Stéphanie Wyler
LJim ag e e t son s u p p o rt.
Les
p in a c o th è q u e s
de
la
Stéphanie W yler (Université Paris X, Collège de France et UMR ArScAn - ESPRI)
La dénom ination d e « pin a co th è q u e » a été proposée par la critique c o n te m p o ra in e 1 pour décrire les décorations d 'u n e riche villa romaine d 'é p o q u e augustéenne, la villa sous la Farnésine. Il s'ag it en réalité de fresques exécutées en trom pe-l'œ il insérant différentes typologies de tableaux, des pinakes au sens large, dans une stratégie ornem entale extrêm em ent com plexe e t subtile.
Il s'ag it d 'u n e part d e confronter ces décors a ve c les véritables pinacothèques qui fleurissaient à Rome, en particulier à la fin d e la République, afin d e d é g a g e r quelques éléments d e réflexions sur les rapports que l'élite rom aine entretenait a ve c les œuvres d 'a rt e t la culture gre cq u e en général. Pour cela, il est nécessaire d e distinguer les collections dans la sphère privée, développées à l'intérieur des villas, des pinacothèques publiques, grandes collections d e chefs-d'œ uvre issues des conquêtes e t exposées le plus souvent dans les tem ples ou sous les portiques, à une é p o q u e précisém ent où le la n g a g e officiel co m m e n ce à é dicter des règles d e conduite sur l'usage du luxe. D 'autre part, la solution des pinacothèques peintes en trom pe-l'œ il mises en œ uvre à la Farnésine crée une sorte d e mise en abym e de l'im a g e e t d e son support, extrêm em ent intéressante en particulier par la liberté presque absolue du peintre ou du com m anditaire sur les thèmes, les styles e t l'organisation d e ces faux tableaux.
Après une rapide présentation de la villa, la description d e l'organisation d e ces pinacothèques perm ettra d e m ettre en évidence les enjeux, dans le contexte historique e t artistique envisagé, d 'u n e telle stratégie.
C om m uném ent a p p e lé e Villa de la Farnésine, c e tte dem eure rom aine a é té déco u ve rte en mars 1879, p e n d a n t les travaux d e construction des berges du Tibre, sur le terrain o c c u p é p a r les jardins de la Villa Chigi, puis Farnèse. Des fouilles d'u rgence, organisées par G. Fiorelli, R. Lanciani, F. Barnabei e t A. Mau, n 'o n t permis d e d é g a g e r que la partie sud d e l'édifice, a va n t sa destruction pour raisons d 'in té rê t public, l'é ta t d'in o n d a tio n é ta n t quasim ent perm anent. Les éléments décoratifs d 'u n e qualité exceptionnelle, fresques, stucs et mosaïques, o n t néanmoins pu être détachés e t conservés, a ve c les relevés e t les aquarelles correspondant, au Musée National Romain, où ils sont aujourd'hui exposés g râ ce à un im portant travail d e recollection e t de restauration. Sa localisation d'origine, dans la quatorzièm e région augustéenne trans Tiberim, évoque les riches dem eures citées par les auteurs d e la fin de la République, com m e la villa balnéaire d e C lodia (Cic., Pro
C aelio) ou celle que cherche Cicéron pour y construire le fanum de Tullia (A d Ait.). Elle a p p a rtie n t d o n c à la
série des fam eux horti qui se d é ve lo p p e n t dans c e quartier au milieu du Ier siècle av. J.-C., cô to y a n t les zones populaires des horrea fréquentées par des com m unautés hébraïques e t syriennes.
La localisation e t la da ta tio n de la villa de la Farnésine ont co n d u it H. G. Beyen2 à proposer de l'attribuer à A g rip p a e t lulia. Malgré le dange r d 'u n e telle attribution en l'absence d e preuve définitive, c e tte hypothèse a é té largem ent a c c e p té e par le faisceau de présomptions que le dossier fournit. Tout d 'a b o rd , la technique d e construction (connues par les aquarelles du XIXe siècle) e t les com paraisons stylistiques des décorations (a v e c les villas du Palatin, l'Aula Isiaca e t la villa d e Livie à Prima Porta) pe rm e tte n t d e situer la c o n ce p tio n et
1 I. Brangantini, M. De Vos, Le pitture. Le decorazioni délia villa rom ana délia Farnesina, Rome, 1982. M. R. Sanzi di Mino, I. Bragantin (éd.). La villa délia Farnesina in Palazzo Massimo aile Terme. Milan, 1998.
2 H. G. Beyen, « Les dom ini d e Id Villa délia Farnesina », in Studi varia Carlo Giulielmo Vollgraff a discipulis oPIata. Amsterdam, 1948, 3-21.
