scepticisme tout en s’inspirant fortement du platonisme; quant à Plutarque, sa doctrine « contient de larges emprunts faits au stoïcisme et, d’une manière générale, [à] l’éclectisme académicien »5.

Néanmoins, nous pouvons soulever quelques notions communes qui forment la base de l’attitude du sage antique, peu importe la toge qu’il revêt : la confiance en la nature, l’importance d’interroger la mort, la nécessité de fortifier l’âme, le lien entre le savoir mourir et le savoir vivre.

Le premier précepte du sage : avoir confiance en la nature

L’histoire est riche en exemples d’hommes qui ont fait montre de « fermeté, constance, résolution contre les douleurs et la faim et la mort »6. Or, les plus grands d’entre eux, les plus sages, qui ont vécu avec cette résolution d’attendre, « sans effroi et sans sollicitude, ce qui [leur] pourrait advenir, s’abandonnant et se remettant à la garde des dieux et de la fortune »7, avaient tous un précepte commun : avoir confiance en la nature. En effet, ils se sont aperçus que la nature ne leur réservait rien de bien ni de mal, qu’en fait cette entité

4 On n’a qu’à relever les sources hétéroclites des emprunts de Montaigne. Soulignons que le but de ce chapitre n’est pas de démêler définitivement les différences subtiles de chaque image du sage, mais plutôt de présenter les différentes composantes (qu’elles soient épicurienne, stoïcienne ou autre) qui constituent l’attitude du sage. Car en bout de compte, nous voulons démontrer que le sage, tel que conçu par Montaigne, ne porte pas qu’une seule toge (FRIEDRICH le souligne également : « Montaigne partage certes avec la sagesse stoïcienne, et plus généralement antique, l’ambition de trouver une attitude à tenir devant la mort », Montaigne, p. 275; nous soulignons).

5 Les Stoïciens, (tome 1, textes traduits par Émile Bréhier, sous la direction de Pierre Maxime Schuhl. Saint-Amand, Gallimard, 1962), p 91.

6III, 6, 701.

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première, gouvernante du monde, portait en elle les nécessités et contingences de l’univers entièrement dépourvues de contenu moral.8

Le sage de Montaigne démontre un respect de la nature et de ses lois, car les fruits de son étude lui montrent qu’elle s’occupe de l’homme, comme de toute créature qui vit en son sein : si elle le met au monde nu, elle lui donne tous les moyens de se vêtir; si elle l’attaque d’un côté, elle lui donne les moyens de se défendre de l’autre; si elle lui enlève sa jeunesse, elle le fait tranquillement et le plonge progressivement dans la vieillesse plutôt que de l’y placer subitement, ce qui serait un choc terrible pour son âme.9 En fait, telle une mère, la nature prend soin de ses petits, et le sage reconnaît qu’elle le peut mieux que quiconque. L’homme, malgré sa présomption, n’est ni plus ni moins qu’un autre petit sous la gouverne de la nature. Il est de fait régi par les mêmes lois et doit répondre ou faire face à ses exigences au même titre que toutes les autres créatures de la nature.10 11 Ainsi, le sage épouse l’ordre naturel. C’est dans le mariage entre son âme et !’acceptation de cet ordre qu’il trouve la sérénité et puise la force nécessaire pour affronter le monde.

Voici comment le sage formule le discours de la nature.11 Le sort de chacun s’inscrit dans le dessein de l’ordre universel, et tout ce qui lui arrive est naturel. Comme la mort est un élément de cet ordre, elle est également naturelle.12 Il n’y a là ni méchanceté, ni exclusivité. La nature rappelle toutes ses créatures; elle ne fait que reprendre ce qui lui appartient. La continuité de l’ordre naturel exige que certains meurent pour assurer la

K « Il n’y a pas de sens à maudire notre existence : le mal comme le bien ne se trouvent que dans notre vie. » Maurice MERLEAU-PONTY, Éloge de la philosophie, (Saint-Amand, Gallimard, Collection

folio/essais, 1953), p. 284. Nous soulignons. 9III, 6, 694.

