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De "Pas pire" à "Pour sûr": espaces et langues (dé)cloisonnés dans l'oeuvre de France Daigle

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Texte intégral

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DE PAS PIRE À POUR SÛR : ESPACES ET LANGUES (DÉ)CLOISONNÉS DANS L’ŒUVRE DE FRANCE DAIGLE

par Jessica Thivierge

Mémoire de maîtrise soumis à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de M.A.

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montréal, Québec Avril 2017

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R

ÉSUMÉ

Ce mémoire explore les dimensions spatiale et linguistique de l’œuvre récente de France Daigle, à partir des théories de la frontière élaborées depuis la fin des années 1990. Les études théoriques sur lesquelles s’appuie l’analyse (celles de Youri Lotman, de Sandro Mezzadra et Brett Neilson, de Martin Pâquet et Stéphane Savard) traduisent un même refus : celui de la clôture et de la fermeture immanentes à maintes conceptions de la frontière. Les théoriciens choisis statuent que la frontière a peu à voir avec la définition qui lui est communément attribuée, c’est-à-dire l’idée de limite, voire celle de fermeture. Ils la considèrent comme un lieu d’inclusion autant, sinon davantage, qu’un lieu d’exclusion, et c’est ainsi qu’elle se présente à mon avis dans l’œuvre récente de Daigle.

Je postule que les espaces et les langues subissent un décloisonnement graduel dans Pas pire (1998), Un fin passage (2001), Petites difficultés d’existence (2002) et Pour sûr (2011); chacun des chapitres du mémoire porte sur l’un de ces ouvrages. Le décloisonnement observé va de pair avec l’exploration d’un interdit que l’auteure s’était jusqu’alors imposée : le particularisme acadien. Malgré l’apparent paradoxe, il n’y a pas de contradiction chez Daigle entre le décloisonnement sur l’ailleurs et l’exploration de l’ici : l’ouverture vient avec le particularisme, voire grâce à lui. L’ouverture spatiale et linguistique progressive à laquelle s’adonne l’écriture déplace la frontière entre ce que les personnages tiennent à distance et ce qu’ils s’approprient. La conclusion cherche à cerner les limites du décloisonnement.

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ii

A

BSTRACT

This thesis explores the spatial and linguistic dimensions of the most recent literary work of France Daigle, based on late 1990’s border theories. These theoretical studies reject the enclosing function commonly ascribed to the concept of border. The chosen authors (Youri Lotman, Sandro Mezzadra and Brett Neilson, Martin Pâquet and Stéphane Savard), without exception, conclude that borders have little to do with the common definition assigned to them: the concept of limit or of enclosure. They see borders as a device of inclusion, perhaps even more so than as one of exclusion. I believe that borders appear as such in Daigle’s recent work.

My hypothesis is that spaces and languages go through a gradual opening in Pas pire (1998), Un fin passage (2001), Petites difficultés d’existence (2002), and Pour sûr (2011), each novel being the topic of a specific chapter. The observed increasing openness correlates with the recent transgression of Daigle’s self-imposed restriction: the acknowledgement of Acadian particularisms. Despite the apparent paradox, there is no contradiction in Daigle’s work between the openness to elsewhere, and the exploration of the local sphere: the opening comes with the particularisms, even because of it. This progressive spatial and linguistic openness shifts and blurs the boundary between what is foreign to the characters and what they make their own. The conclusion seeks to assess how far this openness goes.

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EMERCIEMENTS

Je désire adresser mes plus sincères remerciements à ma directrice, Catherine Leclerc, pour sa confiance en mon projet, ses lectures minutieuses et sa grande rigueur.

Merci à Benoit Doyon-Gosselin, qui a généreusement accepté d’évaluer ce mémoire. Ses commentaires pertinents m’ont été d’une aide précieuse. Je pense notamment à l’importance de souligner une lacune observée couramment chez les chercheurs s’étant intéressés à l’œuvre daigléenne, afin de faire ressortir l’originalité de mon analyse.

Je souhaite également remercier David, qui depuis le début de la rédaction de ce mémoire m’a écoutée patiemment lorsque je formulais à voix haute les moindres idées me traversant l’esprit, et dont les commentaires judicieux ont fait avancer ma réflexion. Je lui dédie ce mémoire.

Je veux aussi témoigner ma reconnaissance envers plusieurs autres personnes, sans qui ces deux dernières années se seraient sans doute prolongées. Je pense à Bernard, Johanne, Valérie et Alice, dont les encouragements n’ont connu aucune trêve. À Louis, merci pour la première ligne.

Je tiens par ailleurs à remercier France Daigle, pour le plaisir que m’a procuré la lecture de son œuvre, et, partant, la rédaction de ce mémoire. Je lui voue toute mon admiration.

Enfin, j’aimerais souligner l’appui financier du Conseil de recherches en sciences humaines et du Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill qui m’ont octroyé de généreuses bourses.

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iv

T

ABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION ... 1

Négocier le contact avec l’Autre ... 2

Changement de cap ... 5

La frontière spatiale, membrane étanche? ... 8

La norme linguistique, entité immuable? ... 12

CHAPITRE 1 PAS PIRE : ON TÂTE LE TERRAIN ... 17

Introduction ... 17

L’altérité ici ... 19

L’altérité du monde ... 24

Conclusion ... 29

CHAPITRE 2 UN FIN PASSAGE :(DÉ)COMPLEXION,(DÉ)CLOISONNEMENT ET (DÉ/RE)CENTREMENT ... 30

Introduction ... 30

Moncton décomplexé ... 32

À contre-courant ... 37

Recentrement sur l’Acadie ... 41

Conclusion ... 46

CHAPITRE 3 PETITES DIFFICULTÉS D’EXISTENCE :«BEN ON FINIT PAR MERGER PAREIL » ... 48

Introduction ... 48

En l’absence de structure, le sur mesure ... 50

Les gens de la ville, d’une ville à l’autre ... 55

L’utopie d’une ville française ... 59

Un visage francophone ... 62

Conclusion ... 68

CHAPITRE 4 POUR SÛR : ÉLOIGNEMENTS, RAPPROCHEMENTS, DISTANCES RECALCULÉES ... 71

Introduction ... 71

(Dé)filiations ... 74

L’Autre, autrement ... 82

La France se fait loin ... 90

Réflexion, réflexe et réflexivité ... 94

Conclusion ... 99

CONCLUSION ... 101

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I

NTRODUCTION

« Nous découvrons aussi, avec étonnement, des personnes installées dans la masse tranquille de leur langue, qui ne comprennent même pas qu’il puisse exister quelque part un tourment de langage pour qui que ce soit1 ». Lorsque je relis cette constatation douloureuse émise par Édouard Glissant au sujet des espaces littéraires dominés, je pense aux trois années passées dans la ville d’Edmonton, où j’ai complété un baccalauréat en Littératures d’expression française dont celles du Canada. À première vue, il semble nécessaire d’informer les principaux intéressés par les lettres françaises qu’il existe bel et bien, en dehors du Québec et de la France, des littératures d’expression française. Autrement, le segment « dont celles du Canada », qui précise l’existence d’une littérature francophone dans l’ouest du Canada, notamment, relèverait de l’évidence et s’avèrerait redondant; il n’est malheureusement pas possible de faire fi de l’hégémonie parisienne et de prétendre que la littérature francophone, celle qui s’écrit en français hors de France, est chose connue de tous. C’est donc dans un tel contexte d’« exiguïté littéraire2 » qu’a été rédigé le libellé du programme que j’ai suivi entre septembre 2012 et août 20143 au Campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta, zone universitaire située dans le seul quartier de la ville où la langue véhiculaire anglaise trouve un vis-à-vis francophile. Il peut paraître surprenant qu’une Québécoise francophone se soit déplacée vers une province unilingue anglophone pour compléter des études françaises. Sans doute. En vérité, c’est l’ignorance qui m’a menée à 4000 km de chez moi.

