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Au pays du sang qui parle . Notes de voyage

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Au pays du sang qui parle . Notes de voyage

Michel Boccara

To cite this version:

(2)

MICHEL BOCCARA

les produits du jardin

Au pAys

du sAng qui pArle

notes de voyage au Yucatan (Mexique)

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1 -

La fête du village

Après les formalités habituelles – cette fois-ci les douaniers n’ont pas contrôlé mes bagages mais j’ai dû attendre un bon moment pour les récupérer – je sors de l’aéroport vers 18 heures.

- Taxi, señor ?

- No, gracias, unos amigos deben venir por mi... 1

- Hola Michel !

Mon ‘petit frère’, chan yitsin, Elmer est là… et prend un de mes bagages… Il est venu me chercher dans sa voiture rouge…

- Quand allons-nous au village ?

- Mais tout de suite, si tu veux bien, Claudia et Claudette [ma belle-sœur et ma nièce] sont déjà parties cet après-midi car la vaqueria commence ce soir…

- Si tôt ! Et bien, heureusement que je suis arrivé un peu en avance. Je pensais que la fête ne commencerait pas avant dimanche.

A peine sortis de Cancun, nous prenons l’autoroute et je m’endors pour me réveiller à Valladolid. Je dévore mon premier repas yuca-tèque : empanadas au fromage, tamale et sandwich au cochon cuit en

Au pAys du sAng qui pArle

notes de voyage au Yucatan (Mexique), décembre 2009

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pib 2… et nous repartons pour le village, Tabi, où nous arrivons pour

23 heures, peu avant le début de la vaqueria, la danse des bouviers qui commence toute fête de village.

Comme beaucoup de villageois qui ont émigré à la ville, lorsque je n’ai pas le temps de faire un long séjour, j’essaye de revenir pour la fête du village.

La fête du village, c’est la fête de la ‘patronne’, la Vierge de la Conception.

Avec la conquête espagnole, les Mayas ont adopté la coutume européenne du saint patron.

Le saint patron protège le village et ce fut une des grandes erreurs des révolutionnaires du XXème siècle 3 que de brûler les saints en les

assimilant au pouvoir des curés.

Mais tout change, y compris les saints, et leur pouvoir n’a pas cessé de décroître : aujourd’hui seule une minorité leur fait toujours confiance. La fête du village n’est donc plus ce qu’elle était. Bien qu’une plongée dans l’histoire récente montre bien plus de changements que ne pourrait le laisser croire une analyse superficielle.

J’ai raconté ailleurs cette histoire 4. Aujourd’hui, je me contenterai

de faire le récit de la fête de 2009, qui a eu lieu du 4 décembre au soir au 8 décembre en milieu d’après-midi, après la clôture des comptes ______________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________

2 Mode de cuisson sous la terre.

3 La révolution mexicaine, déclenchée en 1910, fut la première révolution du XXème siècle.

4 Voir notamment mon petit livre sur les vierges de Tabi : U kolebilob Tabi, las virgenes de Tabi y sus casas, Talleres Maya, 2005.

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 du dernier gremio 5.

L’an dernier, en 2008, j’ai, pour la première fois, partagé le « culte » de mes amis protestants. Ce n’était pas de gaîté de cœur mais je ne pouvais continuer à ignorer un phénomène qui transformait la vie du village puisqu’en dix ans, la population avait basculé. De majo-ritairement catholique et fervente adoratrice de la Vierge, elle était devenue majoritairement protestante, divisée en pas moins de huit groupes, et ne reconnaissait plus que le pouvoir de son fils, Jésus Christ.

L’hémorragie catholique allait-elle continuer ?

Pour un observateur extérieur, les apparences sont trompeuses : prenons la messe du 8 décembre, c’est-à-dire la messe du jour de la Vierge, puisque l’Immaculée Conception de la Vierge est censée s’être produite le 8 décembre, jour où sainte Anne, sa mère, conçut, sans péché originel, c’est-à-dire sans intervention humaine, la Vierge, sa fille.

Bien sûr, l’église du village, de taille imposante pour un si petit village, n’était pas très pleine : mais un décompte précis indique que plus de deux cent personnes y assistaient. Pour une population d’environ 700 personnes, ce n’est pas un signe de désertion.

Mais une observation attentive indique que l’assistance était essentiellement composée de personnes extérieures au village : anciens habitants de Tabi mais aussi, et surtout, catholiques de ______________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________

5 Par gremio on entend le groupe de villageois qui organise un jour de fête ; il en

existe deux à Tabi, mais certains villages, comme Nunkini, peuvent avoir jusqu’à trente

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Sotuta, la petite ville voisine, et de Mérida, la capitale de l’état, venus ‘faire masse’, mobilisés contre la montée du protestantisme.

Cela est dû aussi à la personnalité du nouveau curé : l’ancien était exécrable… je l’ai entendu traiter les habitants de « vautours qui viennent se repaître de viandes les jours de fête… » Il a largement contribué à la désertion de l’église. Le nouveau est adorable, respectueux, tolérant… autant que je puisse en juger bien sûr.

Le mode de participation à la messe a changé : traditionnellement, seules les femmes, qui composaient la grande majorité de l’assistance, étaient assises. Les hommes, quelques-uns seulement, se tenaient debout dans le fond de l’église, et discutaient à voix basse, les enfants courraient et jouaient dans la plus grande partie de la nef, restée vide.

Aujourd’hui, si quelques hommes, dont je fais partie, sont toujours debout derrière les bancs, les enfants ne courent plus et sont sagement assis aux côtés de leur mère, souvent accompagnée de leur père. On pourrait penser qu’il s’agit d’un mode ‘urbain’, lié aux transformations récentes mais, en réalité, les transformations sont plus complexes. Les messes de la région Est, une des plus traditionnelles, se déroulent aussi de cette manière : une des formes de la tradition maya étant d’adopter un comportement très chrétien, les saints étant identifiés aux ancêtres mythiques. A l’inverse, dans les régions où la résistance est moindre, les saints ont été ‘accaparés’ par la bourgeoisie d’origine espagnole, dzul, c’est-à-dire riche et étrangère, et les gens du village, ne s’identifiant pas au culte catholique contrôlé par les ‘bourgeois’, ont une attitude de distance. Cette attitude contraste avec celle qu’ils adoptent pour la

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vaqueria et la corrida, les vrais rituels mayas de la fête. C’est dans ces villages que le protestantisme a pénétré le plus massivement alors que dans les villages de l’Est ou dans certains villages très traditionnels comme Nunkini, par exemple, le culte des saints-ancêtres mythiques a résisté.

