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STEEVE ÉMOND 7 ;JL LA DÉFINITION SOCRATICO-PLATONICIENNE DU «PHILOSOPHE»

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¿7 ;JL LA DÉFINITION SOCRATICO-PLATONICIENNE DU « PHILOSOPHE »

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures de !’Université Laval

pour l’obtention

du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

OCTOBRE 2003

© Steeve Émond, 2003

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À la lumière des textes platoniciens, cette thèse cherche à relever les quelques indices laissés par Platon en ce qui concerne la description et les qualités requises à la formation des philosophes. Implicitement décrites à travers une série de thèses philosophiques, ce travail désire regrouper en un seul texte les indications éparpillées à travers toute la littérature platonicienne. Au fond, l’objectif est de reconstituer la définition du philosophe en s’inspirant du modèle par excellence : Socrate d’Alopèce. Or, il est impossible de mener ce travail à bon terme si le but du sage et le chemin qui mène à la sagesse n’ont pas été clairement affranchis des textes de Platon. De plus, il sera intéressant de comparer la vision du philosophe selon Socrate par rapport à celle des penseurs avant lui, ainsi que celle de Platon, des sophistes et également d’Aristote.

Inutile de dire qu’il est clairement impossible de définir le philosophe s’il n’est pas d’abord comparé à la philosophie. C’est pourquoi cette thèse devra également faire diversion pour parvenir à une juste compréhension de la philosophie telle que décrit par Socrate et Platon. De plus, ce travail s’intéressera aux dérivés de la philosophie que sont la rhétorique et la sophistique. La description des sophistes permettra de faire ressortir plus nettement les qualités nécessaires et utiles au philosophe. Les philosophes grecs s’entendaient sur le fait qu’il est plus facile pour un philosophe de sombrer du côté de la sophistique que le sophiste de s’élever vers les Idées dites philosophiques. Il sera donc important de bien distinguer le vrai philosophe de son simulacre qu’est le sophiste.

Pour terminer, ce thèse cherchera à interpréter bien que confusément ce qu’est devenue la philosophie au cours des siècles. Il est moins que certain que la philosophie moderne puisse être encore comparée à la philosophie grecque. Les motifs des philosophes contemporains semblent être fort différents de ceux que préconisaient les Grecs anciens.

En effet, l’important pour les Grecs était de changer leur société en éduquant et en élevant la jeunesse. De nos jours, la philosophie concentre davantage ses efforts sur la philologie et sur l’histoire de la philosophie.

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C’est parce qu’il <l’individu▻ voudrait croire à tout qu’il ne peut plus croire en rien.

Ne pouvant rien croire, il ne peut rien dire et cependant c’est la parole qui est son seul instrument. Certes, chacun sait bien parler de son métier, mais comment parler de celui des autres? Comment parler de ce qu’on ne connaît pas et comment affirmer ce qu’on ne croit pas? Chacun sont alors les bornes de sa compétence, mais chacun veut aussi pouvoir parler de tout; encore faudrait-il pour cela posséder le moyen de parler avec vraisemblance de ce qu’on ne connaît pas, avec chaleur de ce qu’on ne croit pas. Et l’individu, constatant ainsi le divorce qui se produit en lui entre le savoir et le discours, entre la croyance et l’affirmation, éprouve le besoin de se replier sur le plan du verbe et d’apprendre, sinon l’art de penser, du moins l’art de parler. (Page 101)

Devant !’impossibilité de croire et devant !’impossibilité d’agir, le repliement de la pensée sur le plan du verbe permet cette solution en apparence merveilleuse, en réalité paresseuse, de pouvoir parler de tout sans savoir, de pouvoir tout affirmer sans rien croire, de pouvoir tout suggérer sans rien faire. (Page 101)

C’est cet art que réclamaient les Athéniens, c’est cet art que leur apportèrent les sophistes. Les sophistes, écrit M. Rivaud, « ne veulent pas être des spécialistes; ils prétendent, comme les philosophes de nos jours, parler de toutes les spécialités d’une façon plus pertinente que ceux qui les pratiquent... Leur premier domaine est celui du langage. Ici leur œuvre est capitale, encore que mal connue... La grammaire est leur œuvre; nos enfants à l’école parlent encore le langage qu’ils ont établi... Mais avant tout, le sophiste est maître dans l’art de la parole. Or, parler utilement c’est convaincre, c’est plaider une thèse, et le procédé technique est d’autant meilleur qu’il se permet de défendre une cause en apparence plus désespérée.

Avec une bonne méthode on peut tout plaider. L’avocat, formé par le sophiste, innocentera le criminel et confondra l’innocent. La cause la plus mauvaise est celle qui lui plaidera le plus, puisque son art y éclate avec plus de perfection » (Page 102)

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INTRODUCTION

Cette thèse analysera la problématique que pose la question de la définition du philosophe. Il s’agira de comparer constamment le philosophe par rapport à la philosophie pour mieux faire ressortir les points importants qui les unissent. La compréhension du philosophe est aussi indispensable à la lecture des textes platoniciens qu’à une juste conception de la philosophie. La philosophie procure au chercheur des informations susceptibles de l’aider à mieux délimiter les paramètres sociaux, moraux et humains du philosophe. Il ne faut donc pas que le lecteur se surprenne de la division que comporte cette recherche doctorale. D’abord, le premier chapitre a pour mission de trouver, chez les Présocratiques, les premières fondations philosophiques qui permettent de retracer les nouveaux apports de la pensée qui ont inspiré Socrate et Platon. Ces premiers grands penseurs, malgré le peu de fragments retrouvés qui auraient pu permettre une meilleure compréhension de leur vision de la philosophie, ont été les premières personnes à mettre en place des infrastructures philosophiques et scientifiques pertinentes à l’émergence des autres penseurs tels que Socrate, Platon et Aristote.

