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Quant aux voies d'ascension du jeune Messiaen (1936-1945)

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Quant aux voies d’ascension du jeune Messiaen

(1936-1945)

Jacques Amblard

To cite this version:

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Quant aux voies d’ascension du

jeune Messiaen (1936-1945)

Jacques Amblard LESA EA-3274 Aix Marseille Université

Abstract : La période de la Seconde Guerre Mondiale aura

été un moment clef dans l’ascension du jeune Messiaen. Mise en loge dramatique mais féconde pour le compositeur ? Compromission avec le gouvernement provisoire ? Est-ce le fait d’être devenu professeur au Conservatoire de Paris et d’y avoir trouvé une armée de futurs soldats pour la défense de son œuvre, celle d’un « capitaine admiré » ?

Ce texte est paru dans Euterpe, n°35, juillet 2020, p. 23-28. Ceci en est une version modifiée.

Olivier Messiaen aura été un remarquable médiateur de son œuvre. Notamment, sciemment ou non, il se sera souvent tenu « sur la médiatrice ». Au centre1. Entre diatonisme et

chromatisme2. Entre tradition et prospective. Entre

antiques orgues et futuristes ondes Martenot. Ou encore : en 1936, ce quasi-« maître de chapelle », quelque peu « vieille France », rejoint, avec André Jolivet et Daniel-Jean-Yves Lesur, le groupe Jeune France, fondé par Daniel-Jean-Yves Baudrier. Le rayonnement de Messiaen, en 1936, est encore celui d’un compositeur d’église, qui deviendra certes « le plus influent compositeur d’orgue au XXe siècle » selon Jon Gillock3.

Depuis cinq ans, donc dès l’âge de 23 ans, Messiaen est titulaire des orgues de la Trinité. Il lui faut se déployer, davantage, hors du milieu catholique, trouver des alliés, adopter des stratégies, notamment pour que les œuvres d’orchestre soient jouées.

Les compositeurs de Jeune France – peut-être surtout Messiaen, Lesur et Jolivet – se soutiennent, s’écoutent, se conseillent, et ceci sans complaisance. Ainsi, dans un article consacré au Mana (1935) de Jolivet, texte pourtant globalement élogieux, Messiaen ne se fait pas non plus le

1

Cf. Jacques Amblard, Vingt regards sur Messiaen, Aix-en-Provence, PUP, 2015, p. 41-47.

2 C’est ainsi que se construisent ses « modes à transpositions limitées », à la

fois profondément chromatiques (demi-tons dominants), et diatoniques pour l’alternance entre deux types d’intervalles (demi-tons la plupart du temps et intervalles plus grands : ton ou tierce).

3

Performing Messiaen's Organ Music: 66 Masterclasses, Bloomington, Indiana University Press, 2010, début de l’introduction.

(3)

héraut des topos affichés de son ami.

« Quand son auteur nous parlera de "transmutation de la matière sonore", avouera son admiration pour Alban Berg et ses travaux d’acoustique avec Edgar Varèse, nous nous sentirons encore très loin du lieu mystérieux où il balança son envoûtement4. »

Par ailleurs Messiaen, même si déjà catholique fervent, ne cherche pas pour autant la crucifixion. Il combat farouchement pour sa carrière, pour la diffusion de ses œuvres. Cette lettre, que Jolivet reçoit le 18 avril 1937, en atteste clairement.

« Je viens de vous adresser 50 programmes et billets, pour mon concert Spirale du 28 avril. Les 50 billets, et progr. sont à envoyer à vos amis personnels. […] Je compte fermement que vous m’ameniez 50 personnes. Ce concert me coûte près de 2000 francs de frais5 ».

Mais Jeune France, si vraiment efficace pour la médiation des œuvres, constituera un catalyseur quelque peu transitoire, voire éphémère. Plus considérable peut-être sera, pour la carrière, un autre médiateur, celui, plus général, plus souterrain aussi : le Conservatoire de Paris. Daniel-Lesur y était d’ailleurs un condisciple des classes d’harmonie et de fugue. S’associer à ce camarade au sein du groupe Spirale, puis à Jeune France6, montre déjà cet esprit

de corps propre au Conservatoire, si français. Messiaen y est entré tout enfant, à l’âge de 11 ans, en 1919. Il en sort 11 ans plus tard, en 1930. Il aura commencé par l’étude du piano et, de façon plus originale, des percussions. Puis il obtient des prix en harmonie (1924), contrepoint, fugue (1926, donc toujours avec Daniel-Lesur), accompagnement au piano (1927), orgue, improvisation, histoire de la musique (1929), et finalement composition (1930).