Pour que rien ne change, il faut que tout change… telle était la conclusion du prince Fabrizio Corbera de Salina dans Le guépard de Lampedusa

Il y a toujours à Tabi deux gremios, mais leur fonctionnement se transforme.

Si, lorsque je suis arrivé au village, les deux gremios étaient très différents, ils se sont rapprochés aujourd’hui. Alors même que le village devient moins communautaire, que les comportements se font plus individualistes, la fête du village donne une impression plus unitaire : des habitants participent aux deux gremios et, si l’un d’eux était clairement identifié aux ‘émigrés’ et l’autre aux gens du village, ce n’est plus tout à fait le cas aujourd’hui. Les niveaux de vie aussi se sont rapprochés puisque le gremio dit « du village » s’appuie de plus en plus sur une alliance avec Cancun où ont émigré plusieurs de ses membres qui continuent, fidèlement, d’honorer la Vierge.

Si, auparavant, il y avait deux circuits ‘rituels’ distincts, aujourd’hui, une partie de ces circuits sont communs. Les circuits sont liés à la circulation des cierges et des étendards, qui, symboliquement, marquent toujours le rituel.

Le 6 décembre, les membres du premier gremio sont partis de la maison du kuch – le ‘chargé’ de l’organisation – et ont apporté cierges

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et étendards à l’église où les cierges ont brûlé toute la nuit. Puis, le 7 décembre, les membres des deux gremios ont été de l’église à la maison du kuch du second gremio où ils ont pris les cierges pour les apporter à l’église et, immédiatement, ils ont récupéré les restes (cabos) des cierges du premier gremio pour les transporter dans la maison du nouveau kuch, d’où, en 2010, sortiront les cierges nouveaux.

Enfin le 8 décembre, la même opération a été réalisée au profit du second gremio.

Même si les restes de bougie ne servent plus à en fabriquer de nouvelles - on préfère en acheter et distribuer aux membres les restes qu’ils brûleront, pendant l’année, à leur profit – les bougies repré-sentent toujours, avec harana et corrida, le cœur ‘maya’ de la fête.

Si la coutume de brûler des cierges est espagnole, la cire d’abeille est préhispanique et sa symbolique est profonde.

1) La cire est la vie : l’abeille, kab, se confond avec la terre-monde, qui se dit aussi kab. Et en inversant le mot, nous obtenons bak, le nom de la mère cosmique, devenue la Vierge avec la conquête espagnole. Les alouches, les petits golem maya qui prennent soin des jardins, sont fabriqués en terre mais aussi en cire.

2) Allumer une bougie, c’est projeter la lumière du jour, k’in, sur le monde.

3) Les fleurs en plastique qui ornent les cierges et qui, il n’y a pas si longtemps, étaient aussi fabriquées en cire, sont associées au sacrifice et la sexualité. Car vivre c’est faire circuler l’énergie vitale et donc tuer des êtres pour en faire vivre d’autres : on appelle cela

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sacrifice. A la ville, on masque cette mise à mort dans des abattoirs mais au village toute mort se fait au grand jour : c’est un des sens de la corrida au cours de laquelle le taureau est mis à mort et mangé par la communauté.

Il y a quelques années, j’écrivais :

« Peut-être que la rénovation de l’église, qui commença symboliquement l’année 2000, patronnée par le programme ‘Adopta una obra’ (Adopte une œuvre d’art) et supervisée par l’Instituto Nacional de Antropologia y Historia (INAH), est le signal que la Vierge a gagné la bataille contre les forces obscures symbolisés par le taureau ? Tous les Yucatèques savent que le taureau est le fameux H-wan tul, patron du monde souterrain qui, à l’époque coloniale, a pris le nom de son cousin espagnol, Satanas. »

Aujourd’hui, je ne sais pas si la Vierge a vraiment gagné la bataille contre le Diable. Elle a laissé, semble-t-il, la place à son fils et il se profile une ‘nouvelle’ lutte, répétition des combats d’hier, contre les nouvelles/anciennes forces du ‘mal’ :

- Les Narcos – les trafiquants de drogues – qui infiltrent toute la société mexicaine ;

- l’individualisme et l’argent roi : l’argent est toujours l’argent du diable ;

- la liberté, chèrement gagnée, qui se transforme en ‘libertinage’ : la libération sexuelle se transforme en pornographie et l’accès au confort en une course effrénée vers les biens de consommation …

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10

2 -

Le curé, les Narcos

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et le socialisme…

Mon ami, le padre Miguel, a fait l’expérience de Nunkini.

Miguel est un homme jeune – 35-36 ans –, il est arrivé à Nunkini plein d’enthousiasme et décidé à faire de grandes choses.

- Nunkini, me disait-il, aux débuts de sa prise de fonction, c’est le paradis.

- Prends garde que cela ne se retourne contre toi, lui répondis-je. Il s’est aperçu que le paradis pouvait se trouver proche de l’enfer. La première année, il a fêté le novenario 7 de saint Jacques d’Alcala

comme jamais, il y a eu un monde fou, tout se passait au mieux. La deuxième année, il a voulu aller plus loin, et après la fête, utilisant l’importante recette de la corrida du lundi et du bal du mardi, il a fait dorer l’autel… et là, il a plongé en enfer. En quelques jours, les gens se sont retournés contre lui car ici, à Nunkini, les gens peuvent très ______________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________

6 Les Narcos ou Narcotraficantes, ce sont les trafiquants de drogue, très puissants au

Mexique et bénéficiant de complicités au plus haut niveau.

7 On appelle novenario la fête principale de san Diego qui a lieu pendant tout le mois

de novembre, le mois des morts. L’autre fête, pendant laquelle se déroule les corridas, a lieu au mois d’avril, en période pasquale. Cette double fête de san Diego renforce la place centrale de san Diego dans le ‘panthéon’ de Nunkini : il est un vrai ‘double’ du Christ.

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11

facilement te porter aux nues mais ils t’attendent au tournant : dès que tu commets une seule petite erreur, ils te descendent aussi vite qu’ils t’ont élevé.

Comme un de ses noms 8 était commun avec un politicien

com-promis avec les Narcos, on a dit qu’il était de sa famille et que c’était grâce à l’argent de la drogue qu’il avait obtenu de quoi dorer l’autel.

En quelques jours, il a perdu toute sa bonne humeur.

Pikin, le coiffeur de Nunkini, me raconte cette histoire le lendemain de mon arrivée à Nunkini. Je connaissais déjà l’information concernant la dorure de l’autel. Herman me l’avait triomphalement annoncé : à Nunkini, nous sommes les seuls de tout le Mexique a avoir un autel tout en or. Mais sans parler aucunement du scandale qui avait pourtant été responsable du remplacement prématuré du padre Miguel dès la troisième année de son sacerdoce.