Il ne s’agit nullement de vérifier les faits historiques mais les commentaires à teneur philosophique. Les Présocratiques avaient également leur vision du monde. Ils avaient développé leurs propres moyens ou méthodes pour l’étude de la nature et de la divinité.

Bien entendu, ce travail ne désire pas entreprendre un débat sur les thèses naturelles avancées par les Grecs anciens, mais il s’intéresse davantage aux indications souvent sous-entendues qui dirigent les philosophes sur la voie qui mène à la sagesse. Si la philosophie socratico-platonicienne est un cheminement, il faut bien reconnaître que les Présocratiques ont été les premiers à débroussailler le chemin de la sagesse. Bien qu’il faille être prudent lorsque l’on aborde les textes des Présocratiques, il est permis de dire que leurs écrits et leurs paroles éclairent relativement bien les personnes qui recherchent les indices qui mènent sur le chemin de la philosophie, à condition d’être en mesure de bien décoder leurs indications.

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Socrate et Platon s’en sont grandement inspirés pour poursuivre leur recherche sur la compréhension du monde et la sagesse si recherchée par les philosophes. La première mission de ce travail consistera à rendre compte de la transition entre la pensée des Présocratiques et celle de Socrate en faisant ressortir les points communs qui les unissent.

Bien qu’il existe des différences parfois considérables tant au point de vue de la forme que du fond, tous ces penseurs ont beaucoup de points en commun lorsqu’il s’agit de

!’acquisition de la sagesse. La plupart des penseurs contemporains aiment bien faire ressortir les différents points de vue qui différencient la pensée d’un sage par rapport à celle d’un autre penseur, mais toutes ces critiques font perdre de vue les arguments qui les unissent et qui démontrent hors de tout doute qu’il existe une continuité de pensée entre chacun d’eux. Par exemple, il est fascinant de remarque que la grande majorité des philosophes parlent de la philosophie comme d’un chemin qui mène vers la sagesse. La manière de parvenir à cette fin peut différer d’un auteur à un autre, mais l’objectif est le même : la sagesse. Les recherches scientifiques contemporaines insistent beaucoup sur la division des disciplines et de leurs objets, mais elles ont oublié l’aspect qui assemble et fortifie toutes les parties de la science.

Le deuxième chapitre portera directement sur la définition du philosophe alors que le troisième chapitre cherchera à comprendre par la bande la question du philosophe à partir de la conception de la philosophie telle que décrite par Socrate et Platon. L’apprenti philosophe doit d’abord connaître la définition de la philosophie, son but, ses parties ainsi que ses rapports avec les autres disciplines s’il veut démarrer correctement ses recherches. La raison de ce détour par la philosophie est d’éclairer le jeune philosophe pour mieux comprendre le rôle, l’attitude, le travail et les traits intellectuels qui caractérisent le philosophe idéal. Le quatrième chapitre analysera la conception du Sophiste par rapport à celle du philosophe telle que décrite par Socrate et Platon. Que ce soit par l’entremise d’un reproche ou d’une distinction clairement identifiée, le but est de définir le philosophe par tous les moyens que les dialogues platoniciens ont mis à la disposition du lecteur. Or, une manière efficace de définir une discipline est souvent de la comparer avec un autre métier ou une autre profession. De cette manière, les distinctions et les ressemblances semblent plus apparentes. C’est ce que propose le quatrième

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comme «chien et loup», disait Platon, les différences qui les caractérisent sont considérablement grandes.

Bien que la plupart des soi-disant philosophes aient leurs propres descriptions du philosophe idéal, tous s’entendent sur le fait que Socrate est la source d’inspiration par excellence. C’est la raison qui explique que cette thèse portera une attention toute spéciale sur ce grand philosophe de l’antiquité grecque. Il fut non seulement un grand penseur, mais il a été surtout un guide extraordinaire. Ses indications et les indices qu’il a laissés par l’entremise des dialogues platoniciens permettent à quiconque de se situer dans le chemin qui mène vers la sagesse. Pourtant, les études socratiques se limitent surtout à des problèmes historiques tel que la datation de son procès, de sa mort ainsi que l’exactitude des paroles rapportées par ses disciples. Et pourtant, son enseignement poursuivait un but unique qui était d’indiquer à ses compagnons et concitoyens la voie à suivre pour parvenir au bonheur. Voilà ce qui différencie les penseurs modernes et les penseurs grecs. Les uns enseignent leur savoir parfois d’une manière arrogante en le présentant comme la plus pure et définitive vérité alors que les Grecs anciens prétendaient être en constant recherche de la divinité. Contrairement à cette conception moderne, les Grecs n’avaient pas pour mission d’ériger a priori des doctrines, ni des systèmes. M. Antonio Tovar ajoute que « les Grecs commençaient par appeler philosophes non ceux qui écrivaient sur la philosophie, qui créaient un système ou enseignaient une philosophie, ni même ceux qui vivaient comme tels, mais simplement ceux qui prenaient une attitude interrogative à l’égard de la vie ». 1 II est vrai qu’un système philosophique provient des incessantes recherches scientifiques qui obligent le chercheur à éliminer certaines théories ou hypothèses pour laisser la place à des vérités plus « certaines ». De cette manière, il donne l’impression d’ériger un système. Pourtant, il est la conséquence d’une série de déductions qui ont été rejetés par les syllogismes.

