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Le problème du destin chez Julien Gracq.

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

by

Alvin& Robert& Ruprecht (née Green)

A thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies and Research in partial fulfilment of the re11uirements for the degree of Master of Arts.

Department of French Language and Literature, McGill University,

(2)

Pages

INTRODUCTION... 1

CHAPITRE I : Julien Gracq et le Surréalisme noir... 9

CHAPITRE II : L'Homme et le Destin••••••••••••••••••••• 19

CHAPITRE III : Le Destin et les Lieux de la Rencontre •• 44

CONCLUSION ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 76 BIBLIOGRAPHIE •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 80

(3)

1

Julien Gracq es~ un écrivain rela~ivemen~ jeune don~ l'oeuvre n'a pas encore ~ouché le grand public. Pour cette raison il nous semble utile de donner quelques indica~ions sur la vie du romancier.

Il naquit le 27 juillet 1910 à Saint-Florent-le-Vieil,

portant le nom de Louis Poirier. Après des é~udes au lycée de Nantes (1920-1927),2 il entra en 1ère Supérieure

à

Henri IV et

fu~

l'élève d'Alain. Dès 1930, il suivait les cours de l'Ecole Norœale supérieure {avec Roger Caillois

e~

Armand Hoog)3 et devint agrégé d'Histoire en 1934. Il fréquenta, pendant un temps, l'Ecole des Sciences politiques

e~, ses études terminées, se trouva professeur aux lycées de Quimper, Nantes, Angers et Caen. Il enseigne actuell-.ent

à

Paris, au lycée Claude Bernard. Mobilisé en 1940, Julien Gracq fut envoyé près de Dunkerque mais, bientS~ fait prisonnier, il passa une année dans un camp d'Allemagne. Libéré en 1941, il donna des cours en province pendant l'occupa~ion; Albert-Marie Schmidt, qui fu~ son collègue à

ce~~e époque, le décrit ainsi :

Maigre, vêtu d'habits sombres, proje~ant parfois le bras en avant dans un ges~e de refus qui lui cassai~ le poignet, il avai~ une démarche glissan~e et

1. Voir la bibliographie.

2. Mor.an Lebesque, camarade de lycée de Louis Poirier a pu dire de l'écrivain "qu'il reçut ••• autant de premiers prix qu'il se trouvait de matières enseignées ••• En première e~ en philo, il opéra une rafle quasi historique au Concours Général ••• "

LEBESQUE, Morvan, "Un HoDIIlle attentifn, Arts, 7 décembre 1951, p. 3. 3. HOOG, Armand, "Bons et mauvais jours avec Julien Gracq", Figaro

(4)

saccadée qui entrainait ~ chaque pas tout son corps d'un seul élan. Sa tête petite et ronde que

garnissait un mince tissu de cheveux métalliques était posée sur les bouillons d'une écharpe pâle. Une rapide moue crispait parfois sa bouche... En somme, par son allure générale et par la fermeture emblématique de son visage, il nous rappelait ces chouans œystiques et décharnés que les illustrateurs romantiques placent autour du jeune marquis de

Montauran

1dans les éditions populaires d'Honoré de Balzac •••

C1est en 1961 que Julien Gracq refusa le prix Goncourt venu

récompenser son roman Le Rivage des Syrtes. ttTrois ans plus tôt il avait déjà refusé 'Le Prix des Critiques' qu'un jury, dont faisait partie Marcel Achard, voulait lui décerner pour. Un Beau Ténébreux".2 Des critiques auraient vu dans ce geste une marque d'honnêteté

plutôt qu'une manoeuvre publicitaire, ce refus correspondant aux

idées qu'expose l'auteur dans son pamphlet

"La

Littérature à l'Estomac". "On ne sait s'il y a une crise de la littérature mais il cr'ève les

yeux qu'il existe une crise du jugement littéraire"3 s'écrit Julien Gracq et il explique pourquoi. Selon lui, le public ne lit plus de

littérature mais malheureusement il en parle. D'ailleurs, ajoute-t-il avec sarcasœe, ajoute-t-il n'y a vraiment plus besoin de la lire car tous les moyens sont 1~ pour se renseigner : la presse, la radio, la télé-vision, les revues critiques et les jurys littéraires qui décernent chaque année leurs prix. Oui, les prix littéraires - ces t~attentats

4

~ la pudeur" d'un écrivain - sont les pires offenseurs car ils intimident le public en lui présentant un auteur dont la réputation doit être infaillible puisque le jury la juge ainsi et l'individu accepte ce jugement sans oser avancer une opinion personnelle :

1. SCHMIDT, Albert-Marie, "Julien Gracq, Tentateur courtois",

La

Gazette des Lettres, 16 janvier 1952, PP• 12-18.

2. PEUCHMAURD, Jacques, "Goncourt malgré lui, Julien Gracq refuse la Gloire~ l'Estomac", Arts, 7 décembre 1957, p. 3.

3. GRACQ, Julien, "La Littérature

à

1 'Estomac", Préférences, José Corti, 1961, p. 12.

(5)

Tout se passe comme si le lecteur moyen avait pris son parti maintenant de ce que la réputation des écrivains se fondât autrement ••• que dans une région qu'il localise mal et à laquelle il n'a pas acc~s, et d'où pourtant il lui parvienneat des porte-parole mandatés qu'il ne songe ~yre à récuser et des

réputations toutes faites.

Mais la grande tragédie vient du fait que ces moyens qui diffusent la littérature à la masse faussent ou, du moins, simplifient grotesquement l'oeuvre : "••• la figure d'un écrivain sort déformée et grossie de ce bain de foule",2 de sorte que cette oeuvre n'est jamais vraiment comprise comme elle doit l'être. Même sur le plan profession-nel les critiques et les intellectuels sont incapables de juger coœae il le faut. Il y a "le grand cauchemar qui hante l'intellectuel de cette époque", c'est-à-dire la "crainte fabuleuse ••• d'être laissé sur le sable par l'histoire, de ne pas 'avoir été de son époque'"• Cet homme a peur de juger honnêtement et "dans le doute i l parle systéma-tiquement pour l'admiration".3

La

situation semble grave. Mais essayons d'expliquer le poiat de vue littéraire de l'auteur.

A

l'étranger et dans le monde universitaire Julien Gracq est classé comme un écrivain de la

deuxi~me

génération surréaliste.4

André Breton

lui~ême,

dans une conférence prononcée à Yale, en 1942,5 consid~re Au Château d'Argol comme la plus récente oeuvre surréaliste. Gracq conserve, cependant, une certaine indépendance à l'égard de tout groupe littéraire; il n'en admire pas moins Nadja qui fut, pour lui, une "révélation". 6

1.

"La

Littérature à l'Estomac", p. 10.

2.

Ibid.,

P•

49.

3. Ibid., P• 38.

4. Second generation surrealist novelists : Pieyre de Mandiargues, Julien Gracq, René Roger, Marcel Schneider, Maurice Fourre, d'apr~s

11 article d'Armand Hoog : "The Surreali st Novel", Yale French

Studies, V. 8, 1951, PP• 17-25.

