• Aucun résultat trouvé

P OUR SÛR : ÉLOIGNEMENTS , RAPPROCHEMENTS , DISTANCES RECALCULÉES

Introduction

On ne peut discuter de Pour sûr (2011) sans d’abord dire quelques mots au sujet de sa corpulence; le roman de 729 pages, excluant l’index, est divisé en 144 trames narratives et informatives qui sont composées de 12 fragments chacune, pour une somme de 1728 fragments. On y retrouve la symbolique associée au nombre 12, qui servait déjà de principe structurel pour Pas pire (1998). Pour sûr se présente d’ailleurs comme la suite du projet de Pas pire : « on fait état d’une “gradation de Pas pire à Pour sûr”231 », gradation qui s’appuie sur la multiplication exponentielle du nombre douze (12 au cube, 123) et qui vient en quelque sorte boucler la boucle d’un cycle romanesque; certains indices permettent effectivement de croire que les aventures de Terry et Carmen, amorcées dans Pas pire, se terminent avec Pour sûr. Par ailleurs, l’auteure se méfie des structures figées tel le cube, « [l]e principe de ces “forme[s] calculée[s]” [étant] la fermeture232 » : « le cube n’est-il pas une incarnation de la rigidité même? Comment la vie — puisqu’un roman s’en réclame — peut-elle circuler dans une structure si définie, propre et ordonnée, si peu organique? » (PS 86), demande-t-elle, avant de refuser catégoriquement que la contrainte textuelle à partir de laquelle se déploie Pour sûr agisse comme clôture.

Pour assouplir la rigidité apparente de la structure cubique, l’auteure lui allie un principe circulaire qui rend poreuse la frontière érigée entre les différents discours mis à profit dans le roman. Aucune étanchéité, donc, entre les 144 trames, de sorte que « les fragments pourraient, en principe, être lus dans n’importe quel ordre233 », chacun faisant assez clairement écho à « d’autres fragments de séries distinctes, histoire de féconder l’aspect multidimensionnel de la structure » (PS 457). Selon Pénélope Cormier, le roman « s’efforce d’établir, constamment, des liens (formels ou thématiques) entre ses divers fragments, en fonction du sentiment qu’il existe une continuité entre toutes choses, même les plus apparemment éloignées234 ».

231 P. Cormier, Écritures de la contrainte en littérature acadienne…, p. 63. Cormier cite F. Daigle, Pour sûr, p. 694.

Dorénavant PS, suivi du numéro de la page et placé dans le corps du texte.

232 Ibid., p. 64. Cormier cite J. Roudaut, « La littérature et les nombres », p. 36. 233 A. Brun del Re, « Pour sûr », p. 252.

72 Plus encore, le caractère hétérogène des discours dicte que toutes les choses ont de la valeur. Pour Julien Lefort-Favreau, « la force politique de l’œuvre de Daigle réside précisément dans son utilisation de discours qui minent toute hiérarchie. Le signifiant et l’insignifiant cohabitent, créant une sorte de brouillage entre un discours légitime et une parole illégitime235 ». Cette invitation à une intégration très inclusive de ce que pourrait être l’encyclopédie du monde transparaît à la consultation de l’index, qui présente une sorte de classification des fragments par thème : « 41. La vie des saints », « 46. La Bibliothèque idéale », « 71. Intro broderie », « 132. Lapsus », ou encore (lapsus volontaire?), « 40. Ménage ton ravage » (je souligne). Pour Cormier, « [l]’ensemble de l’œuvre peut d’ailleurs se comprendre comme une recherche de la totalité, qui prend cependant le nom de plénitude, une correspondance rendue explicite dans Pour sûr : “Quatrième titre envisagé : Point du tout. Où le tout équivaut à la plénitude et où chaque fragment représente un lieu ou un moment de ce tout” (PS 449)236. » Rien ne sera donc exclu de ce livre, partant du principe qu’un roman « peut faire cohabiter une multitude de discours237 ». La vocation de Pour sûr est tellement intégrante que le roman prend le temps de revenir sur les romans précédents de Daigle « pour compléter leur inachèvement238 ».