Certains philosophes modernes ne procèdent pas toujours de cette manière. Ils s’emprisonnent souvent dans des théories non vérifiées par l’expérience sensible. Leur but n’est malheureusement pas toujours de découvrir la vérité, mais ils insistent

1 Socrate, sa vie et son temps, par Antonio Tovar, Éditions Payot, Paris, 1954, p. 14

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davantage sur une construction imaginaire de théories scientifiques inspirées par d’autres chercheurs. Leurs pensées ne sont au fond qu’un racolage de théories émises par la science. Pour les Grecs, une doctrine est le fruit d’une longue recherche alors que les Modernes démarrent leur recherche scientifique par l’étude des autres systèmes philosophiques. Dans ce sens, le philosophe moderne est davantage un épistémologue qu’un chercheur professionnel. Pour leur part, les Grecs anciens ne cherchaient qu’à interpréter la carte divine qui conduit vers le plus grand trésor qu’est la sagesse. Une fois ce fait admis, il ne reste plus qu’à suivre leurs enseignements qui consistent à retrouver les indices laissés par Socrate et Platon.

Nombreux ont été les professeurs de philosophie et les historiens de la Grèce antique à commenter les écrits des grands penseurs des derniers vingt cinq siècles. Mais peu d’entre eux ont été de véritables philosophes. Il est curieux de constater que les véritables philosophes n’ont laissé aucune œuvre littéraire, sinon quelques fragments retracés au travers de certaines livres qui ne sont pas les leurs. Il suffit de penser à Socrate d’Alopèce, Héraclite, Diogène le Chien ou à Antisthène le Cynique. En ce qui concerne les deux derniers « écrivains », leurs écrits sont encore considérés par les auteurs modernes comme apocryphes. Mais il est fascinant de remarquer que ces hommes ont influencé une multitude de gens simplement par leurs discours oraux et par leurs actes quotidiens. Quelles sont les causes qui ont poussé ces individus à vouer leur vie entière à conseiller, enseigner et diriger les vulgaires sans écrire leur pensée sur le papyrus?

Qu’est-ce qu’un véritable philosophe? Pourquoi leurs actions les ont-elles fait connaître davantage que leurs paroles? Pourquoi n’ont-ils rien écrit ou presque rien laissé en héritage? Qu’ont-ils en commun? Que cherchaient-ils? Voilà tant de questions qui se posaient déjà chez les Présocratiques et elles trouveront en partie quelques réponses chez Socrate et Platon.

Afin de respecter la tradition des études doctorales qui consiste à se positionner sur un sujet particulier et à rassembler des preuves qui confirment cette hypothèse de départ, cette thèse veut démontrer que la philosophie ne poursuit en rien l’objectif qu’elle est devenue au fil des siècles. M. Tovar a drôlement bien raison d’affirmer que « la vie de

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Socrate n’obéit ni à un programme, ni à une théorie, ni à un système : elle est en elle- même une démonstration ». 1 Bien que M. Tovar parle des gens qui naîtront après Socrate, sa réflexion peut être appliquée aux «philosophes» contemporains. Il décrit le philosophe d’Alopèce et de ses successeurs de la manière suivante :

« Socrate citoyen, ami, Socrate conversant, questionnant, Socrate simple, homme de la rue - c’est tout le contraire de ce que les philosophes allaient être après lui. Affectés, faux, pédants, critiques, hostiles aux dieux, donneurs de fausses assurances, les philosophes professionnels sont ceux qui rendent le plus antipathique la fin de la civilisation antique. Entre leurs mains tout finira par se dessécher; ils saisissent entre leurs doigts la branche du rosier de la culture antique et serrent la tige jusqu’à en faire flétrir la fraîcheur ». 1 2

La philosophie n’a qu’un seul objectif : la sagesse. Mieux encore, la philosophie et la sagesse sont des synonymes. Ce sont deux mots qui désignent la même réalité car elles ont toutes les deux la même finalité. M. Bastide apporte au débat deux constats. La première affirmation concerne Socrate. Il est dit que :