5. BRETON, André, "The Situation of Surrealism Between the Two Wars", Yale French Studies, V. 1-2, 1948, pp. 67-78.

6. BOURIN, André, "Julien Gracq au Balcon", Les Nouvelles Littéraires, 11 septembre 1958, p. 1.

(6)

Dans la préface d'une édition des Chants de Maldoror Gracq exprime l'opinion suivante :

L'accroissement ••• des pouvoirs de destruction que peut mettre ••• la technique moderne aux mains d'un mouvement paroxystique du type hitlérien fait penser que la solution d'un tel problème ne peut plus 'tre longtemps reculée. Eatre ces deux

définitions également ••• valables : 'l'homme animal raisonnable' et 'l'homme, ce rêveur définitif', il ne s'agit pas de trouver un compromis ••• mais de

11iatroduction d'un terme nouveau qui les absorbe

l'un et l'autre y terme nouveau qui sera aussi un homme nouveau •••

L'auteur constate la nécessité de changer l'homme à la manière des surréalistes. Il nous semble, toutefois, que la "révolution sur-réaliste" fût surtout verbale et que "l'homme nouveau" de Gracq n'est "nouveau" que sur un plan strictement littéraire. Cet homme dont rêve Gracq ne sera ni coaplètement rationnel ni complètement rêveur : il sera le produit d'un ordre différent et jouira d'un parfait

équili-2

bre, ce sera un "hoame complet". Et cet ordre nouveau, selon l'auteur, n'est possible que dans une littérature disant "oui" à la vie. Ce "oui", explique-t-il dans son essai "Pourquoi la littérature respire mal", ne signifie pas un engagement politique ni une prise de position quelconque par rapport ~ la société; ce serait un engagement

sartrien~ "l'envers", car

La

Nausée dit "non" ~tout :

Non opposé au monde matériel, à la nature- obscène •••

!!!

aux autres, l la conscience et au regard d'autrui •••

Non À la société existante ••• et non, je crois bien, à

toute société possible : Sartre est révolté encore plus que révolutionnaire : il est l'exlus désigné d'avance de tous les groupements politiques de gauche, y compris de ceux qu'il a essayé dft fonder. Non à la procréation et~

à

la sexualité •••

Dans cette littérature "l'accent est mis avant tout, non sur les

1. GIU.CQ, Julien, "Lautréamont toujours'', Préférences, PP• 115-116. 2. Ibid., P• 117.

a.

GRACQ, Julien, "Pourquoi la Littérature respire mal", Préférences, P• 93.

(7)

valeurs d'intégration, mais sur les valeurs d1exil111 ••• l'homme est

exilé dans.un monde qui le répugne, avec lequel il n'a aucun rapport, un monde qui lui paratt absurde et insupportable".

A l'encontre de cela Gracq veut dire

"!!!•••

à la création prise dans sa totalité". 2 I 1 lui faut une oeuvre ol i 1 y ait un contact constant entre le monde extérieur et le monde intime de l'homme ce qui est, enfin, le domaine du rêve et de la fantaisie :

Les neuf dixièmes de notre temps vécu ••• se déroulent dans un monde sans passé ••• où le souci de l'action et de l'engagement n'a pas de prise. Le monde énorme du rêve, du rêve endormi et du rêve éveillé••• Celui des paysages. Celui ••• des religions. Celui d§ l'amour... L'univers féminin tout entier •••

Une telle interprétation de la "condition humaine" existait déjà avec le romantisme allemand (avec Novalis surtout), puis le roman "noir" apporta à la littérature des possibilités de contact entre le monde extérieur et l'imaginaire :

Les fantômes et les spectres glissent ••• et les éléments infernaux surgissent, non plus d'un enfer chrétien dépourvu maintenant de toute vertu de prolifération imaginative, mais directement du monde de 11en-bas,

4avec lequel se trouve rétabli un contact d'échange.

Gracq fait appel aussi à ce royaume "infernal" dans ses propres romans, comme nous le verrons, cependant !*intégration des deux ordres n'a été compl~tement réalisée qu'à partir de l'oeuvre de Lautréamont où "la circulation d'un monde à l'autre" devint "libre dans tous les sens".0 Malgré la haine et la cruauté qui y sont évidentes, Les Chants de Maldoror rév~lent, pour Gracq, une perspective plutôt optimiste du

1. GRACQ, Julien, "Pourquoi la Littérature respire mal", Préférences, P• 96.

2. Ibid., P• 92. 3. Ibid., P• lOO.

4. GRACQ, Julien, "Lautréamont toujours", p. 119.

(8)

monde car l'homme y est enfin délivré de l'autorité absolue de la raison et réintégré dans un cadre adéquat ~ ses désirs profonds :

Le sens extraordinairement positif de l'apport de Lautréamont ••• consiste en une avalanche de matériaUJ bruts ••• matériaux~ construire l'homme complet.

Il semble, d'ailleurs, que cet ordre parfaitement intégré corresponde au "point de l'esprit" recherché par les suréalistes. C'est là, peut-être, que Julien Gracq s'approche le plus de leur doctrine :

Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et

l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. Or, c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un auire mobile que l'espoir de détermiaation de ce point.

Il s'ensuit, pour l'auteur, que le style et la forme dans son ensemble ne doivent pas poser un "problème de vérité" car "toutes les techniques sont vraies". 3 Cela ne veut pas dire que le style doive être négligé, mais Gracq précise son idée : "ce qui justifie une technique", pour lui, "c'est seulement de mettre en valeur un

tempérament, de le capter dans le seul chenal qui le rendra efficace".4 Le style sera donc au service de l'élan créateur :

Le saint patron de beaucoup de nouveaux romanciers, c'est Flaubert, c'est-~-dire quelqu'un qui a toutes sortes de mérites d'une autre espèce, mais qui est aussi le premier des grands rgmanciers chez qui cet élan commence à se paralyser.

1. GRACQ, Julien, "Lautréamont )oujours", P• 117.

2. BRETON, André, "Second Manifeste" dans Manifeste du Surréalisme, ed. Jean-Jacques Pauvert, 1962, p. 154.

3. "Pourquoi la Littérature respire mal", p. 87. 4. Ibid., P• 87.

5. GRACQ, Julien, "L'Enquête sur le Roman", entrevue avec Pierre Fisson dans Le Figaro Littéraire, 20 octobre 1962, p. 3.

(9)

'fout. en parlant. des "nouveaux ro•oanci ers" 1 'auteur at. taque cet. te "école" récente dont. Alain Robbe-Grillet est. le porte-parole; il s'agit. là de "techniques d'expulsion, d'appauvrissement." qui

éloignent. l'homme de ce qui l'entoure et. qui t.ue son élan poétique : Ce que le roman a le devoir d'être ou de ne pas

être, les éléments où le romancier a le droit. de puiser et les points de vue qu'il doit s'interdire, les sens dont l'usage sera licite pour l'écrivain, le contingentement des adjectifs, l'emploi permis ou non du présent., du passé défini ou de l'imparfait, du 1je', du 1il1, ou du 1on', de la langue selon la rue, ou de la langue selon le Littré, ce sont. des questions qui ne m'obsèdent. pas. 'foutes les tech-niques sans exceptions se justifient. - sauf en ceci qu'elles se prétendent exclusives des autres. Je m'en tiens modestement., pour ma ptrt., à la revendi-cation de la liberté illimitée •••

Toutefois, ce n1est pas seulement l'obsession de la technique

qui tuerait. l'élan poétique selon Gracq : c'est une littérature qui veut être autre chose qu'elle-même. Et. Gracq souligne, de manière irrémédiable, son non-engagement. •••

Quand il n'est. pas songe, et. comme tel, parfaitement établi dans~ vérité, le roman est. mensonge quoi qu'on fasse, ne serait-ce que par omission, et. d'autant plus mensonge qu'il cherche

ft

se donner pour image authentique de ce qui est.

Le but de cette thèse n'est pas de voir si l'auteur a, effectivement, appliqué ses théories littéraires à son oeuvre. Il vise seulement

à

comprendre l'univers de Julien Gracq à partir d'un seul thème : celui du destin. Nous consacrerons un chapitre pré-liminaire à "Julien Gracq face au SurréaliSIJle noir" dans lequel nous essayerons de montrer que le concept de destin, chez le romancier, a des sources surréalistes. Ensuite, nous traiterons les rapports qui 1. GIU.CQ, Julien, "L'Enquête sur le Roman", p. 3.

(10)

existent entre le destin et 11hoœme pour aboutir à un troisième chapitre montrant l'influence du destin sur ce qui environne 11holllllle.

(11)

JULIEN GRACQ ET LE SURREALISME NOIR

La publication, en 1924, du Premier Manifeste du

Sur-réalisœe, par André Breton, annonça le début officiel d'un mouvement qui devait avoir certaines répercussions sur l'art et la littérature des générations suivantes. Il ne s'agissait pas - en théorie du moins - d'une activité purement littéraire mais d'un mouvement

''révo-lutionnaire" qui voulait renverser les valeurs politiques, morales, religieuses et esthétiques constituant le fond même de l'éthique sociale; cela pour permettre de construire, sur les ruines de l'homme traditionnel, l'homme nouveau. Cependant, c'est l'aspect ttdeetruc-teur" et négatif du mouvement, sur le plan purement artistique, qui nous intéresse car il nous aidera à comprendre le concept du destin dans les romans de Julien Gracq.