Nunkini est un village difficile pour les prêtres : rares sont ceux qui durent. Et pourtant Nunkini est un des villages les plus catholiques de la région, ce qui explique l’enthousiasme des premiers temps du padre Miguel.

Que s’est-il passé ? Pourquoi les habitants de Nunkini n’ont pas tous applaudi à la décision de leur curé de rénover si brillamment l’autel et, plus précisément, les niches des trois ‘saints’ principaux ?

Sans préjuger de la découverte de nouvelles informations, il y a à cela deux raisons principales :

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8 Rappelons qu’au Mexique, comme en Espagne, chacun porte deux noms : un

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1) les rapports conflictuels entre religion ‘officielle’, représentée par l’Eglise et ses pères, et religion populaire, représentée par les ‘patrons’ du village, c’est-à-dire ceux chargés de veiller à l’organisation du culte populaire de saint Jacques d’Alcala, le saint patron du village.

2) le ‘communautarisme’, loi orale des communautés mayas, qui consiste à s’efforcer de ne pas apparaître plus riche que son prochain. Celui qui veut se distinguer, s’élever trop ostensiblement, se fait immé-diatement descendre. « C’est une sorte de socialisme » me dit Pikin.

On peut penser que l’erreur principale du padre Miguel est d’avoir pris les décisions sans en réferer aux ‘patrons’, c’est-à-dire d’avoir ignoré l’organisation traditionnelle de la religion populaire à Nunkini. La politique à Nunkini est essentiellement une affaire religieuse : on ne peut d’ailleurs gagner les élections municipales si on ne s’appuie pas sur la tradition et la tradition, à Nunkini, c’est d’abord saint Jacques.

Saint Jacques, c’est-à-dire san Diego, saint franciscain qui vécut au XVème siècle et mourut ‘incorrompu’ 9 à Alcala, est, pour les vrais

dévots, plus important que le Christ lui-même.

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9 Mourir incorrompu correspond à une sorte de canonisation de fait : le corps au

lieu de se décomposer garde sa ‘fraîcheur’ plusieurs années, voire plusieurs dizaines d’années, après le décès. Pour certains défunts, le sang continue de couler. Le corps de san Diego est toujours exposé à Alcala, à une trentaine de kilomètres de Madrid, le 13 novembre, jour de sa fête et jour anniversaire de sa mort. Il ressemble aujourd’hui à une momie dont la dissécation se serait faite naturellement. C’est un phénomène relativement bien connu et attesté pour un certain nombre de saints mais aussi de personnages prophanes : Albert le Grand, sainte Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse de Lisieux, notamment sont morts ‘incorrompus’. Dans la tradition préhispanique, la X-keban, une des identités de la mère cosmique, est morte incorrompue et en odeur de sainteté.

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Les saints, dans la péninsule du Yucatan, ne sont pas seulement les successeurs des dieux : ce sont les dieux, ou plutôt, si on utilise le vocabulaire préhispanique, des ik’oob 10, c’est-à-dire des vencêtres

avec lesquels la communauté s’identifie.

L’histoire de Nunkini est marquée par la permanence d’une identité préhispanique dont san Diego n’est pas le moindre des éléments.

Une des raisons des changements religieux récents qui ont vu, dans un certain nombre de communautés, les protestants prendre le ‘pouvoir’, c’est la perte d’influence de la religion populaire. Maintenir cette influence est non seulement un moyen de lutter contre la pénétration protestante mais aussi un moyen de conserver son indépendance.

Lors de la fête, qui a lieu en deux occasions, en avril et en novembre, on brûle en effigie un dzul ou ‘seigneur’ 11 en échange de

la bonne santé du village. Ce dzul peut s’identifier aux haciendados ou propriétaires terriens espagnols dont les descendants furent chassés, et, pour certains, mis à morts, lors de la révolte ‘socialiste’ du début du XXème siècle. La tradition du Carnaval renvoie aussi, à

Nunkini, à cet événement 12.

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10 Ik’oob, pluriel du maya ik’, ‘vent’ et ‘ancêtre mythique’, que je traduis par le

néologisme ‘vencêtre’.

11 Dzul est une notion complexe que l’on peut traduire, suivant le contexte, par

‘seigneur’, ‘étranger’, ‘espagnol’, ‘ancêtre’…

12 L’autre grande fête de Nunkini c’est le Carnaval, avec la fameuse sortie des ours,

ce qui a donné au village de Nunkini un de ses surnoms : la terre des ours. Le Carnaval, fête païenne par excellence, fête du temps à l’envers, renforce l’ancrage de Nunkini dans son passé préhispanique.

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1

Avant hier noble maya, hier conquistador et haciendado, aujourd’hui politique et ‘narco’, le dzul est toujours l’ennemi principal de Nunkini même si l’argent est devenu de plus en plus important dans la vie économique et sociale du village.

Accuser le père d’être lié aux Narcos est un écho de la ‘guerre’ actuelle qui dévaste le Mexique et, en particulier, la péninsule. Les Narcotrafiquants, en réponse à la guerre que, poussé par le contexte international, leur a déclarée l’Etat mexicain, ont inondé d’argent blanchi le Mexique en crise. Ils ont infiltré l’Etat à tous les niveaux, du fonctionnaire subalterne jusqu’au ministre ou au gouverneur, alors pourquoi pas les curés et les évêques ?

Accuser le padre Miguel d’être un narco est de bonne guerre : cela permet d’éviter qu’il tire la couverture à lui et, s’appuyant sur le prospérité de l’Eglise, prenne le contrôle de la fête.

Déjà, certains murmurent que le privilège de l’Eglise qui s’octroie chaque année les recettes de la corrida du lundi de Pâques, est exorbitant. Surtout que, non contente de la corrida, l’Eglise organise aussi un bal le lendemain.

Le padre Miguel a été victime de son dynamisme, de sa mécon-naissance du village et de l’importance de la religion populaire.

Le dernier épisode de la guerre entre religion officielle et religion populaire s’est joué le lundi de Pâques 2009, lors de la corrida au profit de l’église. Quelque temps avant la corrida a commencé à courir le bruit qu’un malheur allait arriver.

C’est, semble-t-il, une dévote un peu voyante qui en aurait eu la révélation – une vision pour certains.

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Le bruit s’est répandu comme une traînée de poudre et on dit même que le nouveau curé, le successeur du padre Miguel, lors d’une de ses homélies, en avait fait état en recommandant à ses paroissiens de bien assurer la construction de l’arène – chaque année construite en bois et palmes par les habitants du village – pour éviter tout incident.