« Socrate ne concevait pas la philosophie comme le fait d’écrire des traités;

il devient instructif d’autre part puisqu’il peut nous fournir la clé de la méthode que nous devons suivre. Au lieu de suivre la méthode habituelle qui veut que, dans l’étude d’un philosophe on fasse abstraction de toutes considérations concernant la personne pour s’en tenir à l’exposé tout impersonnel de ses idées, ici, c’est la méthode inverse qu’il faut suivre : ce ne sont pas des idées qu’il faut demander à Socrate mais des actes; ce ne sont pas des discours qu’il nous faut entendre, mais un homme qu’il nous faut voir vivre et dont il nous faut comprendre la vie, et peut-être surtout la mort » 3

Ce que les philosophes modernes oublient malheureusement trop souvent c’est que :

« L’homme véritablement homme se réalise donc dans la personne, et la personne humaine est l’acte concret par lequel une conscience ayant déjoué l’illusion des valeurs empiriques se met au service de l’esprit. La sagesse qui

1 Socrate, sa vie et son temps, par Antonio Tovar, Éditions Payot, Paris, 1954, p. 249 2 Ibid, p. 438-439

3 Le moment historique de Socrate, par Georges Bastide, Librairie Félix Alcan, Paris, 1939, p. 84

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est le but que poursuit la personne en tant qu’elle est « philosophe » n’est donc en aucune façon une contemplation mais une action; la conversion à la spiritualité de la réflexion n’est pas une fin en soi, elle commande l’engagement efficace par lequel l’esprit va animer la vie du dedans pour lui donner la valeur selon l’esprit » \

Au lecteur dejuger de la pertinence et de la véracité de cette hypothèse... 1

1 Le moment historique de Socrate, par Georges Bastide, Librairie Félix Alcan, Paris, 1939, p. 249

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CHAPITRE I

Les premiers pas vers la sagesse : Les Présocratiques

I.

Introduction

L’objectif de ce chapitre est de prouver que les Présocratiques ont marqué l’histoire de la philosophie. Et ce, plus que les simples thèses scientifiques fragmentées qui sont parvenus aux Modernes arrivent à le démontrer. Les Présocratiques ont marqué la tradition philosophique. Ils ont laissé, malgré le peu de fragments retrouvés, un nombre considérable de thèses naturelles qui proposaient une série d’explications sur les phénomènes terrestres et célestes. Mais leurs contributions ne s’arrêtent pas là. Certains passages fournissent discrètement des tas d’indications sur les procédures à suivre pour emprunter la voie de la sagesse. Il ne faut pas oublier que les Présocratiques ont non seulement été des savants, mais ils ont aussi été des philosophes. À cette époque, ils ne différencièrent pas les deux matières car ils étaient intellectuellement inséparables. La philosophie et les sciences naturelles allaient de paire. Malheureusement, les Modernes ont divisé les deux disciplines. Il est vrai que la philosophie s’est vue dénudé de ces disciplines telles la physique et les autres sciences pour les voir se retirer dans une sphère individuelle. Pourtant, les Présocratiques ne distinguaient nullement la philosophie et les sciences naturelles. Pour les Grecs anciens, un physicien n’était pas nécessairement un philosophe, mais un philosophe devait sans contredit maîtriser des connaissances précises sur la physique pour progresser sur le chemin de la sagesse.

De nos jours, il arrive que quelques scientifiques franchissent la barrière qui délimite leurs champs de connaissances particulières ¡pour emprunter le chemin de la sagesse.

Malencontreusement, peu de philosophes s’intéressent aux sciences naturelles. Pourtant, Galilée enseignait les mathématiques à l’Université en tant qu’astronome avant d’énoncer sa grande théorie révolutionnaire. Il ne s’était pas cloîtré dans une discipline particulière.

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Il s’intéressait aux autres disciplines connexes à la sienne. Un autre exemple éloquent est celui de Newton. Il était professeur à l’université de Cambridge. Il enseignait la philosophie naturelle. D’ailleurs, son livre s’intitulait « Principi mathematica philosophae naturalis». Il est toujours fascinant de constater que ces grands chercheurs ne séparaient pas si distinctivement toutes ces disciplines comme il est fait de nos jours. Il y avait une continuité entre la philosophie et ces matières scientifiques. À l’image des Grecs anciens, ils n’ont jamais renoncé à examiner les questions philosophiques à l’aide des recherches scientifiques. Les théories, les hypothèses et les travaux scientifiques servaient également à faire progresser les connaissances scientifico-philosophiques. Beaucoup trop de professeurs forment les jeunes esprits à la culture et à l’histoire de la philosophie, mais peu d’entre eux leur transmettent des connaissances scientifiques pertinentes pour persévérer dans la difficile recherche de la sagesse. Les philosophes ont non seulement laissé de côté cet intéressant et fascinant monde qu’est la science, mais ils se sont réfugiés dans un domaine d’étude qui se rapproche davantage des disciplines sociales comme l’histoire et la culture philosophique communément appelée l’épistémologie.

Ce qui intéresse un véritable philosophe n’est ni l’histoire de la philosophie, ni celle de la science, mais la science elle-même pour elle-même. Aristote de Stagire rajouterait fort probablement que ce qui intéresse surtout le philosophe est la connaissance pour la connaissance, car les connaissances scientifiques consolident les pierres qui pavent le chemin de la métaphysique. Le philosophe doit démarrer ses premières recherches par les connaissances scientifiques s’il désire avancer sur le chemin qui conduit vers la sagesse.