Les créations des écrivains et des artistes surréalistes reflètent, à bien des égards, une démolition ~bolique de la société. Dans le premier chapitre d'Anicet ou le Panorama (écrit avant le commencement officiel du surréalisme) où Aragon recrée, par le personnage d1Arthu~, l'aventure rimbaldienne, le voyageur a

l'impression d'assister à une désagrégation à la fois violente et poétique de la ville de Paris

••• l'asphalte se remit à bouillir sous les pieds des promeneurs; des maisons s'effondrèrent

••• On habita sans inquiétude dans des immeubles en flammes, dans des aquariums gigantesques. Une forêt surgit soudain près de l'opéra ••• le bouleversement n'épargna pas les Musées, et tous

(12)

un jour la foule des badauds.1

Dans Arcane 17 André Breton décrit une hallucination qui nous permet d'assister au dépérissement du monde, devenu un lieu de métamorphoses noires où il n'y a que pourriture et souffrance, un monde qui

ressemble aux tableaux d'un "Bosch aveugle" :

••• Cette nuit est totale, on dirait celle de notre temps ••• A y regarder fixement on ne fait surgir que des figures de larves en proie aux pires tourments ••• ces visages sans consistance ni couleurs, tout d'expressions atroces et qui passent par de plus horribles transformations, tiennent la scène quelques secondes avant de dévaler lugubrement de droite et de gauche p~ur céder la place à d'autres plus effrayants •••

Ne s'agit-il pas également d'un "spectacle de ruines", d'un monde ea pleine putréfaction dans les tableaux de Salvador Dali? L'être humain s'y trouve soit fendu en morceaux et en pleine décomposition,

soit rongé d'insectes dégoûtants et atteint d'étranges maladies qui 3

lui enflent les membres jusqu'à des proportions grotesques. Il y a un élément de sadisme ici qui devient plus évident dans les oeuvres où le besoin de détruire est satisfait par le blasphème religieux.

Cette attitude se trouve déjà au dix-neuvième siècle dans les romans de Huysmans (notamment ceux écrits après A Rebours) où l'auteur, en retrouvant la foi, passe d'abord par une période de lutte spirituelle que caractérise le satanisme. Le héros de LA-Bas, des Hermies, toujours excité par ce qui est nouveau et étrange,

explore les possibilités de la messe noire et poursuit ses recherches sur un certain Gilles de Rais, maréchal qui avait pratiqué la magie

4 noire, pendant "l'effrayante et délicieuse fin du Moyen Age", en

1. ARAGON, Louis, Anicet ou le Panorama, Gallimard, Paris, 1921, P• 12. 2. BRETON, André, Arcane 17, Sagittaire, Paris, 1947, P• 99.

3. JEAN, Marcel, voir les reproductions de "le Jeu lugubre" ou de "l'Accommodation des Désirs", dans Histoire de la Peinture Sur-réaliste, le Seuil, Paris, 1959, PP• 200-2.

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égorgeant les enfants et en utilisant les parties de leurs corps déchirés pour ses expériences diaboliques.

La présence de ces préoccupations sadiques mêlées ~ l'exaltation spirituelle révèlent un trouble métaphysique que Huyaaans essaye de justifier en des termes manichéens :

Le Principe du Mal et le Principe du Bien, le Dieu de Lumière et le Dieu des Ténèbres, deux Rivaux se disputent notre â.e ••• Â l'heure actuelle, il est bien évident que le Dieu bon a le dessoys, que le Mauvais règne sur ce monde, en maître.

Cette métaphysique ne nie pas l'existence d'une force supérieure, elle constate seulement la toute puissance du Mal. Des Hermies découvre des "associations sataniques"2 vouées à l'adoration de ce "mauvais Dieu". Leur but est "d'élire un anti-pape qui serait

l'Antéchrist exterminateur".3 Dans cette anti-religion le fils de Dieu deviendra une sorte d'ange exterminateur, celui qui perd

l'humanité et non celui qui la sauve, de sorte qu'il n'existera plus de possibilité de salut; chaque être humain sera cond8mné à mort avant sa naissance. Nous ne prétendons pas analyser l'état d•esprit de Huysmans lui-même, mais si l'on considère ce monde dominé par le Mal comme un phénomène purement littéraire, il n'est pas incompré-hensible que l'homme, opprimé par le poids de ce "mauvais Dieu", se livre, dans son désespoir, à des pratiques louches, à des perversions de toutes sortes pour détourner sa conscience d'un destin qui ne lui promet que damnation.

Mais n1est-ce pas le comte de Lautréamont qui annonça, le

premier, "la bonne nouvelle de la damnation••,4 obsédé qu'il était par l'omniprésence des forces du Mal? Son délire représente un cri de haine contre un Dieu cruel et sadique qui dévore les hommes et les

1. HUYSMANS, Joris-Karl, Ll-Bas, Plon, Paris, 1908, P• 57. 2. Ibid., P• 63.

a.

Ibid., p. 64.

4. GRACQ, Julien, cité dans André Breton, quelques aspects de l'écrivain, d'après un texte de Léon Bloy, José Corti, Paris, 1948, P• 40.

(14)

écrase à son gré; ce Dieu devient "le Céleste Bandit"1 ou celui qui viole la conscience humaine. Maldoror, rongé par la peur et la haine, est victime de ses hallucinations lugubres : "••• le Tout-Puissant m'apparaît revêtu de ses instruments de torture, dans toute

l'auréole resplendissante de son horreurn.2 Mentionnons, en passant, que ce Dieu cruel ressemble exactement à l'Etre Suprême reconnu par Saint-Fond, héros de Sade : "••• ce Dieu en qui il croit n'est pas très bon, mais 'très vindicatif, très barbare, très méchant, très injuste, très cruel'; c'est l'Etre Suprême en méchanceté, le Dieu des malfaisances''. 3 Néanmoins, quoiqu'il craigne le "Tout-Puissant", Maldoror le blasphème. Ce Dieu, autrefois révéré aveuglement, est dépouillé de son voile d'infaillibilité divine et exposé dans toute sa bassesse; le voilà "étendu sur la route, les habits déchirés ••• Horriblement soûH"4 exposé aux insultes des animaux, le voilà

encore jouissant des plaisirs interdits dans un bordel {un cheveu tombé de sa tête raconte les évènements). Toutefois, le jour viendra o~ Ma.ldoror se vengera du serpent divin :

••• mon bras te renversera dans la poussière, empoisonnée par ta respiration et, arrachant de tes entrailles une nuisible vie, laissera sur le chemin ton cadavre, criblé de contorsions, pour apprendre au voyageur consterné que cette chair palpitante ••• ne doit plus être comparée ••• qu'au tronc pourri d'un chêne qui tomba de vétusté!6

Maldoror, dans son délire, veut-il pousser le sacrilège jusqu'au bout et tuer ce Dieu une fois pour toutes? Il semble que le blasphème chez les surréalistes, inséparable, d'ailleurs, d'un certain besoin d'exhibitionnisme littéraire et d'une volonté de choquer pour le plaisir de choquer, soit une influence directe de l'oeuvre de

1. DUCASSE, Isidore (comte de Lautré&mont), "les Chants de Maldoror", Oeuvres Complètes, José Corti, Paris, 1961, P• 297.

2. Ibid., p. 224.

3. BLANCHOT, Maurice, Lautréamont et Sade, Editions de Minuit, Paris, 1949, P• 248.

4. Lautréamont, Les Chants de Maldoror, p. 236. 6. Ibid., P• 300.

(15)

Lautréamont, présente dans les créations artistiques de chaque "sectateur". Ernest Gengenbach, séminariste défPoqué, ayant lié relations avec une actrice, reflète, dans une lettre adressée aux éditeurs de la revue

L&

Révolution Surréaliste, l'insolence de ce besoin de choquer, mêlée

à

une prédilection pour les blagues de mauvais goût :

J'ai maudit tous ceux qui prêtres, moines, évêques, ont brisé mon avenir parce que j'étais obsédé par la femme et qu'un prêtre ne doit pas penser à la femme. Race de misogynes, de sépul-ehres blanchis, squelettes déambulants11

D'un ton plus adouci, Breton trouve que le baiser posé sur les dents de Nadja évoque une communion religieuse o~ ses dents "tenaient lieu d1hostie".2

En

même temps il parle de la série des tableaux d'Uccello

qui racontent l'incident de "LA Profanation de l'Hostie" et pour

lesquels Breton ressent une étrange prédilection. Il y a, d'ailleurs, beaùcoup de toiles surréalistes qui évoquent ce goût de la profanation, parfois d'un point de vue moqueur comme le tableau de Max Ernst ttLa Vierge corrigeant l'Enfant Jésus devant trois témoins : André Breton,

3

Paul Eluard et le peintre". Parfois encore le blasphème évoque l'horreur et l'enfer; tel serait le tableau de Victor Brauner : "Kabiline en mouvement",4 qui montre un moine-vampire aux yeux

luisants.