Images, textes et sociétés
la réalisation de la villa dans les années 20 av. J.-C., c e qui pourrait correspondre au m ariage du gendre e t de la fille d'A uguste en 21. D 'autre part, l'im plan tation to p o g ra p h iq u e du bâtim ent le situe dans la prolongation du « quartier d 'A g rip p a », à moins d e 200 m du Pont d 'A g rip p a e t de I 'A q u a Virgo, qui relient le Trastevere au C ham p d e Mars qu'il a réam énagé peu a u p a ra va n t ; ce la correspondrait ég a le m e n t à l'e m p la ce m e n t des
horti Cassianiqu'il a récupérés après la bataille d e Philippes. Enfin, O. J. Brendel3 a va it déjà remarqué un détail
sur un panne au d e stuc du cubiculum E, représentant deux statues de Mercure arborant les traits d'A uguste ; or c e m otif d e I'Augustus Mercurius, proposé puis a b a n d o n n é par la p ro p a g a n d e augustéenne, pourrait être une illustration des expérimentations d e l'a rt du Principat dans la sphère domestique.
Ainsi, qu'il s'agisse ou non de la villa d 'A g rip p a , il est plus que vraisem blable qu'e lle ait été co n çu e par l'un des membres d e l'élite culturelle d e l'é p o q u e a p p a rte n a n t au cercle d'Auguste, com m e le suggèrent en outre la qualité e t surtout le c a ra c tè re avant-gardiste des décorations, expérimentales par endroits, et certainem en t précoces dans la co n ce p tio n de l'a rt augustéen, ra tta ch a n t les peintures e t les stucs à la période triumvirale. C et ensemble, réponda nt à un program m e unitaire com plexe mais très cohérent (et qui n 'a subi q u e quelques restaurations à l'é p o q u e claudienne, peu a va n t l'a b a n d o n d e ia villa), a é té exécuté par un atelier d'origine gre cq u e orientale - ou qui du moins voulait se faire passer pour tel -, com m e l'indique la signature « Seleukos epoiei » ; mais la construction iconographique garantit l'a d a p ta tio n du style e t du répertoire au go û t e t aux exigences du com m anditaire romain.
Le choix de représenter des pinacothèques dans sa villa répond en e ffe t au g o û t pour ces riches collections privées d o n t les premières critiques apparaissent au milieu du siècle a ve c Varron et Cicéron. Les réflexions du premier (/?. R. 1,2,10 et 1,59,2) tiennent a v a n t to u t à un refus du luxe artialisé, en concurrence avec la richesse que fournit le spectacle de la nature ; stigm atisant la propriété désormais proverbiale d e Lucullus, il s 'a tta q u e à la luxuria to u te royale (« regie ») d e ses pinacothèques offertes à l'adm iration des visiteurs. Cicéron de son côté, to u t en a vo u a n t sa prédilection pour la collection de tableaux ornant « son petit portique de Tusculum » (A d Fam. 7,63 [562)), acquise honnêtem ent e t à prix com ptant, d é ve lo p p e une diatribe contre ce genre d e pratiques d 'a b o rd parce que la plupart des pinacothèques privées se sont constituées par le pillage proprem ent des œuvres publiques (« partim pubiicis, p artim etiam sacris e t religiosis », Leg. 3,31 ) ; ensuite parce que ces leaders politiques et culturels, par l'exem ple qu'ils sont e t qu'ils donnent, d icte n t une m ode pernicieuse aux « perm ulti imitatores principum », té m o ig n a n t du succès grandissant d e c e tte privatisation du luxe. Mais c'e st Pline qui, retraçant une sorte d'histoire moralisée de la valeur conférée aux toiles de maîtres, nous fournit l'ind ice d e c e jugem ent contradictoire sur la possession des œuvres d 'a rt : depuis les pillages de Mummius, en particulier d 'u n tableau d'Aristides représentant Dionysos et Ariane, déposé dans le tem ple de la triade aventine, la ca p ta tio n des peintures des maîtres grecs dans les villas privées n'a urait é té endiguée que par l'exem ple d e César, e t surtout Auguste e t son fidèle ministre Agrippa, d o n t Pline évoque un discours fam eux: « on conserve d e lui un discours m agnifique e t digne du plus grand des citoyens selon lequel il fallait verser dans le dom aine public tous les tableau x e t toutes les statues, c e qui eût é té bien préférable à leur envoi en exil dans les villas » (H. N. 35, 24-27).
Dans ces conditions, la solution dé co ra tive a d o p té e à la villa de la Farnésine s'insère particulièrement bien à ces exigences. Le recours à la p in a co th è q u e en trom pe-l'œ il perm et en e ffe t d e concilier une luxuria qui ne s'avoue pas e t une form e d e nationalisme proprem ent romain, toujours sous le regard des imitatores
principum . La liberté du peintre relève alors d e la construction d 'u n discours romain, m oralem ent non
con d a m n a b le , to u t en jou a n t très subtilem ent sur les référents culturels, artistiques e t religieux, qui englobent l'universalité nouvelle de Rome.
