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L'expérience du déplacement forcé des Afro-Colombiennes, en Colombie

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Academic year: 2021

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L’expérience du déplacement forcé des

Afro-Colombiennes, en Colombie

Mémoire

Mélanie Picard

Maîtrise en anthropologie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Mélanie Picard, 2016

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Résumé

Ce mémoire porte sur l’expérience du déplacement forcé des Afro-Colombiennes, en Colombie. Dans ce pays, depuis plusieurs décennies, a lieu un conflit armé interne qui a pour effet la fuite de millions de personnes vers les périphéries des grands centres urbains. Afin de mettre en lumière leur vécu, et de comprendre les transformations suite au déplacement, j’ai recueilli les histoires de vie de 17 Afro-Colombiennes, victimes du déplacement forcé qui se sont installées illégalement dans l’un des quartiers au sud de Bogotá. Ces récits permettent de saisir leur situation avant le déplacement, pendant le déplacement et lors de leur arrivée à Bogotá. Les concepts d’expérience et de rapports sociaux de sexe permettent de comprendre le vécu de ces femmes et leur position en tant que femmes appartenant à une minorité connue pour faire partie des plus démunis.

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Resumen

Esta tesina se centra en la experiencia del desplazamiento forzado de las Afrocolombianas, en Colombia. En este país, desde hace varios decenios, tiene lugar un conflicto armado interno que ha provocado el desplazamiento de millones de personas hacia las periferias de los grandes centros urbanos. Con el fin de evidenciar sus experiencias, y de comprender las transformaciones que siguen al desplazamiento, yo he recogido las historias de vida de 17 Afrocolombianas, víctimas del desplazamiento forzado que se han instalado ilegalmente en un barrio al sur de Bogotá D.C. Estos relatos permiten tener una idea de su situación antes del desplazamiento, durante el desplazamiento y desde su llegada a Bogotá D.C. Los conceptos de experiencia y de relaciones sociales de género permiten comprender la vivencia de estas mujeres y su posición en tanto que mujeres pertenecientes a una minoría conocida por hacer parte de los más pobres.

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Abstract

This thesis reflects upon the forced displacement of Afro-Columbians in Colombia. In this country, over the past few decades, an internal armed conflict has driven millions of people to the outskirts of large urban centers. In order to highlight their experiences and to understand the effects of this displacement, I have gathered the stories of 17 Afro-Colombian women forced to settle in a neighborhood south of Bogotá. These accounts detail their lives before and during the resettlement, as well as their arrival in Bogota. These women’s experiences and gender relations shape their lives as an oppressed minority in Colombia.

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Table des matières

Résumé ... iii

Resumen ... v

Abstract ... vii

Table des matières ... ix

Remerciements ... xiii

Introduction ... 1

CHAPITRE 1 : Mise en contexte ... 5

1.1 La Colombie et Bogotá ... 5

1.2 Histoire de la violence en Colombie ... 6

1.2.1 Les guérillas ... 8

1.2.2 Les paramilitaires ... 9

1.2.2.1 Le rôle de l’État ... 11

1.2.3 Les actions menées par les groupes armés ... 13

1.3 Les desplazados ... 19

1.3.1 Le cas des déplacés afro-colombiens ... 19

1.3.2 La reconnaissance des déplacés par l’État colombien ... 22

1.3.3 Les déplacés qui s’insèrent dans les milieux urbains ... 24

1.3.4 Les femmes déplacées ... 26

CHAPITRE 2 : Repères conceptuels ... 29

2.1 L’expérience ... 29

2.2 Rapports sociaux de sexe et l’intersectionnalité ... 31

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3.1 Question de recherche et objectifs ... 35

3.2 Population visée et choix de l’échantillon ... 36

3.3 Techniques de collecte de données ... 36

3.4 Analyse des données ... 39

3.5 Considérations éthiques ... 39

CHAPITRE 4 : La vie d’avant ... 41

4.1 La vie de famille ... 42

4.2 Subvenir à ses besoins ... 43

4.3 La violence au sein des villages ... 47

4.4 Conclusion... 48

CHAPITRE 5 : La fuite ... 51

5.1 Pourquoi quitter son chez soi ... 51

5.1.1 Une insécurité permanente ... 51

5.1.2 24 heures pour quitter ... 59

5.2 Où trouver la sécurité ... 62

5.3 Conclusion... 63

CHAPITRE 6 : Continuer à vivre après un déplacement forcé ... 65

6.1 L’arrivée à Bogotá ... 65

6.1.1 Où s’installer ... 65

6.1.1.1 Les réseaux de contacts... 69

6.1.1.2 Les services publics ... 70

6.2 Assurer sa subsistance au quotidien ... 71

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6.4 Avoir des droits et les connaître ... 77

6.4.1 Aide gouvernementale, la certification de déplacé ... 78

6.4.2 L’aide fournie de la part des ONG ... 81

6.4.3 L’entraide, la meilleure solution ... 82

6.5 Leurs enfants, leurs piliers ... 84

6.6 Conclusion... 85

Conclusion... 87

Bibliographie ... 93

Annexe 1 : Carte de l'Amérique du sud ... 99

Annexe 2 : Carte de Bogotá et de la municipalité de Soacha ... 101

Annexe 3 : Répartition des groupes armés sur le territoire colombien ... 103

Annexe 4 : Statistiques du conflit armé en Colombie ... 105

Annexe 5 : Schéma d'entrevue semi-dirigée - en français ... 107

Annexe 6 : Schéma d'entrevue semi-dirigée - en espagnol ... 109

Annexe 7 : Le profil des répondantes ... 111

Annexe 8 : Carte indiquant approximativement les lieux d'origine des répondantes ... 113

Annexe 9 : Formulaire de consentement verbal - en français ... 115

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Remerciements

Lors de mes premières rencontres avec les femmes qui ont participé à ce projet, j’ai rapidement compris l’importance qu’elles accordaient à cette recherche. Selon elles, trop peu de personnes, tant au niveau local qu’à l’international, s’intéressent à leur situation. Je leur serai éternellement reconnaissante d’avoir accepté, avec générosité, de partager leurs histoires avec moi. Je remercie également l’ONG qui m’a permis d’aller à la rencontre de ces femmes.

Je tiens à remercier Marie-Andrée Couillard, ma directrice, qui a cru en ce projet, qui m’a fait confiance et qui m’a laissé une grande liberté. Je remercie également le Bureau international de l’Université Laval pour le soutien financier.

Cette recherche a été rendue possible grâce à différentes personnes. Merci à Manon Deschênes d’avoir toujours répondu avec patience à mes nombreux questionnements tout au long du processus. Je tiens également à remercier Laurence-Olivier Tardif qui a agi à titre d’interprète, Pedro Piriz Castaño pour son aide lors de la transcription des entretiens et à Claudia Alexandra Duque Fonseca pour l’aide à la traduction.

Je remercie de tout mon amour Manuel Antonio et ses parents, Amelia et Gregorio, qui m’ont fait découvrir ce magnifique pays qu’est la Colombie. Un merci spécial à ces derniers qui ont eu la grande générosité de m’héberger lors de mon séjour.

Je ne peux évidemment pas passer sous silence le soutien des membres de ma famille : ma mère Sylvie, mon père Richard, ma sœur Pascale, grand-maman Fernande ainsi que Valérie et Éthan. Sans vous à mes côtés ce projet n’aurait jamais vu le jour. Merci de m’encourager dans tous mes rêves.

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Un immense merci à toutes les personnes qui me sont chères et qui à un moment ou un autre ont été présentes lors de ce projet : Rachid, Marie-Ève, Alexis, Cynthia, Caro, Anne-Ju, Sarah, Joëlle, Stéphanie, Matthieu, Nathalie, Kiliane et Barbu. Les discussions et les fous rires que j’ai eus avec vous m’ont permis d’affronter ce processus avec une plus grande sérénité.