Ayant fait partie, toute ma vie durant, de ces privilégiés qui, « installé[s] dans la masse tranquille de leur langue », ne soupçonnent pas « qu’il puisse exister quelque part un tourment de langage pour qui que ce soit », il m’a fallu poser le pied dans la capitale albertaine pour saisir cette « souffrance d’expression4 » propre aux peuples linguistiquement colonisés dont parle Glissant. Il ne m’était jamais venu à l’esprit, parce que je venais d’un espace « dominant » – du

1 É. Glissant, Poétique de la relation, p. 122. Cité dans P. Casanova, « Les petites littératures », p. 247.

2 Je reprends ici les propos tenus par Lise Gauvin faisant référence au concept d’exiguïté proposé par François

Paré : « [L]’exiguïté de l’espace […] se traduit dans les faits par une faible diffusion hors de l’enceinte initiale. On pourrait dire de ces littératures qu’elles voyagent peu, que leur importance à l’échelle mondiale est inversement proportionnelle à leur impact dans leur société d’origine. » Voir L. Gauvin, « Autour du concept de littérature mineure », p. 34 et F. Paré, Les littératures de l’exiguïté, p. 9.

3 Le programme de littératures françaises du Campus Saint-Jean est désormais intitulé Littératures d’expression

française, dont la littérature canadienne-française. Voir la rubrique « Concentration majeure et mineure en Français-littérature » à l’adresse suivante : http://calendar.ualberta.ca/preview_program.php?catoid=6&poid=2516.

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2 moins dans le contexte canadien – et que je l’ignorais, que les communautés francophones minoritaires du Canada – il va de soi que j’exclus ici le Québec – luttent quotidiennement contre le silence5.

Situées à l’extérieur du seul espace sur tout le continent où le français est majoritaire, les communautés francophones minoritaires du Canada, depuis que s’est confirmé « le désaveu du Québec nationaliste pour sa diaspora nord-américaine6 », « sont en voie de dissolution7 » dans le grand tout anglophone. Devant l’évidence que la « fragilisation accrue des différences linguistiques et culturelles8 » suit son cours, elles sont amenées à revisiter les stratégies d’affirmation de leur existence, autre expression pour désigner ce que François Charbonneau appelle la lutte pour la reconnaissance9. « La dégradation des discours identitaires et surtout les perspectives d’extinction globale qui frappent tant de langues et de cultures influent certainement sur le comportement des communautés minoritaires10 », déduit François Paré, notamment en ce qui concerne leurs pratiques littéraires, qui, souvent décentrées, mettent en exergue leur « méfiance à l’égard des structures et des hiérarchies11 ».

Négocier le contact avec l’Autre

Dans ce mémoire, je m’intéresserai aux stratégies qu’élabore l’écrivaine acadienne France Daigle pour réduire les tensions soulevées par le contact avec l’anglais sans abandonner pour autant les particularités acadiennes. J’aborderai à la fois les langues et les espaces mis face à face dans les quatre derniers romans de l’auteure, les deux volets (linguistique et spatial) étant étroitement liés l’un à l’autre. La langue et l’espace sont deux aspects de l’œuvre daigléenne dont ont traité de nombreux chercheurs. Raoul Boudreau, Catherine Leclerc et Chantal Richard, qui ont étudié la langue chez Daigle, ont toutefois eu tendance à mettre l’aspect spatial de côté. Inversement, Benoit Doyon-Gosselin, qui s’est intéressé à l’espace, s’est très peu soucié de l’aspect linguistique. L’originalité12 de mon travail repose sur le décloisonnement de ces deux

5 Voir F. Paré, Théories de la fragilité, pp. 43-44. 6 F. Paré, Les littératures de l’exiguïté, pp. 30-31. 7 F. Paré, La distance habitée, p. 195.

8 Ibid., p. 95.

9 Voir F. Charbonneau, « L’avenir des minorités francophones du Canada après la reconnaissance», p. 163-186. 10 F. Paré, La distance habitée, p. 95.

11 Ibid., p. 68.

12 Jeanette Den Toonder a produit une étude dont le titre semble la situer au cœur des mes préoccupations :

« Dépassement des frontières et ouverture dans Pas pire ». Toutefois, c’est la frontière entre la réalité et la fiction que Den Toonder y aborde, selon un angle psychanalytique.

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3 aspects, qui seront ici étudiés ensemble. D’une part, les usages linguistiques distinctifs renvoient à l’espace qui les voit naître. D’autre part, les déplacements sur le territoire situé à l’extérieur des frontières érigées entre l’espace du Soi et l’espace de l’Autre entrainent une réflexion sur les usages linguistiques du Soi et de l’Autre. Plus spécifiquement, dans l’œuvre de fiction récente de Daigle (œuvre qui a vu le jour à même l’espace dominé acadien et qui à son tour le met en scène), j’étudierai l’usage littéraire de particularismes non légitimes. Dans le cas précis de l’Acadie – celle que Daigle explore dans ses derniers romans –, le vernaculaire chiac, « [m]ajoritairement perçu par ceux qui le parlent comme une variété de français véhiculant une identité francophone13 », selon la spécialiste Marie-Ève Perrot, « opère une réelle redistribution des rôles entre les deux langues, en assignant à chacun des marqueurs envisagés (anglais mais aussi français) une valeur précise différenciée14 ». Raoul Boudreau définit le chiac comme

la langue vernaculaire du sud-est du Nouveau-Brunswick caractérisée par l’intégration et la transformation, dans une matrice française, de formes lexicales, syntaxiques, morphologiques et phoniques de l’anglais pour former un système linguistique autonome. Il s’agit donc d’une forme bien particulière de « métissage » du français et de l’anglais15.

Le chiac est l’une de ces stratégies subversives qui ont le potentiel de réduire les lieux de tension. Dans les faits, il « inscrit le conflit linguistique à l’intérieur de la langue dominée, inversant ainsi dans ses formes mêmes le rapport entre les langues en présence. Malgré la forte influence de l’anglais, les emprunts s’insèrent dans une matrice française quantitativement, structurellement et symboliquement dominante16 ». Expression directe du refus de l’assimilation à l’anglophonie, formé à même une logique française, le chiac emprunte tout de même aux codes de l’assimilateur, et c’est cet emprunt, sorte d’appropriation, qui permet au locuteur dominé de négocier la violence du contact.

La présence même de conditions coercitives sur ce que Mary Louise Pratt nomme les zones de contact permet à l’ethnohistorien Laurier Turgeon d’appréhender ces zones dans leur potentiel transformateur. Pratt définit les zones de contact comme des espaces dans lesquels « cultures meet, clash, and grapple with each other, often in contexts of highly asymmetrical relations of power, such as colonialism, slavery, or their aftermaths as they are lived out in many

13 M.-È. Perrot, « Statut et fonction symbolique du chiac… », p. 150. 14 M.-È. Perrot, « Le chiac ou … whatever… », p. 245.

15 R. Boudreau, « Les français de Pas pire de France Daigle », p. 54. Voir également la définition de Marie-Ève

Perrot dans M.-È. Perrot, « Le chiac ou … whatever… », p. 237-246.

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4 parts of the world today17 ». À partir du sens attribué au terme « contact » par la linguistique, où il fait référence aux « improvised languages that develop among speakers of different native languages who need to communicate with each other consistently18 », Pratt développe une théorie qui lui permet de rendre compte, affirme Sherry Simon, des « language difficulties experienced by those who live between two cultures, in the many contact zones of the contemporary world19 ». La linguistique du contact telle que Pratt l’entend expose les « processes of appropriation, penetration or co-optation of one group’s language by another20 ».

Les zones de contact sont des lieux où s’effectue nettement une « interpénétration des codes symboliques21 » – synonyme de « créolisation à la mode antillaise22 » – par laquelle les cultures dominées s’approprient des éléments de la culture dominante. Turgeon nomme ces aires de contact des « entre-lieux », terme originairement élaboré par Silviano Santiago23, qu’il définit à son tour comme des « espaces ouverts et générateurs […] où se font sélections et appropriations des signes de l’autre culture24 ». Les signes transférés au cours du contact interculturel subissent une recontextualisation, c’est-à-dire qu’ils acquièrent de nouveaux usages et qu’ils changent de sens. Selon Turgeon, « [l]es transformer est une manière de marquer une appropriation et, en même temps, les signes transforment ceux qui les manipulent25 ».