Quand Messiaen quitte le Conservatoire, il semble livré à lui-même, ou disons à ses orgues de la Trinité bientôt rejointes. Spirale et Jeune France viennent comme des palliatifs à cette relative traversée du désert des années 1930, « traversée hors du Conservatoire ». Bientôt – dès 1941 – le musicien retrouvera cet incontournable établissement mais cette fois comme enseignant, d’harmonie, puis d’analyse (1947), de composition (1966), jusqu’à sa retraite en 1978. Il y aura finalement enseigné 37 ans et, en comptant ses études, passé la plus grande partie de sa vie – 48 ans, près d’un demi-siècle. Or, il est probable que ce milieu fut pour lui un terroir béni, en termes de

4 Bnf, microfilm, NLA46, 1.

5 Idem, « Lettres de divers auteurs à l’adresse d’André Jolivet », lettre n° 27,

BOB25908.

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fructification, donc de carrière. Il est possible que les débuts de l’enseignement au Conservatoire, notamment, aient constitué un tremplin plus efficace en soi que Spirale et Jeune France.

Le « problème » de l’année 1941

Selon Christopher Murray et Yves Balmer, Messiaen aurait continûment « revisité l’histoire de sa vie7 ». C’est dire qu’il

dût parfois mentir à propos de son passé, surtout quant à cette période historique hautement problématique. Par exemple, après-guerre, le compositeur prétendra souvent être rentré en France, de sa captivité en Allemagne, en 1942. Or, son retour réel a lieu dès février 1941, un an auparavant. En effet, il est engagé comme professeur d’harmonie au Conservatoire en mars 1941. Selon Murray et Balmer, Messiaen occultera totalement l’année 1941 dans son ensemble. Car il voudra vraisemblablement cacher que sa libération du Stalag Görlitz VIII A, et conséquemment son retour en France, furent permis grâce à l’intervention du général Huntziger, commandant en chef de l’infanterie du gouvernement de Vichy. Puis, si Messiaen est élu professeur d’harmonie, au Conservatoire, c’est hélas, déjà, en raison de l’éviction de son prédécesseur (en poste depuis 1927), André Bloch. Bloch est destitué le 18 décembre 1940, en triste conséquence de la première loi sur le statut des juifs. Murray et Balmer précisent.

« Messiaen n’a pas attendu passivement sa nomination : dès son arrivée à Vichy en mars 1941, il active ses réseaux et fait campagne auprès des figures importantes de la vie musicale française pour obtenir un poste qu’il convoitait déjà avant-guerre et que les circonstances rendent accessibles plus tôt que prévu. Pour parvenir à ses fins, comme tous les prétendants à un poste administratif, il rédige une lettre type : "Je ne suis pas juif, mes quatre grands-parents ne sont pas juifs, et il n’y a absolument aucun sang juif dans ma famille8" ».

Prenons un autre exemple de réécriture biographique. La réalisatrice Denise Tual passe commande à Messiaen de ses

Visions de l’Amen. L’œuvre est achevée en octobre 1942.

Mais Messiaen fait croire à Denise Tual que la composition fut brève, en tout cas tout entière inscrite dans l’année 1942. L’œuvre étaitdéjà préfacée en 19419. Mais là encore il s’agit

d’occulter l’année 1941.

7

Yves Balmer and Christopher Murray, « Olivier Messiaen et la reconstruction de son parcours sous l’Occupation. Le vide de l’année 1941 », in La musique à Paris sous l’Occupation, Myriam Chimènes & Yannick Simon (éd.), Paris, Fayard/Cité de la Musique, 2013, p. 152.

8

Idem, p. 158-9.