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À toutes les victimes du

conflit armé colombien

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Introduction

Présentement, selon UNHCR, il y a plus de 50 millions de réfugiés et de déplacés dans le monde. La Colombie est l’un des pays les plus touchés par le phénomène de déplacement. En effet, depuis plus de 50 ans se déroule un conflit armé interne, dans lequel différents groupes armés, mais aussi l’État colombien sont en cause. Ce conflit a mené au déplacement forcé de plus de 5,7 millions de personnes pour la plupart des ruraux fuyant la violence. De ce nombre, plusieurs ont décidé de s’installer en périphérie de grands centres urbains, dont Bogotá, la capitale. Les communautés afro-colombiennes et les femmes sont les deux groupes les plus touchés. C’est pour cette raison que j’ai fait le choix de leur laisser la parole. La recherche proposée s’inscrit dans le domaine de l’anthropologie des migrations et cible plus particulièrement l’expérience du déplacement forcé des Afro-Colombiennes.

Le premier chapitre propose une mise en contexte de la situation en Colombie. Pour comprendre l’ampleur du phénomène du déplacement forcé, il faut d’abord s’intéresser à l’histoire de la violence, la place qu’elle occupe et ses différentes formes. Ce chapitre explique également le rôle des différents groupes armés présents sur le territoire ainsi que les exactions qu’ils commettent envers la population civile, première victime du conflit. Puisque la recherche s’interroge sur le déplacement forcé des Afro-Colombiennes, il est important de définir ce qu’est un déplacé et de contextualiser les populations afro-colombiennes.

Le second chapitre aborde les repères conceptuels auxquels j’ai eu recours lors de cette recherche. Pour être en mesure de laisser les femmes s’exprimer comme elles le désirent j’ai opté pour les concepts d’expérience, de rapports sociaux de sexe et d’intersectionnalité.

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Le troisième chapitre développe le cadre méthodologique qui précise la question et les objectifs de la recherche, la population visée ainsi que le choix de l’échantillon. Les techniques utilisées lors de la collecte de données, la démarche d’analyse et les considérations éthiques sont aussi présentées.

Le quatrième chapitre est celui où les femmes parlent de leur vie d’avant, c’est-à-dire, leur vie avant le déplacement. Elles nous racontent comment était leur vie de famille, leur condition de femmes, de mère. Vivant dans des conditions précaires, elles expliquent de quelle façon elles subvenaient aux besoins de leur famille. Finalement, elles racontent l’ambiance violente qui régnait dans leurs villages.

Le cinquième chapitre rapporte leur fuite, les raisons qui les ont poussées à fuir, que ce soit par peur ou par la force. Ces femmes ont été confrontées à des menaces, au recrutement forcé et même à la mort. Elles parlent de la peur et de l’insécurité qu’elles ressentent. Lorsque l’on quitte un endroit, c’est pour inévitablement se rendre à un autre. On peut se demander de quelle façon elles ont fait ce choix. Elles racontent quels facteurs ont influencé leurs choix de se rendre à Bogotá.

Le sixième chapitre est celui où les femmes racontent ce qu’elles vivent depuis leurs déplacements forcés. Leur arrivée en milieu urbain signifie se trouver un endroit où s’installer, et trouver les moyens d’assurer leur subsistance au quotidien malgré la violence et l’insécurité qui sont toujours présentes. Elles racontent les difficultés qu’elles rencontrent, le racisme et les discriminations dont elles sont victimes. Avec l’arrivée en milieu urbain, elles découvrent qu’elles ont des droits. Cependant, ces droits sont trop souvent simplement théoriques et sont difficilement applicables ou accessibles pour ces femmes. C’est pour cette raison que l’entraide qu’elles se portent reste, pour l’instant, leur meilleure option.

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Finalement, la conclusion consiste en un bilan sur l’expérience de déplacement forcé qu’ont vécu ces femmes. Elle débouche ensuite sur d’autres avenues de recherche qui ont été inspirées par ce sujet et qui seraient intéressantes à explorer.

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CHAPITRE 1 : Mise en contexte

1.1 La Colombie et Bogotá

La Colombie (Annexe 1), pays situé dans le nord-ouest de l’Amérique du Sud, est limitrophe avec le Panama, le Venezuela, le Brésil, l’Équateur et le Pérou. Ce pays, qui compte 48 965 449 habitants1, est divisé en 32

départements et un district formé par la capitale, Bogotá. La Colombie est traversée par trois cordillères des Andes (Occidentale, Centrale et Orientale) et fait partie de la liste des dix-sept pays portant le titre de mégadivers, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un pays ayant une grande biodiversité2 (Pécaut 2008, Université de Sherbrooke 2014, Australian

Government 2014).

Bogotá et Soacha, la municipalité voisine (Annexe 2), dans le département de Cundinamarca, sont les endroits où arrive le plus grand nombre de déplacés internes. La population de Soacha est passée de 37 000 à 400 000 habitants entre 1973 et 2005. Même si elle demeure une municipalité autonome, elle est souvent considérée comme l’un des quartiers de Bogotá puisqu’elle est géographiquement agglomérée aux arrondissements populaires du sud de la capitale. La estratificación social3

instaurée à Bogotá pousse les gens recevant un faible revenu à s’installer

1 http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/tend/COL/fr/SP.POP.TOTL.html consulté sur

Internet, octobre 2014

2 Ce classement est produit par le Centre de surveillance de la conservation de la nature

situé à Cambridge au Royaume-Uni.

3 Cette politique a été instaurée dans les années 1980 suite à la vague de privatisation

qui a suivi la crise économique. En adoptant cette politique, les strates considérées supérieures paient un montant supérieur à la valeur marchande du service afin de permettre aux strates inférieures de payer un montant inférieur. Ainsi, il se crée un équilibre du coût de la vie à travers la population tout en continuant de garantir le plein profit aux entreprises privées.

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dans les arrondissements du Sud de la capitale. Plusieurs décident de migrer vers la ville et font le choix de s’établir, souvent illégalement, dans la périphérie de ce grand centre urbain, particulièrement pour le système éducatif, les opportunités d’emplois (35% des emplois au niveau national sont à Bogotá) et pour les infrastructures sociales qui y sont plus développées. (Dureau et Gouëset 2010, Dureau 1997, Eraso 2009).

1.2 Histoire de la violence en Colombie

Pour bien saisir l’importance de la violence en Colombie et comprendre l’ampleur des déplacements internes, il faut faire un retour dans le passé lors de la période de la Violencia, conflit armé interne qui a duré de 1948 jusque dans les années 19604. Ce conflit marqua le début d’une série de

violences qui perdure encore aujourd’hui, a causé la mort de plus de 200 000 personnes et le déplacement forcé de milliers d’autres. Ces déplacés internes provenaient majoritairement de la population rurale et paysanne. Les gens étaient tous associés à l’un ou l’autre des deux partis politiques et, de ce fait, se retrouvaient parfois en position d’ « étranger » par rapport à leurs voisins: « [t]his bipartisan polarization coincided with and reinforced the social isolation of rural communities » (Uribe 2004a : 81). Ce bipartisme politique et l’engagement de la population ont eu pour effet de diviser la population colombienne. Par exemple, dans une ville partagée en dix veredas5, chacune avait son affiliation politique.

L’affiliation politique crée une séparation entre les groupes qui ne se

4 Les différents auteurs qui traitent du sujet s’entendent pour dire que le conflit a débuté

en 1948 mais leur opinion diffère sur l’année où aurait pris fin celui-ci (Pécaut et Agier : 1964, Calvo Ospina : 1957, Dufort : 1960).