Pour la communauté acadienne, dont l’identité se construit à même un phénomène diglossique et dont l’imaginaire est plus souvent qu’autrement lié au déracinement et à la perte du territoire, la recontextualisation des signes transférés suivie de leur appropriation est une certaine forme de territorialisation, une manière d’avoir une emprise sur le monde. Même dominés, les acteurs conservent un certain droit de regard sur ce qui leur est imposé par les dominants. Pratt note à cet effet que « [w]hile subordinate peoples do not usually control what emanates from the dominant culture, they do determine to varying extents what gets absorbed into their own and what it gets used for26 ». Les emprunts que le chiac fait à l’anglais en sont un exemple; ce

17 M. L. Pratt, « Arts of the Contact Zone », p. 34. 18 M. L. Pratt, « Criticism in the contact zone », p. 6.

19 S. Simon, « Translation and interlingual creation in the contact zone… », p. 71. 20 M. L. Pratt, « Linguistic Utopias », p. 61.

21 F. Paré, La distance habitée, p. 68. 22 Ibid., p. 188.

23 Voir S. Santiago, « O entre-lugar do discurso latino-americano », p. 11-28. 24 L. Turgeon (dir.), « L’état des entre-lieux », p. 16.

25 Ibid., p. 17.

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5 vernaculaire s’impose dans les faits comme un système linguistique autonome par rapport au français et à l’anglais27.

Ce phénomène transculturel28 manifeste l’hybridation formée « à partir de l’intersection de différentes pratiques culturelles qui se rencontrent dans un nouveau territoire29 ». Le nouveau territoire constitué à même la zone de contact correspond à ce « tiers-espace30 » que Mario Bédard définit, à la suite de Turgeon, comme un espace situé « aux antipodes du non-lieu31 », c’est-à-dire à l’opposé de ce lieu caractérisé par un « vide de sens32 » et une « déterritorialisation33 ». C’est d’ailleurs ainsi que Turgeon se représente l’entre-lieu, concept « développé autour de la notion d’échange34 », cet « espace en phase de territorialisation35 » en est un « de liberté où tout est possible36 ». Les phénomènes d’hybridation qui résultent des échanges sont à la fois l’expression et l’aboutissement de la porosité des frontières érigées entre Soi et l’Autre.

Changement de cap

Ce mémoire entend étudier les stratégies littéraires mises en place par une écrivaine acadienne du Nouveau-Brunswick qui, bien qu’elle œuvre à la fois à partir d’un espace littéraire dominé (dépendant qu’il est de l’institution littéraire québécoise et de l’institution littéraire française37) et d’une zone de contact (avec une majorité d’anglophones), n’a pas suivi le parcours type des écrivains issus des petites38 littératures.

27 M.-È. Perrot, « Le chiac ou … whatever… », p. 237.

28 Le terme « transculturation », « originally coined by Cuban sociologist Fernando Ortiz in the 1940s, aimed to

replace overly reductive concepts of acculturation and assimilation used to characterize culture under conquest ». Voir M. L. Pratt, « Arts of the Contact Zone », p. 36.

29 C. Teixeira, Dicionário crítico de política cultural, pp. 125 et 358. Cité dans Z. Bernd, « Écritures

hybrides… », pp. 414-415.

30 Ce terme est généralement associé à Homi K. Bhabha. Ni Mario Bédard ni Laurier Turgeon n’y font toutefois

référence. Voir H. K. Bhabha et J. Rutherford, « Le tiers-espace », p. 95-107.

31 M. Bédard, « Une typologie du haut-lieu… », p. 62.

32 M. Augé, Non-Lieux…, 1992. Cité dans M. Pâquet et S. Savard (dir.), « Introduction… », p. 5. 33 M. Augé, Non-Lieux…, 1992. Aussi cité dans M. Bédard, « Une typologie du haut-lieu… », p. 60. 34 Ibid., p. 62.

35 Ibid. 36 Ibid.

37 Benoit Doyon-Gosselin explique que les littératures francophones du Canada dépendent à la fois du Québec et de

Paris pour leur reconnaissance. Voir B. Doyon-Gosselin, « (In)(ter)dépendance des littératures francophones du Canada », p. 47.

38 Pour Franz Kafka, les littératures que l’on qualifie de « petites » sont en émergence, par opposition aux littératures

établies. Elles sont jeunes et dépourvues de tradition littéraire. On a attribué à tort la notion de littérature « mineure » à Kafka. S’appuyant sur une critique de Pascale Casanova, Lise Gauvin précise que c’est la traduction de ses textes par Gilles Deleuze et Félix Guattari qui, « opérant une fusion d’un passage sur la littérature et d’un autre sur la

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6 Parce que les écrivains des espaces dominés subissent des contraintes institutionnelles exogènes « que les “centraux” ignorent complètement du fait de leur position d’emblée universalisée39 », « [l]e “choix” de travailler à l’élaboration d’une littérature nationale, ou d’écrire dans une grande langue littéraire, n’est jamais une décision libre et délibérée40. » Ainsi, « [l]es préoccupations formelles, c’est-à-dire spécifiquement littéraires et autonomes, n’apparaissent dans les “petites” littératures que dans une seconde phase41 » au cours de la quête de reconnaissance symbolique, le formalisme y étant considéré comme « un luxe à l’usage des pays centraux, qui n’ont plus à se poser ni le problème national ni celui de l’engagement42 ». Pourtant chez Daigle, on enregistre la trajectoire inverse43.

Au début de son parcours d’écrivaine, Daigle opte pour une écriture dénuée de référents linguistiques ou géographiques acadiens, privilégiant une esthétique formaliste, « pour échapper au cadre restreint délimité par les œuvres de fiction acadiennes44 ». La littérature locale est alors « profondément informée par une longue tradition d’interprétation cyclique de l’histoire, précise Paré, qui ram[ène] le texte poétique aux formes tragiques de la dispersion du XVIIIe siècle et à l’histoire des recommencements45 ». L’évolution du processus d’écriture daigléen vient toutefois accorder graduellement une place importante aux marqueurs référentiels propres à l’Acadie, lorsque le modèle local finit par évoluer et par se moderniser46. Et l’auteure, une fois son statut d’écrivaine légitimé, transforme l’esthétique de ses textes en s’inspirant de son milieu pour reproduire, dans ses romans les plus récents, une certaine réalité linguistique et géographique, tout en prenant bien soin d’esquiver la question du destin national et en remettant en cause la

langue, invent[e] le concept de “littérature mineure” ». Voir L. Gauvin, « Autour du concept de littérature mineure », p. 27 et P. Casanova, « Nouvelles considérations sur les littératures dites mineures », p. 243. Lise Gauvin désigne quant à elle ces littératures à l’aide du néologisme « intranquilles », parce que « rien ne l[eur] est jamais acquis », parce qu’elles ont l’avantage de n’être pas là où on les attend. Voir L. Gauvin, « Autour du concept de littérature mineure », pp. 38-39.

39 P. Casanova, « Les petites littératures », p. 245. 40 Ibid.

41 Ibid., p. 274. 42 Ibid., p. 272.

43 Raoul Boudreau remarque « l’itinéraire inversé de cet écrivain, qui commence par produire des œuvres purement

formalistes et désincarnées et qui arrive en fin de parcours, sans préjuger de la suite, à une représentation de l’Acadie et de sa propre situation dans ce milieu, par où avaient commencé certains de ses confrères en écriture ». Boudreau développe cette idée dans « Le rapport à la langue dans les romans de France Daigle… », p. 31-45; ici, p. 33. Le même phénomène s’observe à propos de J.R. Léveillé au Manitoba.

