• Aucun résultat trouvé

Fantasmes fin-de-siècle

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Fantasmes fin-de-siècle"

Copied!
132
0
0

Texte intégral

(1)

FACULTE DES LETTRES FANTASMES FIN-DE-SIECLE EDOUARD VERGRIETE Mémoire présenté pour 1'obtention

du grade de maître ès arts (M. A.)

ECOLE DES GRADUES UNIVERSITE LAVAL

JUILLET 1990

(2)

Je tiens à remercier:

M. Elliott Moore et son épouse, Mme San Moore M. Louis Lefrançois

M. Yves Thomas

Mme Elisabeth Schulze-Busacker

Je dédie ce mémoire à ma mère, Mme Monique Vergriete, pour l'amour et la confiance qu'elle m'a toujours prodigués. Le présent essai est ainsi un peu le sien.

(3)

Alors que le spectacle de la marchandise s'organise autour des grands magasins et des Expositions universelles pour mieux contaminer le domaine culturel dans la seconde moitié du XIXe siècle, 11 écrivain et critique d’art Joris-Karl Huysmans (1848-1907) croit trouver, d'abord au sein de cette aristocratie que semblent constituer les artistes symbolistes et décadents, puis dans une conversion difficile au catholicisme, un refuge idéal. Nous nous proposons de montrer dans cet essai à quel point cet espoir a été déçu. Huysmans a sans cesse tenté de neutraliser le mirage marchand pour mieux en constater en définitive toute

la ténacité.

(4)

INTRODUCTION... 1

CHAPITRE I: SPECTACLE ET ANTI- SPECTACLE DE LA MARCHANDISE 1.1 Introduction ... 6

1.2 Emergence du spectacle ... 6

1.3 Le Salon officiel,théâtre de la marchandise ... il 1.4 Tableaux et vitrines... 16

1.5 Les peintres de la vie moderne... 24

1.6 Conclusion... 38

CHAPITRE II: FANTASMAGORIES ARCHITECTURALES 2.1 Introduction ... 42

2.2 Le “Paris-Chicago"... 42

2.3 Les palais de fer... 49

2.4 Triomphe du Kitsch... 65

2.5 Conclusion... 89

CHAPITRE III: LA REVOLTE DE L’OBJET 3.1 Introduction ... 92 3.2 Objets inquiétants ...92 3.3 Intérieurs fantasmatiques... 105 3.4 Conclusion... 119 CONCLUSION...123 BIBLIOGRAPHIE ... a

(5)

INTRODUCTION

Le XIXe siècle consacre, en France, le triomphe de la classe bourgeoise sur une aristocratie moribonde. Un nouveau type de société émerge, établi sur la base d'une économie de marché, où le spectacle de la marchandise peut naître et se développer. Le domaine artistique n'est pas épargné par ces profondes mutations. Au cours du siècle, on assiste à une transformation graduelle du statut de 1'artiste et plus encore de son oeuvre : progressivement, la valeur spirituelle de cette dernière cède le pas à sa valeur d'échange. La société industrielle implique des bouleversements technologiques qui modifient eux aussi le statut de 1'oeuvre d'art: la chromolithographie, puis la photographie permettent la multiplication de reproductions, diffusées massivement par une presse en expansion: 1'oeuvre d'art se banalise, devient soudainement accessible au plus grand nombre et la production artistique doit elle-même tenir compte de ce phénomène. Cependant, la mainmise naissante du marché sur 1'ensemble de la société engendre un mouvement de résistance esthétique qui traverse le XIXe siècle. En particulier, à partir de 1'instauration de la me République en 1871, s'organise une critique d'art combative se portant à la défense des peintres indépendants -- les exclus des salons annuels officiels -- en lutte contre une peinture académique soutenue par l'Etat et le goût bourgeois.

Joris-Karl Huysmans (1848-1907) offre 1'exemple d'une telle critique. Au début des années 1880 il apparaît encore comme un écrivain naturaliste épris de modernité et ses propres convictions artistiques 1'amènent naturellement

(6)

à soutenir la révolte des impressionnistes. Le recueil L'Art moderne, publié en 1883 et qui rassemble les comptes- rendus consacrés par Huysmans aux salons officiels et aux expositions des indépendants entre 1879 et 1882, témoigne de 1'engagement passionné de leur auteur à la cause des peintres rebelles à 11 académisme sclérosé des peintres officiels. A partir de 1884 cependant, Huysmans se détache de cet engagement polémique pour explorer les nouvelles voies tracées par des artistes hors-normes tels Odilon Redon, Félicien Rops et Gustave Moreau. Huysmans affirme ce nouvel intérêt par 11 intermédiaire de son roman A Rebours. dont la parution va déterminer en 1884 la cristallisation du "mouvement" décadent et marquer pour Huysmans sa rupture avec les préceptes naturalistes. La parution de Certains en 1889, second recueil de critiques d'art de Huysmans rassemblant des articles monographiques publiés entre 1884 et 1889 dans diverses revues, témoigne de cette évolution et annonce en filigrane le retour de leur auteur vers l'art sacré médiéval et sa conversion au catholicisme, effective en 1893.

Cet essai se propose d'étudier, à travers la critique d'art de J.-K. Huysmans, comment le statut de 1'oeuvre d'art est mis en péril par 1 ' emprise de plus en plus oppressive d'un marché en expansion, et comment se déploie la résistance esthétique à ce phénomène dans les deux dernières décennies du XlXe siècle.

L'objet privilégié de cette étude sera constitué par les deux recueils de critique d'art de Huysmans précédemment évoqués, mais ne saurait se limiter à ceux-ci. Un recours à 1'oeuvre de romancier de Huysmans s'avère tout aussi nécessaire si l'on considère que 1'écrivain 1'infuse

(7)

de propos liés à la pratique artistique et de jugements esthétiques. De plus certains concepts maniés par Huysmans revoient directement à la critique d'art de Charles Baudelaire à laquelle il conviendra de faire appel, plus particulièrement à propos de la modernité et de l'artifice. Il sera également fait un large usage d'ouvrages consacrés à l'étude du contexte social et artistique de la seconde moitié du XlXe siècle: ces ouvrages apparaissent en bibliographie.

L'orientation méthodologique de cet essai s'organisera autour de la critique de 1'aliénation qui s'est développée dans le courant du XXe siècle. Les essais consacrés par Walter Benjamin à Charles Baudelaire et aux transformations du Paris urbain au XIXe siècle seront utilisés dans une très large mesure : en effet, il est d'ores et déjà nécessaire de souligner ici à quel point Huysmans prolonge par ses réflexions 1'expérience du poète devant un monde de plus en plus transformé par 1'industrialisation. Le concept de "spectacle de la marchandise" soutendra le développement de cet essai : il est directement emprunté à Guy Debord et à son ouvrage La Société du spectacle, publié

en 1967. Debord définit ainsi le spectacle:

Le spectacle, compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le proj et du mode de production existant. Il est le coeur de 1'irréalisme de la société réelle. Sous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, le spectacle constitue le modèle présent de la vie socialement dominante. Il est 1'affirmation omniprésente du

(8)

choix déià fait dans la production, et sa consommation corollaire. Forme et contenu du spectacle sont identiquement la justification totale des conditions et des fins du système existant. Le spectacle est aussi la présence permanente de cette justification, en tant qu ' occupation de la part principale du temps vécu hors de la production moderne.1

Huysmans est directement confronté à 1'émergence de ce spectacle, plus particulièrement lors de sa visite à 1'Exposition universelle de 1889, mais aussi lors de ses visites aux salons annuels. Sa critique d'art rend compte de 1'établissement insidieux du règne de la marchandise dont nous contemplons aujourd'hui 1'achèvement. La critique d'art de Huysmans sera étudiée dans cet essai en ce qu'elle est symptomatique du désarroi d'un esthète fin­ de- siècle devant le pouvoir de plus en plus oppressif de la marchandise qui détermine 1'ensemble des rapports humains. La marchandise sera considérée ici dans son rapport à la totalité, selon les réflexions de Georg Lukaes :

Car ce n'est que comme catégorie universelle de 1'être social total que la marchandise peut être comprise dans son essence authentique. Ce n'est que dans ce contexte que la réification surgie du rapport marchand acquiert une signification décisive, tant pour 1'évolution objective de la société que pour 11 attitude des hommes à son égard, pour la soumission de leur conscience aux

1 Guy DEBORD, La Société du spectacle, Paris, Editions Champ Libre, 1974, p. 10-11

(9)

formes dans lesquelles cette réification s'exprime, pour les tentatives faites pour comprendre ce processus ou pour se dresser contre ses effets destructeurs, pour se libérer de la servitude de la "seconde nature" ainsi surgie.1

Si Huysmans sera présenté dans cet essai comme incapable de dépasser sa condition idéologique petite- bourgeoise, sa critique d'art sera néanmoins étudiée en ce qu'elle pressent le phénomène de réification marchande qui, à la fin du XIXe siècle, contamine jusqu'au domaine artistique.