5 En Colombie, chaque municipalité est divisée en veredas. Il s’agit de sous-divisions

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mélangent pas, ce qui signifie que l’opposant est une personne que l’on connaît, mais avec qui il ne se développera jamais de lien. Les chercheurs estiment que près de 20% de la population rurale a dû fuir vers d’autres territoires ou vers les périphéries urbaines. La Violencia a débuté le 9 avril 1948, suite à l’assassinat, dans le centre-ville de Bogotá, du candidat à la présidence du parti libéral Jorge Eliécer Gaitan6 (Agier 2002, Calvo Ospina

2008, Pécaut 1996 et 2012, Prunera 2001, Bélair et Amaya Ortiz 2010, Uribe 2004a). À la suite de sa mort, une guerre entre les deux partis traditionnels (libéral et conservateur) s’entame aggravant le conflit en s’appuyant sur des référents religieux :

[c]ette opposition politique n’aurait pas été aussi lourde de conséquences si elle n’avait pas pris une dimension religieuse. Disposant historiquement du soutien de l’Église catholique, les conservateurs les plus combatifs ne se limitent pas à mettre en cause le principe de la légitimité démocratique en invoquant l’origine divine de l’autorité, ils proclament l’incompatibilité entre l’appartenance au parti libéral et la doctrine catholique (Pécaut 2012 : 12).

Dans les faits, les deux partis politiques principaux ont profité de cette situation pour donner des avantages à certains entrepreneurs loyaux à leur cause, en concentrant la propriété et le contrôle de la terre entre leurs mains. Ce conflit a pris fin avec la mise en place du Front national, pacte qui prévoyait l’alternance du pouvoir entre le parti libéral et le parti conservateur. Même si cette formule ne devait être que provisoire, elle a perduré pendant les trois décennies suivantes (Agier 2002, Calvo Ospina

6 Jorge Eliécer Gaitan désirait combattre l’oligarchie, c’est-à-dire, combattre les plus

riches des deux partis traditionnels. Il est « […] apparu sur la scène politique en 1929 lorsqu’il dénonça publiquement la manière répressive par laquelle le gouvernement conservateur d’Abadia Mendez maîtrisa la grève des travailleurs de l’United Fruit Company. En 1932, Gaitan et ceux qui le soutenaient formèrent un mouvement populaire nommé UNIR (Union nationale de gauche révolutionnaire) en se fixant pour objectif de promouvoir des réformes sociales [de] la Constitution de 1886 » (Uribe 2004b : 152).

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2008, Pécaut 1996 et 2012, Prunera 2001, Bélair et Amaya Ortiz 2010). Selon Pécaut (1996), la période de la Violencia a permis la diffusion de la violence à travers le pays, et ce sous des formes hétérogènes.

1.2.1 Les guérillas

À la suite de la Violencia, des groupes de paysans campesinos se forment et réclament une réforme agraire et une répartition plus juste des terres. Ces regroupements de paysans vont devenir des groupes armés connus sous le nom de guérilla. En 1964, le groupe les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC-EP7) fait son apparition sous

l’influence marxiste. Les FARC-EP se considèrent comme « l’armée du peuple, constructeur de paix8 et de justice sociale qui lutte pour une

distribution équitable des richesses et le respect de l’auto-détermination des peuples ; avec Bolivar9 pour la paix et la souveraineté nationale »

(Salcedo Fidalgo 2010 : 189). Dans la même décennie, deux autres organisations guérillas se créent, l’Armée de libération nationale (ELN) sous l’influence du guévarisme et de la théologie de la libération, et l’Armée populaire de libération (EPL), sous l’influence maoïste. Ces différents groupes s’implantent principalement dans les zones rurales du pays. Dans les années 1970, le Mouvement du 19 avril (M19), nationaliste, voit le jour et, contrairement aux autres groupes, il tente de s’implanter dans les villes en s’adressant plus particulièrement aux classes moyennes issues des

7 C’est dans les années 1980 que le groupe ajoute le sigle EP (Ejército Popular (Armée du

Peuple)) et qu’il devient ainsi FARC-EP. À partir de ce moment, le groupe se donne huit ans pour prendre le pouvoir.

8 L’utilisation du mot constructeur relève uniquement des propos de l’auteur, mais je

tiens à mentionner que d’autres mots auraient pu être utilisés pour définir leur rôle.

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universités (Pissoat 2000 ; Salcedo Fidalgo 2010 ; Pécaut 1996, 2006 et 2008 ; Bélair et Amaya Ortiz 2010).

Dans les années 1980, les FARC-EP se réorientent et en 1985 ils créent, en collaboration avec le parti communiste, la formation politique appelée Union Patriotique. Ce parti légal a été mis sur pied après le cessez-le-feu qui a été conclu avec le gouvernement de l’époque et qui devait permettre une négociation entre les différents partis en opposition. Cependant, plus de 2500 membres de ce parti ont été assassinés par les paramilitaires et les narcotrafiquants par crainte qu’il occupe une place importante au pouvoir. En 2002, l’Union Patriotique perd son statut juridique de parti politique par manque de candidats aux élections. En 1991, le M19 et une partie de EPL se démobilisent et renoncent aux armes à cause, entre autres, de l’éclatement de l’Union Soviétique, leur modèle, et de l’essoufflement des conflits en Amérique centrale. Certains membres décident de créer d’autres groupes armés, mais de plus petite envergure. Pour leur part, les FARC et l’ELN continuent leur combat et dénoncent désormais l’idéologie néolibérale à laquelle a adhéré le gouvernement colombien à partir des années 1990 (Pissoat 2000 ; Salcedo Fidalgo 2010 ; Pécaut 1996, 2006 et 2008 ; Bélair et Amaya Ortiz 2010).

1.2.2 Les paramilitaires

Selon certains auteurs (Pécaut 1996, Salcedo Fidalgo 2010), c’est dans les années 1980, à l’aide des propriétaires terriens et des entrepreneurs, que plusieurs groupes paramilitaires ont vu le jour. Le paramilitarisme, tactique antiguérilla, est financé par les narcotrafiquants. Ces derniers ont d’ailleurs créé le premier groupe paramilitaire le Muerte a los

secuestradores (MAS) en 1981. La collaboration entre de nombreux

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groupes armés. Cependant selon Dufort (2008) et Calvo Ospina (2008) le paramilitarisme aurait pris racine dans les années 1960, tout comme la guérilla. La législation colombienne, en consolidant les principes de la Doctrine de la Sécurité Nationale, a permis à ces groupes armés de se constituer légalement. En effet, le décret 3398 voté en 1965 et devenu la loi 48 en 1968 permet la création de groupes de civils armés pour des fins contre-insurrectionnelles, et ce sous l’égide de l’armée. Même si les chercheurs ne s’entendent pas sur l’arrivée des groupes paramilitaires, il semble évident qu’il y a tout de même une collaboration entre les différents acteurs sociaux que sont les paramilitaires, les latifundistes, les narcotrafiquants et les entrepreneurs locaux afin de se protéger des groupes guérillas (Calvo Ospina 2008, Salcedo Fidalgo 2010, Dufort 2008, Pécaut 1996).

Selon Salcedo Fidalgo (2010 : 189), les organisations paramilitaires se « […] présentent comme une résistance civile armée d’honnêtes propriétaires, sauveurs de l’honneur familial, de gens raisonnables et éduqués, avec famille et enfants, des rédempteurs qui défendent celui qui a été attaqué par la guérilla ». Dufort (2008) souligne pour sa part que le paramilitarisme a connu un tournant en 1993 avec l’intégration des capitaux du narcotrafic, puisque ces capitaux leur permettent de développer et d’acquérir un certain pouvoir économique et politique. À partir de ce moment-là, le paramilitarisme n’est plus seulement un instrument de l’armée et des élites traditionnelles. En 1997, différents groupes nommés les Autodéfenses unies de la Colombie (AUC) se fédèrent à l’échelle nationale, ce qui permet la coordination des opérations contre la « subversion » (Dufort 2008, Pécaut 2008).