44 M. Pâquet et S. Savard (dir.), « Introduction… », p. 12. 45 F. Paré, La distance habitée, p. 205.

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7 pensée conventionnelle de l’origine de la culture acadienne47. Chez elle, le collectif fait une entrée tardive et son importance semble grandir, en même temps que s’affirme une subjectivité qui ne peut être réduite à ses seules références communautaires48 et qui vient modifier la représentation réductrice des frontières des petites communautés, représentation qui découle d’une conception essentialiste de la culture et de l’identité collective49 et qui perçoit celles-ci à la fois comme fortifications et comme entités étanches. De manière progressive, Daigle expérimente avec le particularisme. Entre ses romans dits formalistes et ses romans les plus contextualisés, elle écrit La vraie vie (1993) et 1953. Chronique d’une naissance annoncée (1995). Dans le premier, on rencontre des personnages explicitement acadiens, alors que le second, en plus de camper l’espace diégétique à Moncton, se sert du journal local acadien L’Évangéline pour situer bébé M (version bébé de l’écrivaine autofictive nommée France Daigle) dans les affaires du monde global, joignant ainsi le Soi et l’Autre, l’ici et l’ailleurs. Ce n’est toutefois qu’avec Pas pire (1998) que Daigle enjambe la barrière de la langue.

Avec Pas pire, le territoire est localisable et sert désormais de point de repère. En même temps, Pas pire s’engage dans un jeu d'ouverture des frontières. Ce roman marque le début d’un décloisonnement esthétique qui correspond à une nouvelle exploration – celle du particularisme linguistique –, mais qui va aussi de pair avec une ouverture sur l’ailleurs. Pour paradoxal que ce mouvement puisse paraître, le recentrement sur le local permet de décloisonner la langue d’écriture (jusqu’ici française dans tout ce qu’il y a de plus normatif) et l’espace représenté (depuis peu identifiable), et se présente comme le passage obligé en préparation pour une ouverture à ce qui n’est pas acadien, langue ou espace. Dans ce roman où, pour la première fois chez Daigle, la référentialité devient incontournable, il est alors possible de s’éloigner du terrain familier pour arpenter plus avant des espaces inconnus. Voilà que Daigle campe des personnages nommés au milieu d’un Moncton francisé. À cette reconfiguration spatiale s’ajoute le recours au vernaculaire du sud-est du Nouveau-Brunswick, qui fait une première apparition dans le discours des personnages50. Cette innovation langagière vient non seulement modifier le rapport aux frontières spatiales et linguistiques, par une mise en relief du parler régional qui mène à repenser

47 Voir F. Paré, La distance habitée, p. 205. 48 Voir ibid., p. 201.

49 Voir J. Morency, H. Destrempes, D. Merkle et M. Pâquet (dir.), « Introduction », p. 7.

50 Notons qu’il s’agit toutefois d’une version adoucie du chiac tel qu’il est parlé au sud-est du Nouveau-Brunswick.

Le vernaculaire devient plus anglicisé dans les romans suivants. À cet égard, voir R. Boudreau, « Le rapport à la langue dans les romans de France Daigle… », p. 41.

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8 la valeur du français normatif ainsi que le statut de l’anglais – dont le caractère étranger est souligné la plupart du temps par l’italique – mais surtout, elle propose une solution à la fixité mémorielle, dont la critique a noté tant l’importance que le caractère problématique en littérature acadienne51. Dans les faits, Daigle cherche une autre manière d’incarner l’avènement du « “pays” tant cherché […] et de concevoir ses rapports avec l’altérité52 ».

Selon Jean Morency, « Daigle semble suggérer un dépassement du clivage entre l’Acadie du territoire et l’Acadie de la généalogie, […] [faisant] intervenir une nouvelle variable dans l’équation identitaire acadienne53. » Cette « nouvelle variable » se présente selon moi sous la forme d’une ouverture progressive des espaces et des langues dans Pas pire (1998), Un fin passage (2001), Petites difficultés d’existence (2002) et Pour sûr (2011), ouvrages figurant à mon corpus. Au fil de ces quatre romans, Daigle procède à l’examen de la distance qui sépare l’ici de l’ailleurs, en vue de proposer une nouvelle manière de vivre l’acadianité sans devoir sacrifier l’universel. La représentation de différents types de frontières, autant matérielles qu’immatérielles, évolue au fil de l’œuvre daigléenne. La définition même des frontières entre l’ici et l’ailleurs se transforme. En acquérant une signification nouvelle, la frontière se décloisonne. Ce mémoire étudiera cette transformation.

La frontière spatiale, membrane étanche?

Mon analyse se situe dans la lignée de l’ouvrage Balises et références : Acadies, francophonies (2007) codirigé par Martin Pâquet et Stéphane Savard, portant sur les rapports entre les appartenances communautaire et territoriale tels qu’ils se manifestent en Acadie, et plus largement dans les francophonies. L’étude de Pâquet et Savard traduit un double refus : « celui de l’essentialisme inhérent aux définitions de l’identité collective (Morency et al. 2005), celui de la clôture et de la fermeture immanentes aux conceptions de la frontière54. » Ces deux considérations sont essentielles à mon étude des frontières chez France Daigle; l’identité, chez elle, semble se concevoir en opposition avec le discours essentialiste sur les petites communautés, où celles-ci sont représentées « comme groupes clos55 » et où « l’identité […] est souvent

51 Voir par exemple H. Chiasson, « Oublier Évangéline », p. 147-163 et J. Morency, « Perdus dans

l’espace-temps… », p. 487-509.

52 F. Paré, La distance habitée, p. 213.

53 J. Morency, « Perdus dans l’espace-temps… », p. 500.

54 M. Pâquet et S. Savard (dir.), « Introduction… », p. 3. Voir également J.Morency, H. Destrempes, D. Merkle et

M. Pâquet (dir.), « Introduction », p. 5-14.

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9 extrapolée de l’individu aux collectivités56 ». Dans ses derniers romans, on est en présence d’un tissu de relations sociales où, pour reprendre les termes de Morency (qui suggère de ramener le concept d’identité à sa composante individuelle), « le collectif constitue un vaste répertoire au sein duquel l’individu a le loisir de puiser dans l’élaboration de son identité57 ».

S’inspirant des travaux de Frederick Jackson Turner exposés dans The Frontier in American History (1920), qu’ils débarrassent de leurs prémisses tendancieuses58, Pâquet et Savard retiennent de la frontière la dimension physique du « point de rencontre où apparaissent les conditions du développement social59 » et surtout « ses aspects processuels et dialogiques qui permettent l’émergence d’un type d’expérience particulière : celui du contact de l’altérité grâce auquel se fonde l’identité60 ». La frontière, dans le cas des communautés culturelles en contact comme l’Acadie, 1) se traduit par l’« expérience de la rencontre61 » dans l’espace (le lieu matériel comme locus); 2) elle implique ensuite, sur un plan endogène, « l’aire de reconnaissance des traits communs […] pour l’identification du groupe62 », et 3) elle renvoie enfin, sur un plan exogène, à une « zone de passage régulée et subversive63 ». Cette énonciation successive des éléments appartenant à la frontière permet aux théoriciens de conclure à l’existence d’un concept « élastique, mouvant, fluide64 », qui n’a que très peu à voir avec la définition qui lui est communément attribuée, c’est-à-dire « l’idée de limite, voire celle de fermeture65 ». La frontière est un lieu d’inclusion autant, sinon davantage, qu’un lieu d’exclusion, et c’est ainsi qu’elle se présente à mon avis dans l’œuvre récente de Daigle.

Un passage en particulier de l’introduction à l’ouvrage de Pâquet et Savard a retenu mon attention puisque mon hypothèse du décloisonnement progressif de la frontière chez Daigle prend appui sur l’idée que la frontière n’est pas immuable. Les coauteurs avancent que si la frontière

56 Ibid. 57 Ibid., p. 8.

58 Gérard Bouchard soulève par exemple, dans sa critique de la définition canonique de la frontière élaborée par

Turner, le déterminisme de la géographie, l’inévitable rupture entre la société neuve et la société originelle, le jugement de valeur établissant une société supérieure engendrée par la frontière. Voir G. Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde…, pp. 19-20. Cité dans M. Pâquet et S. Savard (dir.), « Introduction… », p. 6.