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Messiaen (1941-45) : un jeune et brillant

« capitaine » du Conservatoire

Restons-en aux Visions of Amen. Pour Messiaen, la future première de cette œuvre est aussi l’occasion d’asseoir un nouvel engouement. On parle ici des élans qui le portent vers une élève du Conservatoire, celle qui deviendra sa seconde épouse, Yvonne Loriod. En 1943, Messiaen est un brillant jeune professeur de 35 ans. Loriod est une élève pianiste de 19 ans. C’est probablement aussi pour elle et lui, pour leur amour, que Messiaen écrit les Visions de l’Amen, « pour deux pianos » comme « pour deux amoureux ». La création de Visions de l’Amen est aussi un rêve de voyage exceptionnel, difficile, et d’autant plus byronien, romantique. En pleine occupation, ainsi, avoir l’occasion de créer l’œuvre à Londres, ville libre, officiellement ennemie, semble singulier.

Messiaen écrit en 1943 à son ami Felix Aprahamian. Depuis 1942, Aprahamian aide Tony Mayer dans l’organisation des

Concerts de Musique Française au Wigmore Hall de la

capitale britannique. Dans sa lettre, Messiaen demande à son ami une autorisation officielle (professionnelle) de quitter le territoire français, pour la jeune Yvonne et lui-même. Il réclame aussi « deux bons pianos à queue ». Il décrit ses Visions de l’Amen comme sa « meilleure œuvre10 ».

Il semble donc savoir comment appâter son ami, ami décisionnaire rompu aux usages mondains : par une exagération probable, par l’emploi de superlatifs « festifs ». Messiaen est homme du monde, tout « saint Olivier11 » qu’il

soit peut-être par ailleurs.

Quoi qu’il en soit, la chance qu’offre Yvonne à Olivier ressemble à celle que donne Clara à Robert, quitte à ce que la « muse », elle-même artiste, se sacrifie pour l’artiste masculin du couple. Quant à Loriod, le seul Koch pensera à entamer ce mythe de l’homme créateur et de la femme satellitaire, pour rendre justice à la pianiste12. Las, il s’agit

10 Voir Nigel Simeone, « Bien cher Félix…», Letters from Olivier Messiaen

and Yvonne Loriod to Felix Aprahamian, Cambridge, Mirage Press, 1998.

11

Le titre d’un article de Wolfgang Rathert pourrait se traduire ainsi : « Olivier Messiaen : un saint (franciscain) de l’histoire de la musique du XXe

siècle ? ». Voir « Olivier Messiaen: Ein Heiliger (Franziskus) der Musikgeschichte des 20. Jahrhunderts? », in Religion und Glaube als

künstlerische Kernkräfte im Werk von Olivier Messiaen, Hofheim, Wolke,

2010, p. 9-24.

12

Koch titre son article ainsi (nous traduisons) : « Elle était beaucoup plus que la muse de Messiaen : hommage funèbre à Yvonne Loriod, pianiste universelle et interprète inspiratrice des modernes ». Voir Gerhard R. Koch, « Sie war weit mehr als die Muse Messiaens: Zum Tod von Yvonne Loriod – Universelle Pianistin und inspirierende Interpretin der Moderne », Neue

Musikzeitung,

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d’une mise en valeur rituelle. Au-delà de l’amoureuse, Yvonne est aussi le soldat, dévoué, comme d’autres soldats, à son capitaine. Le Conservatoire (et Yvonne Loriod notamment en son sein) combat pour l’un de ses héros endémiques, légende estudiantine hautement respectée à l’intérieur du corps13. Nous y revenons plus bas. Et ce

Conservatoire combat-il même d’autant plus, par le jeu d’éventuels symboles sociétaux inconscients, en temps de guerre ?

Ou un compositeur de guerre ?

Visions de l’Amen ? Sa « meilleure œuvre » vraiment ? En

effet cette période de guerre semble fructueuse mais de façon plus générale qu’à l’échelle d’une seule œuvre. Les pièces composées par Messiaen durant le conflit planétaire sont rares. Il est donc notable que trois d’entre elles dominent la postérité du musicien, selon certains critères qu’on pourrait considérer objectifs14. Ce sont le Quatuor

pour la fin du temps (1940-1), parfois audacieusement

appelé « chef-d’œuvre de la musique de chambre du XXe

siècle15 », les Trois petites liturgies de la présence divine

(1943-4)16, puis Vingt regards sur l’enfant Jésus (1944),

pièce de piano plus célèbre sans doute que toute page du

Catalogue d’oiseaux (1956-58), voire que Mode de valeurs et d’intensité (1949), fameux ancêtre du sérialisme intégral17.

