DU BON USAGE DE L’EMPIRISME
Jean-Louis MARTINAND
E.N.S. CACHAN
MOTS-CLÉS : EXPÉRIENCE - EMPIRISME
RÉSUMÉ : L’éducation scientifique a besoin d’empirisme, comme attitude momentanée.
SUMMARY : Science Education needs Empiricism as a reflexive momentary attitude.
La conjoncture didactique aujourd’hui est marquée par l’expression de doutes, ou même la proposition de renoncer aux expériences, dans l’enseignement et la diffusion : les coûts, les difficultés d’organisation, les erreurs d’interprétation par les destinataires, conduisent à préférer enseigner ou vulgariser selon des schémas de discours narratifs.
Rappelons cependant quelques positions récurrentes :
Ø contre les expériences trop rares, trop spéciales, trop compliquées, Lucien Poincaré, en 1904 dans une des conférences du Musée Pédagogique pour appuyer la réforme de l’enseignement des lycées de 1902 : « Il apparaît clairement que les deux changements qui s’imposaient comme les plus pressants et les plus nécessaires étaient d’accentuer, d’une part, le caractère expérimental de l’enseignement, et, d’autre part, de revenir dans l’exposition à la méthode inductive ».
Ø contre la mathématisation trop prégnante, Pierre Bergé rapport de la Mission de réflexion sur l’enseignement de la physique, 1989 : « La physique, science expérimentale par excellence, doit voir son enseignement s’appuyer sans cesse sur l’observation de faits et de phénomènes avant de les modéliser et de les mathématiser : on doit privilégier la méthode inductive et le recours systématique à l’expérience ».
Comment interpréter de telles affirmations ? Moins sans doute comme une affirmation pédagogique et épistémologique profonde et fondée, que comme l’indice d’un enjeu didactique, au milieu de tendances contradictoires. À maintes reprises en effet, l’affirmation est d’autant plus forte que les réformes de programme marquent un bond en avant, voire une fuite vers la théorisation et la spéculation : en 1902, en 1975 avec la commission Lagarrigue, au moment du rapport Bergé avec la Mission Bourdieu-Gros.
Dans les milieux de la recherche didactique, ces affirmations font l’objet de critiques vives, les taxant d’empirisme ou d’inductivisme. Ces critiques méconnaissent habituellement la tradition empiriste, et même sensualiste en langue française avec ses apports propres inattendus sur les langages symboliques et la méthodologie de la recherche qui faisaient qu’un Lavoisier se réclamait de Condillac. Elles s’inscrivent aussi, en partie inconsciemment, dans la tradition philosophique dominante en France qui est le rationalisme. Ce faisant, elles dévalorisent l’expérience a priori. Ne vaudrait-il pas mieux revisiter sérieusement l’histoire des manipulations et des montages, de l’instrumentation et de l’observation, de l’interprétation. Et plutôt que de céder à une perspective qui n’étudie l’histoire des expériences que du point de vue des théories, ne conviendrait-il pas de prendre au sérieux les pratiques et les problèmes propres de l’investigation empirique ?
Les mêmes critiques, au nom d’un constructivisme à la mode, et d’ailleurs trop général pour être vraiment opérationnel, s’attaquent à la possibilité de connaissance abstraite fondée sur la sensation, et finalement à la production de faits empiriques. Mais plutôt que de poser la question du fondement des
connaissances d’un sujet individuel isolé, ne conviendrait-il pas mieux, tout particulièrement pour la didactique et la médiatique, de s’intéresser aux pratiques sociales d’action et de communication qui permettent de construire les catégories communes (par exemple pour les qualités sensibles) et les concepts ?
Inclinant vers le théoricisme, les mêmes critiques se révèlent de fait des antiexpérimentalismes. Elles font l’impasse sur les moyens et les démarches de l’expérience historiquement et socialement située, sur les techniques comme application, mais aussi conditions des expériences et des théories elles-mêmes. Pas seulement les techniques symboliques, mais toutes les techniques matérielles, bases du développement économique avec ses bons et ses mauvais côtés. Ne serait-il pas intéressant de temps en temps, de penser la science comme technique appliquée ?