Le jour de la corrida, chacun s’y est rendu, comme à l’accoutumée, car on ne manquerait la corrida du lundi pour rien au monde. C’est le jour où les meilleurs taureaux combattent et il n’est pas rare que des toréros de la capitale, Mexico, toréent ce jour-là. Mais les gens n’étaient pas rassurés et se demandaient ce qui allait bien se passer, ou, pour ceux qui doutaient, s’il allait se passer quelque chose.

La corrida se déroulait normalement et les taureaux étaient braves, sans plus… Mais sur le coup de six heures, on annonça un taureau du nom de Satanas – il faut dire que, dans la tradition yucatèque, le diable prend souvent la forme d’un énorme taureau. Ce nom fit grande impression mais les choses se compliquèrent lorsque la bête, qui était très brave, mit à terre le toréro, une première fois, puis une seconde. A la troisième fois, ce fut la panique, ceux d’en bas disaient que le taureau allait charger, ceux d’en haut que l’arène allait s’effondrer et, en quelques secondes, il n’y eut plus personne assis. Tout le monde s’était mis à courir : les femmes enceintes sautaient du second étage dans l’arène, il y eut même une femme qui jeta son bébé, lequel heureusement fut rattrapé au vol. Ceux qui marchaient avec difficulté retrouvaient leurs jambes de vingt ans. Même le padre Martin et le padre Rogelio, deux anciens curés de Nunkini, prirent leurs jambes à leur cou. Seul le curé était resté assis et essayait de

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rassurer les fidèles du geste plus que de la voix car on ne s’entendait plus.

Une femme raconte : « J’étais à l’extérieur de la corrida, dans une des maisons qui bordent la place, occupée à faire les comptes de la journée et nous disions justement que, contrairement, à la vision annoncée, il ne s’était rien produit de fâcheux, quand nous avons vu débouler les gens devant nous et la panique saisir toute la place.»

Qui plus est, la porte de l’église était fermée et on ne pouvait pas se réfugier à l’intérieur ou, au moins, on aurait eu la protection de san Diego.

La protection de san Diego a cependant joué car, à part cette panique, rien ne s’est passé.

Certains racontent aujourd’hui que ce bruit avait été lancé par les adversaires de l’Eglise dans le but de discréditer, si cela était possible, la corrida organisée par celle-ci, coupable, à leurs yeux, de renforcer son pouvoir aux détriments de l’organisation religieuse communautaire.

San Diego est grand et Nunkini son village bien-aimé. Malheur à celui qui oublie qu’il est d’abord le saint du peuple.

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3 -

Musique et cuisine de nuit :

du bon usage des os des morts

Chansons à boire et à manger

J’ai toujours aimé les chansons à boire, mais pourquoi ne parle-t-on pas de chansons à manger ?

Parce qu’on ne chante pas en mangeant comme on ne parle pas la bouche pleine ? Pourtant je connais une chanson à manger yucatèque qui énumère tous les bons plats.

C’est sur ce modèle que je vous propose la mienne qui vous raconte les bons repas que j’ai faits en ce mois de décembre 2009 :

En revenant du Yucatan Après avoir bien voyagé Je m’en vais vous raconter Tous les mets que j’ai mangés Taureau en chokolomo Et porc aux haricots rouges Ceviche de caracol Et mondongo en kabic

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1 Poulet à la sauce noire Polkanes à la sauce tomate Xtobikob et riz au lait Pibian aux œufs mollets Chocolat et petits pains Chicharas de cochinita Arancheras aux pommes frites Pibikax et pibixpelones Maintenant voilà vous savez Tout ce que j’ai mangé 13

J’ai toujours été frappé de constater que, si la cuisine yucatèque est restée riche et traditionnelle, bien qu’elle ait également intégré de nombreuses recettes urbaines et étrangères, on ne peut en dire autant de la musique. Je veux dire la musique quotidienne car, bien sûr, si on essaye de faire un inventaire exhaustif, on trouve beaucoup de choses très belles et très originales. J’ai d’ailleurs réalisé il y a déjà 25 ans, c’est-à-dire au début de mon existence maya, une émission pour France Musique sur la musique maya où j’essayais de faire un tel inventaire.

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13 Je ne commente ici que les plats dont les noms sont entièrement mayas, je vous

laisse rêver pour le reste… ou m’envoyer un mail. Mondongo en kabik est un plat de tripes en sauce rouge et pibikax et pibixpelones sont des pains farcis (ou pâtés) au poulet et aux haricots (x-pelon est une espèce de haricots), le ‘x’ se prononce ‘ch’. Vous pouvez aussi vous procurer, si vous ne l’avez pas encore, La Cuisine maya de Pascale Barthélemy et Michel Boccara, attention ! ce livre, édité en 2007 aux éditions Ductus, ne s’achète pas mais se troque.

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Mais si j’évoque les chansons et les musiques que j’ai écoutées pendant mon séjour, en dehors de quelques chansons du répertoire d’un chanteur de rues qui animait la fête de la Vierge de Tabi et de quelques haranas, le reste était une soupe d’autant plus désagréable qu’elle était diffusée à plein volume par des hauts-parleurs surdimensionnés.

Cette constatation m’a conduit à formuler une théorie consistant à dire que la culture yucatèque était plus culinaire que musicale.

Devant la légèreté de cette théorie, j’ai décidé de creuser un peu car Là même où tu te trouves, creuse !

La source est toujours au fond. Laisse donc les imbéciles dire qu’au fond c’est toujours l’enfer ! 14

Harana et chokolomo

Traditionnellement, les fêtes sont des occasions de bien boire et de bien manger mais aussi de faire de la musique. : on doit à la fois flatter l’odorat 15 et les oreilles des dieux ou des ancêtres.

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14 Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, Prélude en rimes, Intrépidité, Paris, Galllimard,

1982, traduction légèrement revue par mes soins.

15 On sait que le plus souvent les dieux et les ancêtres ne mangent pas mais « respirent

» la bonne odeur des plats. On dit au Yucatan qu’ils prennent la « grâce » - terme ici pris dans son deuxième sens mais dont il ne faut pas oublier qu’il signifie aussi maïs. Le maïs peut-il, par sa finesse, se comparer à l’odeur ? Peut-être si l’on se souvient d’un petit récit maya où un lapin, après avoir mangé un épi de maïs, lâche un pet si suave qu’il a gardé l’odeur du maïs !

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L’arrivée en force des teclados, c’est-à-dire des claviers électroniques, et le développement des bocinas de alto poder, c’est-à-dire des hauts-parleurs à grande puissance, associée au consumérisme qui se vit au village comme ailleurs, a entraîné une perte de qualité de la musique quotidienne et une augmentation considérable de la pollution sonore.