13 Quant au respect, voire la vénération des élèves du Conservatoire

(français puis notamment japonais) pour le jeune – puis le plus vieux – Messiaen, voir le titre « Oreille : esprit de corps » au chapitre 1 de Jacques Amblard, Vingt regards sur Messiaen, op. cit., p. 59-66.

14

Si l’on se réfère, par exemple, au nombre de textes de musicologues, selon le RILM, qui se consacrent à telle ou telle œuvre. Passons cependant sur les 47 articles consacrés à l’unique opéra, qui engendre le plus grand nombre de textes, mais l’étude y est rarement celle de la partition et il y aurait là comme un effet littéraire : le livret à lui seul « attirerait » déjà les mélomanes spécialistes de littérature. En passant donc sur Saint-François

d’Assise, les Vingt Regards sur l’Enfant Jésus (1944) arrivent en tête avec 37

articles. Puis viennent le Quatuor pour la fin du temps (1940-41), composé au Stalag Görlitz, et Turangalîla symphonie (1946-48) avec 30 pour chacun, dont un ouvrage entier sur le Quatuor. Chiffres du 5/02/2014.

15

Voir notamment Jerzy Stankiewicz. « Ile wykonań Kwartetnakoniec Czasu Oliviera Messiaena odbyłosię w Stalagu VIII A w Gorlitz? Nowe fakty i hipotezy 70 lat później. », Res facta nova: Teksty o muzyce współczesnej, vol. 12, n° 21 (2011). Mais si Pierrot lunaire (1912) est bien une pièce de chambre (5 instrumentistes et 1 récitante), il interrogera alors cette assertion enthousiaste sans même qu’il soit besoin d’évoquer Le marteau

sans maître (1954) de Boulez.

16

Dans une moindre mesure. Néanmoins, malgré le scandale retentissant de la création durant la guerre, l’œuvre restera sans doute parmi les plus accessibles.

17

« Brevet » cependant usurpé selon Jean-Claude Risset qui voit en Milton Babbitt le réel inventeur du sérialisme intégral : « Quant à l’Américain, il y

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Enfin, Turangalîla symphonie est composée immédiatement après la Libération (1946-8).

On pourrait multiplier les conjectures quant à ces apparentes coïncidences, quant à ce « pic » (guerrier) dans la carrière de Messiaen. S’agit-il d’une inspiration romantique, voire macabre, née de la tragédie historique ? Ou simplement d’une « mise en loge » sévère et féconde forcée par l’histoire ? Ou (encore) de l’effort populaire forcé par le populisme du régime de Pétain18 ? Las, il semble bien

que la carrière de Messiaen, à l’instar de celle de De Gaulle, se forge dans ce feu historique, davantage que dans le seul creuset de Jeune France en particulier. Avant 1939-45, la renommée est encore circonscrite, nationale. Elle peut paraître le fruit d’une relative stratégie, à la rigueur de l’appartenance à des groupes (Spirale, Jeune France). Désormais, Messiaen atteint un nouveau stade de

a eu en Europe une sorte de conspiration du silence sur son rôle de précurseur de la série généralisée. […] Il suffit d’étudier par exemple ses

Three compositions for piano de 1947 ou sa Composition for 12 instruments

de 1948 : le principe sériel s’y est appliqué aux durées et aux dynamiques aussi bien qu’aux hauteurs. En 1949, Messiaen a donné des cours à Tanglewood, auxquels assistaient plusieurs élèves de Babbitt : c’est là qu’il a composé Canteyodjaya, qui utilise déjà des processus semblables. Puis il a écrit les Modes de valeur et d’intensité. Boulez et moi étions dans le jury de soutenance de la thèse de François Decarsin, Musique et architecture du