Cependant, ces débats épistémologiques, dans leurs composantes philosophiques, historiques, sociologiques et technologiques, sont à l’arrière-plan des débats qui nous concernent plus directement. Il faut en tenir compte, mais éducation et diffusion scientifiques et technologiques posent un problème en soi. Quelle que soit la position adoptée pour l’épistémologie de la recherche, elle ne peut déterminer la position pour l’épistémologie de l’éducation et de la diffusion : les problèmes sont aussi d’un autre ordre.
De ce point de vue, il faut revenir aux missions habituellement affectées à l’éducation scientifique et technologique et à la diffusion. Distinguons plusieurs plans :
1. Sur le premier plan, il y a trois missions différentes à envisager : - découvrir la nature et la technique,
- s’approprier un patrimoine scientifique et technique, - vivre des démarches d’investigation ou de réalisation.
Dans tous les cas, un rapport direct aux objets, phénomènes, ou processus est nécessaire. Il y a incommunicabilité, si une co-référence empirique n’est pas construite. D’où la valorisation d’une première sorte d’empirisme.
2. Sur le deuxième plan, celui de l’appropriation des savoirs, on rencontre deux approches : - celle de construction de connaissances,
- celle de réception de savoirs.
Mais dans tous les cas (schéma 1), l’enjeu est d’établir des rapports entre référent et interprétation (au delà de l’évocation et de la description).
D’un côté il y a besoin d’une familiarisation pratique, expérienciée pour permettre la problématisation face à la diversité, la variabilité, l’opacité, la complexité de la nature et de la technique, et par là un accès à des formes d’intelligibilité. Mais cette intelligibilité (concept, modèle, théorie) renvoie à un référent ; d’où la valorisation nécessaire d’une deuxième sorte d’empirisme.
sémantique, pragmatique, syntaxe
Représentations symboliques
Phénoménographie
Objets, phénomènes, procédés, rôles sociotechniques
Phénoménotechnique Phénoménologie simulation avec modèle
Modèles
Référent
empirique
Tâche ou problème impliquant modélisation "application" du modèle Schéma 1D’un autre côté, il y appropriation de modèles directement proposés par voie symbolique, discursive ou schématique. Pour le « public » donner sens au modèle, c’est reproblématiser de manière compatible avec le champ d’application, c’est mettre à l’épreuve des faits pour contrôler la validité. Or le « référent », ici encore, résiste, étonne. Tout n’est pas dans le modèle ou la théorie. L’expérimentation n’est pas sans risque. D’où la valorisation nécessaire d’une troisième sorte d’empirisme.
3. Sur un dernier plan, décisif pour une authentique culture scientifique et technologique (schéma II), il importe alors de clarifier et dynamiser le jeu des postures et des paradigmes. Les modèles correspondent à des postures qui valorisent les symbolismes, le « mathématisme », le rationalisme. Mais ils ne sont modèles de rien, si à d’autres moments ne sont pas valorisés les types d’empirismes rencontrés précédemment. Autrement dit, nous avons besoin de valoriser en définitive un double mouvement vers un empirisme actif et un rationalisme appliqué, qui ne sont peut-être que les deux faces de l’« esprit scientifique » que nous cherchons à développer par l’enseignement et la diffusion.
Nous avons mis en évidence des moments pour lesquels certaines postures doivent être valorisées. Il ne s’agit pas d’un relativisme qui affaiblirait tous ces engagements nécessaires en déstabilisant, la capacité à assumer momentanément mais jusqu’au bout une posture consciente et préparée. Aucune option philosophique ne peut à elle seule rendre compte des pratiques et suffire pour les réguler. Mais chacune, en tant qu’attitude réflexive, contribue au mouvement. C’est bien le cas de celle qui valorise l’expérience ; il y a de bons usages de l’empirisme.
MATRICE COGNITIVE RÉFÉRENT EMPIRIQUE ÉLABORATION INTERPRÉTATIVE construction application Paradigmes épistémiques Ressources théoriques Ressources sémiotiques MODÈLE (ou Concepts) Phénoménographie
Objets, phénomènes, procédés, rôles sociotechniques
Phénoménotechnique
Phénoménologie simulation