Inévitablement, l'érotisme se lie à "la fascination quasi 5

automatique excercée par l'acte profanateur" et le surréalisme, ainsi obsédé par le mal, aboutit à une conception assez particulière de l'homme moderne par rapport à un monde souvent indifférent à la

théologie. Le livre de Michel Carrouges, André Breton et les données 1. NADEAU, Maurice, lettre de E. Gengenbach citée dans l'Histoire

du Surréalisme, le Seuil, Paris, 1945, p. 289.

2. BRETON, André, Nadja, Gallimard, Paris, 1928, p. 127.

3. JEAN, Marcel, voir la reproduction dans l'Histoire de la Peinture Surréaliste, P• 130.

4. Ibid., P• 238.

5. GRACQ, Julien, André Breton, quelques Aspects de l'Ecrivain, José Corti, Paris, 1948, P• 40.

(16)

fondamentales du surréalisme, essaye d'expliquer la portée méta-physique du mouvement, et Julien Gracq, dans son livre André Breton, quelques aspects de l'écrivain, analyse cette métaphysique qu'il appelle "noire".

Le surréalisme part de la croyance que l'homme se trouve dans un état de chute qui, cependant, n'est pas due à une faute de l'homme lui-tllême,

à

un péché originel mais plutôt

à

une ttdéfaillance de 1 'homme devant l'aveugle hostilité du fatum".1 Selon les surréalistes il

existerait "une malédiction primitive", une force maléfique antérieure

à la chute, contre laquelle l'homme ne pouvait, et ne peut encore, absolument rien. André Breton parle,

à

ce propos, d'une "étrange malédiction"2 et des instants "noirs" de la vie; par exemple, la dis-corde entre deux êtres qui s'aiment. Selon lui ces "instants" semblent avoir été arrangés à 11 avance, comme un "piège" par quelque ennemi

insaisissable :

••• il semble avoir présidé à sa fabrication ••• une ingéniosité et une sûreté qui dépassent en partie mon entendement ••• eâ qui ••• devaient rendre ma chute inévitable.

Cette "foree" qui inquiète les surréalistes n'est ni exactement le "fatum" contre lequel luttaient les héros de la tragédie grecque ni, sûrement pas, le Dieu de la tradition chrétienne, mais peut-être est-elle bien ce qu'on pourrait appeler un ••contre-Dieu" (le mot "Dieu" ayant un sens purement symbolique pour désigner un pouvoir quelconque dépassant l'entendement); André Breton lui-même emploie diverses expressions : le "boa. qui se louvait dans les méandres de la roche pesante ••• l'unique artisan de l'opacité et du aa.lheur, celui qui triomphe sans lutter ••• du brouillard, de la boue... Pas de forme ••• le grand Courhe ••• ".4 Mais il faudrait essayer de définir ce

"contre-1. CARROUGES, Michel, André Breton et les données fondamentales du Surréalisœe, Gallimard, Paris, 1950, p. 39.

2. BRETON, André, Arcane 17, Sagittaire, Paris, 1947, p. 47. 3. B~N, André, L'Amour fou, Gallimard, Paris, 1937, p. 149. 4. BRETON, André, Arcane 17, Sagittaire, Paris, 1947, pp. 80-81.

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Dieu". André Breton, fasciné par les cultes égyptiens est, en quelque sorte, obsédé par la phrase "Osiris est un Dieu noir" qui revient à plusieurs reprises dans Arcane 11. D'abord, l'adjectif "noir" corrige tout

à

fait le concept traditionnel de Dieu en évoquant des rapports mystérieux qui pourraient exister entre les puissances de la Lumière, le bi en, et les "puissances des ténèbres", 1 Satan et le monde infernal. Julien Gracq souligne l'importance de 11 adjectif "noir" - "mot-clef,

mot-force••2 - qui réapparaît constamment dans toute 11 oeuvre d 1 André

Breton comme une espèce de hantise. Toutefois, l'expression "Dieu noir" ne signifie pas la domination du monde par un pouvoir purement luciférien, elle désigne plutôt "Dieu ayant réintégré en lui les puissances maudites113 pour former une synthèse du Mal et du Bien. De cette façon l'opposition entre ces deux concepts s'anéantit et il reste une omniprésence qui ne sait plus distift6TUer le bien du mal. C'est exactement la même atmosphère morale qu'on trouve chez Sade : "••• pour l'homme intégral, qui est le tout de l'hruwne, il n'y a pas de mal

possible". 4 Son héros affirme librement le néant de Dieu et de l' ho!llllle en détruisant volontairement les autres... L'homme surréaliste qui se trouve sous le signe de cette force intégrale, affirme le même néant par la destruction de la forme dans l'oeuvre d'art. Dans son livre Poésie noire Poésie bl§Dche, René Daumal expose sa théologie négative qui, tout en étant une "théologie" purement littéraire et sans aucune conséquence sérieuse, correspond à l'état d'esprit des surréalistes. Le monde, selon lui, n'a pas été crée par Dieu mais par une force négative, moqueuse, cruelle et terrifiante. Au commencement il n'y avait pas "la parole" lll&is seulement. "un grand rire"5 qui mit. en mouvement. un

monde peuplé de "poupées de plâtre"6 - i l reprend If image de la poupée

1. CARROUGES, Michel, André Breton et. les données fondamentales du Surréalisme, Gallimard, Paris, 1950, p. 39.

2. GRACQ, Julien, André Breton, quelques aspects de l'écrivain, José Corti, Paris, 1948, P• 39.

3. CARROUGES, Michel, André Breton et les données fondamentales du Surréalisme, Gallimard, Paris, 1950, P• 84.

4. BLANCHOT, Maurice, Lautréamont et Sade, Editions de Minuit, Paris, 1949, P• 236.

5. DAUMAL, René, Poésie noire Poésie blanche, "La Nausée d 'Etre", Gallimard, Paris, 1954, p. 156. L'auteur fut un des rédacteurs du Grand Jeu, revue

publiée en marge du surréalisme mais qui s'ihspirait des idées du mou-vement tout en ayant des tendances plus mystiques, un goût pour l'Occul-tisme et pour la philosophie orientale •••

(18)

dans les photographies de Hans Bellmer - formes creuses : morts-vivants passant leur vie à ouvrir "des boîtes qui ne contiennent que des boîtes et sans fin des boîtesn.1

Néanmoins, cette conception d1un monde où tout est perdu à

l'avance, où l'homme n'a aucune possibilité de salut, cette conception exprimée tant de fois dans l'oeuvre surréaliste par les hallucinations et les cauchemars, par un érotisme mêlé à un dégoût de la vie et des obsessions macabres, fascine l'auteur d'Au Château d'Argol. Julien Gracq est lui-même victime de certaines "obsessions tragiques••2 qui reviennent constamment dans ses écrits; ces obsessions (la mort,

l'auto-destruction, la femme dans une nature enchantée et terrifiante) se réalisent sur le plan littéraire par le jeu des personnages qui, dans un cadre insolite, agissent toujours comme s'ils étaient en présence de quelque "force" maléfique pesant sur eux : tttout ce qui arrive est ressenti comme un choc émotif ou comme une parole du destin dans l'âme du héros".3 Un critique a remarqué que toute l'oeuvre romanesque de Gracq "impliquera une méditation sur le destintt,4 qu'il s'agisse du destin d'un individu (Allan, dans Un Beau Ténébreux) ou d'une nation (Orsenna, dans Le Rivage des Syrtes).