Ce mémoire est divisé en trois chapitres. Le chapitre premier se propose d'étudier la contamination, telle que la perçoit Huysmans, des salons officiels annuels par la marchandise et les solutions à ce problème apportées selon l'écrivain par les peintres "indépendants". Le chapitre II sera consacré au problème de l'architecture tel que Huysmans l'aborde à travers sa critique d'art; il cherchera à montrer comment l'écrivain trouve une compensation fantasmatique à ce qu'il identifie comme la faillite de cette architecture. Enfin, le chapitre III analysera la solution extrême qu'il propose dans son roman A Rebours à l'invasion de la marchandise: celle d'une retraite définitive dans un monde clos et artificiel où l’oeuvre d'art retrouve sa pleine valeur spirituelle.

1 Georg LUKACS, Histoire et conscience de classe, Paris, Les Editions de Minuit, coll. "Arguments", 1976, p. 113.

(10)

CHAPITRE I

SPECTACLE ET ANTI- SPECTACLE DE LA MARCHANDISE

1.1 Introduction

Avec L'Art moderne, publié en 1883, Joris-Karl Huysmans rassemble une série d1 articles consacrés aux Salons officiels et aux Expositions des Indépendants de 1879 à 1882. Visitant les Salons annuels, sous 1'entier contrôle de 11 idéologie bourgeoise, Huysmans doit faire face à un phénomène inquiétant : la contamination du domaine artistique par la marchandise et son spectacle. Les peintres officiels, en quête de médailles et d'une clientèle fidèle, s'emploient activement à accélérer le processus. Les indépendants, quant à eux, se rassemblent autour de la défense de la modernité, au sens où Baudelaire avait défini ce terme. Encore épris de naturalisme, Huysmans rejoint les rangs des artistes rebelles dont il va défendre les innovations avec une énergie farouche.

1.2 Emergence du spectacle

L'Exposition universelle de 1855 est ainsi évoquée par Taine: "L'Europe tout entière s’est déplacée pour voir les marchandises"1 . Pour le capitalisme, il ne s'agit pas seulement de produire, mais également, et peut-être même surtout, d'écouler la production, quitte à inspirer pour la première fois des besoins factices chez 1'acheteur. Les expositions universelles sont, au XIXe siècle, un des 1 Cité par Walter BENJAMIN, "Paris, capitale du XIXe siècle" in Essais. tome II, Paris, Denoê1/Gonthier, 1983, p.43.

(11)

théâtres privilégiés où se construit le spectacle de la marchandise. Celle-ci doit avant tout séduire avant d'être utile. Comme le souligne Walter Benjamin: "Les expositions universelles transfigurent la valeur d1 échange des marchandises. Elles créent un cadre où la valeur d'usage passe au deuxième plan"1 . Mais les expositions universelles ne constituent pas le seul instrument de cette transfiguration; elles s'intégrent à une stratégie plus vaste mise en place à Paris dès le début du XlXe siècle avec 1'apparition des passages. Dans son essai "Paris, capitale du XIXe siècle", Walter Benjamin s'intéresse à 1'émergence de ce nouveau concept urbanistique conditionné à 1'origine par 1'expansion du commerce des tissus. Les passages parisiens introduisent un nouveau rapport entre marchand et client en même temps qu'un nouveau type de relation entre la marchandise et son éventuel acheteur. Le passage contient, à une échelle réduite, à la fois 1'exposition universelle et le grand magasin, en ce sens qu’il est une manipulation du paysage urbain à des fins mercantiles. Benjamin cite un Guide illustré de Paris de

1852 qui décrit en ces termes les passages :

Ces passages, nouvelle invention du luxe industriel, sont des galeries vitrées, revêtues de marbre, à travers des blocs entiers de maisons dont les propriétaires se sont unis pour ces spéculations. Des deux côtés de ces galeries, éclairées par en haut, se succèdent les plus élégantes boutiques, en sorte qu'un pareil passage est une ville, voire un monde en miniature.2

1 Walter BENJAMIN, ibid., p. 44

(12)

Monde en miniature, certes. Et les expositions universelles ne viseront qu'à devenir cela. Mais les passages peuvent également s'assimiler à des musées, soit ceux de la marchandise. Les passages deviennent par cette lecture les premiers lieux d'une valorisation esthétique de la marchandise. Comme le souligne Benjamin lui-même: "Dans leurs vitrines, l'art se met au service du marchand"1. La logique qui préside à 1'existence des passages va commander 1'apparition des premiers grands magasins, Au Bon Marché en 1852 et le Louvre en 1855. Mais ici, le processus de mise en scène de la marchandise, amorcé dans les passages, trouve son plein épanouissement. Alors qu'auparavant, entrer dans une boutique, fût-elle partie intégrante d'un passage, impliquait 1'acquisition d'un bien nécessaire médiatisé par un contact humain (entre le client et le marchand), il devient possible, dans le grand magasin, de seulement contempler la marchandise offerte comme objet d'exposition, de délectation, sans être en théorie contraint d'acheter. Le grand magasin apparaît sous ce point de vue comme un lieu de jouissance esthétique semblable à un musée où les considérations mercantiles sont apparemment reléguées au second plan et insidieusement maintenues au premier. Et surtout, les relations humaines habituellement établies entre client et marchand sont, dans le grand magasin, sinon totalement évacuées, du moins réduites à leur strict nécessaire. Rosalind Williams définit ainsi cette nouvelle relation de l'homme à la marchandise introduite par le grand magasin:

Active verbal interchange between customer and retailer was replaced by the passive, mute response of consumer to things - - a striking example of how "the civilizing

(13)

process" tames aggressions and feelings toward people while encouraging desires and feelings directly toward things. Department stores were organized to inflame these material desires and feelings. Even if the consumer was free not to buy at that time, techniques of merchandising pushed him to buy sometimes [...]. Other examples of such environments are expositions, trade fairs, amusement parks [. . . ].1

Cette stratégie d'esthétisation de la marchandise et de suppression de toute médiation humaine entre consommateur et objet de consommation trouve son aboutissement dans les expositions universelles. Il est d'ailleurs nécessaire de souligner les liens étroits entre grands magasins et expositions. Au Bon Marché ouvre en 1852, un an après 1'Exposition de Londres, et l'inauguration du Louvre a lieu en 1855, la même année que la première Exposition universelle tenue à Paris. Dans ces deux environnements, la marchandise se met en scène, joue son nouveau rôle d'oeuvre d'art et entretient par là-même une efficace confusion sur son propre statut. L'illusion esthétique créée par le spectacle de la marchandise passe, tant dans les grands magasins que dans les expositions universelles, par son intégration dans un décor fantasmatique de préférence exotique ou oriental, à l'heure où l'exotisme fait recette dans le domaine artistique. En 1889, par exemple, les concepteurs de l'Exposition recréeront pour le bénéfice des visiteurs des environnements exotiques illusoires, assimilables aux

1 Rosalind WILLIAMS, Dream Worlds -- Mass Consumption in Late

Nineteenth-Century France. Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 1982, p. 67.

(14)

futurs décors de cinéma, dont celui de la fameuse Rue du Caire:

Etroite bande de terrain d'à peine mille mètres carrés, la Rue du Caire, comme le public en imposera le nom, bénéficie sans doute du contraste saisissant -- il faut croire qu'il est le bienvenu qu'elle oppose au capharnaüm moderne des Industries diverses [...] elle se veut d'une grande exactitude dans la reconstitution de vingt-cinq habitations typiques de 1'agglomération cairote [...] et l'on a poussé 1'illusionnisme jusqu'à intégrer au simili d'authentiques éléments, rescapés de démolitions .1

Cet exotisme de pacotille est mis en scène par Emile Zola dans son roman Au Bonheur des Dames. où il analyse le fonctionnement d'un grand magasin et les tactiques de mise en marché expérimentées par son propriétaire, Octave Mouret, archétype du chef d'entreprise de l'époque. Rosalind Williams utilise 1'exemple de ce roman pour montrer toute la puissance de 1'illusion entretenue par le spectacle de la marchandise dans les grands magasins d'alors :

Zola, for once, was taken in. He praises Mouret as an aesthetic genius as well as a financial one, for in Zola's mind the two types of genius are distinguishable. He lauds the exposition of white, the Oriental salon, and the sea of open umbrellas as artistic successes, because they attract so many customers. His judgement reflects a deepseated confusion of commercial and aesthetic values.2

1 Pascal ORY, 1889: 1'Expo universelle, Bruxelles, Editions Complexes, 1989, p. 100

(15)

La marchandise refuse d'afficher sa vraie nature et s'abrite derrière son image d’oeuvre d'art. Dans le même processus, les lieux d'exposition des marchandises deviennent des musées. Ainsi, le grand magasin Dufayel, construit rue de Clignancourt après le tournant du siècle, prend l'aspect d'un palais "Ancien Régime", avec son intérieur orné de deux cents statues et cent quatre-vingt peintures.

Le culte de la marchandise s'étend à travers le XlXe siècle pour trouver son apothéose dans les expositions universelles de 1889 et 1900. Ce culte, propagé par une vision bourgeoise du monde envahissante, amène, à la fin du siècle, une véritable prolifération de marchandises. Ce phénomène n1 épargne pas 1'institution artistique: au moment même où la marchandise, pour mieux séduire,se déguise en oeuvre d'art, cette dernière se transforme en marchandise et le Salon officiel devient grand magasin. A l'heure où J.-K. Huysmans produit ses Salons. il ne peut que constater, avec amertume, un fait accompli.