« Ouverture », « complétude », « totalité », « plénitude » sont toutes des ambitions du roman. Pour sûr envisage dans un premier temps de décloisonner les définitions de l’identité considérées restrictives. Ici, le concept de l’identité est ramené à sa composante individuelle; « le collectif constitue un vaste répertoire au sein duquel l’individu a le loisir de puiser dans l’élaboration de son identité239 ». L’identification fondée sur le libre choix détrône celle basée sur la parenté. Pour l’auteure, l’identité doit être individuelle avant d’être collective. Partant, Daigle cherche à réévaluer la place qu’occupe la généalogie dans la définition de l’identité acadienne, proposant, avec Pour sûr, toutes sortes de filiations jusqu’alors impensées. Par exemple, l’auteure souligne désormais l’altérité de la langue anglaise à l’aide d’un signe typographique singulier qui permet d’établir une filiation inédite entre l’anglais du chiac et le français. Le rejet des filiations subies, pour privilégier les filiations choisies, se traduit également par la relativisation de l’importance de la généalogie, du passé, de la mémoire dans la définition de l’identité et par un

235 J. Lefort-Favreau, « Chiac, langue première, langue littéraire », p. 31.

236 P. Cormier, Écritures de la contrainte en littérature acadienne…, p. 61; Cormier souligne à l’intérieur des

guillemets français; Daigle souligne à l’intérieur des guillemets anglais.

237 J. Lefort-Favreau, « Chiac, langue première, langue littéraire », p. 31. 238 P. Cormier, Écritures de la contrainte en littérature acadienne…, p. 64. 239 J. Morency, H. Destrempes, D. Merkle et M. Pâquet (dir), « Introduction », p. 8.

73 traitement ironique de la Déportation. L’auteure va même jusqu’à faire l’éloge de l’oubli et de la défiliation, toujours selon son parti pris pour les rapports fondés d’abord sur l’individu et ensuite sur le collectif.

Pour sûr dresse un réquisitoire contre les hiérarchies, autant celles qui accordent une supériorité au nom sur le prénom, que celles qui réservent au centre parisien la suprématie créatrice et qui considèrent les périphéries rétrogrades. Dans un jeu misant sur la parité entre l’Acadie et Paris, Daigle procède à une réévaluation de la distance séparant l’avant-garde de l’arrière-garde littéraire, calcul qui l’amène à conclure que les mouvements précurseurs trouvent racine en Acadie. La grande Acadie de Pour sûr ne peut être menacée d’extinction, puisque sa langue et sa culture influencent l’Autre, l’anglophone majoritaire; c’est d’ailleurs lui qui courbe l’échine devant le francophone. Bien que l’Anglais n’apparaisse presque jamais, quand il le fait, c’est sous un jour relativement favorable. Lorsqu’il fournit un effort pour parler français, on oublie presque son origine (PS 638). En revanche, l’hypocrisie du Français représentant de la norme, véritable dictateur, paraît intolérable pour certains personnages, à l’instar de celui qui dénonce le fait « que, sur une seule page du dictionnaire Robert, la moitié des mots vient de l’anglais240 ».

La proposition d’un modèle linguistique adapté au contexte acadien profite des défauts du modèle culturel français, qui sont mis en relief avec zèle. Puisque tout ne peut entrer dans les ouvrages de référence, un choix s’impose aux lexicographes et aux grammairiens, ce choix signalant le caractère arbitraire de la langue. La relativisation de la prétendue supériorité du modèle français sous-entend que les illogismes derrière les règles convenues seront dénoncés, tout comme l’hégémonie du Robert, que l’on cherche à décrédibiliser – avec beaucoup de ludisme et d’humour, cela va sans dire – en vue de le remplacer ensuite. Pour sûr est le résultat d’une entreprise de déhiérarchisation des langues, fondée sur une dénaturation, une dissection de leur constitution.

Enfin, la preuve établie sur les imperfections du modèle français justifie que l’Acadie propose son propre ouvrage de référence. Imitant la démarche des instances officielles, l’auteure de Pour sûr fait appel aux usages linguistiques d’auteurs canonisés, qui, faisant « figures d’autorité linguistique241 », viennent confirmer la légitimité des ouvrages de référence. L’ouvrage

240 P. Cormier, Écritures de la contrainte en littérature acadienne…, p. 133. 241 Ibid., p. 136.

74 proposé paraît légitime : dépourvu d’illogismes, adapté à la réalité acadienne, il prend en compte, toujours selon une volonté totalisante, toutes les nuances et variantes de la langue acadienne. Ici, les défauts du modèle deviennent les forces du contremodèle. Alors que le premier limite, le second invite. Avec Pour sûr, Daigle fait imploser toutes sortes de frontières et d’interdits, avec une telle fougue que l’entreprise se place d’emblée sous le signe de l’autodérision.