Contrairement aux sciences modernes qui se tournent de plus en plus du côté du pratico pratique, le philosophe ne doit pas par contre se détourner de sa mission première qu’est la connaissance des êtres intelligibles. Voilà ce qui caractérise la période présocratique.

Ils ont su marier l’attitude philosophique et les connaissances matérielles que produisent les sciences. Si le but du philosophe est la sagesse, les moyens les plus efficaces mis à sa disposition restent encore les outils et les connaissances que leur procurent les sciences. Il s’agit désormais de retrouver dans les fragments de ces premiers grands penseurs les indications qu’ils donnent pour conduire le philosophe sur le chemin de la sagesse.

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Thales de Milet

Les Grecs anciens ont inventé la philosophie. De fait, les sociétés avoisinantes étaient principalement des civilisations religieuses. Leurs coutumes, leurs croyances et leurs préjugés sociaux reposaient davantage sur des créations mythologiques et des constructions de Γ imagination que sur un procédé dit scientifique. Les premiers apports qui différencieront peu à peu la civilisation grecque des autres peuples comme les Égyptiens et les Babyloniens ont été de fonder la pensée sur !’observation. Cette méthode apporta une grande tension qui persiste toujours à l’époque moderne et qui consiste à privilégier soit la raison, soit l’expérience. Les Grecs anciens ont été les premiers à considérer l’étude des sciences pour la connaissance et non pour une forme d’utilité pratico pratique. Par exemple, les Égyptiens se servaient principalement de la géométrie pour remesurer les champs des agriculteurs à cause des grandes inondations. Pour leur part, les Babyloniens utilisaient essentiellement les mathématiques pour le commerce.

Les Grecs furent les premiers à chercher les entités mathématiques pour elles-mêmes. Ils ont été les premiers chercheurs à s’intéresser aux mathématiques pures.

Thaïes de Milet fut vraisemblablement le précurseur de cette nouvelle voie scientifique.

La recherche de la connaissance pour elle-même et non pour une utilisation purement pratique. Le désir de comprendre par la raison. L’expérience de la nature permettrait désormais à l’homme de se libérer des récits illusoires de la mythologie. La recherche des explications de la Nature par le procédé des causes et de ses effets ne bifurquerait plus par de mystérieux contes inventés de toutes pièces mais elle s’appuierait sur des faits vérifiables et raisonnables. C’est de là que la science expérimentale vit le jour. Thaïes de Milet déposa les premières pierres qui serviront plus tard à paver le chemin de la connaissance. Il légua non seulement à ses prédécesseurs un esprit scientifique, mais il ouvra la voie à une nouvelle façon de découvrir le réel. Il n’est pas seulement question de posséder pour le savant un esprit scientifique, mais de développer aussi une méthode qui permettra à l’esprit d’ériger ses premières fondations sous un aspect logique et rationnel.

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Malheureusement, la faible quantité de fragments ne permet en rien d’élaborer le chemin que poursuivit Thalès dans sa recherche de la connaissance. Par contre, une citation de Aétius 1 suggère que Thalès ait reconnu une puissance divine qui dirigerait ou orienterait la matière. Déjà, la distinction entre la cause matérielle et la cause efficiente est entrevue. Thalès ébaucha les premiers concepts métaphysiques. Il différencia adroitement la religion grecque de la métaphysique. Bien que Thalès reste fidèle à la pensée moniste, il a compris que l’homme doit rechercher rationnellement et par lui- même les causes qui expliquent les phénomènes naturels mêmes si la matière est animée par des δαίμων. Pour lui, contrairement à certaines religions où la matière est créée par Dieu, l’origine de la matière est la matière elle-même. Et la matière première est l’eau.

Autrement dit, la matière sert d’explication à la matière.

Malgré tout, Thalès de Milet fut le précurseur de la science grecque. Il élabora les premières ébauches du chemin de la connaissance orientée vers les explications rationnelles. Il plaça les questions physiques et mathématiques au cœur des recherches naturelles. L’expérience et la raison succéderont à !’imagination créative des poètes. La sagesse ne consiste plus à répéter bêtement les récits homériques, mais à chercher par soi- même les causes des phénomènes naturels. L’homme doit désormais orienter sa pensée vers la beauté de la Nature et non plus vers les mystères des contes mythiques. La beauté ne se trouve plus dans les récits, mais dans les explications mathématico physiques.

Malgré la faiblesse des explications mathématiques à expliquer le réel, Thalès a le mérite d’être sorti de lui-même des préjugés sociaux de son époque. Il a apporté un regard neuf sur les questions naturelles.