59 M. Pâquet et S. Savard (dir.), « Introduction... », p. 6. Pâquet et Savard citent F. J. Turner, The Frontier in

American History, pp. 2-3.

60 Ibid., pp. 6-7. 61 Ibid., p. 7. 62 Ibid.

63 Ibid. Pâquet et Savard citent J. Clifford, Routes. Travel and Translation in the Late Twentieth Century, p. 246. 64 Ibid.

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10 « peut être délimitée avec précision dans l’espace66 », lorsqu’il s’agit d’un lieu matériel, « elle bouge au gré du temps67 ». En ce qui concerne mon étude textuelle, je serais tentée de remplacer ce dernier passage par « au fil de l’œuvre de fiction », le temps passé entre l’avènement à l’écriture et l’écriture des derniers romans ayant été témoin d’un changement considérable dans l’esthétique de l’auteure. « [E]t cette mouvance, poursuivent-ils, s’exprime à la fois dans la diachronie et dans la synchronie. À travers l’histoire, l’expérience changeante de la frontière impose de redessiner constamment la cartographie territoriale et identitaire des membres de la communauté68 ». À travers les histoires racontées dans ses livres, Daigle redessine assurément la cartographie territoriale et identitaire de ses personnages, que l’on pense aux Acadiens qui s’ouvrent à l’altérité, ou encore aux étrangers qui répondent à l’appel de l’Acadie.

Mon étude s’appuie également sur les théories de Youri Lotman et sur celles de Sandro Mezzadra et Brett Neilson. Chez Lotman, la frontière acquiert une dimension extraspatiale – ou conceptuelle; l’approche du sémioticien vient compléter celle de Pâquet et Savard, la première étant le pendant immatériel de la seconde. La frontière, avance Lotman, « peut être étatique, sociale, nationale, confessionnelle ou toute autre69 », et c’est sa dimension linguistique – ou plutôt les pratiques langagières singulières émanant de la rencontre – qui intéresse l’auteur de La sémiosphère (1999). Sans entrer en contradiction avec la conception des auteurs de Balises et références, l’approche lotmanienne s’en distingue par son orientation dialogique, envisageant la frontière comme un espace entre deux espaces, comme un espace appartenant « aux deux cultures frontalières, aux sémiosphères contigües70 ». La frontière, récapitule Lotman, « est ambivalente, et l’un de ses côtés est toujours tourné vers l’extérieur71 », vers cet Autre qui n’est pas Soi, vers l’anglophone ou encore le Français de France, dans le cas des personnages acadiens des romans de Daigle. Elle est en outre « le domaine du bilinguisme, qui trouve son expression directe dans la pratique langagière des habitants des zones frontalières, entre deux aires culturelles72 ». Un exemple pertinent pour mon corpus est certainement l’aboutissement du contact intensif des Acadiens du sud-est du Nouveau-Brunswick avec la langue anglaise; le frottement linguistique

66 Ibid., p. 7. 67 Ibid. 68 Ibid.

69 Y. Lotman, « La notion de frontière », p. 21. 70 Ibid., p. 30.

71 Ibid., p. 38. 72 Ibid.

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11 du français acadien et de l’anglais a donné naissance à une sorte de créolisation73 singulière, le chiac. La frontière, insiste Lotman, est le « champ de tension où les nouveaux langages voient le jour74 ». Enfin, conclut-il, il « ne peut y avoir de “nous” si “eux” n’existent pas […]. Le bord extrême de la sémiosphère est un lieu de dialogue incessant75 ». Sandro Mezzadra et Brett Neilson, s’inspirant des travaux de Jaques Derrida, précisent à cet effet que « [t]o be produced as the Rest […], the non-Western world already had to be included in the West itself, in the hyperbolical moment in which both the West and the Rest (as well as the world itself) are produced76. » La considération de l’Autre dans la définition de Soi est l’une des questions fondamentales que Pour sûr, le dernier roman de Daigle, aborde.

Dans l’ouvrage duquel est tiré ce passage, Mezzadra et Neilson formulent la même conclusion que Lotman, Pâquet et Savard, celle que les « borders always have two sides, […] that they connect as well as divide77 ». Les deux théoriciens considèrent l’inclusion et l’exclusion non pas comme opposées, mais comme deux pôles d’un même continuum. Ce qui les intéresse, ce sont les tensions entre groupes séparés par cette « unstable line78 » située à mi-chemin entre l’intérieur et l’extérieur de la culture, quel que soit le type de frontière – « physical walls and metaphorical walls79 » sont tous les deux objets de l’étude – et nonobstant la multiplicité80 des termes faisant référence à sa sémantique, que l’on pense à « frontier », « boundary » et « border » en anglais. Brièvement, Mezzadra et Neilson conçoivent la frontière comme un site de luttes par excellence : « confrontation, contact, blocking and passage81 » en sont les figures principales.

En vue de l’étude du décloisonnement spatial chez Daigle, il faut donc retenir des théories de Lotman, Mezzadra et Neilson et Pâquet et Savard, que la frontière

1) a une dimension matérielle et immatérielle;

73 Catherine Leclerc précise que le chiac n’est pas « un créole au sens linguistique du terme. Les tenants de cette

perspective [d’un chiac au statut créole] semblent plutôt employer le terme de “créole” dans une optique culturelle qui valorise l’hybridation sans souci de pureté, au détriment de l’origine ». Voir, en 7e note de bas de page,

C. Leclerc, « Ville hybride ou ville divisée… ».

74 Y. Lotman, « La notion de frontière », p. 26. 75 Ibid., p. 38.

76 S. Mezzadra et B. Neilson (dir.), Border as Method, or, The Multiplication of Labor, p. 35. 77 Ibid., p. 4.

78 Ibid., p. 13. 79 Ibid., p. 7.

80 Alors que le sens commun attribue au terme « border » une configuration linéaire, celui de « frontier » s’est

constitué comme espace ouvert et prompt à l’expansion. Dans le contexte contemporain, toutefois, la distinction tend à s’estomper. Voir ibid., p. 16.

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12 2) est un espace de rencontre sur lequel se fondent l’identité du sujet et celle de la communauté;

3) est une zone de dialogue entre Soi et l’Autre, une membrane à mi-chemin entre ce que l’individu reconnaît comme sien et ce qui lui est extérieur, sorte de continuum dont les deux pôles extrêmes sont l’inclusion et l’exclusion;

4) est un concept mouvant qui évolue au gré du temps et qui impose aux membres de la communauté de redessiner leur cartographie identitaire et territoriale;

5) cristallise les rapports de domination entre les groupes en contact;

6) invite les acteurs sociaux à élaborer des stratégies pour faire face à l’hégémonie;

7) est un lieu de condensation des phénomènes transculturels où naissent des pratiques créoles novatrices et autonomes.

La norme linguistique, entité immuable?

L’ouverture à l’Autre, que ce soit sur la scène locale ou par le biais du voyage, s’accompagne chez Daigle d’une ouverture à ce qui est linguistiquement autre dans la matérialité du texte. Au décloisonnement spatial correspond l’ouverture aux différentes langues que l’espace met en présence. Dans les quatre derniers romans, l’ajout continu de référentialité, sous formes géographique et linguistique, s’accompagne d’une ouverture à l’altérité : la langue de l’Autre (l’anglophone) se fraie une place dans la bouche de l’Acadien de Moncton, qui s’ouvre également à la variété normative du français. À mon avis, les usages linguistiques singuliers de Daigle rendent sa définition de la langue toujours plus ambiguë. La frontière linguistique devient continuellement plus perméable et sa redéfinition, découlant du décloisonnement qu’elle subit sous la plume de Daigle, vient questionner l’idéologie essentialiste de la langue. L’usage de la langue chez Daigle illustre l’argument de Jean-Pierre Bertrand et Lise Gauvin selon lequel la langue « n’existe pas en dehors de ses usages pluriels82 ».