temps. J’ai fait remarquer à Decarsin qu’il n’avait pas mentionné Milton

Babbitt, maillon significatif vers la série généralisée. Dénégation et colère de Boulez, ce que j’ai trouvé incroyable parce que la vérification objective est facile, les partitions de Babbitt sont publiées, mais Boulez peut être têtu… […] Dans les années 70, les relations publiques laissaient entendre qu’avant l’Ircam, il n’y avait rien dans la musique électroacoustique ! Le GRM, les Bell Labs, Stanford étaient ignorés et passés sous silence. […] Boulez est un immense musicien, mais il peut être virulent et autoritaire… mais aussi pragmatique, voire politique. […] Il semble que [Messiaen] ait été très affecté quand certains élèves, dont Boulez, l’ont quitté pour aller suivre les cours de musique sérielle de Leibowitz. La modalité généralisée est facile à adapter au sérialisme [ce qui montre l’importance modérée,

finalement, de cette affaire], et elle allait plus loin que le dodécaphonisme de

Leibowitz : elle a attiré l’attention de Boulez. […] Ayant eu connaissance des Modes de valeur et d’intensité, Boulez a composé les Structures I : il serait, paraît-il, allé apporter la partition à la tribune de l’orgue de la Trinité. Cette conspiration du silence est d’autant plus curieuse que Boulez connaît Babbitt ! Ce dernier a évidemment des partis-pris très extrêmes, et Boulez ne le considère peut-être pas comme un créateur important. » Du songe au

son : entretiens avec Matthieu Guillot, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 65-8.

18

Ce qui est certain, c’est la contrainte d’effectif imposée par le Stalag VIII A (le camp de prisonniers où Messiaen est alors interné), contrainte qui engendre la forme du Quatuor. Quant au reste, un autre texte aborde l’influence paradoxale des régimes totalitaires sur l’inspiration des compositeurs. Il y est notamment question d’œuvres populaires composées durant l’année 1936 dans le cadre de dictatures et d’une pensée dominante populiste (dont Pierre et le loup et Roméo et Juliette de Prokofiev, Carmina

Burana de Carl Orff). Voir Jacques Amblard, « Influence des politiques

musicales étatiques. L’année 1936 », Lietuvos muzikologija, vol. 17, n° 1, décembre 2016, p. 68-81.

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déploiement. Et si ce nouveau stade, au demeurant, était né plus indirectement de la guerre ? S’il était aussi une conséquence du rayonnement du Conservatoire et, en son « centre », de son nouveau professeur d’harmonie très apprécié de ses élèves ? Un an après Visions de l’Amen, n’oublions pas que c’est encore Yvonne Loriod, jeune mousquetaire de cette école de cadets19, qui crée Vingt

regards sur l’enfant Jésus, avec la conviction d’un soldat fier

de son « corps d’armée » (et davantage encore, dans son cas, de conviction amoureuse). Plus tard, ce seront les premiers jeunes élèves de Messiaen, dont Boulez, qui inviteront leur professeur admiré à Darmstadt, ce qui engendrera la légende20 d’une fondation glorieuse, par Messiaen, du

sérialisme intégral. Et cette dernière légende augmentera notamment l’autorité du compositeur au Japon, pays bientôt très fervent défenseur du maître21.

Oui, en 1941, Messiaen surgit comme un jeune d’Artagnan au Conservatoire, cette institution d’origine « royale22 », qui partage d’ailleurs avec l’escrime un champ

sémantique23. Décidément ses « cadets » feront, d’après

nous, par leur allégeance, la médiation de leur fleuron comme dans une conquête militaire. Y préside un élitisme de numerus closus, un travail d’équipe, sportif, atavique, territorial, éventuellement patriotique24. Messiaen compose,

Loriod joue, Goléa encense, Boulez lui-même – pourtant parfois si peu commode, même envers Messiaen25 – invite

malgré tout son vieux « capitaine », puis le dirigera, parfois le défendra26, etc. : tous camarades ou anciens élèves du

Conservatoire.

19 Voir les notes 22-23. 20

Revoir à ce sujet la note 17.

21 Voir Jacques Amblard, Vingt regards sur Messiaen, op. cit., p. 34. 22

L’institution nationale fait suite à « l’Ecole royale de musique » (créée le 28 juin 1669 par Louis XIV), devient « Conservatoire » sous la Convention (3 août 1795), puis à nouveau « Ecole royale de musique et de déclamation » à la restauration (1816) et à nouveau « Conservatoire » en 1830.

23

Les noms des intervalles musicaux sont aussi ceux de positions d’escrime, « tierce », « quarte », « quinte », « sixte ».