10 II, 12, 350.

11 Voici un bon exemple de l’emboîtement des différentes sagesses. Lucrèce prête la parole à la nature

dans son œuvre La nature des choses, (livre III, « l’homme et la mort », traduit par Chantal Labre. France, Arléa, 1995) pp. 139-140, mais ce discours a une résonance fortement stoïcienne. Friedrichle souligne

également : « [cj’est aussi le passage où les réserves de sapience antique se manifestent avec le plus d’abondance, également partagées entre les doctrines stoïcienne et épicurienne. » Montaigne, p. 282. 12 « [L]e propos est tout d’abord d’acquérir une conscience résolue de la mort, de caractère général »,

Friedrich, Montaigne, p. 277-278; « une conscience objective », p. 283. L’idée que souligne FRIEDRICH

est que le sage s’efforce d’objectiver la mort; en la rendant universelle, il lui ôte sa « pure et simple négativité ». Par suite de !’utilisation de la raison, la mort se présente comme une nécessité universelle, donc comme relevant d’un ordre. Cette démarche est typique de la méthode antique et se retrouve chez

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survivance de ceux qui naissent; les uns font place aux autres. La mort est, parce que la vie est. L’une ne va pas sans l’autre. Par conséquent, l’homme, comme toute créature naturelle, est à la fois un être vivant et mortel. La mort est une partie de sa condition, au même titre que la vie. Ainsi, lorsqu’il tourne le dos à la mort, il se tourne le dos, et oublie en quelque sorte que parce qu’il est, sa naissance « [!’]achemine à mourir comme à vivre »13. Tourner le dos à une partie de nous-mêmes est faire fi de l’enseignement de la nature, et ceci s’impose, reconnaît le sage, comme une perte de temps et d’efforts, comme une vaine tentation de contourner ses lois, d’échapper à l’ordre du monde.

« Écoutez et obéissez! » nous dit le sage. En naissant, nous sommes déjà mourants ; « Vous êtes en la mort pendant que vous êtes en vie. »14 En étant, nous sommes lancés petit à petit vers la mort : « Tous les jours vont à la mort, le dernier y arrive »15. Notre vie se bâtit en soutirant de la vie même; la mort retire de cette vie même qui se façonne. Mais la mort est rarement subite. En effet, tous les jours, nous nous voyons dérober une partie de nous-mêmes,16 ce qui est une indication du va-et-vient entre la vie et la mort. Chaque jour, l’homme, bien qu’il n’en soit pas toujours conscient, perd un peu de lui-même; une partie de sa vie vient de disparaître.17 Or, cette légère disparition lui permet, s’il prend la peine de la reconnaître, de se familiariser avec le processus de la mort.18

La mort n’est ni un bien ni un mal

Mais ce va-et-vient, ce rapprochement de la mort, cette petite perte de la vie, n’est ni un bien ni un mal. Comment se plaindre de ce qui touche tout le monde? Comment voir dans l’universalité du fonctionnement de la nature, dans ce dénominateur commun, un mal?19

131, 20, 71.

"Vw.

I, 20, 74.

16 SÉNÈQUE le souligne bien : « Chaque jour nous mourons, parce que chaque jour nous perdons une partie

de notre vie, et, alors que le nombre de nos années augmente, notre vie diminue. Nous perdons successivement le premier âge, l’enfance, l’adolescence. Tout le temps écoulé jusqu’à hier est mort; le jour présent lui-même, nous le partageons avec la mort. » Lettres à Lucilius, tome 1, p. 137.

17 II, 17, 495.

18 « Cette fonte, cette érosion incessantes de la vie, cette infiltration, cette instillation de la mort, ce pillage, cette ‘picore’ insensibles mais inexorables, tendent à dédramatiser la mort, à la rendre familière ». LESCHEMELLE, Montaigne ou la mort paradoxe, p. 78.