1.3 Le Salon officiel, théâtre de la marchandise

Sous le Second Empire et le début de la me République, les Salons annuels se tiennent au Palais de 11Industrie, construit sur les Champs-Elysées à 1'occasion de 1'Exposition universelle parisienne de 1855. La principale innovation de cette exposition réside en une association des Beaux-Arts à 1'entreprise d'exaltation de 1'industrie naissante. Pour assurer une emprise encore incertaine sur 1'ensemble de la société, le capital dissimule à cette occasion son discours derrière celui de la culture. Le Palais de 1'Industrie rend lui-même compte

(16)

de cette manoeuvre inscrite dans son architecture. Construit sur le modèle du célèbre Crystal Palace de Londres, il se présente sous la forme d'une gigantesque serre de verre et d'acier sur laquelle se plaque un arc monumental, inspiré de celui du Belvédère de Rome. L'amalgame de la culture et du capital que réalise concrètement 1'architecture du Palais de 1'industrie1 va se trouver conforté par les multiples affectations imposées à ce Palais d'exposition au cours de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu'à sa démolition en 1897. Le Palais de 1'Industrie va non seulement permettre la poursuite d’une entreprise de glorification de l'art académique et bourgeois, en abritant les Salons annuels, mais constituer le lieu privilégié d'autres manifestations, plus généralement commerciales : ainsi, en 1881, va-t-il accueillir la première Exposition Internationale des Electriciens. Le Palais de 1'Industrie peut désormais se concevoir comme le temple du capital et du progrès.

Joris-Karl Huysmans éprouve un malaise devant cette vocation ambiguë du lieu même où se tiendra le Salon annuel des peintres dits "officiels". Il faut voir en effet dans le propos du critique d'art plus la prise de conscience d'une hybridation suspecte réalisée dans les Salons officiels entre capital et institution artistique, que de simples effets rhétoriques commandés par une hostilité d'esthète devant la production des artistes académiques. Huysmans assimile cette dernière à une production industrielle et le Salon officiel à un lieu de tractations et d'échanges mercantiles. Dès 1'ouverture de son Salon de 1879, Huysmans affirme sans détours à propos des peintres académiques :

1 L'arc du Palais s'orne d'une sculpture non équivoque à ce sujet: "La France nourrissant les arts et les sciences".

(17)

On pourrait, -- le présent Salon le prouve une fois de plus, diviser tous ces peintres en deux camps : ceux qui concourent encore pour une médaille et ceux qui, n1 ayant pu 1'obtenir, cherchent simplement à écouler leurs produits le mieux possible.1

II est nécessaire de souligner ici 1'importance que revêt le Salon (jusqu'à 11 émergence d'un marché artistique pleinement constitué à la veille de la Première Guerre mondiale) pour la condition matérielle de 1'artiste. Etre admis au Salon signifie un accès direct au marché, puisque les amateurs profitent de cette occasion pour acheter et aussi pour passer commande. Une médaille de 1'Institut des Beaux-Arts assure au récipiendaire une gloire instantanée et durable. On conçoit aisément tout ce que ce système implique; la classe bourgeoise constituant 1'essentiel de la clientèle des artistes, elle oriente leur production, comme le remarque Jean-Paul Crespelle:

En vérité, le salon était le reflet d'une société, d'une classe sociale. La bourgeoisie, triomphante depuis 1830, se mirait complaisamment dans les oeuvres exposées. Elle y retrouvait, sous forme d1 anecdotes ses critères moraux, sociaux, religieux. Les bons sentiments y étaient promus à la hauteur d'un dogme. Les artistes avaient pour mission d'illustrer le courage patriotique, la vertu civique,

l'amour filial, la foi secourable, les vertus du travail, de l'économie..., et de la pauvreté assumée [...] Seul le sujet importait, la peinture était

1 Joris-Karl Huysmans, L'Art moderne, Paris, Christian Bourgois, col1. "10/18", p. 31.

(18)

donnée "en prime", le cas échéant, mais cela était secondaire.1

Huysmans témoigne de ce phénomène par sa critique des Salons officiels. Il dénonce 1'emploi d'une thématique volontiers nationaliste et revancharde (la défaite de la France en 1870-71 devant les Prussiens reste dans toutes les mémoires) commandée par l'Etat; ainsi écrit-il dans son Salon de 1881:

Rien ne nous sera, du reste, épargné cette fois. Une dernière monstruosité s'étale: la nature morte démocratique et patriote, le Bureau de Carnot. Il y a de cela deux ou trois ans, après une comique circulaire prêchant l'intrusion des idées républicaines dans la peinture, Duranty mit en circulation ce bruit que la nature morte allait devenir, elle aussi, démocrate, et de son ton pincé, il prédit qu'un jour viendrait où l'on peindrait le bureau d'un notable républicain [...] Eh bien c'est chose faite maintenant. Elle a été commise par M. Delanoy, acheté par M. Turquet.2

Néanmoins, comme si cela n'était pas suffisant, Huysmans ajoute que "si le Salon de 18 81 est peut-être plus comique encore que ceux des années précédentes, cela tient à 1'invasion du militarisme et de la politique dans 1'art".

Rien d'étonnant alors à ce que Huysmans assimile les Salons officiels à une foire commerciale ou à un grand magasin. Pour lui, le Palais de 1 'Industrie n'est rien

1 Jean-Paul CRESPELLE, La Vie quotidienne des impressionnistes -- du salon des refusés (1863) à la mort de Manet 11883), Paris, Hachette, 1981, p. 45-46.

(19)

d'autre que la "Bourse aux huiles des Champs-Elysées". Tout est d1 ailleurs conçu, à 11 intérieur de 11 édifice, pour camoufler sa vocation commerciale et créer un décor artificiel, une mise en scène identique , à peu de choses près, à celle déployée dans les grands magasins de l'époque. Jacques Lethève évoque cet aménagement de Palais de 1'Industrie:

[...] cette médiocre construction, lieu de manifestations variées, hippiques ou commerciales, tenait selon ses détracteurs du hangar ou du hall de gare [. . . ] Pourtant des plantes vertes, des arrangements floraux, jusqu'à un petit lac en cascade installé en 1859, de nombreux sofas ou fauteuils pour la détente, donnèrent finalement aux Salons [...] sinon un décor fastueux, du moins une certaine atmosphère de frivolité mondaine et de confort bourgeois, bien accordé à l'art officiel de la moitié du siècle.1

Huysmans déambule dans le Salon tout comme le badaud désoeuvré arpente les rayons du grand magasin. Les cimaises du Palais de 1 'Industrie et les étalages du Bon Marché procurent la même impression de prolifération anarchique d'objets, de marchandises. A titre d'exemple, 3040 tableaux sont portés au livret du Salon de 1879. A propos du Salon de l'année suivante, Huysmans mentionne que:

Il est assez difficile, étant donné 1'étonnant désordre qui règne dans les salles, de se faire une idée bien nette de leur ensemble. Cela paraît, de prime abord, constituer un magasin d'accessoires, une succursale du Musée du Luxembourg, une remise où

1 Jacques LETHEVE, La Vie quotidienne des artistes français au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1968, p. 128.

(20)

toutes les prétentieuses pauvretés des écoles s'entassent.1

Dans un article consacré à Camille Pissarro, publié en 1892 dans le Figaro. Octave Mirbeau fait écho à

la critique par Huysmans des conditions suspectes d'exposition des oeuvres lors des Salons annuels. Pour Mirbeau, ce sont les artistes eux-mêmes qui définissent les conditions de leur propre aliénation:

C'est pourquoi la mode ne se perdra pas de ces grandes exhibitions retentissantes, de ces incohérentes cohues qu'on appelle des Salons annuels, où, à force de voir, dans trop de salles pareilles, trop de choses si disparates, l'on ne voit plus rien du tout et d'où l'on sort aveuglé, hébété, les jambes rompues, le cerveau dolent, comme après de longues stations, d'interminables courses dans les galeries du Louvre ou au Bon Marché. . . . Les salons ne sont-ils point, en effet, le Bon Marché de l'art, les cent-mille paletots de la peinture, la redingote grise de la sculpture?2

Tant Huysmans que plus tard Mirbeau fustigent 1'uniformisation de la production artistique qui reflète celle de la production industrielle. Ces critiques dépassent la métaphore, la simple figure de style, pour plutôt rendre compte d'un malaise profond, que le spectacle de l'art moderniste officiel va se charger d'amplifier.