Dans l'Avis au Lecteur d'Au Château d'Argol Gracq précise qu'il veut traiter :

••• certains problèmes humains mal définis mais durablement passionnants ••• et en tout premier lieu celui du salut ou, plus concrètement ••• celui du sauveur, ou du damnateur ••• 5

L'auteur, qui n'est ni théologien ni philosophe, n'a pas l'intention

1. DAUMAL, René, Poésie nd.re Poésie blanche, "La Nausée d1Etre11 ,

Gallimard, Paris, 1954, p. 156.

2. ALBERES, René M., Histoire du Roman Moderne, éd. Albin Michel, Paris, 1962, p. 369.

3. Ibid., P• 370.

4. BRODIN, Pierre, Présences Contemporaines, Debresse, Paris, 1955. T. 1, P• 410.

5. GRACQ, Julien, "Avis au Lecteurtt, Au Château d'Argol, José Corti, Paris, 1945, PP• 7-8.

(19)

d'exposer uae doctrine sérieuse définissant la position métaphysique de V:-homme en général ni de prédire l'avènement d'une catastrophe. Il s'agit seulement, pour lui, d'un problème hnmain éclairé d'une

"lumière nouvelle"1 et servant. de "matière expériment.ale". 2 Par celle-ci, l'auteur veut recréer le monde pour en présenter sa conception personnelle et. nous verrons, d'ailleurs, que ce monde nouveau, purement

littéraire et poétique, dans lequel le bien et le mal ne s'opposent plus, est hérité directement du monde déchu du surréalisme noir.

Revenons à ces "problèmes humains" et remarquons que Gracq pose une éni~e. Il est question ici d'un salut qui est lié à l'action d'un sauveur aussi bien qu'à celle d'un damnateur et cette ambigulté parait étrange à la lumière d'une phrase écrite à propos d'André Breton mais qui pourrait s'appliquer à Gracq lui-même :

••• le désespoir de notre époque est fait de ce qu'à la certitude de la 'mort'de Dieu• ••• a'aAimente le sentiment poignant de la chute de l'homme.

Considérons aussi le fait que Gracq est impressionné par le rôle du dest.in dans la tragédie grecque puisqu'il s'agit là "des machines infer-nales montées par les dieux pour l'anéantissement mathématique d'un

4

mortel". Si l'auteur s'intéresse tellement à une force qui condamne chaque être humain à la mort, s'il est ainsi hanté par un sens de "chute" c1est que le salut n'est vraiment plus possible sauf, peut-être, dans

le domaine de la poésie.6 De toute façon c'est seulement dans un monde imaginaire que les deux pôles du destin pourraient se confondre.

Nous voudrions donc examiner les différents aspects du destin,

1. GRACQ, Julien, "Avis au Lecteur", Au Château d'Argol, José Corti, Paris, 1946, p. 7.

2. GIU.CQ, Julien, "Préface", Le Roi Pécheur, José Corti, Paris, 1948,

P•

10.

3. GRACQ, Julien, André Breton, quelgues Aspects de l'Ecrivain, José Corti, Paris, 1948, p. 109.

4. Phrase de Cocteau citée par Gracq dans la ttpréface" du Roi Pécheur,

P•

10.

5. Julien Gracq est avant tout poète, voir l'article de J. Baudry : "Julien Gracq, poète-romancier", Revue des Sciences Humaines, octobre-décembre 1957, No. 88,

PP•

469-78.

(20)

tels qu'ils apparaissent dans les romans de Julien Gracq en commençant par une étude des rapports entre le destin et les personnages dans chaque récit.

(21)

L'HOMME ET LE DESTIN

Chacun des romans de Julien Gracq se si tue sur œux plans : le premier est celui du récit traditionnel; le second, celui de l'univers imaginaire de l'auteur. Voyons les récits d'abord.

Au Château d'Argol se passe dans la forêt de Storrvan, 1

quelque part en Bretagne, où un certain Albert a acheté le château d'Argol. Au château arrive un ancien ami d'Albert, Herminien,

accompagné de Heide - une jeune femme mystérieuse. Tous trois mènent une vie singulière dans cet endroit isolé pendant un temps indéfini; ils se promènent dans la forêt, se parlent de choses vagues, et une attraction se développe entre Heide et Albert. Un soir, Herminien, rongé par une émotion mal définie, amène la jeune fille avec lui dans la forêt où il la viole. Il disparaît tout de suite et Albert le trouve plus tard blessé, tombé de son cheval. Ensuite il y a trés peu d'évé-nements. Albert rôde dans la maison comme un fantôme en attendant que ses deux invités tt guérissent"... I l découvre un mystérieux passage

souterrain qui mène ~ la chambre de Heide et suscite une inquiétude chez le lecteur mais ne joue aucun rôle dans le récit. Enfin, Heide, pour une raison inconnue, s'empoisonne. Les deux hommes l'enterrent et, le soir même, Herminien quitte le château. En s'éloignant d'Argol il est poignardé dans le dos par Albert. A proprement parler il n'y a pas de "récitlt suivi, pas de logique, et les personnages n'ont aucune

-.: • '"t 11 fl tt t t d d, 2 . .

e~s~enee concre e. s o en au our u ecor sans savo1r pourquo1

1. Bretagne - le lieu préféré de Gracq; voir son article "Tableau de Bretagne", Mercure de France, février 1964, pp. 263-267.

2. Décor du château baroque, orné et confus; le cadre est celui du "gothie novel" où les châteaux hantés et les passages souterrains abondent, comme par exemple, dans The Monk de M.G. Lewis.

(22)

et la seule communication entre eux - car il n1y a pas de discussion,

pas de dialogue - est une espèce de tension muette mais puissante qui les lie mystérieusement.

Dans Un Beau Ténébreux il s'agit de la bande "straight", groupe de jeunes (Anglais et Français) qui passent leurs vacances à

11H&tel des Vagues sur une plage en Bretagne. Cette fois, l'auteur

utilise la technique épistolaire. Le récit est raconté, sous forme de jourhal, par un des membres du groupe - Gérard - qui essaye de comprendre les événements. Il voit arriver un jour Allan Murchison : grand, beau, intelligent. Ce nouveau venu retient bient&t l'attention de tous par ses actions étranges. Les autres ont l'impression que

quelque chose de particulièrement inquiétant est associé à ce personnage mais ils n'arrivent pas à le définir. Cependant, Gérard et une jeune femme, Christel, a.oureuse d1Allan, devinent la vérité. Un soir, à un

bal masqué, Allan arrive accompagné d'une belle femme inconnue : tous deux sont habillés comme les amants de Montmorency- si 11on se

re-porte au poème d'Alfred de Vigny qui raconte l'histoire d'un couple ayant fait le pacte de se suicider. Dès lors, les autres comprennent pourquoi Allan est venu à cet endroit désert et, malgré les efforts de Christel pour le dissuader, Allan, bientôt après, s'empoisonne.

Aldo, le héros du Rivage des Syrtes est envoyé comme Observa-teur auprès des Forces Légères que la Seigneurie d10rsenna entretient

1

dans la mer des Syrtes. Il s'agit de deux pays, Orsenna (en réalité Venise) et le Farghestan (l'Afrique du Nord), séparés par la mer des Syrtes. Ils sont officiellement en état de guerre mais, depuis 800 ans, ils somnolent dans une paix précaire. L'Amirauté, une ancienne forteresse de guerre sur la côte de la mer, est maintenue comme poste d'observation malgré l'état délabré de ses bâtiments. D'ailleurs, cet

1. Gracq a une prédilection pour les côtes et les plages, surtout des plages désertes.

La

mer est aussi associée

à

l'image liquide qui joue un très grand rôle dans son expression poétique : voir l'article de Jean Paul Weber "Glisser à la Mer", Nouvelle Revue Française, mai 1961, PP• 886-895 et juillet 1961, PP• 105-118.

(23)

état d'écroulement et de putréfaction s'étend par tout le pays où une civilisation ennuyée pourrit dans l'inactivité. Aldo, à l'opposé de ses camarades, est attiré par la désolation de l'Amirauté. Il passe des nuits dans la "chambre des cartes", hypnotisé par les cartes de la mer où sont indiquées les limites de la zone des patrouilles. Au-delà de celle-ci aucun citoyen d10rsenna n'oserait passer de peur de

provo-quer un incident qui mènerait

à

la guerre et cela fascine Aldo à un tel point que le capitaine Marino, inquiété par ses questions et son intérêt anormal pour le territoire défendu, suggère un changement de poste. Aldo le refuse.