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Et la mort est bien une nécessité universelle, car au-delà du sentiment isolé de l’expérience de la mort se traduisant par le fait que chaque homme a singulièrement l’impression qu’il est le seul à mourir, la nature lui rappelle qu’il n’en est point ainsi. En effet, les créatures qui l’entourent sont également sujettes aux maladies, aux souffrances, à la vieillesse et de manière plus importante, à la mort : « Mille hommes, mille animaux et mille autres créatures meurent en ce même instant que vous mourez »20. Et le sage s’interroge : est-ce à la nature d’obéir aux plaintes singulières de l’homme, ou à lui d’obéir à ses lois universelles?21

Ainsi, le mourir, c’est-à-dire le passage de la vie à la mort, n’a rien d’étranger à la vie. Il en est plutôt un moment, bien qu’il soit le dernier. Comme l’atteste bien Sénèque, il est en quelque sorte à la vie ce qu’est déjà la naissance : l’une nous apporta la connaissance et la conscience de toute chose, l’autre nous les enlèvera.22 Nous ne pleurons pas que nous n’étions pas il y a cent ans, pourquoi pleurer que nous ne serons pas dans cent ans? Le passage du néant à la vie se fit « sans passion et sans frayeur »23, qu’il en soit de même du passage de la vie à la mort.

La nature de la mort (discours sur l’âme)

Ainsi, la mort est un passage, mais de quel genre est-il? Comme nous l’avons déjà souligné au chapitre précédent, on ne peut clarifier la question du statut de la mort sans avoir réglé auparavant celle de l’âme, car que celle-ci soit mortelle ou immortelle confère à celle-là un statut différent : si l’âme est mortelle, alors la mort devient la fin de la vie; si l’âme est immortelle, alors la mort devient un passage vers une autre vie.

Toutefois, les sages ne s’entendent guère sur cette question. Prenons comme exemple Cicéron et Lucrèce. Cicéron est platonicien dans sa compréhension de la nature de l’âme.

20 I, 20, 73; idée qui se retrouve chez SÉNÈQUE : Lettres à Lucilius, tome 2, (texte traduit par François et Pierre Richard. Paris, Librairie Garnier Frères, 1955), p. 127.

21 Le sage invite F homme à quitter la « réflexion intime » pour participer à l’éthique générale. FRIEDRICH,

Montaigne, p. 280.

22 Ce thème annonce ce que nous avons désigné, au chapitre précédent, comme « l’analogie de la lampe » fréquemment employée par SÉNÈQUE pour démontrer ce point à Lucilius (et dont on retrouve une idée analogue chez Lucrèceet Cicéron) : l’état de l’homme une fois mort est semblable à l’état avant qu’il naisse. Par conséquent, !’après-vie n’est pas plus à craindre que l’avant-vie.

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Il avance plusieurs arguments pour soutenir qu’elle est immortelle, principalement, celui du souci de perdurer, et celui de rechercher la gloire. Il voit dans ces désirs les traces d’un besoin universel; dans cette préoccupation, une loi naturelle. Si les hommes se livrent à la recherche d’une quelconque gloire, ou même s’ils sacrifient leur vie pour une quelconque patrie, c’est parce qu’ils ont le pressentiment d’un quelque chose au-delà de la vie. L’âme sait déjà en quelque sorte que la mort n’est pas la fin de la vie humaine. Cicéron résume cette idée de la manière suivante : « L’immortalité de l’âme est inscrite dans le cœur de l’homme ».23 24

Il en est tout autrement avec Lucrèce. Pour celui-ci, l’âme n’est pas immortelle. La principale raison est que la réalité même nie cette thèse. Nous observons que l’âme grandit et s’épanouit comme l’enfant grandit et s’épanouit. De même, elle vieillit et devient plus fragile à mesure que l’homme accumule les ans. Ainsi, l’âme naît, change et meurt avec le corps. Il ne peut en être autrement : à la mort du corps, l’âme se dissipe et les atomes qui la composaient s’évanouissent comme « le bouquet de vin, quand les suaves effluves d’un parfum se sont dissipés dans les airs ».25 Après la mort du corps, l’âme s’éteint.

Précisons que ces deux auteurs, aussi confiants dans leur raisonnement soient-ils, accordent quelques lignes à la position adverse.26 Lucrèce maintient qu’au pire, si l’âme continue d’exister, ceci ne nous concerne pas. Car ce n’est que l’union du corps et de l’âme qui concrétise l’individu, et revivre ne serait possible que comme une autre entité. De même, Cicéron atteste que si l’âme meurt, qu’importe puisque avec sa disparition, l’homme perd la faculté de sentir.

