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Les amulettes à cordon amérindiennes, des objets métonymiques des êtres et conceptions du monde.

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Les amulettes à cordon amérindiennes, des objets

métonymiques des êtres et conceptions du monde.

Marie Goyon

To cite this version:

Marie Goyon. Les amulettes à cordon amérindiennes, des objets métonymiques des êtres et conceptions du monde.. Monique Manoha; Alexandre Klein. Objet, Bijou et Corps. In-corporer., 2008. �hal-01993808�

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Objet, Bijou et Corps. In-corporer

Les amulettes à cordon amérindiennes, des objets

métonymiques des êtres et conceptions du monde

Marie Goyon

Les objets ont cela de particulier dans la plupart des cultures qu’ils concentrent, puis rediffusent, les énergies, les histoires, les croyances individuelles et collectives qui les entourent. Ils sont des médias privilégiés de transmission : de la mémoire, des représentations, des valeurs. Au croisement de ce qu’Alfred Gell1 a nommé « agencies », généralement traduit par « intentionnalités » en français, ils sont tout à la fois dépositaires et acteurs. Dépositaires du passé, des savoir-faire transmis, dans les techniques comme dans les styles artistiques, et acteurs d’une interaction toujours renouvelée avec ceux qui vont les « lire », qui vont écouter leurs « paroles », à l’instar de l’apprenti ethnographe à qui Roger Bastide2 donne son conseil : « L’ethnologue

sur le terrain ne doit pas se contenter de faire parler les gens ; il faut qu’il apprenne aussi à faire parler les choses et à les écouter ». Il faut

également apprendre à interpréter ces choses à la lumière de contextes toujours en mouvement.

Dans les sociétés amérindiennes des Plaines d’Amérique du Nord, le rapport à l’objet se trouve particulièrement fort. Il participe d’une conception du monde spécifique que je m’apprête à décrire ici. L’un des exemples les plus pertinents de cette approche symbolique est celui des amulettes à cordons ombilicaux, et c’est pourquoi il est intéressant de mettre en évidence leur aspect métonymique et concentré, dans l’analyse d’une pensée des réseaux et de la transformation. Les raisons de la pratique d’une telle création sont

mythologiques et rituelles, mais aussi sociales, marquant

l’appartenance à un groupe, comme l’adéquation individuelle à une certaine vision de soi et du monde. La relation à cet objet en particulier affirme l’existence d’une part de soi en lui, mais aussi de lui en soi.

Objets et conception du monde

1

A. Gell, Art and Agency : an anthropological Theory, Clarendon Press, 1998.

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Dans les Plaines du Canada, où j’effectue mon travail de « terrain » depuis plusieurs années maintenant, j’ai pu observer qu’un rapport privilégié était entretenu avec les objets, notamment chez les Cree et les Lakota. Par les motifs qui leur sont apposés, en perles ou en piquants de porc-épic (technique utilisée avant l’importation des perles par les Européens et toujours pratiquée), les individus affichent, sur leurs vêtements ou possessions diverses, leurs appartenances familiales, claniques, spirituelles et racontent un peu de leur histoire ou de l’histoire de leur groupe : leurs hauts faits, leurs exploits, les rites de passage qu’ils ont déjà traversés, leurs rêves… Les couleurs, les symboles, comme leurs répétitions et agencements peuvent ainsi être décodés si l’on possède quelques clés. Cependant, il ne s’agit pas d’un simple répertoire de formes répétitives ou d’un alphabet figé3

, mais d’un système symbolique complexe et transformationnel, dont nous verrons plus loin quelques aspects.