En

même temps il entre en liaison avec Vanessa Aldobrandi, issue d'une famille noble dont le passé est plein de

complots, d'assassinats et de trahisons. Elle amène Aldo sur l'île de Vezzano et lui montre le Tlngri, énorme volcan qui se lève sur la côte de Farghestan. Cette apparition monstrueuse touche Aldo. Poussé par un besoin inexplicable il prend, une nuit, le bateau de patrouille, traverse la zone défendue et, comme hypnotisé par le T!ngri, il

s'approche de la côte ennemie. "Acte de provocation!" crie-t-on!

Aldo sait très bien qu'il n'y avait là aucune intention hostile mais les événements se déroulent presque par eux-mêmes et de telle manière que toute explication soit inutile. On veut la guerre. La population félicite Aldo, sort de sa torpeur et parle de la guerre. Aldo est horrifié car il comprend les conséquences de son acte : la destruction totale.

Dans Un Balcon en Forêt Gracq nous parle de la deuxième guerre mondiale. L'aspirant Grange est envoyé à "la maison forte des Hautes Falizes",1 blockhaus perdu quelque part dans la forêt de l'Ardenne près de la frontière belge. Ses habitants doivent détruire des chars blindés venant du côté ennemi et renseigner les troupes françaises, situées à Moriarmé, sur les mouvements des Allemands. Grange, tout à fait

sub-jugué par la solitude et la tranquilité du lieu, oseille entre deux mondes : un monde de rêve, nourri par son contact avec la forêt et sa

(24)

liaison avec Mona., la "feDillle-fée" rencontrée dans les bois, et le monde réel où la menace d'une guerre est toujours présente. Les Allemands s'approchent, la situation s'aggrave et il devient de plus en plus évident que les hommes qui occupent la maison forte seront

pris comme des rats dans un piège car il leur manque des armes. Bientôt les communications sont coupées et l'ennemi est à deux pas; cependant Grange, toujours intrigué par la solitude du lieu et par son aspect irréel, ne prend rien au sérieux. Il se promène tranquillement dans les bois, sans fusil et n'a aucun désir d'accepter le changement de poste que le capitaine lui offre (comme Aldo il est, lui aussi, hypno-tisé par le lieu désolé). Un jour, Mona est évacuée avec le reste de la population civile, l'attaque éclate et le blockhaus est détruit. Grange, grièvement blessé, se trouve seul dans la forêt. Toujours émerveillé par les incidents brutaux d'un monde qui n'a presque aucune réalité pour lui, il arrive enfin à la maison abandonnée de Mona.

Là,

il se cache dans le lit, tire la couverture sur sa tête et "s'endorttt pour, semble-t-il, ne plus se réveiller.

En

fin de compte nous aboutissons

à

deux suicides individuels,

à

un suicide collectif et

à

deux meurtres sans motif raisonnable.

La

mort, dans chaque cas, aurait pu être évitée. On pourrait répondre que Heide avala le poison, ne pouvant plus supporter la souffrance infligée par Herminien et qu'Albert voulait se venger en tuant Herminien, mais la chose n'est jamais dite. Tout ce qui se passe dans le roman, comme dans les autres, nous semble gratuit; l'auteur n'explique rien et oser un raisonnement dans un monde où le rêve domine serait faux. On pourrait dire aussi que Grange a été tué

à

la guerre comme tant d'autres hommes; cependant il lui restait toujours la possibilité d'éviter la mort. Il aurait pu accepter un changement de poste ou, une fois blessé, il aurait pu faire un effort conscient pour atteindre les troupes alliées avec Gourcouff. Il semble donc que l'être humain se soit dirigé volontiers, sans même y réfléchir, vers sa destruction, comme s'il était guidé par quelque intelligence autre que la sienne.

(25)

secret où l'auteur nous montre que la présence d'une intelligence malé-fique est, en effet, ressenti par les personnages de Gracq. Pendant l'excursion au château de Roscalr Gérard remarque : "J'eus soudain le sentiment, devant ce groupe improvisé, que le sort en était jeté, que c1était ceux-là qui étaient désignés".1 Albert, après la tentation de

Heide, a l'impression que la fille "si proche de lui, livrée si entièrement à sa merci pendant tout l'après-midi, lui échappât alors comme à un appel hypnotique, comme sous l'urgence d'obligations

supérieures et indénonçables".2 Dès les premières pages du roman Aldo sent autour de lui "la persistance ••• d'une présence assurée et

familière pourtant déjà conda.mnée"3 qui lui emplit le coeur; d'autre part, le narrateur d'Un Balcon en Forêt parle "des heures où on dirait qu'une paume lourde s'appesantit tout à coup sur la terre ••• "4 Cette "foree", dont les personnages sont très conscients, pourrait être appelée un "destin" car elle plane constamment sur le monde romanesque de Gracq, guettant les mouvements des autres êtres qui y habitent. Quelle serait donc l'essence de ce destin?

S'il existe, comme nous l'avons vu dans la préface d'!! Château d'Argol, deux possibilités pour 11homme : le salut et la

damnation, cette énigme est ressentie par certains personnages de Gracq. Gérard, par exeœple, interprète la vie par l'image suivante :

Si vous pliez un papier en deux, vous obtiendrez une ligne droite; mais si vous le pliez encore et encore, des droites finissent par dessiner dans toutes les directions une toile d'araignée, une étoile dont les rayons se relient à un même cgntre. J'ai perdu l'espoir de déterminer ce point •••

Ce "centre" impossible à déterminer, qui est le point autour duquel 1. GRACQ, Julien, Un Beau Ténébreux, José Corti, Paris, 1962, P• 71,

1ère éd. 1946.

2. GRACQ, Julien, Au Château d'Argol, José Corti, Paris, 194o, PP•

11-18, 1ère éd. 1938.

3. GR!CQ, Julien, Le Rivage des Syrtes, José Corti, Paris, 1951, p. 11. 4. GRACQ, Julien, Un Balcon en Forêt, p. 197.

(26)

toute vie fonctionne, correspond à ce destin que Gérard essaye de définir. Il correspond aussi à "la source multiforme de l'énergie"1 qui hante Aldo, à l'image qu'utilise Allan quand il explique qu'on peut "ressentir ••• le monde comme ce carré d'hiéroglyphes d'un problème d'échecs où un mécanisœe secret est enseveli".2 Ce centre correspond également

à

"un en:voûteaent" qui entratne Albert "vers un dénouement

1 · , ... ' d · ' · · bl " 3 T - ... i 1 d' · ' 1 '

pour ~ • ~ous egar s 1mprev1s1 e • ~ ~o e ara1gnee, e carre

d'hiéroglyphes, le mécanisae secret, le dénouement imprévisible, tout ce vocabulaire insiste sur l'aspect éni~atique de cette forme qui dirige les êtres et qui les fait agir sans aucune raison apparente. Dans Au Château d'Argol, comme dans les autres romans, les personnages réagissent presque toujours sous la pression de quelque chose d'indé-finissable. Albert avait acheté Argol non pas parce qu'il voulait posséder le château mais plutôt comme un "recours en grâce insensé

à

la chance";4 plus tard, une "force" mystérieuse pousse "Heide et Albert l'un vers l'autre115 Aldo est attiré vers la chambre des

cartes par un pouvoir qu'il est incapable d'expliquer et les membres de la "bande straight" sont retenus à l'Hôtel des Vagues, beaucoup plus longtemps qu'ils ne voulaient rester, par une puissance indéfinissable.

Ainsi le destin représente d'abord, pour ces personnages, quelque chose qu'ils ne peuvent pas comprendre, une espèce de contagion dont 11énigœe pénètre jusqu'au fond même de l'être en le rempliss~t de

6

contradictions. Heide, cette "âme de feu et de glace", est caractérisée par l'opposition entre le froid et la matière brûlante, deux forces qui s1anéantissent. 7 Toutes les femmes chez Gracq, Heide, Christel, Vanessa

1. GRACQ, Julien, Le Rivage des Syrtes, p. 219. 2. GRACQ, Julien, Un Beau Ténébreux, P• 62. 3. GR!C~, Julien, Au Château d'Argol, PP• 80-81. 4. Ibid., P• 15.