1.4 Tableaux et vitrines

1 Joris-Karl HUYSMANS, L'Art..., op. cit., p. 126.

2 Octave MIRBEAU, Des Artistes, Paris, Christian Bourgois, coll. "10/18", 1986, p. 146.

(21)

Huysmans publie ses Salons en revue au moment même où la bataille fait rage autour du thème de la modernité tant en peinture qu'en littérature. Des liens étroits unissent le mouvement naturaliste, dont Emile Zola reste la figure maîtresse, et le courant impressionniste. Tous deux, en effet, visent la représentation fidèle du monde moderne et le témoignage de ses transformations. Mais comme le souligne Françoise Gaillard, dans son article "Modernité de Huysmans"1 le concept de modernité ne recouvre pas seulement une simple actualisation de thèmes d'inspiration mais aussi, et peut-être surtout, 1'expression de la "modernité du moderne", la quête de 1'essence du moderne. Or la lecture des Salons de Huysmans montre avec évidence toute la passion polémique investie par le critique autour du thème de la modernité. Car il existe, pour Huysmans, des "faux modernistes officiels", coupables, à ses yeux, de la perversion et de la corruption du sens même du moderne. Il s'agira, dans la présente section, de tenter de mettre à jour les modalités de cette perversion et d'en saisir les significations au regard des transformations introduites par 1'industrialisation dans le fonctionnement de la société.

Le Salon de 187 9 est 1 ' occasion pour Huysmans d'affirmer avec énergie sa conception de la modernité et d'appeler à l'appui de sa thèse le témoignage d'Eugène Fromentin:

Certainement il faut peindre son temps, je le sais, mais il faut rendre, avec les aspects matériels, le décor, les personnages, et surtout il faut rendre les moeurs, les sentiments, avant les costumes et les

1 in Huysmans -- une esthétique de la décadence, Paris, Librairie

(22)

accessoires [...] Je ne veux pas dire qu'il faille avoir beaucoup d'esprit, mais voir 1'esprit des choses. qui est énorme et découle de toute la nature comme 1 ' eau coule des fontaines [... ] .1

Rendre avec exactitude les costumes et les accessoires aux dépens de la vie, voilà le piège dans lequel, aux yeux de Huysmans, tombent les modernistes officiels. Il ne serait pas exagéré de dire que toute la critique du Huysmans naturaliste gravite autour de cette pierre d'achoppement. En fait, le témoignage de 1'écrivain rend compte d'un processus qui s'attaque à 1'oeuvre d'art elle-même, dans l'objet de sa représentation, après avoir transformé, ainsi que nous l'avons évoqué plus haut, les conditions mêmes de son exposition. Le culte de la marchandise s'approprie 1'espace pictural de manière insidieuse. Huysmans soulève le fait sans pour cela remonter aux sources du phénomène.

Lorsqu'il rend compte des tableaux des artistes officiels, Huysmans témoigne du processus de réification qui s'attaque à 1'oeuvre d'art et le corrompt, par un gommage de la présence humaine dans la composition, au profit de l'objet. Ainsi note-t-il à propos d'un tableau de de Jonghe, La Berceuse de Chopin, exposé au Salon de 1879 :

Le décor japonais est relevé ici par une pointe de Moyen-Age. Tous les bibelots, toutes les étoffes, sont soigneusement copiés. M. de Jonghe est un habile peintre de nature morte, mais il est incapable de rendre la nature vive. Son modernisme se borne à la reproduction des objets inanimés.2

1 Eugène FROMENTIN cité par Joris-Karl HUYSMANS in L'Art..., op. cit., p.49.

(23)

Tout se passe ici comme si la présence humaine (assurée dans ce tableau, par trois personnages : une mère et ses deux filles) était pour Huysmans effacée, sinon niée avec énergie. De Jonghe insiste plutôt sur le rendu symptomatiquement typique d'un intérieur bourgeois des années 1880, lequel témoigne d'une influence esthétisante1 mais récupérée et vidée de son sens premier. C'est d'ailleurs le moment où Huysmans écrit que 1'esthétisme devient décorativité et que 1'industrie se prépare à s'emparer du bibelot japonais, pour le produire en grande série. De Jonghe transforme son tableau en image de catalogue ou d'annonce publicitaire, en vitrine de grand magasin. Devenu lui-même objet de consommation, le tableau semble exacerber le processus de transfiguration de la valeur d'échange; il le met pour ainsi dire en abîme, en s'ouvrant sur d'autres marchandises. Ce rapprochement entre le "faux moderne" et l'image vulgaire diffusée par la grande presse, alors florissante, est d'ailleurs souligné par Huysmans dans son Salon de 1880 :

La peinture moderne est personnifiée, aux yeux de 1'inconscient public, par les toiles de M. Bastien-Lepage et de M. Henri Gervex [...]. Ah ça, bien! et les planches des journaux

illustrés et des gazettes roses? et les Grivin et les Robida et les Crafty et les Stop? [...]. ils n'ont jamais rien noté, jamais rien vu, cela est certain, mais pensez-vous donc que les peintres que j'ai énumérés [...] ne soient pas aussi aveugles et aussi incapables d'interpréter les scènes de la vie réelle?

Soyons juste, au point de vue

1 Ainsi les Concourt ont-ils su, parmi japonais, et la "pointe de Moyen-Age", aux pré-raphaêlites.

les premiers, apprécier l'art évoquée par Huysmans, renvoie

[

(

LIVRES RARES I

&

I

(24)

du modernisme, tout cela se vaut

[. ..] -1 2

La comparaison apparaît suffisamment éloquente : l'image "industrielle" rejoint en qualité (ou en absence de qualité) les tentatives modernistes des "officiels", autre manière de dire, pour Huysmans, qu'une fusion parfaite se réalise dans le creuset du Salon entre capital et peinture académique. Le tableau devient alors image de presse, de réclame, un vecteur privilégié du spectacle de la marchandise, devant lesquels bourgeois et petits- bourgeois s'abandonnent à la délectation. Huysmans met en scène le pouvoir suggestif des nouveaux supports de diffusion du mirage marchand. Dans une nouvelle publiée en 18842, Un Dilemme, un des principaux protagonistes, M. le Ponsart, notaire vulgaire et cynique, est montré comme victime, cible privilégiée et consentante de la marchandise:

Il avait lu le dernier numéro de la "Vie parisienne" et tout, depuis les histoires pralinées et les dessins dévêtus des premières pages, jusqu'aux boniments des annonces, 1'enthousiasmait.3

L'image de mode est ici clairement associée à une suggestion érotique. La "Vie parisienne" devient pour le Ponsart une vitrine autonome, qui ne renvoie plus à une marchandise réelle, mais bien plutôt à une promesse virtuelle d'assouvissement d'un désir dont la satisfaction effective importe peu. Walter Benjamin décrit la fascination exercée par la marchandise à propos du poème "Les foules" de Charles Baudelaire:

1 Joris-Karl Huysmans, L'Art..., op. cit., p. 146

.

2 Contemporaine d’A Rebours et immédiatement postérieure à L'Art

moderne■

(25)

Ce qui parle donc dans les phrases de cet important poème en prose intitulé "Les foules", c'est le fétiche lui-même, avec lequel la nature sensitive de Baudelaire est en si parfaite résonnance que 1'"intropathie" avec 1'inorganique a été une des sources de son inspiration. Baudelaire s'y connaissait en stupéfiants, mais l'un de leurs effets socialement importants lui a échappé. C'est le charme que manifestent les drogués sous 1'influence de la drogue. La marchandise, pour sa part, reçoit ce charme de la foule qui 1'enveloppe et l'enivre. Le rassemblement massif des chalands qui forme en réalité le marché qui, d'une marchandise, fait une marchandise, accroît le charme de celle-ci pour 1'acheteur moyen. Lorsque Baudelaire parle d'une

"ivresse religieuse des grandes villes", le sujet, resté inconnu, de celle-ci pourrait - être la marchandise.1

Ce développement de Benjamin éclaire le fonctionnement du Salon annuel tel que Huysmans choisit de le montrer avec sa verve polémique. Le tableau- marchandise, le tableau-vitrine, procure à la cohue qui se presse dans le Palais de 1'Industrie la même excitation ressentie dans les rayons de La Samaritaine ou du Bon Marché. Pour certains peintres ("les étoffistes" ou "les couturiers" selon Huysmans) le rendu d'un tissu devient le sujet même de leurs tableaux, et s'assimile ainsi à un argument de vente. L'être humain devient simple accessoire semblable aux mannequins des grands magasins. A propos du modèle d'un tableau de de Jonghe, 11 Indiscrète, exposé au

Salon de 1879, Huysmans écrit:

1 Walter BENJAMIN, Charles Baudelaire --un poète lyrique à l'anocrée du capitalisme. Paris, Payot, 1982, p. 83-84.

(26)

C'est un pantin sans intérêt, qui ne joue dans cette toile qu'un rôle accessoire. Le sujet du tableau, c'est la décoration de la table et la robe noire à guipure blanche.1

Huysmans précise plus loin, à propos du peintre Verhas, que "ses tableautins sont creux, envahis par une masse d'ustensiles qui prennent une valeur égale à celle de ses personnages"2. Les êtres humains représentés sur les tableaux académiques semblent, selon Huysmans, totalement vidés de leur énergie vitale et acquièrent eux-mêmes des caractéristiques de l'objet. L'art officiel permet, dans les tableaux qu'il produit, une animation de l'objet au détriment de la vie organique et illustre le triomphe de la marchandise au moment même où la production de masse capitaliste rend ce triomphe possible. La virulence des opinions de Huysmans pourrait de fait s' expliquer par une réaction épidermique aux effets les plus immédiats de ce phénomène. Le style de 1'écrivain, le choix de ses termes, les images qu'il déploie renforcent cette hypothèse. La critique de Huysmans de la Naissance de Vénus de William Bouguereau dans le Salon de 187 9 ne

laisse pas place à 1'équivoque :