Son apport philosophique aura été de conserver la présence de Dieu et des δαίμων qui indiquent certaines directives sur la sagesse. Si tout est animé et plein de δαίμων, il suffit donc au philosophe d’observer la direction empruntée par ces esprits démoniaques pour connaître la pensée divine. Tout comme ses successeurs Galilée et Newton, Thalès ne reniait pas l’existence de Dieu. Au contraire, ce dernier prétend que Dieu est

!’intelligence qui met tout en mouvement par !’intermédiaire de l’eau. Il ne divinisait pas

1 Aétius, I, 7, II (D.301)

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l’eau. L’humide est simplement pénétré par la puissance divine. Pour Thaïes de Milet, l’eau était !’explication par excellence des phénomènes naturels. C’était en parvenant à la compréhension de l’eau que le philosophe pouvait ainsi espérer remonter jusqu’à la divinité. La sagesse ne se situe donc plus dans les mythologies populistes mais elle repose désormais sur les explications naturelles. Son erreur a été de vouloir tout expliquer par une seule cause matérielle qu’est l’eau. Toutes les choses terrestres, pour le savant de Milet, tirent leurs origines de l’eau. Par contre, il a compris que la matière est formée par une intelligence divine. Les premières pierres qui servent à paver le chemin de la sagesse sont en place.

m.

Xenophane de Colophon

Le but de ce traité n’est pas de discuter de la validité des différentes thèses scientifiques que tous les premiers penseurs ont élaborées. Il s’agit de repérer, à travers les écrits de quelques-uns d’entre eux, le chemin qui mène à la sagesse. C’est l’âme des philosophes et leur pensée que cherche à faire ressortir ce traité. En ce qui concerne les prochains philosophes, le travail consistera à réfléchir sur les différents fragments que les historiens ont difficilement arrachés aux griffes du temps. Xénophane de Colophon poursuit les premières démarches entreprises par Thalès. D’abord, Xénophane place la raison au centre des nouveaux débats scientifiques. Il rejette les explications mythologiques conventionnelles afin d’introduire une nouvelle voie à la recherche des explications de la Nature. Les fragments 10, 11,12,14 et 15 sont des citations qui illustrent bien le chemin que Xénophane s’est promis de suivre.

Le chemin sera difficile. Xénophane emprunte désormais le chemin de la métaphysique. De fait, le fragment 18 exhorte les chercheurs à découvrir la vérité par eux-mêmes car « ce n’est pas dès le commencement que les dieux ont tout dévoilé aux

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mortels ; mais, en cherchant, ceux-ci, avec le temps, découvrent le meilleur » \ Pour Xenophane, les secrets de la Nature ne se trouvent pas dans les récits des poètes mais dans les « phénomènes » de la Nature. Une fois de plus, ce penseur s’est distancé des magiciens de la parole pour appuyer la conception scientifique de Thaïes où les sciences doivent être fondées sur la raison. Il faut noter que Xénophane n’exclut pas !’intervention divine dans les incessants mouvements de la Nature. Contrairement aux récits mythologiques, Dieu n’a rien de comparable aux humains. Pour lui, il n’y a qu’un seul dieu qui ne ressemble aux mortels ni par le corps, ni par la pensée.

Il est possible d’entrevoir les premières pierres qui mèneront vers cette connaissance divine. « Maintenant, dit-il, je vais aborder un autre sujet et te montrer la route à suivre...

Un jour, dit-on, Pythagore qui passait s’apitoya sur un chien qu’on battait et s’écria :

« Arrête de frapper ! Son âme, je l’entends, est celle d’un ami que j’ai pu reconnaître aux accents de sa voix »1 2. Une fois de plus, un autre penseur attribue à l’âme le principal foyer de la connaissance et de la vie. La voie qui mène à la sagesse ne peut pas faire abstraction de l’âme. Il est impossible de dire avec précision si Xénophane considérait l’âme comme la région unique de la connaissance. Mais le débat de la primauté soit de la raison, soit de l’expérience est placé au cœur de la dispute. Les autres fragments indiquent que les hommes ne peuvent pas parvenir à une connaissance parfaite du dieu, mais il admet qu’une puissance étemelle régit la Nature. L’espoir se trouve dans la raison humaine qui peut seule trouver les réponses aux questions humaines. Xénophane conçoit la philosophie comme une science qui part de la raison pour rechercher elle-même les principes et les causes de la Nature. Le peu de fragments conservés ne permettent pas d’élaborer sur la méthode à suivre. Mais il est clair que la mythologie n’est pas la voie à suivre et que l’âme doit être le point de départ de toute connaissance. Il y a donc une rupture chez Xénophane entre la tradition grecque fondée sur les récits homériques et cette nouvelle voie de recherche vers la sagesse.

1 Xénophane, B, XVIII. Pour le chapitre I, les citations sont tirées du texte de Diels, (Hermann) et Kranz, (Walther), Die Fragmente der Vorsokratiker. Éditions Dublin-Zürich, 1952. En ce qui concerne la traduction française, les deux principales traductions seront celles de Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques. Bibliothèque De La Pléiade et de Jean Voilquin, Les penseurs grecs avant Socrate. GF- Flammarion.

2 D.K. Xénophane, B,VII

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Non seulement la raison est placée au centre de l’univers scientifique, mais ce chercheur n’hésite pas à la préconiser pour les autres domaines sociaux telle que la politique. Les meilleures lois, raconte Xénophane, ne sont pas celles produites par la force des pugilistes, mais par la science et l’excellence de l’esprit. Une recommandation fort précieuse de Xénophane est d’inciter les gens à tourner leur regard vers l’esprit plutôt que vers le spectacle de la matière. La remarque sur l’excellence de l’esprit ci-haut utilisée exprime bien cette confiance placée en la raison. Tout comme Pythagore, l’âme est la seule entité qui permette aux philosophes de trouver avec le temps les indications divines qui mènent vers ce qui est le meilleur. Déjà, Xénophane pose l’existence d’un seul dieu qui meut tout par la force de l’esprit. Le fragment 26 ajoute que ce dieu reste toujours, sans mouvements, à la même place. Il est vrai de dire que Xénophane avait déjà entrevu les problèmes métaphysiques qu’auront à traiter Platon et Aristote. Dieu n’est pas en mouvement, et pourtant il est la cause du mouvement.