Les objets concentrent donc, dans ce contexte particulier, les actes et les pensées de ceux qui les créent (pour une personne et un moment spécifique, par exemple une cérémonie de passage à la puberté, parfois sous l’influence d’un « esprit »), de ceux qui les portent (qui attribuent de significations personnelles à un répertoire collectif) et de ceux qui les voient (qui interprètent ces motifs). Ils se retrouvent ainsi au cœur d’un faisceau d’intentionnalités4. L’un des exemples les plus

classiques de ce phénomène, repris par Maurice Bloch5, est celui du canoë et de sa sculpture, sur la côte Nord-ouest des Etats-Unis et du Canada. L’objet a été crée sur commande d’un dignitaire, il va s’inscrire dans une lutte entre les participants à l’échange (notamment dans le cadre de l’échange généralisé pratiqué par ces tribus, le fameux potlatch, étudié par Franz Boas puis Marcel Mauss6), et il doit aussi être le fruit d’une intense concentration des artistes, qui vont tendre, durant sa sculpture, à donner corps aux émotions qui seront par la suite recherchées dans l’utilisation même de l’embarcation, c’est-à-dire la terreur, le prestige, la séduction… Les artistes doivent également écouter l’esprit de l’arbre, qui va guider et inspirer leurs mains.

3 Voir par exemple les études de F. Boas, L’art primitif, Adam Biro, 2003. 4 A. Gell, ibid.

5 M. Bloch, Une nouvelle théorie de l’art. A propos d’Art and Agency d’Alfred Gell, Terrain n°

32, mars 1999, pp. 119-128.

6

M. Mauss, Essai sur le don : formes et raisons de l’échange dans les sociétés archaïques,

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De la même manière, les objets brodés de piquants de porc-épic teints utilisés dans les Plaines lient, dans leur confection, les différentes essences et « partenaires » qui président à leur création. L’acte de broder se révèle être le lien entre les multiples domaines du vivant : l’animal (la peau brodée d’orignal ou de daim par exemple, ainsi que le porc-épic qui « offre » ses piquants), le végétal (les plantes et fruits qui servent à la teinture des piquants et entrent dans la fabrication du fil), mais aussi le spirituel et surnaturel, à travers les esprits qui viennent bien souvent en rêve inspirer les brodeuses (puisqu’il s’agit essentiellement d’un art féminin), et délivrent par ce biais du pouvoir aux symboles brodés. L’objet devient dépositaire de capacités spécifiques, qui seront transmises à son porteur. C’est ce qui sera illustré plus avant à travers l’exemple des amulettes.

Il est intéressant de noter que la concentration, mais surtout l’implication de l’artiste, de ses sentiments, de sa volonté, sont des conditions sine qua non de la « réussite » de l’objet : les témoignages que j’ai collectés auprès des brodeuses avec lesquelles j’ai longuement travaillé, concordent beaucoup sur ce point avec ceux collectés auprès de sculpteurs de canoë évoqués plus haut. Il ne s’agit pas tant de précision et de technicité dans les gestes, que d’un contact intime avec la matière et avec l’esprit de ceux qui vont utiliser et porter l’objet. L’esprit et le corps même de l’artiste apparaissent comme des ponts entre les êtres. Le tronc de l’arbre « dit » qu’il veut devenir canoë, la peau de l’animal « dit » qu’elle veut devenir mocassin. Il faut alors souligner que dans ce dernier cas se sont la langue et la pensée amérindienne des Plaines qui sont à l’origine de ce rapport si intime et intense aux objets.

En effet, les sociétés des Plaines, et notamment les Cree et Lakota, ont développé un système de pensée spécifique, centré autour des notions de mouvement, d’interconnexion et de transformation. Les êtres vivants quels qu’ils soient, animaux, pierres, humains, végétaux, esprits, astres sont perçus dans une interrelation et interdépendance les uns vis-à-vis des autres. C’est ce que résume cette phrase lakota, souvent répétée en prières : « mitakuye oyasin », généralement traduite par « we’re all related » en anglais, « nous sommes tous reliés, nous sommes tous parents », en français. Tous les maillons de la chaîne du vivant sont donc importants, il n’y a pas de prédominance ou de hiérarchie et bien sûr l’équilibre de l’ensemble repose sur cette « harmonie ». C’est ainsi que tous sont reliés à toutes : cette idée d’un

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continuum du vivant est ainsi exprimée dans la métaphore du filet, ou de la toile d’araignée, utilisé comme charme, amulette (les fameux « dream catchers », « attrape-rêves », galvaudés par l’industrie touristique mais qui demeurent une représentation fidèle d’un univers tissé, inscrit dans un temps circulaire), et figure cette possibilité du passage entre les statuts et domaines de la réalité.