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La démobilisation progressive des combattants des groupes paramilitaires est l’un des objectifs de l’accord de Santafe de Ralito, signé par le gouvernement et les AUC le 15 juillet 200310. La loi Justice et paix adoptée

le 27 juillet 2005, qui régule la démobilisation, permet aux paramilitaires qui choisissent cette option d’avoir des peines réduites et de ne pas avoir « […] à révéler d’information sur les crimes commis, sur les réseaux mafieux ou sur les modes de financement des AUC » (Dufort 2008 : 116). Cette loi qui comprend d’autres compromis entre les paramilitaires et le gouvernement était nécessaire, selon ce dernier, pour que s’établisse la paix. Plusieurs paramilitaires ont profité de ce cadre juridique pour se démobiliser; par la suite, certains d’entre eux se sont réorganisés en nouveaux groupes armés11 (Bélair et Amaya Ortiz 2010). Selon Medina

(1990) cité dans Rosero-Labbé (2005), les groupes paramilitaires sont la démonstration de l’incapacité de l’État à gérer les conflits internes et à instituer un contrôle social efficace.

1.2.2.1 Le rôle de l’État

Avec l’adoption de la loi 48, l’État a permis la légitimation d’organisations d’auto-défense, qui se sont formées localement au cours des années, pour combattre la guérilla. Selon Taussig (2003 :10) : « « Private security forces » […] employing far more people than the national police force and army combined. A strange hybrid, paramilitarization drifts into an obscure no-man’s-land between the state and civil society ». Toujours selon lui, la plus

10 L’accord prévoyait la démobilisation complète des groupes paramilitaires des AUC pour

la fin de 2005.

11 En 2007, l’Organisation des États américains (OAS) reconnaissait l’existence d’au

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grande caractéristique de cette machine de guerre se situe dans le lien qui existe entre les paramilitaires et l’État, lien qui est mince et flou. En effet, tout en étant séparés et même opposés, il n’en reste pas moins que les paramilitaires sont une composante de l’État. La corruption présente au sein de ce dernier permet aux groupes armés de contrôler les gouvernements au niveau local. Certaines municipalités sont directement sous la gouverne de l’un ou l’autre des groupes armés. Pour d’autres, il y a un contrôle qui est présent, mais principalement de façon indirecte. Par exemple, un candidat peut être favorisé par rapport à un autre. Cette corruption permet aux paramilitaires de s’infiltrer au sein de diverses administrations. D’ailleurs, principalement dans les grands centres urbains, ceux-ci sont soutenus par des associations régionales de médecins et ils se sont immiscés dans l’administration de certaines universités locales (Taussig 2003).

Il existe d’autre part une crise institutionnelle dans le pays ; de nombreuses institutions de l’État se sont vues envahies par les intérêts des paramilitaires. Ce fait s’est encore renforcé sous le gouvernement de Uribe Vélez et se poursuit actuellement sous le gouvernement de Santos, tel que l’illustre la situation du pouvoir législatif représenté au Congrès de la République. Plus de 70 de ses 268 membres ont été jugés par la Cour Suprême de Justice, sont en cours de jugement, ou sont encore en détention pour avoir entretenu des liens avec le paramilitarisme ; c’est un phénomène auquel on a donné le nom de « parapolitique ». Le fait que d’autres pays soient intervenus dans le conflit colombien, comme c’est le cas pour les États-Unis, n’est un secret pour personne; cela devrait lui permettre d’être reconnu comme un conflit international et non uniquement comme un conflit interne (Romero 2013 cité dans De Cicco 2013 : 2).

Pour la population civile, cette situation est difficile à vivre puisqu’elle ne sait pas vers qui se tourner lorsqu’il y a besoin d’aide. Le fait que les personnes qui occupent les rangs au sein des paramilitaires sont souvent d’ex-policiers et d’ex-militaires n’aide pas : « You do your compulsory military service, learn how to handle weapons and how the system of

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curruption works, and then get discharged. You look for ordinary work. There is none. But then there’s the paras. And they pay well » (Taussig 2003 : 25).

Les groupes paramilitaires émergent plus facilement grâce aux politiques adoptées par l’État qui, pour sa part, manque énormément de transparence et est corrompu à différents niveaux. Encore une fois, la population civile reste celle qui est la plus touchée.

1.2.3 Les actions menées par les groupes armés

Encore aujourd’hui, les différents groupes armés occupent diverses parties du territoire (Annexe 3), ce qui a des répercussions sur les populations locales. Ces conflits armés ne sont fondés ni sur l’appartenance ethnique, ni sur les différends religieux. En fait, les guérillas, tout comme les paramilitaires, ont pour principal objectif le contrôle du territoire. Ces deux acteurs armés commettent des massacres afin de s’approprier ou de défendre les régions qu’ils occupent. Ces territoires sont choisis en fonction des ressources naturelles. Ainsi, les plantations de bananes, les gisements de pétrole, les champs de coca et les exploitations d’émeraudes se retrouvent souvent entre les mains des groupes armés qui contrôlent la production et la commercialisation de ces ressources. Pour avoir accès à ces richesses, les protagonistes expulsent les propriétaires : « […] le déplacement se convertit en une stratégie permanente pour les acteurs armés qui cherchent à consolider leur emprise territoriale, pour développer ou contrôler la production de produits illicites et garantir le trafic d’armes et l’entrée illégale de devises, entre autres » (Rosero-Labbé 2005 : 82) (Pécaut 2012, Meertens 2001, Pissoat 2000, Escobar 2008).

La population civile est la première victime de ces luttes pour l’accès aux territoires (Annexe 4). Selon Calvo Ospina (2008), les paramilitaires étant

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une plus petite organisation militaire que celle des guérillas, il y a rarement des confrontations directes entre ces deux organisations. Les affrontements se déroulent par population civile interposées. Les territoires convoités, peuvent être contrôlés en alternance par l’un et l’autre groupe. On peut aussi retrouver dans un même espace la coexistence entre les paramilitaires et les guérillas. La population se retrouve ainsi prise entre ces deux groupes armés qui se servent de la terreur, ou de sa menace, pour maintenir l’ordre (Calvo Ospina 2008, Taussig 2003). Ceux qui refusent de se soumettre sont simplement éliminés. Les civils deviennent les victimes de massacres, de disparitions, d’enlèvements et de tortures. Selon des rapports officiels publiés en 2012, il y aurait eu, au cours des trois dernières décennies : 167 000 homicides, 1312 massacres collectifs, 33 682 disparitions forcées et 35 000 enlèvements. Ces chiffres demeurent approximatifs puisque les corps de plusieurs victimes auraient été jetés à l’eau ou auraient été brûlés pour effacer les traces. Par exemple, en avril 2001, les paramilitaires ont attaqué les habitants de plusieurs hameaux situés sur les rives du fleuve Naya12 provoquant la mort de 130

Afro-Colombiens et Autochtones et le déplacement de 3000 autres (Pécaut 2012 et 1996, Calvo Ospina 2008).

Selon Uribe (2004b), le sentiment de terreur est très présent sur les territoires occupés par les groupes armés qui utilisent différentes stratégies pour l’entretenir. La terreur opère parce que la menace est formulée de manière indifférenciée, ambiguë et dans la confusion : « [c]’est une terreur qui s’imprègne et se répand, elle se construit à partir des rumeurs qui s’entretissent avant et après les faits, et à partir de ce que l’on entend et voit – ou de ce que l’on imagine entendre et voir – dans les espaces ruraux de la terreur » (Uribe 2004b : 122). L’objectif est de créer

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un sentiment de peur, d’insécurité, qui pousse les gens à faire ce que l’on attend d’eux pour survivre.