5. Ibid., P• 73. 6. Ibid., P• 46.

7. Le procédé d'oppositions qui s'anéantissent est fréquent chez Gracq. Les images de la nuit sont contrastées avec la blancheur de la neige ou avec la lumière du soleil : "Cette plongée dans la lumière des nu.its blanches" (Balcon, P• 146). Dans Le Riv.age des Syrtes les images de la naissance ou de la grossesse s'opposent aux images de la mort et de la vieillesse. Cette technique, héritée du romantisme, est utilisée dans chaque page d'Au. Château d'Argol alors quelle a presque disparu d'Un Balcon en Forêt - là où le style, beaucoup plus dépouillé, s'allège du fatras romantique qui alourdissait les premiers écrits de Gracq.

(27)

e~ Mona, sont un mélange d'innocence enfantine et de tentation diabo-lique - contradic~ion utilisée d'une manière efficace par le destin dans son jeu avec les hommes que nous examinerons plus loin. Allan, le beau ténébreux, reflète également la présence de la grande éni~e :

••• il y avait dans l'oeil d'Allan une lueur si dangereufement ambigu&, si ~endre

&

la fois et si cruelle.

Deux possibilités jouent alors dans ces yeux : celle d'un destin

"tendre'' qui sauvera l'homme et celle d'un destin "cruel" qui le perdra. Cependant, ce destin est "dangereusement ambiguu car cette force que les hommes ne comprennent pas est, malgré ~out, mattresse de leurs actes. C'est elle qui les guide sur une voie préparée

d'avance, de sorte que l'homme s'embrouille dans la "trame de plus en plus fatale., qui fait "peser une sinistre restriction sur ses moindres gestes jusqu'au

dénouemen~";

2 il

es~

la victime, malgré lui, d'une "machination exacte et combinée".3 Si Albert et Herminien, par exemple, deviennent tout d'un coup des concurrents farouches, ou si Grange erre distrai~ement dans la forêt en pleine guerre, sans sa mitraillette, c'est parce qu'ils répondent instinctivement à un plan pré-établi. Les personnages sont obligés de s'exposer ainsi, souvent contre leur volon~é, car le destin le veut et puisque ce destin est "scellé", 4 ils ne peuvent s'y soustraire.

Toutefois de tels hommes se laissant pousser, simplement, comme des marionnettes, n'auraient que peu d'intérêt pour le lecteur. Mais, en fait, les héros de Gracq sont des intellectuels, des poètes, des êtres sensibles qui lisent et observent; à la merci d'un pouvoir qu'ils sont incapables de définir, certes, mais qu'ils devinent, ils 1. GRACQ, Julien, Ua Beau Ténébreux, p. 53.

2. GRACQ, Julien, Au Château d'Argol, p. 72. 3. Ibid., P• 147.

(28)

essayent de comprendre l'essence de cette force. Voilà la tâche que se fixent les personnages de Gracq. Chacun (soit consciemment soit inconscieœaent) est en quête d'explication. Albert serait, peut-être, l'exemple le plus évident du grand chercheur : "I.e démon de la

connaissance s'était déjà rendu maître de toutes les forees de cet esprit"1 et il poursuit une "carrière nomade".2 Il s'intéresse surtout naux recherches philosophiques ••• i l s'était fixé pour tâche de

résoudre les énigmes du monde"3 et c'est dans ce but qu'Albert s'occupe de Kant, Leibniz, Platon, Descartes, Hegel... L'histoire mêœe d'Argol est comparée constamment à la quête de Parsifal et Albert, celui qui doit "sauver", est détourné de son but par le magicien Klingsor (Herminien) et la tentatrice Kundry (Heide).4 On peut trouver aussi des références à Faust,5

à

Siegfried6 - celui qui cherchait l'anneau d'or; d'ailleurs, toute l'activité du roman, jamais expliquée mais seulement "suggérée", tourne autour d'un lien mystérieux qui unit les trois personnages, un lien qu'Albert veut éclairer à tout prix:

il lui paraissait ••• que les circonstances même de sa vie ••• l'eussent toujours ••• orienté vers celui qui tenait entre ses mains la clé de la seule éni~e, dont la solution lui parût •••

nécessaire ••• dût-il la payer du prix condamnab;e d'une vie qui y était ••• entièrement suspendue.

Une vie vouée à la solution de cette énigme pourrait paraître grave mais il faut rappeler qu'il s'agit toujours d'une quête insolite menée

sur le plan purement intellectuel ou esthétique. Ce dilettante, frappé par le grand mystère du destin, essaye de l'approfondir pour son propre bénéfice. Allan, par exemple, en parlant des grands explo-rateurs : Jason, Vasco, Colomb, Saint Thomas - ceux qui durent toucher 1. GRACQ, Julien, Au Château d'Arsol, p. 16.

2. Ibid., P• 16.

a.

Ibid., P• 18.

4. Cette idée est explorée dans sa pièce Le Roi Pêcheur, José Corti, Paris, 1948.

5. GRA.CQ, Julien, Au Château d'Arsol, P• 42. 6. Ibid., P• 131.

(29)

pour croire - compare ces quê~es à la lec~ure d1un livre qui es~ aussi

une

sor~e

de "voyage sans

re~our

de la

révéla~ion".

1 Il compare aussi la quête à l'acte sexuel car "le mystère du monde (n'est pas) caché ••• autrement que le sexe dans une femme".2

M~e

Herminien, quand il joue l'orgue dans la vieille chapelle, fait "une tentativett vers "une

élévation encore supérieure"3 ••• Peut-être espère-t-il communiquer mystiquement avec cette force dans l'exaltation musicale de même qu'Allan espère communiquer avec l'inconnu par la lecture? Parfois les héros de Gracq cherchent leur destin moins consciemment. Grange, hypnotisé par la forêt, attend une réponse dans la solitude des bois; Aldo explore la chambre des cartes, la forteresse délabrée et les ruines autour de l'Amirauté car il a l'impression qu'il doit y trouver quelque chose sans savoir exactement quoi.

Ces hommes, dont l'imagination est très active, sont instinc-tivement attirés par ce qui paraît différent, ce qui semble cacher un mystère. Ne seraient-ils pas affamés de contact spirituel dans un monde où Dieu, dans le sens ~raditionnel, n'existe plus? Nous consi-dérerons cet~e idée

à

la fin du chapitre.

Nous avons vu que l'attitude des personnages de Gracq,

à

l'égard du des~in, est celle de l'explorateur fasciné, à la recherche d'une ambigu!té toute-puissan~e. Mais, sans l'interven~ion directe de celle-ci, toute découverte est impossible. Quelle est l'attitude du destin

à

l'égard des hommes? Par quel moyen intervient-il et de quelle manière agit-il?

Il y a un certain nombre d'êtres "élus", choisis par le destin comme "envoyés" sur la terre et qui ont pour mission l'accomplissemen~

d'un acte prévu. En outre, il y a des forces catalytiques, mises en contact avec ces élus, dont le but est de mettre en marche puis

d'activer celui qui doit agir. Ce mécanisme n'opère pas exactement de

1. GRACQ, Julien, Un Beau Ténébreux,

PP•

63-64. 2. Ibid.,

P•

65.