La famille, comme l’univers lui-même, sont d’ailleurs conçus chez les Cree comme des réseaux : une devise commune, sans cesse évoquée dans les témoignages, vient appuyer cette idée : « from great-grandparents to great-grandchildren, we are only knots on a string » (« des grands-parents aux petits-enfants, nous sommes seulement des nœuds sur la toile. »)7

.

Ainsi l’univers mythologique et spirituel des Plaines propose-t-il sans cesse des modèles de cette interconnexion entre êtres, esprits, choses : dans les rêves comme dans la réalité, on peut à tout moment devenir autre. Les héros mythologiques ont le pouvoir de se transformer, d’homme en coyote, de coyote en homme ou femme, ils sont parfois même hybrides entre les espèces, tel Iktomi, l’homme-araignée, anti-héros et farceur sioux. Ces êtres, comme les simples humains, ont bien souvent plusieurs noms au cours d’une même vie, correspondant à différents états ou fonctions, différents moments ou rencontres. Les passages entre les mondes naturels et surnaturels sont fluides, ouverts, tout comme les passages dans le temps. Il n’est pas rare qu’un enfant soit appelé du nom de son grand-père ou de sa grand-mère, et soit parfois même réellement considéré comme l’aïeul « revenu », l’exemple est fréquent plus au nord, chez les Inuits.

Cette configuration du social, de l’espace et du temps est rendue possible car le mouvement, dans la plupart des langues amérindiennes des Plaines, est considéré comme l’intensité même du vivant : il est « rythme, pulsation, respiration, croissance, déclin, mort », pour reprendre les analyses de François Laplantine8. L’énergie, la force de vie, partagée par tous les êtres, circule, mais aussi se transmute : non seulement elle se meut (au sens de kinesis, grec), mais également elle se transforme, elle est passage d’un être à un autre (au sens de

metabolé, grec). La métamorphose comme l’échange de fluides ou

7 Voir à ce sujet le très intéressant article de C. Oberholtzer, Net Baby Charms : Metaphors of

Protection and Provision, Papers of the 24th Algonquian Conference, 1993, p. 318.

8

F. Laplantine, Deux précurseurs d’une anthropologie de la vie et du vivant : Roger Bastide et Georges Bataille, Parcours Anthropologiques, n°9, 2002, pp. 5-16.

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aptitudes entre ces catégories du vivant apparaissent alors possibles, presque évidents.

Les objets s’inscrivent ainsi dans cette perspective : en tant que « lieux » où se croisent les intentions, les mémoires, les forces, ils permettent la diffusion et le transfert d’énergies et de pouvoirs. Ils sont non seulement « outils » de connaissance pour les anthropologues ou historiens d’art par exemple, mais encore outils, artisans de cette interconnexion entre les êtres dans les Plaines. Ils sont « monuments » au sens de Marc Augé : « Du passé, nous, nous gardons des

monuments. Le monument, c’est l’objet fait par d’autres pour nous, d’autres qui, vivant au futur antérieur, se donnaient une dimension historique, c’est-à-dire inscrivaient leur histoire individuelle dans l’histoire des autres. Du coup, dans l’objet qu’ils nous ont légué, comme on dit, nous lisons une conscience, de même sans doute que les concepteurs, sinon les bâtisseurs, tentaient d’y inscrire une conscience. Le monument (le mot l’indique) se veut témoignage. »9

Des objets comme les amulettes à cordons ombilicaux, dont nous allons à présent explorer le sens et la symbolique, sont en effet les dépositaires d’histoires individuelles et collectives. Ils permettent de toucher à cette articulation intime entre les perceptions et représentations que l’on a de soi et des autres, perceptions qui sont élaborées au sein de l’éthos d’une culture spécifique, ici celle des Lakota.