Moi qui habite sur la place, je suis, presque 24 heures sur 24, soumis pendant toute la fête à un matraquage musical. Et, comme je ne peux fermer mes oreilles – je n’aime pas les boules Quies - je me défends en écoutant des musiques alternatives : Boris Vian, Magali Noël, Dionysos et Brassens… pour citer quelques-uns de ces ‘étrangers’. S’il existe de bonnes cumbias, celles diffusées à Tabi sont plutôt nulles, de temps à autre une ranchera ou un corrido viennent réjouir un (petit) peu les oreilles. Si j’avais la radio, je pourrais aussi écouter Radio Peto où on diffuse de la bonne musique traditionnelle en espagnol et en maya mais mes voisins, eux, préfèrent la ‘soupe’.

La harana reste la musique traditionnelle des Mayas yucatèques. C’est une musique en transformation continue, une musique métisse qui combine de vieux sones indigènes avec les rythmes espagnols de la jota aragonesa, du fandango et de la sevillane andalouse.

La harana est la danse des bouviers. Certaines d’entre elles évo-quent les mouvements du taureau : du pied comme du bras, parfois arrondi contre la hanche en forme de corne… et pour accompagner une harana, quoi de mieux qu’un chokolomo.

Un bon chokolomo se reconnaît d’abord à la qualité des viandes : lomo (lombe) assez gras, foie, rognon et cœur (ou langue) et os pour le bouillon, accompagné d’un salipicón de radis (coupés menus et marinés dans un jus de citron) et de coriandre frais. Repas simple

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et métisse qui allie la chaleur rituelle 16 de la viande bovine et le

lomo espagnol. Manger la viande de l’animal au Yucatan comme en Espagne, c’est s’incorporer sa force et sa vitalité.

Outre le chokolomo, lors des fêtes patronales, on mange aussi le x-butbits’o ou dindon farci au noir qui, à l’époque moderne, se transforme trop souvent en chimole de poulet. Plat typiquement maya, il prend des couleurs mexicaines et s’urbanise. Les poulets ne sont souvent plus élevés au village et même parfois importés, oh hérésie !, de Cancun, la ville touristique du Quintana Roo, située à 300 km du village mais à 2 heures 30 par l’autoroute. La sauce n’est plus confectionnée en grillant les piments jusqu’à les rendre presque noirs, mais avec un recado (mélange d’épices) présenté sous forme de pâte et vendu en épicerie ou en super-marché… ¡ y que viva la tradicion yucateca !

Jouer et manger de l’os des morts…

Comme nous ne sommes pas en période de cérémonie de la pluie (juillet-août) et que je n’ai pas assisté à des séances de médecine traditionnelle, je n’ai pu entendre de chants de h-men, les faiseurs yucatèques 17.

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16 Comme au Moyen Age en Europe, les nourritures mayas sont classée en ‘froides’

et ‘chaudes’, la viande bovine est ‘chaude’ et le cochon ‘froid’ par exemple. Chaud, en yucatèque, se dit choko comme dans choko ha’ ‘eau chaude’.

17 De la racine men, ‘faire’ ; le faiseur est, avec d’autres spécialistes, une sorte de

‘chamane’, c’est-à-dire un homme qui voyage dans l’autre monde et négocie avec les ancêtres mythiques.

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Ces chants se caractérisent par une tonada – terme que l’on peut traduire à la fois par ‘air’ et ‘rythme’ – qui est propre à chaque h-men ; un peu comme chaque oiseau se reconnaît à un chant spécifique qui est sa marque identitaire. Mais j’ai continué à creuser et j’ai trouvé.

C’est en mangeant un repas des morts [hanal pixan] chez Manuel que j’ai découvert le chul bak ‘celui qui siffle dans les os des morts’.

Deux jours plus tard, en écho à ce récit, le voisin de Manuel, Abelardo, m’a parlé du x-butbits’o, cuit avec les os des défunts.

a) Musique d’os

Je ne connaissais pas le siffleur d’os, un des fantômes les plus effrayants du Nunkini d’avant l’électricité.

Après le repas en l’honneur du dixième anniversaire de la mort de la mère de Manuel, nous discutons, autour d’un chocolat, de différentes histoires de fantômes, d’êtres mythiques, de hantises…

- Est-ce que tu as déjà entendu le Chul bak, Michel ? - Non… qu’est-ce-que c’est ?

- Le Chul bak c’est un esprit qui vole les os des morts dans le cimetière pour siffler dedans : cela fait un son très lugubre qui se déplace dans le village. Tu l’entends de partout à la fois comme s’il y avait plusieurs siffleurs. Lorsqu’on entend ce son, chacun court en tremblant se calfeutrer chez soi. La terreur provoquée par le siffleur d’os est si forte que des voleurs en profitent pour l’imiter et s’introduire sans crainte dans les jardins pour dérober ce qu’ils y trouvent : souvent des dindons, oiseaux de grande valeur et faciles à emporter.

Avec l’arrivée de l’électricité, le siffleur d’os a disparu : c’est une créature de la nuit que la lumière dissipe.

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Sur quoi repose la terreur provoquée par ce drôle de fantôme ? Jouer de la flutte sur la colonne vertébrale des ancêtres ? Comme s’il n’y avait pas de plus grand tabou que de faire de la musique avec les os des morts ? Peut-être parce qu’ainsi, on les réveille et qu’on vient persécuter les deux mondes : les morts et les vivants. En effet, l’objectif principal des rituels funéraires où le traitement des os a une part centrale, est d’apaiser le défunt, de calmer la colère qu’il pourrait encore avoir envers les vivants, et de le renvoyer en paix dans son royaume d’où il pourra, si c’est sa destinée, se réincarner.

C’est exactement la même chose en Chine. Le roman contemporain de Mo Yan, La dure loi du Karma, raconte comment un défunt n’a cessé de se réincarner jusqu’à ce qu’enfin, sa haine envers les vivants soit apaisée 18.

L’os est aussi le nom de la mère cosmique, Ix bak, Dame os fertile : l’os qui fertilise à nouveau la terre, l’os dont la moelle se transforme en sang.

Certains pensent que le Chul bak est essentiellement une astuce de voleurs qui profitent de la crédulité des gens. On donne la même interprétation pour expliquer le personnage du way kot, le nahual aigle, l’homme qui se métamorphose en aigle. On pense que ce sont ______________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________

18 Ximen Nao, je connais tout ce qui te concerne. Eprouves-tu encore de la haine ?

J’hésite un instant avant de faire un signe de dénégation de la tête.

- Il y a trop de personnes en ce monde qui éprouvent de la haine, dit le roi des enfers

avec tristesse, nous ne voulons pas que les âmes qui éprouvent du ressentiment se

réin-carnent dans un corps d’humain, mais il y en a toujours qui échappent aux mailles du filet !