Un autre passage (34)1 apporte une distinction entre l’opinion des vulgaires qui régnent, selon Xénophane, partout et la possibilité ou la capacité pour un homme de posséder une connaissance certaine des dieux. Déjà, cet homme entrevoyait les grandes difficultés qui se trouvent sur le chemin de la sagesse. Plus encore, ce passage suggère qu’aucun homme ne puisse, de son vivant, parvenir à la connaissance divine. Est-ce à dire que Xénophane a abandonné l’idée qu’un simple mortel puisse parvenir à la vérité divine ? Au premier abord, il semble accuser, juger et condamner à mort la métaphysique. Or, il faut comprendre qu’il existe pour lui un dieu et un monde terrestre composé de matières et d’âmes. Ce qu’il remet en cause est la capacité de l’homme de découvrir les causes divines. De fait, il dit que personne dans le passé n’a eu une

«connaissance certaine des dieux» et que jamais personne n’en aura une. Pire encore, ajoute-t-il, si le philosophe parlait avec toute l’exactitude qu’il lui est permis d’espérer à propos des dieux, il ne s’en rendrait même pas compte.

1 D.K. Xénophane, B, XXXIV

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Deux remarques doivent être faites ici. D’abord, il distingue l’opinion de la vérité.

Seul dieu possède la vérité. Les hommes doivent se contenter de l’opinion. Il est unique et supérieur à tout en puissance. Comme le mentionne le fragment 18 \ tout ce que peut espérer trouver le métaphysicien ou le philosophe avec le temps est ce qui est le meilleur.

Deuxièmement, il ne dit jamais qu’il est possible de connaître dieu car ce ne serait pas le reflet exact de sa pensée, mais seulement qu’il est possible de découvrir des indications qui peuvent guider le philosophe sur le chemin du meilleur.

En résumé, Xénophane admet sans contredit l’existence d’un dieu qui meut tout par l’esprit. Par contre, il semble remettre en question la légitimité et la capacité pour le philosophe de parvenir à la connaissance divine. L’homme doit se contenter de vagues opinions où la meilleure d’entre elles, fondée sur la raison (ou l’esprit), peut nous aider à espérer vivre de la façon la meilleure. Vivre de la manière la plus parfaite semble donc être rejeté par Xénophane. Dans ce bas monde, il ne règne que l’opinion. Il faut pourtant retenir que l’esprit est pour Xénophane la pièce maîtresse de toutes choses.

IV.

Heraclite d’Éphèse

Héraclite n’échappe pas au nouveau mouvement philosophique de son époque. Il contribua à sa manière à découvrir les nouvelles voies qui mènent à la sagesse. Cette voie est la philosophie. Mais quelles en sont ses parties ? Les fragments d’Héraclite sont remplis de paroles sages et ils aident à défricher le champ philosophique des opinions communes des hommes. Le plus beau fragment et certainement le plus enrichissant pour les gens à la recherche de la sagesse, est le passage où il est écrit que « la pensée est la plus haute vertu ; et la sagesse consiste à dire des choses vraies et à agir selon la nature, 1

1 D.K. Xénophane, B, XVHI

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en écoutant sa voix » 1. Cette phrase indique le mode de vie que doit emprunter la personne qui a pris la décision de cheminer vers la sagesse. Une fois de plus, la pensée est au centre des préoccupations du penseur d’Éphèse. A l’image de ses prédécesseurs, la sagesse consiste à écouter la nature et de chercher par soi-même les issues qu’offre la Nature. Il est possible de séparer les fragments d’Heraclite en trois points majeurs. De fait, le penseur d’Éphèse indique subtilement que le chemin qui mène à la sagesse est composé de trois parties : le point de départ, le milieu et le point d’arrivée. Le philosophe doit débuter ses recherches par la connaissance sensible et ce parcours se termine avec la possession de la sagesse.