In the street I meet Juana from Carlos Alfredo Diaz, who tells me it’s true that the paras want to eradicate the entire barrio. Farther down the street, close to home, F., who loves to spin macabre tales, tells me CAD is more dangerous than ever. Nobody can go there. They’ll strip you clean. Only two weeks ago a nurse in the clinic there was kidnapped by two men on a motorbike and found in Hacienda La Pampa with his tongue extruded, eyes gouged, and testicles twisted. Nobody knows by whom or for what (Taussig 2003 : 81).

Les différents protagonistes, pour conserver leur pouvoir sur la population, déshumanisent les victimes et utilisent leur corps pour instaurer un sentiment de peur, voire de terreur. Uribe (2004a : 80-81) souligne que « [i]n these massacres, perpetrators carry out a series of semantic operations, permeated with enormous metaphorical force, that dehumanize the victims and their bodies ». Par ailleurs, lorsqu’une personne subit des tortures, c’est toute sa famille proche qui est touchée puisqu’il arrive qu’on les oblige à assister à ces scènes ou encore qu’on frotte sur leur corps un membre d’un proche assassiné. Lors de certains massacres, les corps des victimes peuvent être démembrés et éparpillés à travers le village ou encore mis en scène, assis ou couchés, avec les têtes décapitées sur leurs jambes ou sur leur ventre en guise d’avertissement pour les survivants et pour générer de la terreur. Ces mises en scène de l’horreur empêcheraient la création de mouvements de résistance de la part de la population. La disposition des corps et leur utilisation pour créer un climat de terreur étaient déjà une pratique fréquente lors de la période de la Violencia et a été reprise par les paramilitaires qui la perpétuent (Uribe 2004a et 2004b, Pécaut 1996-1997, Amnesty International 1994).

L’utilisation de sapos, c’est-à-dire des informateurs au service d’un ou l’autre des groupes armés, ne fait qu’accentuer la peur et le sentiment

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d’insécurité. Les sapos permettent aux protagonistes de diviser la population puisque l’informateur, même s’il dénonce sous l’anonymat, est toujours issu du village. Il peut s’agir d’un voisin ou encore d’un membre de la famille qui dénonce les collaborateurs associés au camp adverse. Plusieurs civils innocents se seraient ainsi retrouvés sur les listes de gens considérés comme collaborateurs de la guérilla et auraient été tués. Cette méfiance généralisée et la loi du silence s’imposent d’elles-mêmes et participent au climat de terreur puisque chacun doit faire preuve de prudence en tout temps, dans leur quotidien (Uribe 2004b, Pécaut 1996-1997).

La terreur est étroitement associée aux luttes politiques, comme en témoigne l’analyse du Plan Colombie proposée par Calvo Ospina (2008) et Pécaut (2006). Ce plan, lancé en 2000, était supervisé et financé par les États-Unis qui ont remis à l’État colombien cinq milliards de dollars pour régler le conflit interne qui sévit dans le pays. L’objectif était de détruire les cultures de coca, d’abolir le trafic de drogue et de relancer l’économie nationale. Les narcotrafiquants étaient les premiers à être visés par ce projet, qui devait aussi permettre de diminuer les ressources économiques des guérillas et de réduire leur effectif. Le Plan Colombie n’a pas eu les effets escomptés, « [s]i la superficie de cultures de coca a diminué […] leur dispersion géographique les rend moins vulnérables et l’accroissement des rendements permet le maintien des revenus des trafiquants » (Pécaut 2006 : 32). La dispersion signifie que la terreur se répand; de plus, une fusion s’est opérée dans ce processus et les narcotrafiquants portent désormais le titre de narcoterroristes (Calvo Ospina 2008, Pécaut 2006). Il faut également mentionner que des fonds du Plan Colombie ont été utilisés par le gouvernement afin de soutenir le développement des plantations de palmiers, qui elles sont souvent sous le contrôle des paramilitaires, raison de plusieurs déplacements forcés (Escobar 2008).

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Dans ce contexte, fuir ou s’adapter à la tutelle imposée par ces groupes armés sont les seules options pour les habitants des régions visées. Ils n’ont d’autres choix que de se replier sur des stratégies individuelles. Certains décident de renoncer volontairement à leur liberté en échange de la « protection » du groupe armé présent sur leur territoire. En fait, les propriétaires fonciers sont dans l’obligation de payer l’impôt révolutionnaire et/ou l’impôt paramilitaire qui, selon les protagonistes, représente le droit à la « protection ». S’associer à l’une de ces organisations devient, pour les gens locaux, une façon de s’adapter, une façon de survivre. Cela signifie également d’être forcés de leur fournir de la nourriture, de l’hébergement ou des moyens de transport (Pécaut 2012 et 1996, Meertens 2001). Il peut arriver que les combattants changent de camp et d’uniforme et qu’ils se reconvertissent à l’organisation contre laquelle ils luttaient jusque-là, contribuant ainsi au sentiment de terreur :

Les habitants découvrent alors qu’ils sont voués à payer cher leur comportement antérieur d’accommodement. Tout peut entraîner leur désignation comme suspects. Peu importe que les accommodements aient été volontaires ou non, qu’ils aient consisté dans la simple coexistence suscitée par la vie quotidienne, la fourniture d’aliments, l’acquittement des « taxes », l’assistance à une réunion, un voyage hors de la zone de résidence : cela est suffisant pour les exposer à des représailles (Pécaut 2012 : 23).

Dans ces conditions, la méfiance naît entre voisins et entre les membres d’une même famille. Le silence devient la règle à appliquer pour se protéger. Il arrive également que les habitants confondent les différents groupes armés présents dans leur voisinage, ce qui mène à une incompréhension de la situation (Pécaut 2012, Agier 2000), incompréhension qui nuit à toute analyse collective :

Dans ce type de situation, où l’ennemi ne peut pas être identifié clairement puisque tout le monde peut en devenir un, où les mobiles ne sont pas nets parce que les critères pour être considéré allié ou traître peuvent avoir changé, dans ce contexte,

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être victime de la violence, du déracinement et du déplacement se transforme souvent en une expérience extrêmement individuelle. Les hommes et les femmes déplacés ont du mal à identifier des expériences communes (Meertens 2001 : 119-120). Les centres urbains ne sont pas épargnés par la violence, surtout avec la montée de l’économie de la drogue qui a permis l’émergence des sicarios13

à la solde des trafiquants, des bandes de quartiers, des mafias liées au monde politique, des bandes criminelles et des différents types de milices. De plus, les paramilitaires et certains policiers (Taussig 2003) sont également responsables du « nettoyage social » qui vise en premier lieu les « marginalisés » tels que les consommateurs de drogue et les chapardeurs. Cependant, au fil des années, la catégorie des « marginalisés » a pris de l’ampleur et comprend désormais des paysans, des activistes communautaires, des membres de base de l’Église et des hommes politiques de gauche. Il faut également prendre en considération les forces armées régulières qui travaillent à démanteler ces différents groupes. La présence de tous ces acteurs armés a pour conséquence le déplacement forcé de millions de personnes. Selon différentes sources, ces déplacements forcés auraient été provoqués dans 23% des cas par les milices urbaines, dans 21% des cas par la guérilla, dans 13% des cas par les paramilitaires, dans 4% des cas par les narcotrafiquants et dans 8% des cas par la police et les services de sécurité. Les menaces, les spoliations de terres ou l’insécurité provoquée par les protagonistes sont les principales raisons évoquées pour expliquer ces départs (Pécaut 1996 et 2006, Calvo Ospina 2008, Prunera 2001, Agier 2000).