L’exemple des amulettes à cordons ombilicaux

Ce type d’amulettes apparaît comme très richement porteur de sens dans le cadre de l’analyse que nous tentons ici. En effet, quoi de plus symbolique, polysémique, foisonnant et complexe que le rapport que nous pouvons entretenir avec cette part de nous-mêmes, à la fois lien à la mère et première rupture marquant la naissance au monde, qu’est le cordon ombilical.

Les « navel string amulets » sont une très ancienne pratique des Premières Nations d’Amérique du Nord, et notamment dans la région dite des « Plaines », qui s’étend depuis le Mexique, au Sud, jusqu’à la zone sub-arctique du Canada, au Nord. Il s’agit de petits sacs, aux formes généralement animales (tortues et lézards sont les plus fréquentes), qui sont fabriqués par les femmes uniquement, bien

9 M. Augé, Le dieu objet, Flammarion, 1988, pp. 32-33.

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souvent les mères ou les grands-mères. La peau d’élan, de daim ou d’orignal est préférée pour leur fabrication. On appose ensuite à l’aide de perles ou de piquants de porc-épic des motifs et couleurs, choisis par la famille du bébé. Les symboles, tout comme la forme de l’amulette, dépendent des intentions que l’on porte à l’enfant : lui souhaitera-t-on de devenir homme ou « femme-médecine », c’est-à-dire versé dans la connaissance des esprits, des plantes ainsi que la guérison des corps et des âmes ; ou encore de devenir artiste de talent, guerrier courageux, ou plus simplement de posséder des qualités telles que la patience, la minutie, la fécondité ? Alors devra-t-on sélectionner l’animal le plus susceptible de transmettre ce type d’aptitudes, le plus proche de la profession choisie, ou encore le plus connu pour ses talents de métamorphose. L’interconnexion pensée entre les êtres et domaines du vivant, de par leur nature commune, permet donc d’envisager le transfert de bénédictions, caractéristiques ou apparences d’une espèce à une autre.

Il existe ainsi des amulettes prenant la forme d’un papillon, être rampant et terrien à l’état de chenille, devenu, par le travail de la métamorphose au cœur de la chrysalide, un être ailé lié, dans la mythologie, aux pouvoirs d’Etoile du Matin, héros civilisateur, ou encore de Oiseau-Tonnerre, créature ailée aux multiples apparences, maître de la foudre et des procédures rituelles les plus complexes. L’enfant dont le cordon, part de lui-même, sera préservé dans la forme du papillon, sera par cet intermédiaire lié au réseau symbolique et aux puissances elles-mêmes connectées à l’insecte. Il sera vif et changeant, capable de comprendre ses rêves, ou encore deviendra « heyoka », « rêveur de tonnerre », personnage dont le rôle cérémoniel est d’assurer le renversement de l’ordre établi, d’ouvrir les possibles, de permettre la transgression et même le rire. Il assure les rituels à l’envers, se risque aux paris les plus fous et rappelle à tous que la vie n’est que passage. L’objet devient donc plus qu’un médium, il est incorporé, absorbé, agissant dans la transformation de l’individu, autorisant cette idée latente d’un devenir autre.

Si ce type d’amulettes est dévolu à des individus très spéciaux, les formes de tortue par exemple sont plus volontiers adoptées pour les cordons ombilicaux « classiques » des filles, car l’on croit l’animal sage, fécond, patient, avec une admirable durée de vie, toutes qualités que l’on souhaite voir transférer à l’enfant et plus particulièrement s’il est de sexe féminin. Les femmes, mères et épouses parfaites que l’on