24

Le musicien, encore jeune « athlète », se fait connaître à « l’extérieur », peu à peu à l’échelle internationale. Et c’est alors le Conservatoire tout entier – et donc ses élèves avec lui – qui partent en conquête.

25

Jean-Claude Risset rapporte, par exemple, que Boulez « avait eu des mots cruels sur certaines musiques de Messiaen ("musique de Lupanar", a-t-il même écrit à propos d’une œuvre très suave des années 1940) ». Op. cit., p. 68.

26

Boulez déclarera en 1966 pour le Nouvel Observateur : « La France a complètement perdu son importance. Rien n’avance. Le seul musicien de portée internationale : Messiaen. Les autres : du folklore inexportable ». Extrait de « Pourquoi je dis non à Malraux », op. cit., n° 80, 25-31 mai 1966, p. 36-37, cité par Pierre-Albert Castanet, « Rêver la révolution. Musique et politique autour de 1968 », Résistance et Utopie sonore, Paris, CDMC, 2005, p. 133.

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L’ascension

L’Ascension (1932-3) serait l’« aboutissement de la période

de jeunesse27 » selon un point de vue britannique, en ceci sinon pieux, du moins traditionaliste sans doute. Cette Ascension est celle du Messie. Mais ce sera aussi, peut-être, celle de Messiaen. L’œuvre semble au moins un ascenseur social.

C’est l’Ascension, dès les « années Jeune France », qui implante fermement Messiaen en Italie selon Raffaele Pozzi28, en Espagne pour Germán Gan-Quesada29, c’est-à-dire dans des contextes religieux d’autant plus favorables qu’ultra traditionalistes : en fait respectivement mussolinien et franquiste.

L’Ascension est aussi la première œuvre servie par des accès

de néoromantisme de texture : cordes alanguies, surtout dans le

finale. Elle en deviendra une bonne ambassadrice pour les

publics les plus larges, éventuellement en contexte réactionnaire. Selon Gan-Quesada, elle restera l’œuvre de Messiaen la plus jouée dans l’Espagne franquiste des années 1950. Elle sera, par exemple, couramment programmée par la Radio Nacional de España lors de la semaine sainte, à partir de 195430.

Surtout L’Ascension, en 1947, sera applaudie par quinze

27

Voir Robert Sherlaw Johnson, Messiaen, London, Dent and Sons, 1975, p. 31.

28

« Situazione della musica » (1938), rédigé par Guido Maggiorino Gatti, serait un article pionnier, quant à la réception italienne de Messiaen, d’après Pozzi dans « The reception of Olivier Messiaen in Italy: A historical interpretation », Messiaen perspectives. II: Techniques, influence and

reception, Christopher Dingle et Robert Fallon (éd.), Farnham, Ashgate,

2013, p. 282. Or Gatti parle, en ce qui concerne le jeune Messiaen, d’un renouveau « d’attitudes spirituelles ». Puis là aussi, la Libération verra l’essor du Français via sa programmation en 1946 au neuvième Festival di Musica Contemporanea à Venise (Pozzi, idem, p. 283), une tournée italienne en 1947 (idem, p. 287), une amitié avec Dallapiccola (qui deviendra ainsi défenseur de sa musique, etc.).

29

Paul Loyonnet écrit en novembre 1945 dans le madrilène Ritmo (principal périodique musical espagnol de l’époque), que la musique de Messiaen permet « d’oublier toute notion du temps ». L’auteur cherche, selon Gan-Quesada, à attendrir son lectorat nationaliste et religieux en comparant cette démarche aux « buts magiques » du flamenco et en rappelant que « l’Espagne des grands mystiques comme saint Jean de la Croix et sainte Thérèse est très présente dans le mysticisme artistique de Messiaen ». Voir « Three decades of Messiaen's music in Spain: A brief survey (1945–1978) », Messiaen perspectives. II: Techniques, influence and

reception, Christopher Dingle et Robert Fallon (éd.), Farnham, Ashgate,

2013 p. 302. Selon Gan-Quesada (idem), la réception prendra un nouvel essor à partir de 1953, à travers les initiatives de chefs comme Ataúlfo Argenta, d’institutions comme l’Ateneo de Madrid ou le Groupe Manuel de Falla soutenu par l’Institut Français de Barcelone.