(Dé)filiations

Pour sûr introduit un changement notable, aux effets significatifs, dans la façon de rapporter les mots d’origine anglaise. Dans ses romans précédents, Daigle soulignait le caractère étranger de l’emprunt à l’anglais en recourant la plupart du temps à l’italique. Ici, ce processus d’étrangéisation est l’apanage des passages tenant dans un seul registre linguistique, en l’occurrence l’anglais, langue d’énonciation d’une conversation entre Carmen et la caissière anglophone du supermarché, ou encore d’une expression utilisée par Terry lorsqu’il fait un pacte avec Carmen : parce qu’ils forment une phrase exclusivement anglaise, les segments « Yes, but he’s been so stubborn today I’d give him away! » (PS 487) et « Cross your heart and hope to die? » (PS 30) sont italicisés. En contrepartie, les emprunts à l’anglais insérés dans une phrase française « quantitativement, structurellement, mais aussi symboliquement dominante242 », autrement dit, les mots responsables du fait que la phrase les renfermant se voit accoler l’épithète « chiac », sont quant à eux signalés au moyen d’un signe typographique inédit. Certes, la phrase « Cross your heart and hope to die » appartient entièrement au parler d’autrui et ne peut ainsi être considérée chiac; en revanche, sa fragmentation, additionnée d’un segment en français, donnant « Crõss mỹ hẽart je te défendrai » (PS 31), peut être revendiquée comme chiac. C’est à la bordure d’un espace francophone identifiable que se situe la frontière entre l’appartenance et la non- appartenance linguistique.

Daigle explique les deux nouvelles règles présidant à l’écriture du chiac dans Pour sûr : « Le tilde sert à distinguer les mots prononcés en anglais des mots prononcés en français. Il latinise l’anglais. Quant à l’accent aigu sur la terminaison d’un verbe censé être prononcé en anglais, il indique que la fin du mot doit être francisée. Il s’agit d’une forme fréquente de chiaquisation. » (PS 438) Le tilde (~), que ni la langue anglaise ni la langue française ne reconnaissent d’ordinaire, vient s’accrocher à la première voyelle de tous les mots empruntés

75 directement à l’anglais, c’est-à-dire ceux que l’auteure n’a pas francisés par une orthographe inspirée de la prononciation que donnerait un locuteur francophone de ces mots, par exemple « jack » orthographié « djaque » et « then », « denne ». Les phrases tenant dans les registres anglais et français – tournures typiquement chiac – se donnent à lire comme suit : « C’est-y ĩllegal de vendre des smõkes faites avec du tabac en cãn? » (PS 154) Selon la première règle explicitée par l’auteure, la prononciation des mots comportant un tilde se différencie de celle des mots sans tilde, en l’occurrence les mots d’origine française et les emprunts soumis au processus de francisation. Ainsi, les mots comportant un tilde sont prononcés en anglais, en conformité avec les usages répandus dans le milieu duquel provient le locuteur du chiac : « Un Français peut bien dire “parquigne”, l’Acadien, lui, aura l’impression de faire du théâtre s’il doit en dire autant. Il prononcera donc tout naturellement “parking”, comme il l’entend de la bouche des milliers d’anglophones qui l’entourent. » (PS 44) Aussi, les verbes « pãrkér », « spõnsorér » et « prõcessér », parmi plusieurs autres, n’auront que leur terminaison prononcée en français; le radical conservera sa prononciation originale, selon le mode d’emploi régi par l’auteure : « l’accent aigu sur le e des verbes anglais se terminant en er — bãnkér, clãmpér, drĩvér, flũnkér, lẽakér, mãnagér — pour indiquer qu’il s’agit de mots anglais dont la terminaison se prononce en français » (PS 63).