Prenez la Vénus de la tête aux pieds, c'est une baudruche mal gonflée. Ni muscles, ni nerfs, ni sang [...] Un coup d'épingle dans ce torse et le tout tomberait [...] C'est exécuté comme pour des chromos de boîte à dragées... 3

L'association est ici suffisamment claire entre le corps artificiel, grotesque, de la Vénus, et la référence à l'art industriel tout pétri de Kitsch. Huysmans relève,

1 Joris-Karl HUYSMANS, L'Art..., op. cit., p.65-66. 2 Joris-Karl HUYSMANS, ibid., p. 66.

(27)

avec une ironie mêlée d1 amertume, l'invasion par le Kitsch du Salon officiel. Il précise ainsi, en note à son Salon de 1879:

Ah Dieu! un oubli. J'ai passé sous silence les assiettes sur lesquelles de malheureuses porcelainières copient, dans un long tablier noir, les toiles de MM. Chaplin et Compte-Calix. A tout prendre, cet oubli vaut mieux, car il serait malséant de gâter par un rire acide le plaisir glorieux que les papas, les maris ou les amants doivent éprouver devant l'oeuvre de leur être chéri, accrochée avec un numéro blanc sur l'une des murailles de

1'exposition.1

Le Kitsch. en cautionnant le mauvais goût par des prétentions artistiques ou à tout le moins esthétiques, est une réalisation de la classe bourgeoise, et les conditions de son émergence sont intimement liées à l'industrialisation2. Confronté à l'inanité des tableaux exposés au Salon de 1882, Huysmans avoue son découragement en des termes révélateurs :

Est-il bien utile maintenant d'entrer dans des détails, de remuer chacune de ces jarres d'huiles, de distinguer les contrefaçons, de passer à l'éprouvette et d'analyser ces incertains produits? Je ne le pense pas [...].3

L'assimilation de la production artistique "officielle" à une production industrielle de masse et

1 Joris-Karl HUYSMANS, ibid., p.92.

2 On consultera à ce propos l'ouvrage de Gillo DORFLES, Le Kitsch un catalogue raisonné du mauvais août, Bruxelles, Editions

Complexes, 1978, p. 82-83.

(28)

standardisée atteint ici son paroxysme. Huysmans ne laisse pas place à 1'équivoque par le choix même de ses mots : le Salon est devenu usine.

1.5 Les peintres de la vie moderne

Le Salon de 1879 donne 11 occasion à Huysmans de rappeler les liens étroits qui unissent les courants réalistes en littérature et en peinture:

J'ai souvent pensé avec étonnement

à la trouée

que les impressionnistes et que Flaubert, de Concourt et Zola ont fait dans l'art. L'école naturaliste a été révélée au public par eux; l'art a été bouleversé de haut en bas, affranchi du ligotage officiel des Ecoles.1

Au moment où Huysmans écrit ces lignes, il est encore associé, aux yeux de ses contemporains, au cercle naturaliste, même s'il manifeste des velléités d'indépendance vis-à-vis la personnalité écrasante d'Emile Zola. La rupture définitive avec ce dernier n'est plus si lointaine; encore quatre ans et elle sera consommée, avec la publication d'A Rebours.

L'essentiel de la critique d'art de Huysmans de 1879 à 1882 vise à la défense des artistes qu'il appelle "indépendants", terme dont la définition, insérée en note dans le Salon de 1879, mérite d'être reproduite ici:

Je tiens à m'expliquer une fois pour toutes, sur les termes génériques que je vais être obligé d'employer, dans ces articles. En dépit de la systématique injustice et de la basse étroitesse qui

(29)

consistent à enrégimenter, à affubler du même uniforme des gens de talent personnel, d'opinions diverses, je n'ai pu cependant scinder en deux camps les peintres dits impressionnistes, tels que MM. Pissarro, Claude Monet,

Sisley, Mlle Morisot, MM. Guillaumin, Gauguin et Cézanne, et

les artistes désignés sous l'épithète d'indépendants, qui les englobe tous aujourd'hui, sans distinction de groupes, tels que M. Degas, Mlle Cassatt, MM. Raffaêlli, Caillebotte et Zandomenéghi [. . . ] parce que c'eût été se livrer à de singulières minuties et s'exposer à d'inévitables mécomptes, que de tenter de rejeter, en un camp ou en un autre, des artistes comme M. Renoir qui a, tour à tour, délaissé et repris la formule impressionniste, comme M. Forain, qui s'est écarté du chemin tracé par M. Manet et suit maintenant la voie frayée par M. Degas.Il me fallait néanmoins séparer ces peintres des peintres officiels. Aussi, les ai-je indifféremment désignés par les épithètes, usitées, compréhensibles, connues, d'impressionnistes,

d'intransigeants ou d'indépendants [...] -1

Cette mise au point apparaît d'autant plus nécessaire que certains indépendants, en particulier Manet, Renoir, Raffaêlli et Caillebotte, exposent chez les officiels. Manet, en particulier n'aura de cesse de remporter une médaille au Salon annuel, ce qu'il parviendra à faire en 1882. L'exemple de Manet laisse Huysmans perplexe, comme en témoigne sa critique adressée à l'artiste dans le Salon de 1880:

(30)

Pour des motifs que j'ignore, M. Manet expose dans les dessertes

officielles. Il a même généralement, et pour des motifs que j'ignore davantage encore, un tableau sur deux en sentinelle, au premier plan des salles. Il est bien étrange qu'on se soit décidé à placer convenablement un artiste dont 1'oeuvre prêchait 1'insurrection et ne tendait à rien moins qu'à balayer les piteux emplâtres des gardes malades du vieil art!1

Huysmans s'empresse de mettre à jour les manipulations du jury quant aux conditions d'exposition des deux tableaux de Manet présentés cette année-là. Chez le père Lathuile. le meilleur des deux selon lui, est relégué au troisième étage de 1'exposition; en revanche, le portrait d'Antonin Proust "curieusement exécuté mais plein de vides et de trous" et "dont la tête semble éclairée intérieurement comme une veilleuse", figure en bonne place au premier. Sans vouloir présumer de la critique de Huysmans, il est néanmoins troublant de constater que le portrait d'Antonin Proust semble atteint par le même processus de négation de la vie organique au profit de 1'inorganique, observé ci-dessus dans le cas de La Naissance de Vénus de Bouguereau, et que nous aurons 1'occasion d'explorer davantage au troisième chapitre. Huysmans laisse ici transparaître un sentiment de suspicion, inquiet qu'il est de découvrir chez un artiste jusque là irréprochable des traces de compromission.

Huysmans admire les impressionnistes pour deux raisons : les nouvelles techniques qu'ils emploient mais aussi et surtout leur utilisation de thèmes résolument modernes. Ainsi que le remarque Robert Baldick:

(31)

Lui-même [Huysmans] avait souvent invité les artistes à abandonner les sujets historiques et néo­ classiques alors à la mode, pour peindre de préférence ces aspects familiers de la vie comtemporaine que Concourt et les naturalistes décrivaient dans leurs romans.1

Naturalistes et impressionnistes entreprennent de mettre au jour ce que les artistes officiels cherchent à occulter, que ce soit ou non volontairement. Il s'agit de rendre avec clarté et exactitude la dynamique des transformations introduites par le capital dans la société. Le culte de la lumière professé par les impressionnistes reflète et renvoie au style rigoureux des naturalistes. Dans les deux cas, il s'agit d'observer et de rendre compte de ses observations. C'est pourquoi la recherche formelle des impressionnistes ne peut se dissocier de leur recherche thématique : à la clarté du signifiant s'associe celle du signifié.

Huysmans occupe une place tout à fait à part dans le mouvement naturaliste en ce qu'il établit une médiation parfaite entre littérature et peinture. Nul autre mieux que lui ne pouvait réaliser cette médiation. Huysmans, en effet, écrit en peintre. Henry Rouiller rappelle dans son article "Huysmans et les transpositions d'art"2 que 1'oeuvre entier de 1'écrivain est émaillé de transpositions de tableaux. Ainsi figurent, dans le recueil de poèmes en prose Le Drageoir à épices (1874), des "adaptations" littéraires du Boeuf écorché de Rembrandt et de La Kermesse de Rubens. Robert Baldick rapproche le passage consacré par Huysmans au chemin de

1 Robert BALDICK, La Vie de Joris-Karl Huysmans, Paris, Editions Denoël, 1958, p. 95.

2 in Huysmans -- une esthétique de la décadence, Paris, Librairie Honoré Champion Editeur, 1987, p. 127-134.

(32)

fer dans Les Soeurs Vatard à La Gare St-Lazare de Claude Monet. Fernande Zayed estime pour sa part que:

Huysmans est né peintre, comme d'autres écrivains naissent poètes, romanciers ou dramaturges. Chez lui, la vision est sans conteste le sens le plus développé, et son goût pour la description une tendance incoercible.1

Sentiment partagé par Helen Trudgian:

Peut - on mettre plus longtemps en doute que Huysmans soit né peintre? Il porte au fond de lui- même le génie plastique et particulièrement sensible à la couleur d'une famille d'artiste

[...].2

L'intérêt de Huysmans pour les impressionnistes et les indépendants se fonde sur une communauté d'intérêt. Observateur de la vie moderne et de ses transformations, Huysmans retrouve ses propres observations dans les tableaux de Degas, Raffaëlli, Caillebotte et Pissarro.