30

(10)

mille personnes à Tanglewood, dans le Massachusetts31. Il ne s’agit donc plus seulement de régimes totalitaires. La foi essentielle de Messiaen, communicative (au moins comprise comme foi musicale), semble d’autant mieux exprimée, lisible, aimable, dans une quasi-oeuvre « à programme ». Et cette foi n’aurait donc pas gêné – sinon peut-être la seule France jacobine – mais au contraire engendré la dimension planétaire de Messiaen, permettant, enfin, que le jeune musicien dépasse définitivement les limites de Jeune France.

Car ce public américain, enthousiasmé en 1947, sera ainsi mieux préparé à bien recevoir, deux ans plus tard, sous la baguette du même chef, Koussevitzky (1874-51), la création mondiale de ce qui deviendra l’œuvre d’orchestre la plus célèbre, Turangalîla symphonie (1946-8).

Une œuvre américaine plus encore qu’indienne ? Il est possible que Messiaen y ait ménagé – çà et là même ciblé – le public de la côte Est, par exemple dans les passages tonals, notamment dans l’atmosphère populaire, presque de music hall voire d’opérette de Broadway32

, de « Joie du sang des étoiles ». Pour souligner ce trait par antinomie, ce ne sera donc pas un critique moderniste, par exemple, qui semblera ici particulièrement ciblé par Messiaen. Dès lors, Massimo Mila, dans une Italie non plus mussolinienne, écrira dans l’Espresso du 4 décembre 1955, que la symphonie est « extrêmement simple », une « banalité ouvertement confessée », et finalement un « Carnaval à Broadway33 ».

Or, ce sont ces succès d’orchestre américains – avant ceux, chambristes, de Darmstadt – qui ensemenceront l’excellente réception de Messiaen au Japon. Le critique Kuniharu Akiyama (1929-96) sera le pionnier de cette réception nipponne. Il entendra l’Ascension en 1948 (à l’âge de 19 ans), dirigée par Stokowski (1882-1977), dans une émission de la radio d’occupation américaine. Puis il lira un compte rendu de la création de Turangalîla dans une revue japonaise. Il initiera

31

L’œuvre est dirigée par Koussevitzky (dans la résidence de Tanglewood à Lenox, dans le Massachusetts), commanditaire en 1945 de la future

Turangalîla Symphonie, laquelle assoira la gloire transatlantique, selon

Pascal Arnault et Nicolas Darbon (Messiaen ou les sons impalpables du rêve, Lillebonne, Millénaire III, 1999, p. 40).

32

Les rythmes syncopés ont beau se réclamer de l’Inde, ils peuvent autant paraître secousses de brass band. L’atmosphère américaine de ce mouvement-ci est également servie par la fréquente homorythmie, les timbres de fanfare qui rappellent les œuvres des « américanistes » (Copland notamment), l’utilisation occasionnelle, notamment dans la terminaison des phrases, d’échelles pentatoniques qu’on a déjà entendues dans la Symphonie du nouveau monde (1893) de Dvorak et qui, aux oreilles de l’Occident, sont alors supposées transcrire les échelles modales des Amérindiens (autant, donc, que celles des musiques traditionnelles de l’Extrême-Orient).

33

« Webern + Messiaen : la musica di domani », cité par Pozzi, op. cit., p. 292.

(11)

alors des créations nationales de ce nouveau compositeur, « Messiaen », par le biais du groupe Jikken-Kôbô (« atelier d’essai »), qu’il formera en 1951, notamment avec un jeune homme de 21 ans, nommé Takemitsu.

France, USA, Japon : la gloire planétaire du musicien français se triangulera ainsi, du moins quant à son triangle le plus ample et large, donc fructueux à long terme. Et Jeune France, à Messiaen, ne semblera plus nécessaire, alors, ou ne serait-ce qu’utile, depuis longtemps. En tout état de cause, de 1936 à 1945, le Groupe aura semblé un truchement local, limité. Il aura symbolisé un premier Messiaen d’avant-guerre, espoir national. Puis l’épreuve, la guerre internationale, et/ou le média du Conservatoire, en forgeront un tout nouveau, musicien « mondial », aussi mondial, justement, que cette World War II.

Jacques Amblard LESA EA-3274 Aix Marseille Université

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