Mon analyse linguistique s’appuie sur le savoir issu des théories de Pierre Bourdieu, de Jean-Marie Klinkenberg, de Marie-Ève Perrot et de Kathryn Woolard, ainsi que sur les résultats d’une recherche menée par Shana Poplack sur la frontière entre l’Ontario et le Québec. Les apports de Bourdieu à la sociologie sont en quelque sorte l’exception confirmant la règle selon laquelle la métropole ne soupçonne même pas qu’il existe à sa périphérie un « tourment de langage83 ». Le sociologue français dénonce l’essentialisme inhérent à la définition de la langue :

Parler de la langue, sans autre précision, avance-t-il, […] c’est accepter tacitement la définition officielle de la langue officielle d’une unité politique : cette langue est celle qui, dans les limites territoriales de cette unité, s’impose à tous les ressortissants comme la

82 J.-P. Bertrand et L. Gauvin (dir.), « Introduction », p. 13.

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13

seule légitime, et cela d’autant plus impérativement que la circonstance est plus officielle84.

En expliquant ce qui distingue la langue officielle du dialecte, il rend visible le processus par lequel le centre arrive à imposer son pouvoir normalisateur et à créer les conditions de l’universalité. Par opposition au dialecte, la langue officielle « a bénéficié des conditions institutionnelles nécessaires à sa codification et à son imposition généralisées85 ». En d’autres mots, la langue officielle est elle aussi redevable d’un contexte et elle n’est pas ontologiquement supérieure et transparente comme le prétendent les instances de légitimation des institutions mondaine, scolaire, politique et administrative86.

En des termes similaires à ceux de Bourdieu, Klinkenberg déplore les conséquences d’une définition essentialiste, qui ne peut qu’être néfaste pour les communautés francophones, puisqu’« en refusant de tenir compte des déterminations sociales, elle pousse à refuser qu’un même idiome puisse renvoyer à des réalités identitaires, sociales, politiques, économiques, culturelles et littéraires différentes pour les communautés qui la pratiquent87 ». En guise de résultat, les usages linguistiques non légitimes sont taxés d’archaïques, de régionalistes, et étant réduits à une différence, ils sont proposés comme inférieurs88 par les instances de légitimation.

Par ailleurs, rien n’est moins sûr que la permanence du prestige détenu par la norme. Loin d’être fixée une fois pour toutes, celle-ci est appelée tôt ou tard à voir son statut délégitimé et à être remplacée par une autre variété linguistique. Bourdieu précise à cet effet que la langue légitime de l’instant « n’enferme pas plus en elle-même le pouvoir d’assurer sa propre perpétuation dans le temps qu’elle ne détient le pouvoir de définir son extension dans l’espace89 ». La frontière entre l’usage légitime et sa contrepartie illégitime se déplace au gré du temps. Il arrive donc qu’une variété longtemps stigmatisée soit soudainement chargée de valeurs distinctes. Cette mouvance s’explique par les états successifs du champ littéraire90 et du champ politique, d’après Klinkenberg, une même variété pouvant être « tantôt signe de délicieuse

84 P. Bourdieu, « La production et la reproduction de la langue légitime », p. 70; Bourdieu souligne. 85 Ibid.

86 Voir ibid., p. 87.

87 J.-M. Klinkenberg, « Autour du concept de langue majeure », p. 45.

88 Voir L. Noël, L’intolérance…, p. 91. Cité dans F. Paré, Théories de la fragilité, p. 47. 89 P. Bourdieu, « La production et la reproduction de la langue légitime », p. 88.

90 Pierre Bourdieu définit le « champ littéraire » comme « un champ de forces agissant sur tous ceux qui y entrent, et

de manière différentielle selon la position qu’ils y occupent […], en même temps qu’un champ de luttes de concurrence qui tendent à conserver ou à transformer ce champ de forces ». Voir P. Bourdieu, « Le champ littéraire », pp. 4-5.

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14 couleur locale et garantie de vérisme, tantôt symptôme d’aliénation et de dépossession91 ». C’est ce qu’on observe présentement dans le paysage linguistique monctonien, où la variété chiac du français tend à s’affirmer davantage, souligne Perrot, « en partie grâce au rôle joué par certains artistes (chanteurs, poètes et romanciers) et médias locaux92 ». Il est donc assez fréquent qu’une variété commune non légitime voie son statut renversé, en même temps que les rapports de force symboliques et la hiérarchie des valeurs accordées aux langues concurrentes93.

Qui plus est, ni la prospérité que connaît une certaine variété ni les révolutions linguistiques venant y mettre un terme ne sont garantes de l’exclusivité. Si « l’usage dominant […] est socialement reconnu comme légitime, et pas seulement par les dominants94 », la reconnaissance qu’il obtient ne lui assure jamais l’absence de concurrence. Les dominés, parce qu’ils ont intériorisé l’infériorité de leur parler, qui leur apparaît ontologiquement insuffisant95, expriment des sentiments ambivalents vis-à-vis du centre96. Klinkenberg constate que le locuteur vivant à l’extrême périphérie de la métropole « peut aussi simultanément vivre la croyance en son respect scrupuleux des normes parisiennes et participer sans trop le savoir à l’élaboration de normes endogènes97 ». Chez Daigle, le personnage acadien, bien qu’il se positionne à la fois contre la domination de l’anglais et contre l’hégémonie du français standard98 en optant pour le chiac, est également conscient de l’importance de mettre en valeur son identité francophone fragile en améliorant sa compétence en français normatif. La narration respecte quant à elle presque scrupuleusement les normes parisiennes99, bien que cela soit moins vrai dans Pour sûr. Le potentiel contestataire des usages linguistiques est mis de l’avant du fait de l’existence même d’un tel paradoxe, entre valorisation du vernaculaire et respect de la variété légitime.

91 J.-M. Klinkenberg, « Autour du concept de langue majeure », p. 47. D’après une étude menée par Lise Gauvin.

Voir L. Gauvin, « Problématique de la langue d’écriture au Québec de 1960 à 1976 », p. 74-90 et L. Gauvin, Langagement…, 2000.

92 M.-È. Perrot, « Statut et fonction symbolique du chiac… », p. 141.

93 Voir, en 17e note de bas de page, P. Bourdieu, « La production et la reproduction de la langue

légitime », pp. 82-83.

94 Ibid., p. 81.

95 Voir F. Paré, Les littératures de l’exiguïté, p. 29.

96 Voir M. Francard, J. Lambert et F. Masuy, L’Insécurité linguistique dans la Communauté française de Belgique,

1993. Cité dans J.-M. Klinkenberg, « Autour du concept de langue majeure », p. 51.

97 Ibid. Au sujet de l’élaboration de normes endogènes, voir notamment M. Francard, J. Lambert et F. Masuy,

L’Insécurité linguistique dans la Communauté française de Belgique, 1993 ; C. Leclerc, « L’avènement d’un Moncton chiac… », inédit et M.-L. Moreau, « Le bon français de Belgique… », p. 391-399.

98 Voir M.-È. Perrot, « Statut et fonction symbolique du chiac… », p. 150. 99 Voir C. Leclerc, « Ville hybride ou ville divisée… », p. 155.