Or même en admettant que la position opposée soit vraie plutôt que la leur, la conclusion demeure la même : la mort ne lance pas l’homme vers un état qu’il doit craindre. En ce sens, l’intérêt pour Montaigne n’est pas tant le parcours qu’entreprend le

231, 20, 71; Montaigne personnifiant la voix de la nature. 24 CICÉRON, Devant la mort, p. 45.

25 LUCRÈCE, La nature des choses, p. 114.

26 « La philosophie hellénistique avait toujours joué de !'alternative d’après laquelle la mort ou bien anéantira l’âme avec le corps ou bien la conduira à l’immortalité, et ensuite ajouté qu’aucune de ces deux éventualités n’était à redouter, la première étant le repos du ne-plus-être, l’autre le bonheur de la béatitude. » Friedrich, Montaigne, p. 303.

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sage, mais la conclusion à laquelle il arrive. Tout ceci fait écho à sa position eschatologique.

Ainsi, nous n’avons pas l’intention d’entreprendre une savante étude de la position de Montaigne concernant la validité de chacune de ces thèses car, comme nous le soulignions au chapitre précédent, l’intérêt pour l’homme ne réside pas dans une réponse eschatologique particulière. Montaigne retient simplement ceci de l’enseignement du sage : que l’âme soit mortelle ou non, que la mort soit une fin ou un passage, ne change en rien l’attitude du sage, puisque s’il y a un au-delà, alors les sages s’entendent que celui-ci ne réserve rien de mal pour l’homme, et s’il n’y en a pas, alors la mort n’est pas à craindre.

Le pourquoi de la confrontation thanatologique

Si la mort est si naturelle et aucunement un mal, alors pourquoi doit-elle faire l’objet de tant d’efforts? Pourquoi la confronter? Parce qu’elle est le seul accident qui soit inévitable. Si la majorité des hommes connaîtront la douleur, la pauvreté, la maladie, une seule épreuve constitue le lot de tout homme, roi ou poltron : la mort. Dès l’instant où il est vivant, il est mourant, comme nous l’enseigne la nature. Sa condition même de vivant est mortelle. La vie et la mort sont deux visages d’une même réalité toujours présente. Par conséquent, l’homme est, sciemment ou non, toujours confronté à cette éventualité. Ainsi, si la mort lui fait peur, cela sera continuellement, à chaque instant. Le goût de tout sera teinté de cette crainte, une peur qui ne pourra connaître de soulagement, car la mort est inéluctable.

Pensons à ces criminels qui, condamnés à être exécutés au lieu où le crime est commis, ne peuvent rien apprécier le long du chemin, car rien qui s’y trouve n’a de couleur, rien n’a de goût, rien n’est mélodieux, tout est terni par la triste réalité de la mort prochaine qui signifie leur anéantissement.27 Comment comprendre leur réaction? C’est qu’alors, nous dit le sage, la mort leur apparaît comme étrangère,28 comme une réalité dont il faut

^ I, 20, 63-64.

28 « [L]e caractère intellectuel de la conscience objective de la mort implique [... ] que la peur inspirée au vivant par la mort apparaisse comme une ‘erreur’. » Friedrich, Montaigne, p. 283.

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maintenant s’occuper, une réalité qui ternit les jouissances de la vie. Mais ce n’est qu’un juste retour des choses, dit le sage. En effet, ces criminels, comme les gens qui n’ont jamais interrogé la mort, ne se sont jamais observés face à elle : ils ont vécu comme si elle n’existait pas. Et maintenant, puisqu’elle semble bien réelle et incontournable, ils se rendent compte qu’ils la craignent, et qu’ils ne sont pas prêts pour la recevoir. Car la seule manière de savoir si nous craignons la mort est de lui faire face, de l’interroger : « [l]e but de notre carrière, c’est la mort, c’est l’objet nécessaire de notre visée »29. Or une telle nécessité, qui comporte une teinte aussi noire, doit faire l’objet d’une étude. Le sage l’interroge; le vulgaire n’y pense pas. Pour le sage, cet aveuglement, cette « brutale stupidité »3° qu’est ce non pensement, tourne le semblant de quiétude de la vie en angoisse et en désespoir du moment où la mort apparaît. Le sage se rend compte que ce semblant de quiétude « nous vend trop cher ses denrées»31. En un mot, vivre sans avoir interrogé la mort mène à une fin trop atroce. Selon le sage, il est préférable pour l’homme d’interroger la mort, malgré le temps et les efforts que cela exige, afin de mourir et vivre sereinement. La seule mort libre de tout désespoir est celle qui est apprivoisée, familière.