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des commerçants qui dissimulent leur art de la contrebande derrière ce pouvoir fabuleux et terrifiant de l’homme aigle pour éloigner les curieux. En effet, depuis des temps immémoriaux, les hommes aigles sont les rabatteurs des victimes du sacrifice pour les puissants de ce monde.

Ces explications ‘raisonnables’ sont à la fois vraies et fausses : vraies car effectivement Chul bak et Way kot sont des voleurs, fausses car leur qualité de voleurs n’exclut pas qu’ils possèdent un véritable pouvoir mythique.

La question que l’on doit se poser serait plutôt celle-ci : qu’est-ce qu’un pouvoir mythique et à quelle réalité renvoie-t-il ?

Freud, et Jung après lui, a montré que la réalité psychique était aussi importante que la réalité physique.

- Ah, c’est psychologique, ce n’est que psychique dîtes-vous ? - Oui, mais qu’est-ce que le psychisme ? Le psychisme est ce qui a à voir avec la nature de l’esprit. Et l’esprit souffle où il veut : notamment dans les os des morts !

b) Cuisine d’os

Pour nous, Occidentaux, il peut apparaître encore plus étrange – inquiétante étrangeté ! – de manger un ragoût cuit avec les os des morts que de faire de la musique avec…

Pourtant, l’histoire de la recette de x-butbits’o avec les os des morts n’évoque pas chez mes amis la terreur mais plutôt une pratique prophylactique, une manière de lutter contre les pouvoirs maléfiques des os.

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dans une sorte de rituel en l’honneur de Kisin, le maître du monde souterrain, notre ‘moderne’ Satanas.

Dans l’autre, les cuisiner fait partie du rituel qui les « nettoie» et les renvoie, avec leur substance vitale, dans le cycle correct des transformations et des réincarnations, au pays de notre mère à tous, Dame os fertile, Ix bak.

Le village de Nunkini est situé sur le chemin des morts qui part d’Uxmal, la ville des trois tertres, la capitale préhispanique de la région, jusqu’à Jaina, une petite île située ‘au bout du monde’, dans le Golfe du Mexique et une des nécropoles mayas les plus importantes. J’ai parcouru il y a quelques années une partie de ce chemin, jalonné d’histoires et de fantômes.

Aujourd’hui, cette région appartient à l’état mexicain du Campeche. Le nom de Campeche est dérivé de Can Pech, nom de l’ancien lignage dominant, et qui signifie Serpent-Tique. Le serpent est l’animal de la mère cosmique puisque le cordon ombilical qui donna naissance au monde était un boa. La tique est un animal familier et plutôt dérangeant : il est souvent difficile de s’en débarrasser ! Je ne connais pas sa symbolique mais il est possible qu’elle soit reliée au domaine des morts comme le sont d’autres parasites.

Géographiquement, et cosmiquement, le Campeche est situé à l’Ouest et la relation aux morts de ses habitants est plus forte que ceux des territoires orientaux qui composent aujourd’hui les deux autres états mexicains de la péninsule yucatèque, le Yucatan et le Quintana Roo. En particulier, on observe une inversion de certains circuits cérémoniels et une valorisation du père Pluie de l’Ouest, le Chak noir, associé à saint Jacques, alors que c’est le père Pluie de

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 l’Est qui est, ailleurs, dominant.

Dans les villages situés dans cette région occidentale, un véritable culte est rendu aux morts : on parle avec eux comme s’ils étaient vivants. C’est que les morts ne sont pas morts : la mort, comme la vie, est un état transitoire. Mais avant de faire ‘revivre’ les morts, il faut attendre quelques années. Ce n’est, en effet, qu’au bout de cinq ans (trois ans dans certains villages) que l’on peut déterrer les os et, après un traitement approprié, les disposer dans une petite maison, véritable ambassade de l’autre monde où les vivants d’ici et les vivants de là-bas peuvent à nouveau avoir des relations sociales.

Une fois la cérémonie terminée, on arrange très artistiquement les os des défunts dans leur petite maison et on leur rend ensuite visite… jusqu’à ce qu’oubli s’ensuive 19.

C’est ainsi, par exemple, qu’une vieille femme de Pomuch, rend visite, depuis son plus jeune âge, à son grand-père, mort avant sa naissance. Elle vient chaque dimanche nettoyer ses os et lui confier ses peines et ses plaisirs.

Mais si j’ai visité plusieurs de ces résidences de l’Autre monde, si les Mayas, et les Mexicains, sont connus pour leur amour de la mort – amour à mort, amour-amor – je ne savais pas qu’ils allaient jusqu’à manger le bouillon de leurs os.

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19 Si dans certains village comme Pomuch, où on réalise aussi un excellent pain

– l’association entre pain et défunt renvoie au symbolisme de l’immortalité, de la levure qui donne la vie - les maisons des morts sont encore la règle, dans d’autres villages, comme à Nunkini, elles sont en nette diminution. On pratique de plus en plus la sépulture ‘moderne’, à l’occidentale. Une des raisons données est justement le vol des os des défunts qui angoisse les familles car ni les morts ni les vivants ne peuvent alors ‘vivre’ en paix.

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Avant de les mettre dans leur mausolée, on pratiquait donc – et peut-être pratique-t-on encore ? – une dernière action de grâce : on cuisait les os dans un bouillon aromatisé et l’on préparait ensuite avec ce bouillon un x-butbits’o ou dindon farci au noir.

Le x-butbits’o est par excellence la cuisine des morts : on le sert le premier novembre aux morts venus nous rendre visite et c’est aussi la cuisine rituelle de la fête patronale, la fête de l’ancêtre mythique protecteur du village. Il est cuit en pib dans les villages les plus traditionnels mais à Tabi, le village où je réside, il est simplement cuit dans une marmite et on lui préfère le chokolomo, plus moderne et associé au taureau, animal de H-wan tul, le colonial maître du bétail et du monde souterrain qui a remplacé Kisin et son dindon farci au noir.

Le noir du piment 20 est une des couleurs du royaume des morts.

Préparer un farci au noir, au piment grillé, avec le bouillon dans lequel ont cuit les os des morts, permet, me dit Abelardo, d’emporter le ‘mal’ qui pourrait être encore dans les os des défunts : les os sont ainsi délivrés du mal.

Le piment, par la force de son feu, anéantit le mal et fait aussi les délices des vivants.

X-butbits’o et chokolomo

Manger un farci au noir, c’est ainsi provoquer la mort comme ______________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________

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on vient provoquer le taureau lors de la corrida rituelle des fêtes patronales. Ce jeu avec la mort permet de mieux la connaître et de vivre plus longtemps… en la côtoyant. Avec la mort à ses côtés, on est sûr qu’elle ne viendra plus nous chercher par surprise.