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15 La compétition entre deux ou plusieurs dimensions sociales du langage s’explique par le fait que l’usage normatif, s’il voit son autorité intégrée sur le marché symbolique, ne correspond pas aux normes affectives du locuteur périphérique. Lotman disait à ce propos que la langue qui se trouve au centre de la métastructure est « traitée comme la langue de “quelqu’un d’autre”100 » dès lors qu’on s’éloigne du centre, « incapable de refléter fidèlement la réalité sémiotique sous-jacente101 ». Pour Woolard, l’origine de ce sentiment d’étrangeté à la langue-mère vient du fait qu’il existe, au sein des espaces dominés, « two competing social dimensions of language use102 », dimensions auxquelles l’ethnolinguiste fait référence par les termes « status and solidarity », toutes deux sources de légitimité. Le « statut » résulterait, sur le marché officiel, d’une autorité symbolique ou hégémonique. La « solidarité » réglerait quant à elle les usages linguistiques intracommunautaires, d’après des conditions tout aussi contraignantes103 que celles que l’on retrouve sur le marché linguistique officiel. En dehors des usages officiels qui requièrent la maitrise de la norme, c’est la communauté qui définit les usages appropriés. On est bien loin de l’absence de pression officielle qu’observait Bourdieu : « In these dominated markets, raisonne Woolard, it is equally important to use only the right language; there is nothing “relaxed” about them104. »

Lors d’une recherche portant sur l’alternance codique et les emprunts à l’anglais sur la frontière linguistique entre Ottawa et Hull, Poplack a découvert qu’indépendamment de tous les facteurs pouvant influer sur le recours d’un locuteur à l’alternance de codes ou aux emprunts, « ce sont la communauté linguistique à laquelle appartient l’individu et son adhésion aux attitudes linguistiques qui y prévalent qui déterminent non seulement le taux général mais aussi, dans une certaine mesure, le type d’alternance de code105 ». Si dans la communauté les emprunts

100 Y. Lotman, « La notion de frontière », p. 25. 101 Ibid.

102 Katheryn Woolard emprunte cette distinction sociolinguistique classique à Roger Brown et Albert Gilman. Voir

R. Brown et A. Gilman, « The Pronouns of Power and Solidarity », p. 253-276. Cité dans K. A. Woolard, « Language Variation and Cultural Hegemony… », p. 739.

103 En effet, « [e]ven where there is recognition of the authority of the legitimate language, there can be repudiation

of its value », parce que « it is as important to produce the correct vernacular forms in the private, local arenas of the working-class neighborhoods or peasant communities as it is to produce the official form in formal domains ». Voir ibid., p. 744.

104 Ibid.

105 S. Poplack, « Statut de langue et accommodation langagière le long d’une frontière linguistique », p. 74; Poplack

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16 à l’anglais sont réprimés, le locuteur se conformera à cette tendance106 en n’accédant pas aux mots de la langue anglaise.

En fin de compte, les travaux de Bourdieu, Klinkenberg, Perrot, Woolard et Poplack ont permis de comprendre que les langues et leurs différentes variétés

1) parce qu’elles relèvent d’un contexte, sont non intrinsèques et donc plurielles;

2) voient leur légitimité se transformer avec le temps et leur statut acquérir de nouvelles valeurs;

3) se trouvent en constante concurrence avec d’autres variétés ou d’autres langues;

4) sont appropriées pour un nombre limité de situations de communication en dehors desquelles les locuteurs sont réprimés : la variété normative pour le marché officiel et la variété non légitime à l’intérieur des communautés;

5) lorsqu’elles sont dominées, voient leurs locuteurs créer des normes endogènes qui ont le potentiel de renverser les hiérarchies de valeurs entre les langues concurrentes;

6) sont mouvantes et perméables.

Chez Daigle, la question des usages légitimes et non légitimes est sans doute celle qu’on se pose le plus; on la retrouve dans la bouche des personnages parlant tantôt chiac tantôt français standard, dans les discours où ils se questionnent quant aux usages appropriés, et aussi dans le métadiscours pris en charge par les personnages et la voix narrative. Au fil de l’œuvre, les personnages voient leurs convictions linguistiques se redéfinir parallèlement à un double mouvement de valorisation du vernaculaire et de standardisation. Comme la frontière spatiale, la frontière linguistique entre les différents usages est loin d’être étanche.

Ce mémoire comporte quatre parties, chacune portant sur l’un des romans à l’étude. Il s’agira de suivre, pour chaque œuvre, les particularités du mouvement entre l’ouverture à l’altérité et le cloisonnement derrière la frontière qui sépare le Soi de l’Autre. Dans l’ordre, j’aborderai Pas pire, Un fin passage, Petites difficultés d’existence et Pour sûr. C’est l’inscription de la frontière chez Daigle qui occupera la conclusion de ce mémoire. Il s’agira de vérifier si elle apparaît, comme je l’ai cru initialement, autrement que selon la définition commune qui lui est attribuée, c’est-à-dire « l’idée de limite, voire celle de fermeture107 », si elle est un « devic[e] of inclusion108 ». Deux questions générales alimenteront cette conclusion : est-ce que l’usage daigléen de la langue acadienne se pose comme ouverture à l’Autre? Est-ce que le recentrement sur l’Acadie et le voyage en dehors de ses frontières donnent à voir la mise en mouvement du Soi en direction de l’Autre?

106 Voir ibid., p. 86.

107 M. Pâquet et S. Savard (dir.), « Introduction... », p. 6.

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C

HAPITRE

1

P

AS PIRE

:

ON TÂTE LE TERRAIN Introduction

En lisant le titre Pas pire, on remarque d’emblée la figure de la litote109 – faire entendre le plus en disant le moins –, une formule d’atténuation du discours qui, si elle est familière à toutes les communautés minoritaires qui négocient quotidiennement l’acte de parole110, l’est certainement aux personnages acadiens mis en scène dans l’ouvrage à l’étude; « pas pire », note Raoul Boudreau, est « la formule d’appréciation la plus courante du roman111 ». L’espace local se présente donc d’entrée de jeu sur la page couverture du roman, à travers un canadianisme particulièrement présent dans la langue acadienne. Outre le titre particularisant, l’incipit du roman campe l’histoire dans l’espace géographique de l’enfance d’une narratrice autofictive nommée France Daigle. La première ligne de Pas pire (1998) : « Été venteux à Dieppe112 », fait pied de nez au premier roman de l’auteure. Alors que le vent était un motif d’écriture auquel Sans jamais parler du vent (1983) ne devait pas faire référence, Pas pire prend le parti de la contextualisation en mentionnant le vent acadien et la ville de Dieppe chacun à deux reprises, dans le premier paragraphe seulement. En clôture du paragraphe, le passage « Des dizaines de fois j’ai repensé à ce vent-là, à cet été-là, où je me détachai des autres, qui mangeaient encore à table » (PP 9) n’est d’ailleurs pas sans rappeler ces enfants anonymes qui mangeaient à table dans Sans jamais parler du vent113, et peut-être faut-il le lire comme la marque d’un changement de cap par rapport aux « autres » livres de l’auteure, à ceux écrits en début de carrière, alors que Daigle s’était rangée du côté de l’assimilation à la langue littéraire hexagonale. Le virage esthétique entrepris avec Pas pire est incontournable. Après tout, ce vent qui « brouille tout » (PP 9), ne laisse pas indemnes « les cartes et les règles du jeu » (PP 9) de l’écriture.

109 Raoul Boudreau a montré l’importance de la figure de la litote dans l’œuvre de France Daigle. Il écrit que toute

une partie de son œuvre est « l’illustration d’une parole retenue, contrainte, hésitante, misant sur la force contenue de la litote, où on reconnaîtra le recul et la méfiance associés à l’usage problématique d’une langue fragilisée […]. France Daigle résiste au défaut de langue en appuyant l’originalité de son écriture sur la litote […] ». Voir R. Boudreau, « L’hyperbole, la litote, la folie… », p. 82.

110 Voir F. Paré, La distance habitée, pp. 78-79.

111 R. Boudreau, « Les français de Pas pire de France Daigle », p. 56.

112 F. Daigle, Pas pire, p. 9. Dorénavant PP, suivi du numéro de la page et placé dans le corps du texte.

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18 Pas pire marque le début d’un décloisonnement esthétique qui correspond à la levée d’un interdit que l’auteure s’était imposé jusqu’ici. Alors que Daigle a longtemps refoulé la langue et le territoire propres à l’Acadie – elle campe pour la première fois le territoire acadien explicitement dans ses deux romans précédents –, elle se lance, avec Pas pire, dans l’exploration du particularisme linguistique, décloisonnant ainsi la langue française universelle et l’espace non identifiable qui étaient le propre de ses premiers écrits. Cette sortie en dehors d’un registre strictement réflexif, qui lui permet d’agrandir son terrain de jeu habituel, se présente par un double mouvement d’ouverture : l’espace local est mis de l’avant en même temps que s’établissent dans le roman des contacts entre l’Acadie et l’espace mondial à travers les déplacements des personnages. La référence au contexte acadien s’accompagne d’une ouverture à l’altérité. L’espace local, longtemps évacué de l’écriture daigléenne, semble être le passage obligé en vue d’une ouverture progressive à l’altérité. Les personnages acadiens doivent d’abord apprivoiser leur territoire et leur langue avant de pouvoir s’ouvrir à l’espace d’autrui en toute confiance. Dans ce roman, Daigle cherche à réduire la distance entre l’ici et l’ailleurs afin de proposer une nouvelle façon de vivre l’acadianité sans devoir sacrifier l’universalité du monde.