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1.3 Les desplazados

La Colombie est le deuxième14 pays dans le monde ayant le plus grand

nombre de déplacés internes présents sur son territoire :

[…] l’hétérogénéité de la catégorie des déplacés est à l’image de la violence elle-même. Parmi eux, on retrouve des ex-guérilleros tout autant que des paramilitaires ou leurs sympathisants, les uns et les autres encore occasionnellement actifs dans les groupes urbains; des délinquants fuyants leurs ex-complices tout autant que les milices dites de « nettoyage social », composées de délinquants provisoirement reconvertis; des paysans effrayés par l’arrivée annoncée de la guérilla, ayant abandonné leur terre et leur maison, ou encore ceux ayant fui la répression de l’armée parce qu’ils ont cédé à l’injonction brutale des trafiquants de drogue de faire, sur leurs champs, des cultures de coca (Agier 2002 : 59-60).

1.3.1 Le cas des déplacés afro-colombiens

La population afro-colombienne est celle qui est la plus touchée par le déplacement. Selon CODHES (Consultoría para los Derechos Humanos y el

Desplazamiento), en 2009, les communautés afro-colombiennes et

autochtones représentaient 83% des déplacements forcés massifs. Sur les onze millions de personnes composant la communauté afro-colombienne, deux millions ont dû fuir en raison de la violence (Bélair et Amaya Ortiz 2010, Calvo Ospina 2008). Pour certains, l’arrivée en ville leur permet de prendre conscience de leurs droits et d’obtenir leurs documents d’identité. Seulement 17% de la population déplacée aurait en sa possession les documents d’identité nécessaires pour être reconnus à titre de victime de la violence. Toutes les démarches qu’ils doivent entreprendre pour recevoir

14 La première position est occupée par le Soudan tandis que la troisième place revient à

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de l’aide leur permettent de prendre connaissance de leurs droits, et ce particulièrement pour les communautés afro-colombiennes et autochtones qui n’étaient pas reconnues avant la nouvelle constitution de 1991 (Prunera 2001).

En effet, la nouvelle Constitution de 1991 déclare que la société colombienne est multiculturelle et multiethnique, ce qui rend possible, pour la première fois, la reconnaissance des communautés afro-colombiennes à titre de minorité ethnique. C’est à ce moment que l’ethnicité va être mise de l’avant et que désormais, officiellement, on parlera d’Afro-Colombiens (Cunin 2004). Dans un contexte de mondialisation qui signifie l’arrivée d’investisseurs étrangers désirant développer la côte Pacifique, habitée principalement par les communautés afro-colombiennes, le gouvernement colombien devait mettre un terme au flou juridique entourant les droits de propriété des vastes forêts présentes sur ce territoire (Hoffmann 2004). L’une des raisons qui incitent le gouvernement à reconnaître la société colombienne comme multiethnique est due au fait

[…] [qu’]il investit un champ internationalement porteur et hautement symbolique, celui de la reconnaissance des droits des minorités et du développement durable. Très critiqué sur la scène internationale pour les atteintes flagrantes de certains corps d’État (armée et police) aux droits de l’homme, y compris au Droit International Humanitaire, et pour sa présumée connexion avec les milieux liés au trafic de drogue, l’État colombien acquiert ainsi un regain de légitimité, dans un champ distinct mais tout aussi fondamental dans les rapports de force internationaux. En effet, les grandes agences et bailleurs de fonds, dont la Banque mondiale, sont désormais sensibles aux questions ethniques et soutiennent les projets de développement qui intègrent cette dimension (Hoffmann 2004 : 27).

Cette nouvelle Constitution a impacté les communautés noires qui à partir de ce moment devaient se trouver une identité à travers un statut, une histoire, une organisation et des revendications. En effet, « […] le terme « communauté » apparaît officiellement pour affirmer que les habitants

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noirs des zones rurales riveraines des fleuves du Bassin du Pacifique constituent une « ethnie » et sont définis par une « identité culturelle » et des « formes traditionnelles de production » » (Agudelo 2006 : 120). Jusqu’à ce moment là, ces populations se voyaient réduites à une assimilation homogénéisante (Cunin 2004).

La Constitution de 1886 occultait la diversité culturelle présente sur le territoire et misait davantage sur l’homogénéité du peuple colombien, défini comme étant métissé. Les Noirs n’étaient donc pas pris en considération dans la définition de la nation colombienne d’où le caractère d’« invisibilité » des populations noires avancé par Nina de Friedemann (1984 cité dans Agier et Hoffmann 1999). Cette invisibilité provient du fait que la catégorie « Noir » contrairement à la catégorie « Indien » n’était pas institutionnalisée et n’était aucunement définie en termes administratifs et sociaux.

« Il a souvent été affirmé que, après la proclamation de la République, les élites, pour constituer la nation, ont essayé de donner aux populations une image homogène « métisse » (et de préférence de couleur assez claire), faisant ainsi disparaître l’image des Noirs […] des versions officielles de la nation et réduisant leur rôle dans l’histoire nationale » (Wade 1999 : 7).

Pourtant, les Afro-Colombiens sont présents sur le territoire depuis leur arrivée au port de Carthagène lors de la période esclavagiste, alors qu’ils ont été forcés de travailler dans les mines d’or principalement situées sur la côte pacifique du pays. D’ailleurs, dans cette région, 90% de la population est afro-colombienne (Agier et Hoffmann 1999).

Puisque la nouvelle Constitution reconnaît leur présence sur le territoire, les différentes communautés afro-colombiennes ont commencé à revendiquer des droits. La loi 70 de 1993 reconnait les droits spécifiques aux populations noires et permet l’attribution de titres collectifs de propriété aux communautés. Cette loi, selon des logiques juridiques et politiques, oblige les habitants à se doter de nouvelles institutions qui leur

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étaient inconnues jusqu’à présent (Hoffmann 2004). Par contre, cette loi ne s’adresse qu’aux populations vivant sur la côte Pacifique et, ainsi, ne prend pas en considération les communautés noires présentes ailleurs sur le territoire; « [l]a territorialité reste donc l’ultime critère de cette nouvelle identité ethnique officielle. C’est sur une base territoriale précisément délimitée par la loi que l’identité noire fonctionne […] » (Agier et Hoffmann 1999 : 21). Cela signifie que toutes les autres communautés noires présentes ailleurs sur le territoire doivent présenter les mêmes caractéristiques que les populations du Pacifique, ce qui n’est pas possible puisque, cette région à une situation démographique, économique et culturelle particulière : « […] la reconnaissance du pluralisme ethnique s’appuie sur une conception restrictive de l’ethnicité, qui passe par des critères territoriaux et culturels, et qui associe finalement celle-ci aux seuls habitants du Pacifique » (Cunin 2004 : 37). Cette loi comprend aussi des mécanismes pour la protection de l’identité culturelle, la mise en place de plans de développement économique et social et la participation des représentants noirs à diverses instances administratives de l’État. Malgré ces nouveaux droits, très peu d’Afro-Colombiens occupent des postes dans les instances administratives, puisque 42% des hommes et 56% des femmes-chefs de famille dans les milieux ruraux n’ont jamais été scolarisés (Oslender 2007, Agier et Hoffmann 1999, Agudelo 1999, Hoffmann 2002, Hoffmann 2004, Cunin 2004, Escobar 2008, Wade 1999).