Huysmans reste saisi par ce qui pour lui constitue la dynamique de certains tableaux . Devant une oeuvre de Gustave Caillebotte figurant à 1'Exposition des indépendants de 1880, il laisse paraître son enthousiasme:

Le sujet? oh mon Dieu ! il est bien ordinaire. Une dame nous tourne le dos, debout à une fenêtre, et un monsieur, assis sur un crapaud, vu de profil, lit le journal auprès d'elle, -- voilà tout ; -- mais ce qui est vraiment magnifique, c'est

1 Fernande ZAYED, Huysmans -- peintre de son époque, Paris, A.G. Nizet, 1973, p.XV.

2 Helen TRUDGIAN, L'Esthétique de J.-K. Huysmans, Paris, Louis Conrad Editeur, 1934, p. 44

(33)

la franchise, la vie de cette scène ! La femme qui regarde, désoeuvrée, la rue palpite, bouge; on voit ses reins remuer sous le merveilleux velours bleu sombre qui les couvre; on va la toucher du doigt, elle va bâiller, se retourner, échanger un inutile propos avec son mari à peine distrait par la lecture d'un fait divers. Cette qualité suprême de l'art, de la vie, se dégage de cette toile avec une intensité vraiment incroyable [...].1

Cette analyse de Huysmans est remarquable en ce sens que le critique dramatise "1'action" du tableau pour mieux évoquer tout le potentiel de mouvement suggéré par la technique du peintre. Huysmans loue "la franchise" de la scène: la réalité s'impose paradoxalement à travers les artifices. La toile de Caillebotte apparaît aux yeux de Huysmans comme une affirmation de vie organique : la femme "palpite, bouge". Il n'est plus ici question d'envahissement de l'objet tel que nous l'avons évoqué à propos des "faux modernistes". Le tableau de Caillebotte apparaît d'autant plus remarquable aux yeux de Huysmans qu'il permet à 1'écrivain de prolonger la vision du peintre. Le tableau-vitrine, le tableau-réclame, laisse place au tableau-fenêtre, le spectacle du monde mort de la marchandise cède le pas à la suggestion de la vie, comme le précise Huysmans: "C'est un coin de 1'existence contemporaine, fixé tel quel"2. Emporté par 1'illusion, 1'écrivain fait appel à des impressions étrangères aux simples sensations visuelles : "L'air circule, il semble que le sourd roulement des voitures va monter avec le

1 Joris-Karl HUYSMANS, L'Art..., op. cit., p. 100. 2 Joris-Karl HUYSMANS, ibid., p. 100.

(34)

brouhaha des passants battant le pavé, en bas"1. La toile permet une évocation de la vie urbaine :

Au fond de la scène, par la croisée d'où s'épand le jour, l'oeil aperçoit la maison d'en face, les grandes lettres d'or que 1'industrie fait ramper sur les balustres des balcons, sur l'appui des fenêtres, dans cette échappée sur la ville.2

La référence à 1'industrie devient prétexte à commentaire quasi-poétique, et n'est pas connotée péjorativement par Huysmans . Pour le critique, Caillebotte ne s'emploie pas à exalter un monde mercantile pour en dissimuler 1'éventuelle vulgarité, mais s'attache plutôt à un rôle d'observation minutieuse:

M. Caillebotte est le peintre de la bourgeoisie à l'aise, du commerce et de la finance, pourvoyant largement à leurs besoins, sans être pour cela très riches, habitant près de la rue La Fayette ou dans les environs du boulevard Haussmann.3

L'enthousiasme de Huysmans pour Caillebotte, enthousiasme qui ne se démentira pas lors de 1'Exposition des indépendants de 1882, s'explique par une communauté d'esprit entre les deux hommes quant à la conception de la modernité. De plus Caillebotte peint la vie bourgeoise dans tout son ennui et dans toute sa vanité, comme le relève Huysmans toujours à propos du tableau évoqué ci- dessus :

Le couple s'ennuie, comme cela arrive dans la vie, souvent ; une

Joris-Karl HUYSMANS, ibid., p. 100.

Joris-Karl HUYSMANS, ibid., p. 100.

(35)

senteur de ménage dans une situation d'argent facile, s'échappe de cet intérieur.1

Huysmans ajoute, dans le commentaire d'une autre scène d'intérieur de Caillebotte exposée en 1880 :

Ici, l'ennui désoeuvré du premier intérieur que nous venons de voir n'est plus ; ce couple n'a rien à se dire, mais il accepte, sans révolte, avec une douceur résignée, la situation qu'a faite la permanence du contact, 1'habitude...2

Il faut souligner que Huysmans s'apprête, au moment où il écrit ces lignes, à faire paraître son Roman en ménage (publié en février 1881) à propos duquel Robert Baldick écrit :

L'auteur, qui observe 1'humanité d'un oeil morose, apporte dans chaque chapitre de nouvelles preuves que 1'amour humain est une folie; les institutions humaines, des absurdités ; la vie même, une chose monotone et vaine.3

Ce pessimisme, mis en scène par Huysmans dans En ménage mais dont 1'écrivain donnera la pleine mesure dans son court roman A Vau-l'eau (1882), est partagé par les jeunes intellectuels des années 1870 et 1880, dont Emilien Garassus évoque ainsi l’état d'esprit:

La société démocratique, dans laquelle ils entraient, leur paraissait bourgeoise et mesquine, ennemie de toute distinction(...) L’Octave Mouret de Au Bonheur des dames peut célébrer la joie de

1 Joris-Karl HUYSMANS, ibid., p. 100. 2 Joris-Karl HUYSMANS, ibid., p. 101. 3 Robert BALDICK, op. cit., p. 79

(36)

1'action, 11 immense chantier contemporain et railler "les désespérés, les dégoûtés, les pessimistes", ces êtres aux âmes délicates, et plus ou moins désoeuvrés ne sauraient trouver dans cette action bourgeoise la force de supporter leur nihilisme.1

Si Huysmans se s'assimile pas tout à fait à ce portrait (homme très actif, il est l'opposé d'un dilettante superficiel), son pessimisme schopenhauerien ne peutêtre mis en doute. Son dégoût pour la nouvelle société industrielle et la vulgarité bourgeoise l'accompagnera en effet jusqu'à sa mort.

L'art de Jean-François Raffaélli et Camille Pissarro, s'il ne se propose pas de représenter, à l'instar de Caillebotte, les conditions matérielles de la vie bourgeoise, ouvre à Huysmans d'autres perspectives. Ces deux peintres, en effet, puisent leur inspiration dans les décors désolés de la banlieue parisienne. Raffaélli expose indifféremment au Salon annuel et à l'Exposition des indépendants. Le Salon de 1879 permet à Huysmans de louer chaleureusement Raffaélli:

Un autre peintre, vraiment moderne celui-là, et qui est de plus un artiste puissant, c'est M. Raffaélli. Ses deux toiles de cette année sont absolument excellentes. La première représente un retour de chiffonniers. Le crépuscule est venu. Dans l'un de ces mélancoliques paysages qui s'étendent autour du Paris pauvre, des cheminées d'usine crachent sur un ciel livide des bouillons de suie. Trois chiffonniers

1 Emilien CARASSUS, Le Snobisme dans les lettres françaises --de Paul Bonraet. à Marcel Proust, Paris, Armand Colin, 1966, p. 149.

(37)

retournent au gîte, accompagnés de leurs chiens [.. . ]

J'ai vu au Salon peu de tableaux qui m'aient aussi douloureusement et aussi délicieusement poigné. M. Raffaëlli a évoqué en moi le charme attristé des cabanes branlantes, des grêles peupliers en vedette sur ces interminables routes qui se perdent, au sortir des remparts, dans le ciel. En face de ces malheureux qui cheminent, éreintés, dans ce merveilleux et terrible paysage, toute la détresse des anciennes banlieues s'est levée devant moi. Voilà donc enfin une oeuvre, vraiment belle et vraiment grande!1

Cette critique de Raffaëlli apparaît d'autant plus intéressante lorsqu'on la confronte à une remarque de Benjamin sur le thème du chiffonnier, dans son ouvrage sur Charles Baudelaire:

Les chiffonniers étaient de plus en plus nombreux dans les villes depuis que les déchets avaient acquis une certaine valeur du fait des nouveaux procédés industriels. Ils travaillaient pour des intermédiaires et représentaient une sorte de travail à domicile qui s ' effectuait dans la rue. Le chiffonnier a fasciné son époque. Les regards de ceux qui, les premiers, ont enquêté sur le paupérisme, se posent sur lui, comme fascinés par la question muette de savoir quand est atteinte la limite de la misère humaine.2

Huysmans, en contemplant le toile de Raffaëlli, y voit le spectacle du monde industriel qui, à peine né,