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retrouve décrites dans les mythes, par ailleurs véritables répertoires des connaissances pratiques et symboliques d’une culture, sont à l’image de la tortue : elles sont humbles, patientes, industrieuses et fertiles. En contraste, les amulettes des garçons prennent généralement la forme du lézard ou du serpent, animaux dont on admire la fougue, la rapidité et la capacité à muer. Cette dernière apparaît évidemment très significative dès lors que l’on prend en compte le contexte culturel évoqué plus haut : celui d’un univers où le changement et la transmutation sont envisagés comme les moteurs de l’univers… C’est ainsi que l’amulette fait l’objet de procédures rituelles précises lors de sa confection : on utilisait autrefois pour découper le cordon une pointe en os, aujourd’hui un couteau spécifique, réservé à ce seul usage. Ensuite, il s’agit de le faire sécher au soleil, puis de l’enfermer dans l’amulette, avec du tabac et de la « sweet grass », « foin d’odeur » ou armoise, plante cousine de la sauge, utilisée en fumigations durant les cérémonies et appréciée pour ses vertus purifiantes. L’amulette devient ainsi, au fur et à mesure des étapes symboliques de sa fabrication, un objet fétiche, un objet-souvenir avec lequel on va vivre et grandir. Elle sera fixée sur le porte-bébé, puis intégrée à l’âge adulte au « paquet sacré », « medicine bundle », ou « medicine bag », « sac-médecine » du détenteur. L’amulette jouera le rôle d’un symbole d’appartenance à son groupe, tout comme celui d’un témoin visible du lien intime et lui, invisible, entretenu avec les esprits ayant présidé à sa création. C’est une part de soi, mais également une véritable métonymie de son rapport au monde que l’on portera autour du cou, et qui sera ensuite bien souvent incorporée à cet autre objet de valeur évoqué plus haut : le « sac-médecine », petite sacoche ou sac, dont le contenu est individuel et secret, constitué au fur et à mesure des étapes franchies au cours de sa vie. On y trouvera par exemple une pierre, une mèche de cheveux, une plume, ou tout autre objet symbolique, dont la présence à elle seule convoquera la mémoire d’un évènement ou d’une personne importante, et préservera ainsi le lien tissé.

Dans son amulette ou son « sac-médecine », l’individu conserve bien plus que la relique de sa naissance : il se conserve lui-même tout entier, son histoire, ses croyances. De même, il pourra afficher, par l’intermédiaire du port de l’objet, son appartenance à sa famille, à son lignage, à sa tribu, puisque les codes employés dans le choix des

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motifs et des couleurs font partie d’un référentiel commun que nous avons déjà évoqué.

Enfin, pour souligner une fois encore le caractère métonymique de l’amulette, il faut évoquer le fait qu’elle sera souvent conservée jusqu’à la mort de l’individu, du moins jusqu’à sa mort symbolique, ou bien plutôt jusqu’à ce qui correspondra à sa nouvelle naissance : en effet certains offrent, en signe de renouveau, leur amulette aux esprits lors de leur première Danse du Soleil, cérémonie aujourd’hui encore extrêmement pratiquée dans les Plaines. Il s’agit d’un rituel collectif de sacrifice, de don de soi pour le bien de sa famille et sa communauté, par le biais de privations physiques (jeûne, épuisement par la danse) et de scarifications, dans la prière. On s’abandonne et se livre dans une danse face au soleil, afin d’apporter paix, bien-être et guérison aux âmes comme aux corps de son peuple. Certains jeunes hommes offrent ainsi leurs amulettes à cordons, qu’ils déposent au pied du mât central, axe de la danse, montrant ainsi leur dévouement et l’accession par ce biais à un nouveau statut, celui de « lamentant », individu ayant connu le sacrifice, en un sens devenu pleinement homme. Le cordon ombilical, symbole même de la circulation des fluides, « outil » biologique par excellence de la connexion entre la mère et l’enfant, transformant le fœtus en être vivant à part entière, retrouve en quelque sorte ses fonctions premières par le biais de l’amulette le contenant. Il transforme l’individu isolé en « homme » complet, car dévoué à sa communauté.