(30)

la mêœe aani~re dans chaque roman. Parfois il s'agit de la réalisation d'un destin particulier, limité à celui qui est désigné ou bien d'un personnage choisi pour n'être que "l'homme considéré et frappé en tant qu1instrument",1 qui déclancher& le destin de tout un peuple plutôt qu'un destin individuel. Malgré ces différences le principe reste le même : tous ces "élus" sont conscients qu'ils doivent jouer un rôle spécifique dans la vie, qu'ils sont les hommes "du destin",2 et cela même s'ils ne savent pas exactement le sens de leur rôle. Nous

apprenons qu'Herminien avait été "marquén, un soir, i l y a longtemps, à Paris. Ecoutant une foule prier, Place Saint Sulpice, les deux amis comprirent que ''c'était pour l'âme d'Herminien, d'Herminien condamné à

~' que priait cette foule et son verdict fut accueilli au même

instant avec un air d'héro!que et indifférente résolution".3 Herminien a un destin particulier- "il apparaissait ••• que ses voies ••• ne

dussent pas colneider exactement avec les chemins déjà frayés114 qui ne sera pas le œleme que celui d'Albert mais auquel Albert doit

participer car ils sont liés, tous les deux, dans une "union nécessaire".5 Leur présence dans ce roman ne s'explique pas autrement. Il s'agit là de deux forces vivant du fait qu'elles ont été lancées intentionnelle-ment par le destin. L'inévitable fatalité rôde autour de Gracq et, encore jeune, il voulut la traduire en termes humains. Cependant cette tentative aboutit à un hermétisme assez artificiel puisque le probl~me

est surchargé d'images évoquant Parsifal ou Siegfried, de descriptions -confuses ou trop élaborées - de chambres baroques, de forêts enchantées et précieuses •••

La position de l'élu dans Un Beau Ténébreux semble moins confuse, peut-être, car il s'agit d'un seul être marqué - Allan - qui se voue, dès son entrée en sc~ne,

la complétion minutieuse, tâton-nante, de certaine courbe fabuleuse qu'il se sent pour mission

d'ins-1. GRACQ., Julien, Un Beau Ténébreux, p. 152. 2. Ibid., P• 151.

a.

GRA.CQ, Julien, Au Château d'Arsol, p. 151. 4. Ibid., P• 108.

(31)

crire en traits de feu sur le sol".1 Une lettre de Gregory explique quelques incidents dans la jeunesse d'Allan où le destin avait déjà fait son apparition; par exeœple, l'épisode de la jeune fille qui passait chaque. jour devant. le jardin du collège : "Chaque jour, Allan l'épiait ••• puis le jeu cessa"2 et, sans aucune raison apparente, l'amitié ne se réalisa jamais. Voilà une vie contrôlée rigoureusement par quelque hasard3 "orienté" qui ne voulait pas la poursuite de ces rencontres car Gregory explique que cet arrêt n'était pas dû à une décision de la part d'Allan; il ajoute : "••• je ne puis me défaire de l'impression qu'Allan est un être marqué (pour quel but, pour quelle t.âche?)".4 C1est un individu différent des autres, comme le sont tous les ttélus", car i l garde un certain recul qui lui permet de juger les rapports humains dont il semble se moquer. C'est l'homme en qui "tout va se recomposer",5 une de ces "figures d'ombre, vouées à une exécration particulière",

a

dont parle Aldo qui lui aussi, est un de ces êtres "transmués un instant en projectiles", 7 un instrument par lequel le destin va se réaliser sur terre. Aldo révèle :

Toute ma vie depuis que j'avais quitté Orsenna m'apparaissait guidée, se recomposait ••• en

~boles qui me parlaient du fond de l'obscurité ••• je m'identifiais de tout. mon être aveugle à mon Heure, et. je m'abandonnais à une ineffable

sécurité.S

Aldo et Grange appartenant à des mondes où le fabuleux et le surnaturel jouent. un rôle moins évident, agissent d'une manière moins spectaculaire, sans tout cet exhi,itionnisme dont Allan fait. preuve par de longs discours ~boliques et pédants et par certains actes calculés 1. GRACQ, Julien, Un Beau Ténébreux, p. 152.

2. Ibid., P• 53.

3. "Le hasard est. une divinité - plus compliquée, plus exigeante, plus secrète qu'aucune". (Un Beau Ténébreux, p. 96).

4. GRACQ, Julien, Un Beau Ténébreux, p. 58. 5. Ibid., P• 43.

6. OR!CQ, Julien, Le Rivage des Syrtes, p. 218. 7. Ibid., P• 219.

(32)

comme, par e~emple, son costume au bal masqué : "••• à l'endroit du coeur, provocante, insolente, comme une fleur fraîche, une large

tache de sa.ng."1 Gérard lui fait des reproches : "Cet

e~bitionnisme

a quelque chose de plus qu'indécent. Je vous assure, Allan, que vous feriez

mie~

de partir''. 2 Alors qu'Allan s'amuse à piquer la

curiosité et à créer un air de mystère e~géré autour de sa présence pour que le geste final soit apprécié par tous, les de~ militaires cherchent

à

se retirer dans une solitude totale. Aldo reuarque : ''J'avait appelé cet e~il dans un besoin soudain de dépouillement; il m' apportait un équilibre" • 3 Grange ne trouve aucun "équilibre" dans son état "privilégié", i l est plutôt bouleversé par 1' attente de ce destin pour lequel il est marqué : "Aucun signe déchiffrable n'est venu, mais l'angoisse est là ••• l'homme tout à coup ne sent plus ni faim ni soif, mais seule~ent son courage qui se vide de lui par le

4 ventre".

En

poursuivant l'e~amen de ces êtres choisis nous verrons qu'ils développent un goût pour la mort et qu'ils sont attirés vers tout ce qui paraît dangere~, infernal ••• Gregory rapproche la vie d'Allan de la représentation poétique que fait Victor Hugo de l'enfer

til] faisait cheminer vers le bas ses spirales en s'élargissant sans cesse dans la profondeur,

jusqu'à lâcher l'imagination dans un mallstrom, un vertige,

1une dissolution brumeuse et géante dans le noir.

C'était comme si l'enfer lui-même s'ouvrait devant le "marqué", l'appelant, l'entourant complètement pour empêcher toute évasion; cependant, celui qui est marqué n'a aucune envie d'éviter cette chose qui l'appelle et l'intrigue. Herminien et Albert, accompagnés de la

6

femme, se lancent vers le large et nagent vers la pleine mer, sans 1. GRACQ, Julien, Un Beau Ténébre~, p. 160.

2. Ibid., P• 161.

a.

GRACQ, Julien, Le Riva~e des S1rtes, P• 36. 4. GRA.CQ, Julien, Un Balcon en Forêt, p. 198. 5. GRACQ, Julien, Un Beau Ténébre~, p. 59. 6. GRACQ, Julien, Au Château d'Ar&ol, Chap. 5.

(33)

penser aux conséquences, comme hypnotisés devant la possibilité d'être noyés. Cette insouciance

A

l'égard de la mort apparaît dans chacun des héros. Allan grimpe "sur l'extrême bord de la muraille ••• au bord du précipice111 où i l risque de tomber, sans fléchir un instant; Aldo franchit la zone limite des patrouilles et s'approche de la côte ennemie à&ns manifester de peur et Grange, malgré la certitude d'être "fait là-dedans comme un rat", 2 demeure d&ns le blockhaus, sans espoir, avouant son "envie brusque, presque animale ••• de rester".3 En même temps tous prennent goût aux choses mortes. Albert visite le eime-ti~re pr~s d'Argol : "La désolation sauvage de ce lieu abandonné des hommes n'inspira ••• au coeur d'Albert qu1une morbide curiosité".4

Allan, envahi par une curiosité semblable, veille toute la nuit le cadavre d'un copain de classe :

l'idée de la mort, et plus encore 11apparat

funèbre qui l'entoure d'habitude, semblait exercer sur lui une étrange fascination.

Grange aime errer dans le village abandonné des Hautes Falizes car ce "village mort" lui donnait "une impression de luxe singulier••.6 Il est aussi attiré par les marécages, les endroits pourris, tous lieux qui exercent une fascination sur Aldo. Cette hantise de la mort rend attirants non seulement les endroits "funèbres" mais aussi tous ceux qui pourraient favoriser un contact avec la mort, avec le gouffre. Chacun de ces êtres est obsédé par quelque chose qui l'appelle du gouffre et l'image revient constamment comme une hantise. On dirait que l'homme y voit son destin et tâche de le "saisir" sans tomber. Albert regarde dans une rivière :

1. GIU.CQ, 2. GIUC~l,

a:

Ibid., 4.

œu.cg,

5. GB.lCQ, 6. GRACQ,

Du fond de cet abîme-•• la face du ciel vint sous ses yeux et sous ses lèvres comme un gouffre

Julien, Un Beau Ténébreux, p. 77. Julien, Un Balcon en Forêt, P• 82. P• 139.

Julien, Au Château d'Ar&ol, p. 49. Julien, Un Beau Ténébreux,

P•

57. Julien, Un Balcon en Forêt, p. 186.

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