Le farci au noir cuisiné avec les os des morts est une cuisine analo-gue au repas de taureau, le chokolomo. Dans un cas comme dans l’autre, en mangeant le ‘mal’, on se l’assimile et on le transforme en ‘bien’.

Au delà du mal, il s’agit de manger la force vitale du défunt. Etant devenu ainsi une partie de lui-même, il ne pourra que nous respecter. C’est l’essence même du cannibalisme !

Péter le feu

Si toute fête maya est rythmée par le son des pétards et des fusées d’artifice, peut-on considérer les pétards comme de la musique ?

En France, on fait toujours éclater des pétards le 14 juillet, on les fait même péter en de véritables feux d’artifice, joignant les couleurs aux pétarades. Les enfants, pour qui c’est fête tous les jours, aiment à en faire péter un peu n’importe quand.

Mon ami Claude Gaignebet dit que les enfants conservent davan-tage les traditions que les vieux, c’est aussi vrai pour les pétards.

Les pétards sont, pour paraphraser Claude Lévi-Strauss (une fois n’est pas coutume) des instruments de ténèbres, comme le rhombe et la crécelle. Chez les Mayas ils sont une force singulière car le maître du monde souterrain, le « dieu » des morts, s’appelle Kisin, le Péteux (de kis, pet) : il pète des flammes et le feu lui sort par les yeux… et par le cul !

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Faire claquer les pétards c’est donc rendre hommage à Kisin ainsi qu’à sa mère la Vierge.

Pour les Catholiques, c’est hérétique, car Kisin règne sur les enfers et sa mère sur les cieux mais chez les Mayas, on sait bien que la Vierge, dont l’autre nom est Ix bak, Dame os fertile, dite encore Ix tab, Dame du lien social et du cordon ombilical, habite autant sous la terre que dans le ciel .

Notre Mère du ciel et de la terre engendra le monde dans les profondeurs de sa matrice lorsque le ciel et la terre n’étaient pas encore séparés, à l’aube des temps.

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4 -

Kichkelem Pop

ou la Natte merveilleuse

Je me promenais dans les rues de Nunkini pour y photographier les maisons : maisons nouvelles et maisons anciennes et notamment les maisons à toit de palmes dont il existe dans le village des formes architecturales très diverses : certaines en bois et en torchis, à l’ancienne, et d’autres modernes, en pierres ou en parpaings, voire avec des fenêtres en fer forgé alors que la maison traditionnelle ignore toute ouverture à l’exception des deux portes, placées de préférence dans l’axe nord-sud.

Alors que je photographiais deux maisons particulièrement anciennes, un jeune homme m’adressa la parole :

- Bonjour, vous photographiez ces maisons ? Elles ne sont plus habitées. Les propriétaires étaient des anciens du village. Mais, je sais que vous vous intéressez aux traditions, connaissez-vous le kichkelem Pop ?

- Le kichkelem Pop ?

- Oui, c’est une sorte de natte qui ressemble à un codex.

Les codices (pluriel de codex) sont les anciens livres écrits en ak’ab ts’ib, écriture de la nuit ou écriture obscure, que les archéo-logues appellent écriture glyphique. Si on ne réalise plus de codex

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sur papier ou sur pierre, par contre on exécute encore des fragments de codex sur céramique, en utilisant des modèles anciens, pour le marché touristique. Je savais qu’au Guatemala, les motifs tissés pouvaient renvoyer à l’écriture obscure mais je n’avais jamais entendu parlé des codices sur natte. Voilà qui ouvrait un champ nouveau à mes réflexions.

- Et peut-on en voir?

- Je connais une femme qui tisse le kichkelem Pop, le secret lui a été transmis par sa mère mais elle a juré de ne pas le divulguer. Cepen-dant, on peut se rendre chez une autre femme, une maestra (maîtresse d’école), qui sait également tisser même si elle ne connaît pas tous les secrets.

Mon interlocuteur me raconte alors qu’il travaille dans le tourisme et qu’il aide justement les artisans du village à commercialiser leurs produits.

Kichkelem Pop, la Natte magnifique ou encore la Natte merveilleuse, est une expression qui a l’avantage d’évoquer en français le monde mythique, le merveilleux monde mythique !

Avant de nous rendre chez la maestra, analysons un peu ce vocable magique dont le nom évoque le monde invisible.

Kichkelem est un adjectif, construit sur la racine kich ‘chose belle et sainte’, que l’on utilise pour décrire les êtres mythiques et en par-ticulier les saints d’origine chrétienne, voire Dieu le père lui-même. On dit kichkelem Dzul, ‘le Magnifique Étranger’ ou kichkelem Yum, le Père magnifique.

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ordinaire 21 mais on peut utiliser un terme apparenté, construit

lui aussi sur la racine kich, pour désigner une très belle femme : kichpam kolel. Avec le suffixe bil, qui marque à la fois l’abstraction et la sainteté, l’expression désignera la très belle Vierge Marie ; on trouve aussi kichpam gracia, le très beau et très saint maïs – gracia, ‘la grâce’, est le nom courant du maïs en langage ‘soutenu’.

Je n’avais pas encore entendu qualifier un objet de kichkelem, bien que l’expression kichkelem Gracia, ‘le merveilleux maïs’ me paraisse possible. Le qualificatif de kichkelem pourrait indiquer que l’objet en question est personnalisé : c’est d’ailleurs le cas du maïs. Le kichkelem Pop serait donc un objet vivant, un objet-sujet, une personne.

Et en effet les glyphes, les lettres de nuit des Mayas, sont investies du pouvoir originel de la mère, elles sont de ik’, c’est-à-dire pleines de force vitale, elles vivent et elles brillent ! Comme les étoiles. Un des récits d’origine des lettres de nuit raconte qu’elles apparurent d’abord sur la voûte céleste avant de descendre et de s’inscrire sur des supports terrestres.

Pop se traduit par ‘natte’ et il désigne aussi une espèce de palme dont on tisse justement les nattes. Mais pop a d’autres sens plus humains : il qualifie des dignitaires, chefs politiques ou religieux. Ainsi le hol pop, littéralement ‘tête de natte’, c’est-à-dire celui qui s’assied à la tête de la natte, désigne un maître de cérémonie qui ______________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________

21 Les dictionnaires coloniaux donnent des exemples d’emploi avec des êtres humains

mais je n’en ai pas entendu. On trouve aussi, comme dans le langage contemporain, l’expression kichkelem Yum pour Dieu le père.

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peut aussi assumer les fonctions de chef politique, parfois de très haut rang 22.