Le passage de l’italique au tilde permet à mon avis de remettre en question les fondements sur lesquels s’appuient les définitions de l’identité que Daigle juge trop restrictives. Dans cette perspective, l’auteure se sert du tilde pour décloisonner les perspectives identitaires acadiennes. Cette proposition est en accord, jusqu’à un certain point cependant, avec la perspective suivante de Pénélope Cormier. Cormier est d’avis que « [s]i les italiques, comme marqueurs d’étrangeté, disparaissent dans le roman (on passe même des “lofts” dans Petites difficultés d’existence aux “lofts” dans Pour sûr), les choix graphiques rendront encore plus évidents les emprunts à l’anglais – donc plus facile à remarquer et, du même coup, à éliminer243. » Tout d’abord, une légère mise au point s’impose : dans Petites difficultés d’existence, la voix narrative n’italicise jamais les usages du terme « loft »; seuls ceux des dialogues sont soulignés, parce que les personnages prononcent le mot à l’anglaise. Dans Pour sûr, cette logique est reproduite : les « loft » sont accompagnés d’un tilde seulement lorsque ce sont les personnages qui les nomment, à l’exception de Brigitte (PS 341), l’amie d’Élizabeth, ce qui suggère qu’elle est peut-être

76 détentrice, à l’instar des Zablonski (et de la voix narrative), de la variété standard du français, qu’elle prononce « loft » à la française. Cette rectification faite, je peux maintenant revenir au segment du propos de Cormier qui m’intéresse. J’admets que le tilde est visuellement moins familier au lecteur du français que l’italique, et qu’il est donc plus facile à repérer. En revanche, l’utilisation du tilde sert encore d’autres fins que celle relevée par Cormier. Cormier affirme que le tilde, parce qu’il assure que le mot retienne l’attention, est un moyen plus efficace que l’italique pour pointer du doigt l’étendue des emprunts à la langue de l’Autre et procéder à leur élimination. Peut-être que le tilde, plutôt que de servir uniquement à étrangéiser – mieux que l’italique – les emprunts à l’anglais, permettrait aussi une meilleure inclusion de ces emprunts, cela précisément à cause de son origine. Le choix de ce signe typographique n’a rien d’aléatoire. C’est justement parce qu’il latinise la graphie du mot originaire de l’anglais que Daigle l’a choisi parmi tous les signes graphiques possibles, et impossibles : « Beaucoup d’autres signes graphiques pourraient servir à identifier les mots proprement acadiens ou importés de l’anglais, les nouvelles lettres ã ẽ ĩ õ ũ et ỹ ayant été le fruit d’un réflexe primaire. […] Les possibilités sont innombrables, l’univers regorge de signes et d’accents. Quitte à en inventer. » (PS 531; je souligne)

Le tilde n’est pas étranger à l’alphabet latin, il en fait même partie. On retrouve cette graphie dans les langues espagnole, portugaise, bretonne et même française, bien que soit uniquement à titre d’emprunts à la langue espagnole que la langue française reconnaisse « cañon » ou « doña », recensés dans Le Petit Robert. Certes, les exemples de mots tildés admis en français sont limités en nombre, mais ce n’est pas une défaite en soi. Plus convaincante que ces rares exemples est la filiation incontestable entre la langue française et les autres langues reconnaissant le tilde : elles sont toutes des langues romanes issues du latin. En passant de l’italique au tilde, Daigle semble vouloir rapprocher le français et l’anglais contenu dans le chiac. Le tilde, en effet, latinise la graphie des mots d’origine anglaise, et, ce faisant, permet d’associer l’anglais du chiac aux langues romanes. L’anglais tildé, celui du chiac, serait peut-être finalement le véhicule d’une identité francophone, en opposition avec l’anglais italicisé, qui ne sert qu’à souligner l’étrangeté de la langue de l’Autre. Le tilde sert de pont, idéel et physique (~), entre l’anglais et les langues romanes. Et puisque l’auteure le choisit en raison de son origine latine, il n’est pas interdit d’étendre sa portée latinisante et d’imaginer les mots comportant un tilde comme descendants du latin. En écrivant « Fẽrrari », une marque de provenance italienne, avec

77 un tilde, Daigle montre qu’il n’est pas impossible de concilier une prononciation anglaise et une origine latine.

Cette hypothèse fonctionne également avec la proposition suivante de Cormier :

Par ces deux règles, l’une marquant l’anglais [le tilde], l’autre marquant le français [la terminaison en “ér”], le traitement graphique que Pour sûr fait du vernaculaire renvoie au double positionnement que l’on reconnaît au chiac, soit une distance par rapport à l’anglais et une distance par rapport au français normatif244.