Ainsi, qu'ils soient disposés selon une structure p a ra ta ctiq u e dans le cryptoportiqu e A, ou selon une organisation bien plus exubérante dans les cham bres à co u ch e r (cu b icu la B, D e t E), les tableaux « exposés » dans les différentes pièces d e la villa réponde nt à la fois à une unité thém atique e t stylistique, définie fa u te de mieux c o m m e des scènes de genre à c a ra c tè re religieux, et à une variation d e détails qui se déclinent, s'intriquent e t se distinguent en un jeu sans cesse fu ya n t toute tentative d e description synthétique. Les cham bres en particulier, pièces les plus richem ent décorées et d o n t l'éclectism e relève de « l'esthétique du chaos » théorisée par G, Sauron4, se réponde nt l'une à l'autre, parfois m êm e d 'u n mur à l'autre, en faisant circuler e t contraster la dom inante des couleurs e t les références stylistiques (se ra pportan t à des matrices ta n tô t grecques classiques ta n tô t hellénistiques e t égyptisantes). Les motifs décoratifs appelle nt q uant à eux un réseau d e figures associées esthétiquem ent ou thém atiquem ent, qui se p a rta g e n t entre les éléments d 'a rc h ite c tu re feinte qui s'anim ent et le contenu des tableau x proprem ent dits, distingués du reste de la paroi
3 O. J. Brendel. « Novus Mercurius », RM. 50. 1935. 231-259.
4 G. Sauron, Quis de u m ? L'expression plastique des idéologies politiques e t religieuses à Rome à la fin d e la République e t a u d é b u t
d e l'Empire. Rome, BEFAR 285, 1994.
Stéphanie Wyler
ou du plafond par une savante organisation de cadres, peints é g a le m e n t en trom pe-l'œ il, to u t en révélant parfois leur illusion par un jeu de perspectives e t d e plans discrètem ent impossibles — au grand da m d 'u n Vitruve.
La variation des répertoires enfin, se déclinan t entre les mondes d e Dionysos, d'A pollon, d e Vénus et d'Isis, ouvre sur un imaginaire exotique, relayé par la présence récurrente de paysages dits sacro-idylliques, tous é ta n t ta n tô t intégrés, ta n tô t exclus des tableaux. C 'est le cas en particulier des personnages isiaques qui, to u t en é ta n t relégués hors-cadre pour jouer le rôle d e caryatides symboliques, o c c u p e n t une p la c e prim ordiale par leur localisation, leur fréquence e t leur dimension dans la définition d e « l'atm osphère » d e la villa — e t l'on ne m anquera pas de rapprocher c e tte mise en scène hiérarchique d e la destruction des chapelles isiaques par Agrippa, en 21 précisément, ou plus généralem ent du traitem ent de l'a rt égyptisant après la bataille d'A ctium .
Or c'e st précisém ent c e t exotisme à plusieurs voix (voies ?), construit sur la juxtaposition, l'a rt d e la citation, mis en scène par uniformatisation ou par contraste, qui contribue à créer c e t art d e l'imaginaire, fo n d é sur la fiction du trom pe-l'œ il a utant que sur le vo ya g e dans le tem ps et dans l'esp ace des référents adoptés, selon un g o û t très hellénistique somme to u te qui fa it é ch o à la poésie élégiaque contem poraine. C et art ressort néanmoins essentiellement de l'expression, dans la sphère privée de la villa, d 'u n e prétention à l'universalité propre à la Rome augustéenne, précisém ent par ces jeux de citation, d 'a ccu m u la tio n , voire d 'e xa g é ra tio n des références culturelles que le propriétaire s'approprie dans la mesure où il les uniformise, et d o n c les resémantise. La villa de la Farnésine présente ainsi une form e d e luxuria augustéenne, dérivée d e la
luxuria hellénistique — Dionysos e t Aphrodite sont là, souverainement, pour le rappeler. Son d é c o r illustre dès
lors un processus d e dom ination par l'intégration, qui n'a u ra it pas pu s'exprimer en des termes aussi explicitem ent com plices dans la sphère publique. Le fam eux « classicisme » de l'A ra Pacis, qui naît après les recherches et les expérim entations de l'a rt augustéen d o n t la Farnésine constitue un jalon, présentera ainsi — au moins en a p p a re n c e — une form e de canalisation, de rationalisation d e c e tte exubérance culturelle. Dans c e tte histoire, la villa d e la Farnésine est l'ind ice d 'u n e é ta p e c le f entre la luxuria d 'u n Lucullus e t la globalisation d e l'Empire naissant.