1.3.2 La reconnaissance des déplacés par l’État colombien

Selon UNHCR, les déplacés internes, c’est-à-dire des personnes n’ayant pas traversé une frontière pour trouver refuge, n’ont pas accès à la protection

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garantie aux réfugiés dans la Convention de 195115. L’assistance de ces

personnes revient à l’État colombien, qui a formellement reconnu cette responsabilité et a prévu la mise en place de mesures destinées à assurer assistance et protection aux déplacés, en plus de stabiliser leur situation socioéconomique. Ces millions de personnes déplacées ont été reconnues officiellement par l’État grâce à la loi 387 en 1997 qui définit une personne déplacée comme suit :

[…] sont déplacées toutes les personnes qui ont été obligées de migrer à l’intérieur du territoire national, en abandonnant leur localité de résidence ou activité économique habituelle, parce que leur vie, leur intégrité physique, leur sûreté ou liberté personnelle ont été violées ou se trouvent directement menacées, à l’occasion de chacune des situations suivantes : conflit armé interne, problèmes et tensions internes, violence généralisée, violations massives des droits de l’homme, infractions au droit international humanitaire (DIH), ou autre circonstance qui dérive des situations antérieures, qui puissent altérer, dramatiquement, l’ordre public (Article 1 de la loi 387 de 1997 cité dans Dalto 2011 : 51-52).

Cette loi permet de reconnaître le déplacement comme une violation des droits de l’homme et non plus seulement comme une catastrophe naturelle. Elle stipule que toute personne déplacée a droit à une assistance immédiate en ce qui a trait à l’alimentation, la gestion des aliments, l’utilisation des cuisines, l’assistance médicale et psychologique, le transport d’urgence et le logement transitoire dans des conditions dignes. De plus, les dispositifs reliés à cette loi permettent aux desplazados de recevoir la certificación émise par la Red de Solidaridad, organisme de l’État qui s’occupe de l’aide aux déplacés, qui donne droit à une aide financière sur une période de trois

15 « La Convention de 1951 relative au statut des réfugiés constitue le document-clé dans

la définition du réfugié, ses droits et les obligations légales des états. Le protocole de 1967 a retiré les restrictions géographiques et temporelles de la Convention » (http://www.unhcr.org/pages/4aae621e11f.html).

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mois et qui peut être prolongée d’un autre trois mois au besoin. Pour ce qui est des femmes, elles ont une protection spéciale (Auto 092 de 2008) qui leur permet de recevoir cette aide de façon complète et régulière jusqu’au moment où il est prouvé qu’elles peuvent vivre de façon autosuffisante. Par contre, pour recevoir cette aide, ils doivent être reconnus officiellement et posséder la carte qui confirme qu’ils sont bien « déplacés de la violence », ce qui peut s’avérer difficile à obtenir. Malgré cette reconnaissance formelle, en pratique très peu d’avancées ont eu lieu dû au manque de volonté politique, à l’insuffisance des ressources financières et à la désorganisation technique des institutions (Agier 2002, Salcedo Fidalgo 2010, Meertens 2001, Bélair et Amaya Ortiz 2010, Prunera 2001, Dalto 2011).

Suite à la reconnaissance officielle du statut de déplacé en 1997, des « communautés de paix » ont été créées après des négociations entre le gouvernement et les différents groupes armés qui se sont entendus pour délimiter des zones neutres où pouvaient s’installer les victimes du déplacement. De plus, l’État mise sur le développement d’initiatives sociales et économiques pour améliorer leur situation. Par exemple, les familles peuvent cultiver la terre qui leur fournit de quoi se nourrir, on priorise l’éducation des enfants et on les forme à la non-violence. Cependant, le statut de neutralité de ces communautés dépend toujours du bon vouloir des groupes armés qui continuent tout de même d’effectuer des massacres dans ces zones (Agier 2002).

1.3.3 Les déplacés qui s’insèrent dans les milieux urbains

D’autres déplacés décident pour leur part de se diriger en périphérie de grands centres urbains tels que Cali, Medellín et Bogotá. D’ailleurs, plus de 300 000 personnes se sont réfugiées à Bogotá. Dans un contexte de conflit armé où les victimes ont été témoins d’actes déshumanisants,

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plusieurs ont le sentiment d’être souillées. Lors de l’arrivée en milieu urbain, ce sentiment perdure puisqu’elles subissent de la stigmatisation. Elles sont considérées comme étant contaminées par les massacres, les violences, les trahisons, et les complicités forcées qui sont en réalité les raisons de leur départ (Agier 2002, Pécaut 2000). Malheureusement, la terreur qui les a poussées à quitter leurs hameaux peut les poursuivre jusqu’en ville. En effet, en 1998, les militaires et paramilitaires ont commencé à assassiner des leaders des communautés de déplacés qu’ils accusaient d’être des guérilleros. Selon Calvo Ospina (2008), les paramilitaires et/ou les militaires ne cherchent pas à connaître la vérité lorsqu’ils accusent une personne d’être un guérillero ce qui mène à l’assassinat de plusieurs civils16 (Calvo Ospina 2008).

Il est difficile pour les déplacés de trouver du travail puisque les employeurs considèrent qu’ils ont une part de responsabilité dans leur situation. Selon leur raisonnement, s’ils ont été déplacés par les groupes armés c’est qu’il doit y avoir une bonne raison (Rosero-Labbé 2005). Les hommes qui, pour la majorité, avant le déplacement, effectuaient du travail agricole ont de la difficulté à trouver un emploi car leur expérience est peu utile en milieu urbain. Les femmes se trouvent du travail plus facilement dans les domaines tels que la vente ambulante, l’entretien de vêtements et elles effectuent des tâches en milieu domestique. Les

desplazados sont particulièrement touchés par le chômage. Plus de 80%

des chefs de famille n’ont pas d’emploi et il est de 55% pour les chefs de famille qui sont installés en ville depuis plus de cinq ans (Meertens 2001).

16 Il arrive que des civils innocents soient tués dans l’optique de les faire passer pour des

guérilleros morts aux combats. On donne à ces victimes le nom de faux positifs. En 2008, le scandale des faux positifs éclate en Colombie. Plusieurs civils ont été tués par l’armée nationale colombienne qui désirait améliorer les résultats des brigades de combat.

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1.3.4 Les

femmes déplacées

« Une jeune femme qui parle, qui sait s’exprimer, est considérée comme subversive. Aussi bien à la ville qu’à la campagne. C’est comme ça même si nous disons que c’est notre droit » (Une femme autochtone du Putumayo cité dans Amnesty International 2004 : 15)

Les déplacements entraînent la décomposition familiale suite au départ de l’un des membres de la famille ou encore lorsque deux membres d’une même famille font partie de groupes armés différents. D’ailleurs, plusieurs femmes décident de quitter leur hameau, de peur que leurs jeunes fils soient enrôlés de force17 (Agier 2000, Rosero-Labbé 2005). Selon plusieurs

sources (Meertens 2001, Calvo Ospina 2008, Vergel Tovar 2012), les femmes et les enfants représentent 78% des victimes du déplacement forcé. De ce nombre, 40% des femmes sont devenues des chefs de ménage et 18% d’entre elles le sont devenues lors de leur arrivée en ville, où elles ont été abandonnées par leurs maris. Plusieurs femmes (paysannes, autochtones, militantes sociales et politiques) ont subi des violences sexuelles de la part des membres des groupes armés, plus particulièrement par les paramilitaires. Par exemple, entre 2003 et 2004 le nombre de viols perpétrés par les paramilitaires a connu une augmentation de 250%. Les jeunes filles sont également victimes de violences sexuelles, la prostitution enfantine étant particulièrement présente dans les zones de conflits contrôlées par les militaires et les paramilitaires. Chez les jeunes filles de dix à quatorze ans, 35% ont vécu des violences à caractère sexuel. Le taux de grossesse chez les adolescentes déplacées représentent le double de la moyenne nationale, c’est-à-dire 30%. Il arrive également que les groupes armés séquestrent

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des femmes qu’ils amènent dans leur campement où elles sont forcées à se prostituer. Entre 2001 et 2009 on dénombre 489 687 cas de femmes victimes de violences sexuelles à cause du conflit armé. De ce nombre, il y a 94 565 victimes de viols, 26 354 de grossesses forcées, 27 058 d’avortements forcés, 7754 de prostitution forcée, 48 554 femmes ont été obligées d’effectuer des services de ménage domestiques et sexuels, il y a eu 19 472 plaintes de stérilisation forcée et 175 873 de harcèlement sexuel (Meertens 2001, Calvo Ospina 2008, Vergel Tovar 2012).