La textualisation du chiac dans ce roman se distingue de celle de l’anglais, rapporté par l’italique, et du français normatif, étranger aux verbes à la terminaison en « ér ». Tandis que les locuteurs du chiac de l’espace réel revendiquent une identité francophone245, le chiac de l’espace fictif,

tildé, tend vers cette identité en s’affiliant désormais aux langues dérivées du latin. Ce postulat n’est d’ailleurs pas sans faire écho à l’entreprise globale de l’auteure, qui consiste à rejeter les filiations subies et à en penser de nouvelles, celles-là choisies.

Ainsi, une parenté entre l’Acadie et Molière est proposée comme une façon novatrice de concevoir l’identité, peut-être plus prometteuse en fin de compte que la mémoire fixée sur les relents de l’Histoire acadienne, sur la Déportation, qui sert ad vitam aeternam de repère temporel (« Quand c’est que c’était, ça? / Quasiment en même temps que la Déportation » (PS 15)) :

— […] Molière vivait dans la période que l’Acadie a commencé à exister. Entre 1600 pis 1700, qui serait le XVIIe siècle.

— Ça c’est wẽird. Je croyais qu’on descendait de Rabelais nous autres? — C’est vrai. J’avais pas pensé à ça.

— … (PS 32)

Entre la filiation avec Molière, auteur canonisé, et la fixité mémorielle, résultante d’un regard incessamment tourné vers les mêmes événements du passé, la seconde option limite les possibilités d’identification, alors que la première les élargit et mérite qu’on s’y attarde : « Ouelle, Ĩ gũess qu’y faudra que j’alle au prochain cours asteure » (PS 32), décide un étudiant dont la curiosité a été piquée par ces nouvelles perspectives identitaires. Néanmoins, la question globale de l’héritage est traitée ici avec beaucoup d’ironie, le segment « Je croyais qu’on descendait de Rabelais nous autres » invite à relativiser l’importance de l’hérédité; si Rabelais et les Acadiens ont la langue française en commun, cela ne fait pas de ces derniers des parents du premier. Par ailleurs, on décèle dans ce fragment une allusion assez évidente à l’œuvre d’Antonine Maillet. Selon Raoul Boudreau, le roman Pélagie-la-charrette (1979), qui a valu à

244 Ibid., p. 137.

78 Maillet le prestigieux prix Goncourt, « puise dans la langue et la tradition populaires, […] met en scène des personnages paysans tirés d’un empremier plus ou moins lointain et [sa] caractéristique dominante est la truculence rabelaisienne246 ». Campée dans « l’exotisme régionaliste247 », l’œuvre de Maillet sert de repoussoir ou « d’anti-modèle pour une catégorie d’écrivains248 » dont fait partie Daigle. Ici, la référence à Rabelais n’est pas aléatoire : elle vient remettre en question un certain discours social acadien, inspiré d’une filiation rabelaisienne que Maillet elle-même a revendiquée249, et que Daigle écarte du fait que cette filiation projette une image folklorique de l’Acadie.

Daigle rejette en bloc toutes les définitions de l’identité acadienne qui s’avèrent restrictives, en conformité avec son projet d’ouverture des frontières – thématiques, linguistiques, spatiales, et j’en passe – et de multiplicité des contacts, de là son traitement ironique des événements traumatiques. En fait foi l’exemple suivant, qui se lit comme une boutade à l’endroit de ceux qui, fidèles à une généalogie de l’identité acadienne, considèrent que seuls les descendants des Acadiens d’avant la Déportation peuvent se dire Acadiens : « Outre ce Francis Thibaudeau — lointain cousin de Terry? — qui effectua la première vraie classification des caractères typographiques, les Acadiens et Acadiennes friands de généalogie se réjouiront d’apprendre qu’il existe une généalogie des caractères d’imprimerie. » (PS 135) Dans les faits, la question d’un organigramme des caractères d’imprimerie est d’une importance si faible pour l’avenir de l’Acadie que le passage, teinté d’ironie, convie le lecteur à se questionner sur la validité d’une conception généalogique de l’identité.

La voix narrative semble vouloir faire valoir la nécessité de dépasser cette pensée, lourde de conséquences sur le plan de l’appartenance, surtout pour les personnages qui, comme Élizabeth, sont sans attaches. Cette dernière hésitera donc avant d’accepter de devenir la marraine

Documents relatifs