Il s’agit, ici encore, d’une transmission rendue possible métaphoriquement entre l’être contenu (l’humain) et l’être contenant (l’animal). C’est la substance même de l’individu qui est protégée et influencée par le lézard, la tortue ou encore, nous le verrons plus loin, la Lune. On retrouve ici l’image du fil du vivant, tissé entre les êtres, texture de la conception du monde que nous avions évoquée plus haut. On en trouve d’ailleurs des illustrations vibrantes dans les œuvres d’artistes contemporains amérindiens comme Norval Morrisseau ou encore Jackson Beardy.

Afin d’ajouter une dernière touche à cet exposé, il faut noter que si les amulettes zoomorphes sont les plus répandues, elles ne sont pas les seules. J’ai ainsi recueilli lors de mon terrain, auprès d’une jeune artiste dakota de 21 ans, l’exemple d’amulettes à cordons aux formes de lune et d’étoile. La lune pour la jeune femme en question, l’étoile pour sa sœur. Les amulettes avaient été réalisées par leur grand-mère.

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Cette originalité, comparée aux données recensées sur le sujet, m’a évidemment amenée à prolonger mon enquête. Petit à petit, déroulant le fil des savoirs et savoir-faire, retraçant le chemin allant des imaginaires aux pratiques, j’ai fini par comprendre une partie des raisons ayant présidé au choix d’une lune, pour cet individu spécifique. En effet, si sa grand-mère avait choisi un tel symbole, mais aussi une telle protection, c’était pour que cette jeune fille devienne ce qu’elle est aujourd’hui : une brodeuse, une danseuse, mais aussi une épouse et une future mère dite « traditionnelle » aux yeux de ses contemporains. Elle pratique effectivement l’art peut-être le plus prisé et le plus hautement symbolique de l’esthétique des grandes Plaines : la broderie en piquants de porc-épic, technique délicate, exigeante et décrite par Claude Lévi-Strauss10 comme « le talent le plus le plus relevé que l’on puisse souhaiter aux femmes, et qui démontre leur parfaite éducation ». Elle est également pratiquante de la danse dite « woman’s traditional » lors des pow-wows (fêtes et concours intertribaux de danses traditionnelles amérindiennes), et toute jeune épouse. Elle est admirée et respectée de tous dans sa communauté en tant que gardienne de savoirs et traditions devenus parfois rares. Or, le porc-épic, animal facétieux et recherché par toutes les jeunes filles « comme il faut », afin de se procurer des piquants pour broder, est précisément la forme que choisit de prendre Lune, héros mythologique, pour descendre sur terre, à la recherche d’une épouse. Lune sait que seule une « fille bien », c’est-à-dire une brodeuse, humble, travailleuse, industrieuse même, signe par ailleurs considéré comme avant-coureur d’une potentielle fécondité, sera attirée par lui (ou plus exactement par ses piquants) sous cette forme. Et un astre ne peut que désirer une épouse parfaite, ce qu’incarne la brodeuse aux piquants.

Cette anecdote n’est qu’une des illustrations possibles de toutes les dimensions et pouvoirs que peut receler l’objet dans les sociétés des Plaines : la forme lunaire de l’amulette semble avoir ici présidé au destin hors du commun de cette jeune femme, qui se trouve par ce biais reliée non seulement aux mythes, mais encore aux valeurs véhiculées par sa société, définissant une féminité possible à laquelle elle tente aujourd’hui de se conformer. On pourrait suivre encore le

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récit de l’histoire de celle que l’on nomme « l’épouse des astres »11

et noter que l’épouse parfaite de Lune, montée avec lui résider dans son campement céleste, va un jour prendre le mal du pays, et redescendre sur terre à l’aide d’une corde faite, selon les versions du mythe, d’un fil d’araignée, ou d’un cordon séché… Il est possible alors d’admirer dans cet exemple toute la cohérence logique et complexe d’un système symbolique à l’œuvre, dont je n’ai évoqué ici que quelques aspects. La cosmogonie des Plaines nous permet de penser des frontières fluides et processuelles, qu’elles se situent en dehors ou dans l’entre-deux des corps et des choses, et nous ouvre ainsi des horizons réflexifs inédits, en accord avec la modernité qui nous entoure et nous questionne.

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