Montaigne reconnaîtra plus tard que l’idée du vulgaire face à la mort, qui consiste à ne « s’en donner point de peine»32, bien que relevant plus de l’instinct33 que de la conscience, est bonne et mène à vivre quiètement, mais le moyen qu’il utilise est « folie »34. Par contre, le sage s’oppose à cette méthode ; il ne cesse de proclamer que la seule garantie que l’homme a de parvenir à une tranquillité face à la mort est d’abord de la confronter. Le vulgaire ne se donne jamais la peine de confronter la mort; le sage, une

I, 20, 64.

Ibid. 29 30

31 I, 20, 66. Friedrich résumé bien les propos du sage : « L’homme qui ne réfléchit pas dès le début à la

mort commet une négligence qu’il devra payer à sa dernière heure. » Montaigne, p. 280.

*1,20,65.

33 C’est en quelque sorte une naïveté naturelle. Nous y reviendrons au chapitre : Le vulgaire devant la mort.

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fois l’étude complétée et la leçon intériorisée, ne s’en donnera plus la peine ; il y a là toute une différence.35

Ainsi, pour le sage, on doit tenir un discours sur la mort, et éviter les périphrases telles « il a cessé de vivre »36 qui ne sont que des manifestations de la nonchalance et de la peur que démontre le vulgaire. Si la mort est effectivement un autre visage de la vie, une nécessité de la nature, il n’est pas normal que son nom seul effraie l’homme.

Le spectre de la mort et les effets nuisibles qu’il cause peuvent s’atténuer en s’avoisinant de la mort, non seulement dans nos discours, mais également dans ce qui nous entoure. Ainsi, les cimetières près des églises ont pour effet d’accoutumer le vulgaire à la mort, et les ossements et tombeaux nous avertissent de ce qui nous attend et nous rappellent notre condition. Allons même nous enquérir de la mort des autres, allons non seulement pensant à, mais parlant de la mort; apprenons à la reconnaître par les visages, les paroles des mourants.37 Celui qui est familier avec la mort s’y rend « sans altération et sans fièvre »38, vit en toute tranquillité, selon le sage.

Alors, que faire pour s’en convaincre, pour saisir la sagesse de cette vérité? Le sage nous enseigne à soutenir la vue de la mort de pied ferme en lui ôtant son étrangeté, seul caprice qui lui donne tant d’emprise sur nous et notre imagination. Il faut donc s’accoutumer à la mort, l’avoir en notre esprit à tout moment, l’étudier, la regarder. En fait, tout ce qui nous entoure peut nous faire penser à elle, tout bruit annonce peut-être sa venue; soyons-en conscients, attendons-la, raidissons notre âme face à elle. Ne l’oublions jamais, car en la fête, en la santé ou en la maladie, notre condition n’est autre que mortelle. Nous ne savons pas où la mort se trouve, « attendons-la partout »39.

35 « Le remède à la mort [...] n’est pas de s’en détourner, mais au contraire de passer au-delà comme tout nous y porte. » MERLEAU-PONTY, Éloge de la philosophie, p. 284. Pour le sage, il n’y aura de vraie sérénité

qu’une fois le cas de la mort réglé. Les autres chemins ne sont qu’illusions.

* I, 20, 64.

37 En ce sens, et même si Montaigne nous dit qu’il n’est pas un faiseur de livre, ses Essais sont d’une certaine manière un « registre commenté des morts diverses », I, 20, 69.

3*/W.

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