1 Joris-Karl HUYSMANS, UArt. . ., op. cit., p.57. 2 Walter BENJAMIN, Baudelaire..., op. cit., p. 33.

(38)

porte déjà en lui les germes de sa destruction. Par delà le caractère "moderne" du tableau, c'est une nouvelle "poétique des ruines" que retient Huysmans: "toute la détresse des anciennes banlieues s'est levée devant moi." Il est permis de penser que Huysmans observe la vie des classes laborieuses en esthète, sans réelle conscience sociale. Fernande Zayed confirme ce jugement, en évoquant le goût de Huysmans pour le pittoresque des classes populaires et des lieux qu'elles habitent:

Sympathie particulière pour ces déshérités? Pitié d'un coeur sensible qui souffre à l'unisson de leurs douleurs? Il est permis d'en douter. Sa pitié et sa sympathie vont davantage aux cadres qui les abritent qu'aux personnages eux-mêmes.1

Huysmans félicite d'ailleurs Raffaëlli d'avoir abandonné une certaine sensiblerie pour se contenter de jouer un rôle d'observateur détaché. A propos du tableau Bonhomme venant de peindre sa barrière, exposé chez les Indépendants en 1881, l'écrivain note:

Jusqu'alors une tendance à cette humanitairerie qui me gâte les paysans de Millet, passait dans l'attitude des loqueteux peints par M. Raffaëlli; cette inutile emphase a maintenant disparu

[.. .] .2

Raffaëlli choisit en fait de montrer l'autre face de la médaille arborée par les officiels dont la peinture exalte les valeurs de la me République triomphante. Camille Pissarro procède de la même intention, et Huysmans

1 Fernande zayed, op. cit., p.H7.

(39)

n ' hésite pas à associer les deux peintres, dans son compte-rendu de 1'Exposition des Indépendants, en 1881:

Un curieux rapprochement peut s'opérer entre M. Pissarro et Raffaëlli, qui, avec des tempéraments et des procédés complètement inverses, sont parvenus à peindre des paysages qui sont, les uns et les autres , des chef-d'oeuvres [...] ce sont deux antipodes de la peinture réunies, dans la même salle, vis- à-vis [... ] .1

Si pour Huysmans, Raffaëlli réactualise et fait siennes les techniques picturales classiques, Pissarro est un coloriste "se servant d'une formule inusitée, abstruse, arrivant à rendre la vibration de l'atmosphère, la danse des poussières lumineuses dans un rayon, abordant franchement le grand jour, vous faisant douter de la réalité de tous les paysages qui semblent convenus en face de ses pulsations, de ces haleines mêmes de la nature enfin surprise"2. Raffaëlli et Pissarro séduisent Huysmans au même titre, par le choix de leurs sujets, plus particulièrement les scènes de la vie de banlieue, où les pauvres et les déshérités ont été rejetés à la suite des grands travaux de transformation de Paris, entrepris sous la direction de baron Haussmann sous le second Empire. La mélancolie du paysage semi-urbain évoquée par Huysmans devant la peinture de Raffaëlli apparaît investie toutefois d'une sérénité accrue chez Pissarro. Huysmans décrit Le Soleil couchant sur la plaine du chou, exposé en 1881, comme "un paysage où un ciel floconneux fuit à l'infini, battu par des cimes d'arbres, où coule une rivière près de laquelle fument des fabriques et montent

1 Joris-Karl HUYSMANS, ibid., p. 218. 2 Joris-Karl HUYSMANS, ibid., p. 218.

(40)

des chemins à travers bois..."1. Pissarro n'hésite pas, pas plus que Raffaélli, à inclure dans ses toiles des références à la vie industrielle.

Profondément influencé par des idées socialistes (ce qui le conduit à aider financièrement l'anarchiste Jean Grave à publier son journal La Révolte), il semble que Pissarro projette ses idées progressistes dans sa technique picturale. Octave Mirbeau, en visitant l'exposition consacrée au peintre et organisée par Durand- Ruel en 1892, note en effet que "M. Camille Pissarro a été un révolutionnaire par les renouvellements ouvriers dont il a doté la peinture..."2. Mirbeau laisse planer 1'ambigüité sur ses propos, il crée implicitement l'amalgame des idées politiques de Pissarro et de sa technique de travail pour les considérer comme deux aspects d'une totalité. C'est dans le même article que Mirbeau rappelle que Pissarro "a voulu adapter à la technique de son art les applications correspondantes de la science en particulier les théories de Chevreul, les découvertes de Helmholtz sur la vie des couleurs"3. Huysmans avait rendu compte de cette démarche à propos du tableau La sente du chou, en mars, exposé en 1881:

De près, la sente du chou est une maçonnerie, un tapotage rugueux, bizarre, un salmis de tons de toutes sortes couvrant la toile de lilas, de jaune de Naples, de garance et de vert; à distance, c'est de l'air qui circule, c'est du ciel qui s'illimité, c'est de la nature qui pant elle, de l'eau qui se volatise, du soleil qui

1 Joris-Karl HUYSMANS, ibid., p. 210. 2 Octave MIRBEAU, op. cit., p.147. 3 Octave MIRBEAU, ibid., p. 148.

(41)

irradie, de la terre qui fermente et fume !1

Huysmans semble ici succomber au charme d'un tour de magie, lui qui n'a de cesse de déjouer les procédés éculés des peintres officiels pour mieux les ridiculiser. Il n'est pas interdit de penser que la fascination de Huysmans pour la technique des impressionnistes s’explique par leur emploi d’une théorie scientifique dont l'application fait échec à une révision du monde basée sur l'idée de progrès triomphant, dans lequel les avancées techniques mettent justement en péril l'idée même d'oeuvre d'art. Une remarque de Walter Benjamin vient soutenir cette hypothèse:

Il faut présenter le modem style (Jugendstil) comme la deuxième tentative de l'art pour se mesurer avec la technique. La première fut le réalisme. Pour celui-ci le problème se trouvait plus ou moins dans la conscience des artistes qui étaient alarmés et inquiets des nouveaux procédés de la technique de reproduction.2

Alors que la production des peintres officiels s'adapte aux lois du marché par la "création de poncifs", et prend ainsi 1'allure d'une production de masse, les indépendants tentent désespéremment de s'extraire des lois de ce même marché, pour redonner à leurs oeuvres une "aura" (selon le sens qu'en donne Walter Benjamin), symboliquement représentée dans leurs recherches sur les jeux de lumière. L'impressionnisme peut se concevoir comme une réponse directe à la photographie, en utilisant des effets qui ne sont pas encore accessibles à cette technique : c'est sur le terrain de la couleur et de ses

1 Joris-Karl HUYSMANS, L'Art..., op. cit., p.211. 2 Walter BENJAMIN, Baudelaire..., op. cit., p. 215.

(42)

variations aux différentes qualités de lumière que la peinture peut encore se défendre. Huysmans insiste particulièrement sur le fait que:

Tel qu'il est, et tel qu'il sera surtout, l'art impressionniste montre une observation très curieuse, une analyse très profonde des tempéraments mis en scène. Ajoutez-y une vision étonnamment juste de la couleur, un mépris des conventions adoptées depuis des siècles pour rendre tel et tel effet de lumière, la recherche du plein air, du ton réel, de la vie en mouvement, le procédé des larges touches, des ombres faites par les couleurs complémentaires, la poursuite de 1'ensemble simplement obtenu, et vous aurez les tendances de cet art dont M. Manet, qui expose maintenant aux Salons annuels, a été l'un des plus ardents promoteurs.1

1.6 Conclusion

La critique d'art de Huysmans, entre 1879 et 1882, telle que rassemblée dans L'Art moderne, offre plus qu'un simple jugement esthétique: elle se veut avant tout polémique, donc agressive et décapante, lorsqu'il s'agit de mettre au jour les manoeuvres des peintres habitués des salons annuels. Si Huysmans se porte avec enthousiasme dans le camp des impressionnistes, et plus largement encore dans celui des indépendants, c'est qu'il existe, entre 1'écrivain et ces peintres, une communauté d'esprit, une vision partagée de ce que doit être la modernité. Le

symbole de cette communion intime entre Huysmans et les

(43)

peintres qu'il affectionne s'incarne dans la parution des Croquis parisiens, publiés en mai 1880, illustrés par des eaux-fortes de Jean-François Raffaëlli et Jean-Louis Forain. Huysmans, dans l'un de ces poèmes en prose, Vue de remparts du Nord-Paris, adresse un hommage direct à la peinture de Raffaëlli.