L’altérité ne se retrouve donc pas seulement dans les contacts avec l’Autre à l’extérieur de l’Acadie, mais également dans l’expérience de la rencontre chez des personnages acadiens qui, comme Terry Thibodeau et la narratrice autofictive, déambulent sur un territoire qui ne leur appartient pas. Acadiens, ils se distinguent à la fois de l’anglophone dominant et du Français détenteur de l’autorité linguistique. Ils vivent les déplacements géographiques comme une déterritorialisation et considèrent que leurs usages linguistiques sont inférieurs114.

Affaire de minorisation d’abord, l’altérité finit néanmoins par piquer la curiosité avant de devenir en bout de ligne le motif d’un voyage à l’extérieur de l’Acadie, lorsque l’échange avec l’Autre permet à l’Acadien de réaliser que l’illégitimité n’est pas un sentiment purement individuel. Cette prise de conscience atténue progressivement le sentiment de déterritorialisation géographique et linguistique du personnage acadien et enclenche sa « réappropriation de la parole115 », processus nécessaire à l’édification de sa confiance en ses capacités communicationnelles. La démonstration des compétences linguistiques des personnages

114 Voir G. Massignon, Les Parlers français d’Acadie…, p. 741. Cité dans R. Boudreau, « L’hyperbole, la litote, la

folie… », p. 74.

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19 minorisés met en branle un processus de légitimation de la marginalité, vue comme transgression des normes, notamment en ce qui a trait aux emplois linguistiques.

L’altérité ici

Le roman s’ouvre sur l’espace géographique de l’enfance de la narratrice-personnage se présentant sous le nom de France Daigle. Le lecteur apprend que la maison familiale des Daigle était située à proximité de la rivière Petitcodiac, « qui traversait pour ainsi dire le fond de [la] cour » (PP 9). L’espace dépeint est celui d’un environnement où tout le monde se connaît et dont personne ne s’éloigne vraiment, laissant présager un certain repli collectif. Le recensement de souvenirs replonge la narratrice dans sa petite ville communautaire : le Dieppe de la paroisse Sainte-Thérèse, les champs et les marais, les magasins où il était possible de « faire marquer » ses achats (PP 18; Daigle souligne). Les enfants qui voulaient pimenter leurs activités allaient explorer « le boisé derrière l’école Sainte-Thérèse où commençait le sentier des trois ruisseaux » (PP 38). Et :

N’importe qui pouvait se rendre sans trop de peine jusqu’au premier ruisseau […]. Le sentier qui menait au deuxième ruisseau était plus embroussaillé, de sorte que l’on ne voyait pas grand-chose en chemin. Je ne suis allée qu’une fois au deuxième ruisseau. Comme c’était plus loin, à peine y était-on arrivé qu’il fallait déjà songer à rentrer chez soi. La distance et les rumeurs sur ce qui se passait au troisième ruisseau ne m’ont jamais incitée à m’y rendre. (PP 38-39)

À l’exploration des boisés, la narratrice préfère la proximité de la maison familiale, lieu sécurisant qui lui sert de repère comme l’étoile polaire. Les craintes qu’elle éprouve à l’idée d’arpenter des espaces inconnus font d’elle « une fille du premier ruisseau » (PP 39). La narration au présent suggère que même parvenue à l’âge adulte, France Daigle-le-personnage n’est pas guérie de sa peur des distances à franchir. La nuit, il arrive qu’elle rêve d’une « envahissante douleur aux jambes » (PP 43) contre laquelle elle est forcée de se battre pour avancer. Chaque fois qu’elle est contrainte de traverser un espace, « dans une rue avec pas de monde, à la piscine aussi ben qu’à la plage, à un feu rouge ou dans le bois. Pis, ben sûr, dans tous les moyens de transport » (PP 60), la narratrice cherche à se détourner de l’obstacle géographique qui lui cause de l’angoisse. Le malaise tire ses origines de cette période infantile qu’elle se remémore. La rivière Petitcodiac a été pour elle la source d’un traumatisme. D’abord décrite comme un cours d’eau neutre, « au même niveau que tout le reste » (PP 23), sans odeur ni bruit,

cette rivière quasiment absente prenait une dimension surréelle chaque fois qu’un pétrolier Irving s’amenait pour remplir les immenses réservoirs blancs […]. Alors que nous avions

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presque tout oublié de la rivière, un superpétrolier nous apparaissait soudainement, sans effusion […]. L’impression de cette arrivée un peu sournoise a laissé en moi des traces

indélébiles. Je revois l’enfant que j’étais se promenant innocemment dans le champ et qui,

jetant par hasard un regard par-dessus son épaule, voyait un pétrolier géant lui arriver

dans le dos. Encore aujourd’hui, chez ma thérapeute, je ne peux jamais prévoir si je devrai

m’étendre sur le dos ou sur le ventre. (PP 23-24; je souligne)

L’arrivée soi-disant sournoise des pétroliers géants (!), possessions des Anglais, à faible distance d’un espace rassurant pour la narratrice, la plonge dans un état de méfiance constant envers l’anglophone : elle est le déclencheur de son agoraphobie.

La narratrice expose la menace pesant sur ceux qui osent s’aventurer en bateau sur la Petitcodiac, prise en charge pour réfection par la famille Irving. Cette mise en garde, qu’il vaut mieux se tenir loin de la Petitcodiac, sur laquelle l’Autre (l’Anglais, la famille Irving) a mis le grappin, m’invite à utiliser les Irving comme synecdoque de l’Anglais. Non seulement la voix narrative de Pas pire critique-t-elle les Irving avec force ironie, « pren[ant] prétexte de[s] […] initiatives douteuses116 » qu’ils ont lancées dans l’espace réel pour les « imaginer […] en sauveurs de la Petitcodiac117 », le traitement qu’elle réserve à l’Anglais, quasi absent de l’espace représenté, tend à rattacher les Irving et l’Anglais à un même champ sémantique (« crainte », « envahissantes », « danger ») : « Le danger était particulièrement grand dans le secteur du coude, à la jonction de Dieppe et de Moncton, où la rivière effectue un virage à quatre-vingt-dix degrés. » (PP 77) La référence est à peine voilée; le virage dont il s’agit peut se lire comme le passage, lors de la rencontre entre l’Acadien et l’anglophone, de la langue minorisée, le français majoritaire à Dieppe, à la langue dominante, l’anglais majoritaire à Moncton. Le passage d’une ville à l’autre pourrait occasionner chez la narratrice un sentiment de déterritorialisation qui résulterait de l’assimilation à la langue de l’oppresseur. Aussi est-elle incapable de se rendre à la source d’eau située à quelques kilomètres de chez elle, en bordure de l’espace anglophone : « Pis c’est plusse anglais, ben me semble que je devrais pouvoir y aller pareil. » (PP 64) Sur le territoire des anglophones, l’Acadien est rarement propriétaire, c’est plutôt en tant que locataire, voire en tant que touriste, qu’il arpente les lieux : « à côté de ceux et celles qui voyagent sans se poser de question, il y a les autres, ceux, et peut-être surtout celles, qui cherchent des causes à leur comportement, et qui se demandent pourquoi elles se sentent touristes – êtres à la fois complexes et complexés – à cinq kilomètres de la maison. » (PP 74) Maintenue à l’extérieur de la

116 B. Doyon-Gosselin et J. Morency, « Le monde de Moncton, Moncton ville du monde », p. 74. 117 Ibid.

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