Le way pop est un puissant chamane capable de se métamorphoser et de voler avec des ailes tressées en forme de natte. Sa spécialité est le commerce d’esclaves qu’il vole grâce à ses pouvoirs magiques et va ensuite vendre au loin où ils sont engraissés et transformés en nourriture : jambons, corned beef…

La natte est donc une sorte de trône végétal qui se transforme en tapis volant et permet de voyager dans l’autre monde.

Le kichkelem Pop est, on le voit, un bien mystérieux objet. Ce n’est pas seulement un support de l’écriture nocturne mais l’écriture elle-même, investie de ses pouvoirs mythiques, inscrite dans la trame même du tissage : le support ici se confond avec le texte.

De plus, il servait autrefois à envelopper les morts. Comme pour les céramiques, associées aux défunts, et sur lesquelles on trouve des textes spécifiques, le kichkelem Pop était-il une écriture pour communiquer avec les ancêtres ?

La maestra nous reçoit dans sa maison qui lui sert aussi d’atelier. Elle nous montre ses réalisations : essentiellement de petites corbeilles destinées aux touristes et qui peuvent aussi contenir des ______________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________

22 Alfredo Barrera Vasquez, grand érudit maya aujourd’hui décédé, et de qui j’ai

beaucoup appris, considérait le hol pop comme un chef de rang mineur mais Roys, érudit nord-américain, spécialiste de l’histoire politique du Yucatan, note le caractère flexible de la hiérarchie politique, notamment lorsqu’il s’agit du hol pop. Dans un texte de l’époque coloniale, on chante le Noh yum hol pop, ‘Grand seigneur Tête de natte’ et il est cité avant l’ahau, terme qui désigne un chef politique de rang considérable et souvent traduit par ‘roi’.

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fruits. Je filme longuement son travail. Il existe, me dit-elle, trois types de techniques : le tressage à 5, 7 et 11 brins. La difficulté est de se procurer la matière première : il faut pour cela des palmes spéciales qui ne poussent que dans des biotopes très particuliers : les peten, véritables ‘îles’ entre les mangroves. La vie de ces éco-systèmes tourne autour d’un cenote ou d’une source. L’équilibre qui se maintient entre l’apport d’eau douce superficielle et celui des nappes profondes d’eau salée est délicat et fragile.

Pour tresser les nattes, on utilise la palme au tout début de son développement quand la feuille ne s’est pas encore formée. Seules les plantes à section triangulaire, lesquelles poussent essentiellement dans les peten, sont utilisables : elles se divisent en trois brins. Les autres plantes non seulement n’ont que deux brins mais ceux-ci cassent facilement.

- Et le kichkelem Pop ?

Elle me montre une magnifique natte d’environ deux mètres de long sur un peu plus d’un mètre de large, réalisée par la détentrice du secret.

- Je ne désespère pas d’en comprendre la fabrication, me dit-elle. Elle me montre aussi des nattes plus petites et m’indique plusieurs sortes de signes ou lettres de nuit : en particulier la griffe, de couleur rouge 23, qui se lit ‘jaguar’ soit en maya chak mol ‘griffe rouge’. Le

jaguar est un des animaux associés à l’ak’ab ts’ib : dans un des peten de la région, un homme, transformé en jaguar, a tracé de ses griffes des lettres que l’on peut toujours voir mais qu’on ne sait pas déchiffrer. ______________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________

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Les teintes utilisées sont toutes naturelles et ne sont pas propres au travail des nattes : un artisan, tisseur de hamacs, maîtrise 18 teintes différentes : nuances de rouge, jaune, noir, bleu, vert…

Mais j’apprends que notre maestra n’est pas la seule à étudier le kichkelem Pop. A la suite de mon guide, j’entre dans une autre maison et je tombe en pleine discussion passionnée et passionnante.

Le thème du débat est … le secret : en effet, la mère de la détentrice du secret du kichkelem Pop a fait jurer à sa fille de ne rien révéler sous peine d’être maudite. On peut comprendre sa peur. Seulement voilà, la fille a aussi refusé de diriger un atelier pour enseigner ce qui est transmissible et, depuis que cet atelier s’est ouvert sous la direction d’une autre femme, elle n’arrête pas de perturber le cours : ‘ce n’est pas comme cela que l’on fait… il faut tout défaire… recommen-cer depuis le début…’, mais elle ne montre rien.

Silvia, une jeune femme à la langue bien pendue, ne décolère pas. Ce refus de révéler le secret de l’ak’ab ts’ib est une histoire ancienne : on dit que les anciens chilam, interprètes et prophètes, ont refusé de transmettre ce secret aux Espagnols. Mais depuis, de l’eau a coulé dans les peten et la nature du secret s’est transformée : celui-ci est devenu commercial.

Ainsi, les gens de Bekal, le village d’à côté, gardent jalousement le secret de fabrication des chapeaux , également tissés en palme. Mais une fille du village a accepté de le transmettre à des femmes de Cuch Holoch, village voisin, rival de Bekal … et de Nunkini, et celles-ci vont devenir des concurrentes en prenant des ‘parts’ de marché.

- Et le kichkelem Pop ?

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elle me montre un de ses essais - c’est que je suis une brodeuse et que je connais le point de croix que l’on appelle en maya xokbichuy [littéralement ‘la couture comptée’] ‘le fil compté’ [hilo contado en espagnol]. C’est la même technique : pour ‘écrire’ sur la natte, il faut compter les brins comme on compte les fils.

Nous retrouvons la nature polysémique de la langue yucatèque : xok ‘compter’ mais aussi ‘lire’. Compter les fils c’est aussi donner à lire le motif écrit sur la natte.

- Mais j’ai aussi un secret : j’ai toujours aimé jouer avec les serpents ochkan, les boas… et on dit que pour être habile au tissage de natte, il faut se passer sur les mains un boa.

Le boa, l’ochkan, est un animal familier des Mayas puisque, il n’y a pas si longtemps, et dans certaines maisons encore, il servait de ‘chat’ domestique et attrapait les souris. Mais c’est aussi un animal mythique associé à la mère cosmique. Les anciens codices sur céramique montrent le cordon ombilical de la mère cosmique sous la forme d’un boa. La mère cosmique est à la fois patronne du tissage et de l’écriture. Je proposerai, à la lumière du kichkelem Pop, de lui adjoindre aussi le patronage du tressage : naissance du tissage, du tressage, de l’écriture et du monde vont de pair.

Deux heures ont passé comme un rêve… Mais le kichkelem Pop que m’a offert la maestra en échange d’un DVD sur le Carnaval du village est la trace tangible de ce rêve.

- Je reviendrai, dis-je au jeune homme en le quittant, et nous ferons ensemble un film sur cette merveilleuse technique.

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