Mais 1'intérêt de Huysmans à la cause des indépendants va progressivement décroître à partir de 1882. Cette année-là, 1'écrivain constate avec amertume que "le cercle du modernisme s'est vraiment trop rétréci et l'on ne saurait assez déplorer cet amoindrissement apporté par de basses querelles dans 1'oeuvre collective, d'un petit groupe qui tenait tête jusqu'alors à 1'innombrable armée des officiels"1. Huysmans fait allusion aux multiples tensions qui nuisent à la cohésion du groupe impressionniste, dont la mort d'Edouard Manet, en 1883 va consacrer 1'éclatement. En 1882, Degas, Raffaëlli et Forain, entre autres, n'exposent pas. Huysmans flaire le danger de 1 'uniformisation de la production du groupe, analogue à celle qui sévit chez les officiels :

Puis, à vouloir interdire ainsi l'accès d'un groupe, sous prétexte d'obtenir une réunion d’oeuvres homogènes, à ne vouloir admettre que des artistes usant de procédés analogues [...] l'on aboutirait à la monotonie des sujets, à 1'uniformité des méthodes et, pour tout dire, à la stérilité la plus complète.2

Huysmans craint en fait la transformation du tableau impressionniste en marchandise. Il est significatif que cette angoisse de 1'écrivain se projette sur son propre

1 Joris-Karl HUYSMANS, ibid., p. 51. 2 Joris-Karl HUYSMANS, ibid., p. 231.

(44)

travail à l'époque. L'essoufflement observé chez les impressionnistes touche également le cercle littéraire des naturalistes que Huysmans songe à quitter. Il résume lui- même la situation dans sa préface à A Rebours. écrite vingt ans après la parution du roman, en 1904 :

Au moment où parut A Rebours, c'est-à-dire en 1884, la situation était donc celle-ci: le naturalisme s'essoufflait à tourner la meule dans le même cercle [...] Zola, qui était un beau décorateur de théâtre, s'en tirait en brossant des toiles plus ou moins précises ; il suggérait très bien 1'illusion du mouvement et de la vie; ses héros étaient dénués d'âme, régis tout simplement par des impulsions et instincts [...]. Ils remuaient, accomplissaient quelques actes sommaires, peuplaient d'assez franches silhouettes des décors qui devenaient les personnages principaux de ses drames. Il célébrait de la sorte les halles, les magasins de nouveautés, les chemins de fer, les mines, et les êtres humains égarés dans ces milieux n'y jouaient plus que le

rôle d'utilité et de figurants.1

On mesurera toute 1'importance de cette remarque si on confronte cette dernière à la critique de Huysmans des "faux modernistes". Zola est coupable, aux yeux de Huysmans, du même crime : animer le décor de la vie industrielle, du capital, au détriment de la vie humaine. L'être humain devient simple sujet d'expérience, dont on mesure les réactions par rapport à un milieu déterminé. La vision positiviste de Zola est profondément bourgeoise et s'insère parfaitement dans la conception bourgeoise du

1 Joris-Karl HUYSMANS, A Rebours, Paris, Garnier-Flammarion, 1978, p.47 .

(45)

travail, dans laquelle tout est question de calcul, de rationalisation, comme en témoigne Georg Lukaes :

En conséquence de la rationalisation du processus du travail, les propriétés et les particularités humaines du travailleur apparaissent de plus en plus comme de simples sources d'erreurs, face au fonctionnement calculé rationnellement d'avance de ces lois partielles abstraites. L'homme n'apparaît, ni objectivement, ni dans son comportement à l'égard du processus de travail, comme le véritable porteur de ce processus,

il est incorporé comme partie mécanisée dans un système mécanique qu'il trouve devant lui, achevé et fonctionnant dans une totale indépendance par rapport à lui, aux lois duquel il doit se soumettre.1

A vouloir explorer le monde industriel et les mécanismes de la société bourgeoise, Zola tombe, selon Huysmans, dans un piège : sa propre production artistique s ' assimile de plus en plus à un produit industriel, standardisé, prévisible, totalement rationalisé dans sa phase de conception. Huysmans, quant à lui, refuse de subir le même sort, et amorce, à partir de 1883, un mouvement de retrait de la réalité, dont A Rebours (au titre évocateur) constitue la première étape. S’il sera question de ce roman en détail plus avant dans ce travail, il est néanmoins nécessaire d'approfondir au préalable la résistance de Huysmans aux pressions toujours plus formidables de la société industrielle, par le biais de ses réactions devant les manifestations concrètes de ces pressions: les transformations de la vie urbaine

(46)

CHAPITRE...!!

FANTASMAGORIES ARCHITECTURALES.;.

2.1 Introduction

Paris, à mesure qu'il se transforme et se modernise, devient de plus en plus étranger et suspect aux yeux de Huysmans. Profondément bouleversé à la suite des grands travaux entrepris sous le Second Empire, le visage de la capitale désespère 1'écrivain. Au cours de sa période naturaliste, il en vient néanmoins à souhaiter une utilisation intelligente et surtout esthétique en architecture des nouveaux matériaux offerts par 1 ' industrie, en particulier le fer. Mais en 1889, le constat de Huysmans est sombre devant les réalisations de 1'architecture moderne. Comment expliquer cette déception au regard de 1'évolution intellectuelle de 1'écrivain?

2.2 Le "Paris-Chicago"

Le protagoniste du court roman A vau-l’eau. Jean Folantin, dans lequel Huysmans, fidèle à sa méthode narrative autobiographique, s'est incarné, exprime sa détresse devant les transformations qui accablent le Vie arrondissement de Paris où il vit :

(47)

[...] tous ses souvenirs tenaient dans cet ancien coin tranquille, déjà défiguré par des percées de nouvelles rues, par de funèbres boulevards, rissolés l'été et glacés l'hiver, par de mornes avenues qui avaient américanisé 1'aspect du quartier et détruit pour jamais son allure intime

[.

.

.] -1

Plus loin dans le texte, Folantin éclate: Ah! décidément Paris devient un Chicago sinistre ! [...] profitons du temps qui nous reste avant la définitive invasion de la grande mufflerie du Nouveau-Monde !2

Benjamin évoque ainsi 1'oeuvre d'urbaniste du Baron Haussmann:

[...] elle fait de Paris, pour ses propres habitants, une ville étrangère.3

ville étrangère pour Huysmans, certainement. Les travaux entrepris sous la direction d'Haussmann étaient motivés par des buts politiques et idéologiques. Il s'agissait, pour la bourgeoisie du Second Empire, à la fois de marquer concrètement son triomphe et d'empêcher toute velléité de révolte de la classe ouvrière comme le précise Benjamin:

L'idéal de l'urbanisme haussmannien:des vues perspectives à travers de longues percées. Cet idéal correspond à la tendance qui se retrouve à travers tout le XIXe siècle; ennoblir des nécessités techniques par des finalités artistiques. C'est transposées dans le tracé des avenues que

1 Joris-Karl HUYSMANS, A Vau-l'eau, Paris, Plon, 1908, p. 186. 2 Joris-Karl HUYSMANS, ibid., p. 199.

(48)

devaient trouver leur apothéose les institutions où s1 affirme, séculier et spirituel, le règne de la bourgeoisie.1

Benjamin ajoute:

Le vrai but des travaux d'Haussmann était la protection de la ville contre la guerre civile. Il voulait rendre à jamais impossible 1'érection de barricades à Paris.2

Ces travaux, de plus, permettent d'éloigner une population ouvrière jugée dangereuse vers les banlieues : les toiles de Raffaëlli et Pissarro évoquées dans le chapitre précédent rendent compte de ce phénomène. Le Paris médiéval disparaît sous le pic des démolisseurs, officiellement pour des raisons d'hygiène, justification que rejette Huysmans, avec violence:

L ' irrémédiable sottise des architectes, a, du reste, ardemment suivi 11 idéal casernier des ingénieurs ; le public est enfin satisfait car aucune oeuvre d'art n'offusquera plus jamais sa vue. Il est d'ailleurs convaincu que Paris est sain. Jadis, les rues étaient étroites et les logis vastes, maintenant les rues sont énormes et les chambres microscopiques et privées d'air; 1'espace demeure le même, mais se répartit de façon autre; il paraît qu'au point de vue de 1 'hygiène cela constitue un exorbitant bénéfice.3

1 Walter BENJAMIN, ibid., p. 50-51. 2 Walter BENJAMIN, ibid., p. 51

3 Joris-Karl HUYSMANS, Certains, Paris, Christian Bourgois, coll. "10/18", 1986, p. 275-276.

Références

Documents relatifs

Cette me- sure a été réalisée au moyen de deux interrogateurs distincts : le B-OTDR DSTS, développé durant cette thèse, réalisant une mesure B-OTDR standard sensible si-

Plusieurs fiefs vinrent s’y ajouter, comme la terre et la maison forte de Sommedieue 6 , fief du comte de Bar, la tour de Bourmont du duc de Lorraine 7 et la maison forte

« I T E M il est deffendu à tous de couper les bois en ban de la Chatelanie et ceux qu'on pourrait mettre en ban à l'avenir, sans la permission du Châtelain, et de la

We show that the impossibility to implement a bidder-optimal competitive equilibrium with a standard ascending auction is circumvented with some minimal ascending auctions: contrary

Item, le même syndic aura le même soin, incontinent le dit serment prêté, de prévoir la première saison propre à faire la visite des barrières du Rhône, pour prier messieurs

A la suite d'un rapport présenté au roi, le 10 juin 4837, par Martin (du Nord), ministre des travaux publics, de l'agriculture et du commerce, — rapport où Ton voit qu'à cette

Pour Harris (2007) développer l'imaginaire chez l'enfant est non seulement un moyen de s'ouvrir sur le monde mental d'un tiers, mais c'est également un moyen de se

Le second travail effectué sur la leçon à cette époque concerne la mise en scène des personnages : témoins de l’intérêt pour la réception de