Il y aurait seulement 18% des victimes d’agression sexuelle qui portent plainte. En fait, la population est consciente que les femmes subissent des violences sexuelles, mais très peu de gens en parlent. Les victimes subissent de la stigmatisation, de la discrimination et des insultes publiques. En Colombie, les règles sociales, culturelles et religieuses font que la sexualité des femmes est associée à l’honneur de la famille, mais elles ne sont pas maîtres de leur sexualité et de leur capacité à procréer. Le viol vise à réduire l’autonomie sexuelle de ces femmes. Selon Amnesty International (2004), les plus touchées par les violences sexuelles sont les femmes appartenant aux communautés afro-colombiennes et autochtones puisqu’elles sont marginalisées. Le viol devient une punition, un avertissement à toutes les femmes. Par exemple, en février 2002, le 45e

front des FARC-EP a distribué des feuillets, dans une municipalité du département de Huila, sur lesquels il était indiqué : « Nous informons par la présente les femmes qui fréquentent les installations militaires appartenant soit à l’armée, soit à la police, qu’elles seront considérées comme des cibles militaires » (Amnesty International 2004 : 31). Les différents groupes armés imposent certaines règles que les femmes se doivent de respecter. Par exemple, les femmes qui portent des vêtements jugés impudiques, ou qui ont des relations sexuelles hors mariage, qui survivent grâce à la prostitution, sont indépendantes ou encore celles vivant sans compagnon masculin sont toutes à risque de subir des

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violences sexuelles en guise de punition. Les groupes armés se veulent être les gardiens d’une morale sexuelle traditionnelle (Amnesty International 2004, Norwegian Refugee Council 2014)18.

18Pour les personnes maîtrisant l’espagnol et qui voudrait en savoir plus sur la situation

des Afro-Colombiennes, des chercheuses de la Ruta Pacifica de las Mujeres ont fait un travail exhaustif de documentation du conflit depuis la perspective des femmes.

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CHAPITRE 2 : Repères conceptuels

Puisque j’ai adopté une approche inductive, j’ai opté pour des repères conceptuels qui m’ont permis de baliser le cadre de ma recherche sans imposer un cadre rigide. Le déplacement forcé touche particulièrement la population afro-colombienne et les femmes. Dans un premier temps, désirant laisser la parole à ces femmes, le concept d’expérience m’a paru tout indiqué. Il m’a permis de comprendre l’expérience du déplacement des femmes afro-colombiennes à travers leurs récits. Dans un second temps, j’ai exploré le concept des rapports sociaux de sexe puisque ma recherche a porté exclusivement sur les femmes qui sont socialement situées, en tant que femmes, dans le contexte colombien.

2.1 L’expérience

L’expérience racontée par une personne a ceci de particulier qu’elle constitue un condensé des relations sociohistoriques dans lesquelles elle se situe. Cette notion permet donc, à partir d’un récit particulier, de reconstruire ce qu’il y a de commun, de partager par un ensemble de personnes. L’expérience vécue individuellement ne peut être interprétée, investie de significations, qu’en rapport avec une condition partagée. Selon Teresa De Lauretis cité dans Scott (2009 : 87)

[l]’expérience […] est le processus par lequel, chez tous les êtres sociaux, la subjectivité est construite. À travers ce processus, chacun se place, ou est placé, dans la réalité sociale et, de ce fait, perçoit ou comprend ces relations – matérielles, économiques, interpersonnelles – comme étant subjectives (parlant ou provenant de soi, alors qu’en fait elles sont sociales et, dans une perspective plus large, historiques.

La société participe ou, du moins, influence le processus de l’expérience (Bourgeois 2013). Selon Jodelet (2006), le concept de l’expérience permet le passage du collectif au singulier, du social à l’individuel tout en prenant en

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considération les représentations sociales et leurs diverses formes de fonctionnement. L’expérience permet de faire le pont entre le social et l’individu, entre le passé et le présent (Jodelet 2006, Abrahams 1986). Différents anthropologues (Turner, Bruner, Geertz) considèrent que l’anthropologie de l’expérience permet de saisir de quelle façon les personnes font individuellement l’expérience de leur propre culture et des rapports sociopolitiques, mais également la manière dont elles articulent, formulent et se représentent leur propre expérience. Selon eux, les gens ne partagent pas la même expérience, mais ils sont unis par la même participation. Par exemple, dans le contexte colombien, le conflit armé représente la même « participation », qui, elle, est vécue différemment en fonction des acteurs sociaux. Dans l’ouvrage The Anthropology of

experience (1986) les auteurs utilisent le terme participation puisqu’ils se

situent dans le courant symbolique. Ils analysent l’expérience à travers la performativité, ce qui ne sera pas le cas dans cette recherche (Turner et Bruner 1986).

La notion de subjectivité est associée à l’expérience puisque la personne qui relate son parcours le fait à la fois à titre d’individu particulier et à titre de membre d’un groupe. C’est ce dernier rapport au groupe qui lui permet d’interpréter son parcours, de faire du sens de ce qui lui est arrivé. Ainsi ce projet auprès d’Afro-Colombiennes supposait que j’allais recueillir les récits de femmes particulières qui vont, dans le cadre de ces récits, faire référence à des événements partagés à titre de femmes, d’Afro-Colombiennes, de victimes de violences, de déplacées, etc. Ces références vont de soi pour elles, elles font partie de leur «expérience» au sens de Scott (2009). Afin de les comprendre, j’ai dû explorer le contexte sociohistorique de la Colombie et j’ai poursuivi ce travail de mise en relation une fois que les récits ont été recueillis, parce que j’utilise la notion de sujet et que celle-ci renvoie à la constitution d’un soi ancré socialement. Autrement dit, le récit des déplacements et des violences

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implique des interprétations de ce qui a été vécu et ces interprétations supposent des références partagées. En résumé, pour être en mesure de bien saisir l’expérience du déplacement des femmes afro-colombiennes, il est essentiel de les contextualiser. Pour rendre visible l’expérience de ces femmes, il faut s’intéresser aux processus historiques dans lesquels se situent les sujets qui, pour leur part, produisent leur expérience, se constitue à travers elles (Scott 2009). Historiciser l’expérience permet de comprendre de quelle façon elle est constituée culturellement. Il est important qu’elle soit sociotemporellement située.

Comme le précisent Zeitler et Barbier (2012 : 113) « […] l’expérience est aussi un processus de réappropriation du sens de l’existence. L’expérience est conçue dans cette perspective comme un mouvement de subjectivation du vécu. Elle y apparaît comme un processus de mise en sens du vécu par le sujet lui-même ». Ma recherche va donc contribuer à explorer la manière dont les femmes sélectionnées se réapproprient leur expérience et en viennent à l’intégrer dans leur rapport à elles-mêmes, dans leur identité. Les personnes ont en effet une capacité d’autoréflexion sur leur propre vie et l’expérience peut également se transformer au fil de ces diverses réflexions (Berry et Warren 2009, Bruner 1986).

2.2 Rapports sociaux de sexe et l’intersectionnalité

Puisque j’ai fait le choix de me concentrer exclusivement sur les femmes déplacées, il est important de porter attention aux rapports sociaux de sexe et à l’intersectionnalité. Pour le premier, c’est par des tensions, des oppositions, des antagonismes que se construisent les rapports sociaux de sexe et par le fait même de pouvoir : « […] [ce sont] des groupes de personnes définies socialement et historiquement selon les différences perçues entre les sexes; concept qui vise à souligner la nature sociale de

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