Le commencement est dans la connaissance sensible. Le fragment 55 1 2 insiste particulièrement sur cette notion des données sensibles. La vue est le sens le plus précieux pour découvrir les signes que la Nature dissimule et même qu’elle cache à l’homme. De fait, les signes sont plus facilement remarqués par la vue que par le sens de l’ouïe. Ensuite, ces connaissances s’achemineront vers la raison (logos) qui doit elle- même être capable d’interpréter ces données sensibles. Il n’est plus seulement question de ramasser des données provenant des sens, mais le philosophe est celui qui aura également préparé adéquatement son âme à recevoir ces mêmes données. Il ne suffit pas de récolter les signes de la Nature, il faut aussi être en mesure de les comprendre. Donc, Héraclite ne rejette pas la validité des sens, mais il remet en question la capacité intellectuelle des gens à interpréter correctement ces connaissances. Ce même fragment semble aussi mettre l’accent sur le fait que c’est l’homme particulier qui doit exécuter ce difficile travail. Le philosophe ne doit pas écouter les racontars des poètes. La raison est que le philosophe doit parcourir lui-même le trajet de la sagesse. C’est lui qui désire être sage, et non le poète. Par exemple, le grand athlète est celui qui accomplit lui-même l’exploit sportif. Pour parvenir à une victoire, il doit s’entraîner fort et exécuter des exercices répétitifs afin de perfectionner et d’harmoniser toutes les parties de son corps à son âme pour que les deux ne fassent plus qu’un. Il ne faut pas croire qu’Héraclite était un individualiste. Au contraire, son discours cherche à diriger les gens vers !’acquisition

1 D.K. Héraclite, B, CXII. Voir, au besoin, la traduction des Penseurs grecs avant Socrate, par Jean Voilquin, GF-Flammarion, Paris, 1964, p. 80

2 Ibid, LV

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de la sagesse. À l’image de Xenophane, Dieu ne donne pas des réponses toutes faites à l’homme, mais c’est le travail de l’homme de partir à la découverte des vérités divines.

Mais il faut se méfier, rappelle Héraclite, de ces dormeurs qui ne voient pas que tout dans l’univers est cohérent. Le fragment 114 1 explique que les êtres qui parlent avec intelligence sont ceux qui sont nourris par la seule loi divine qui domine tout, se suffit à elle-même et qui dépasse tout. Bien que ce fragment puisse également suggérer que les seuls hommes politiques compétents soient ceux qui s’inspirent de la loi divine pour fonder les lois de la cité, il explique aussi que les gens éveillés sont les personnes qui savent que la divinité se cache derrière les phénomènes. Héraclite insiste beaucoup sur le fait qu’il y a un très grand nombre d’individus qui dorment alors que peu de gens sont éveillés. Il y a beaucoup de fragments qui font allusion à ces états d’âme. Le fragment 89 raconte qu’il n’y a qu’un seul et même monde pour les hommes qui sont en état de veille.

Les dormeurs seraient soit ceux qui croient savoir alors qu’ils ne savent pas, soit qu’il suggère que les dormeurs sont ceux qui sont incapables de sortir de leur petit monde égoïste et individualiste qui les empêche de découvrir le véritable monde qui est un et identique pour les êtres éveillés. Ce même morceau littéraire fait ressortir le caractère commun du monde par rapport à la vision particulière des vulgaires. Ces derniers préfèrent croire à des mythes et à des contes fantastiques plutôt que de suivre la voie de la raison.

Dans la bouche d’Héraclite, le mot dormeur semble faire référence aux vulgaires.

Quelques fragments critiquent ouvertement ces personnes qui vivent isolément comme si chacun avait une intelligence particulière malgré que le logos soit commun et accessible à tous 1 2. Si, pour les savants, la lune tourne autour de la terre et que celle-ci tourne autour du soleil, pour les vulgaires la terre tourne autour du soleil qui lui tourne autour de leur petit nombril. De là la nécessité de découvrir le chemin de la sagesse qui consiste « en une seule et même chose, à connaître la pensée qui gouverne tout et partout » (fragment

1 D.K. Héraclite, B, CXIV 2 Ibid, II

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41) 1. Il est possible pour tout le monde de réfléchir « penser est commun à tous » (fragment 113) 1 2.

Mais d’abord, il faut se connaître soi-même car là commence la sagesse (voir fragment 116) 3. L’âme est la « plus sage et la meilleure » des réalités, rapporte le fragment 118 4 Héraclite lui-même confesse s’être cherché (voir fragment 101) 5. Une fois de plus, ce grand penseur place le logos (l’âme) au centre de tous les débats de son époque. Le fragment 4 6 fait résider le bonheur dans l’âme et non pas dans les plaisirs du corps. L’exercice de l’esprit est supérieur aux plaisirs sensibles.

Le commencement du chemin ne se situe pas seulement dans les sens tels que l’ouïe et la vue qui sont le point de départ de la connaissance, mais elle consiste également à délimiter les capacités de la raison humaine. Un avertissement très sévère est donné au philosophe lorsque le penseur d’Éphèse dit que les limites de l’âme, « tu ne saurais les trouver, car si longue que soit toute la route, tant est profond le logos qu’elle enferme » 7.

De là la nécessité de se connaître soi-même. L’avancement dans le chemin de la sagesse nécessite une connaissance approfondie de soi pour se situer par rapport à la divinité. Le message d’Héraclite consiste de dire qu’il faut connaître, dès le départ, ses propres capacités intellectuelles afin d’acquérir des connaissances qu’il sera nécessaire de trouver hors de soi (voir fragment 115) 8. À l’image du chêne, le gland a tout ce dont il a besoin pour se développer. Pourtant, il serait incapable de croître sans une quantité d’eau, la présence de la chaleur provenant des rayons du soleil et la protection de la terre pour parvenir à maturité. L’âme humaine a également besoin pour la croissance corporelle de certains ajouts provenant de l’extérieur que lui procureront les sens. Parce que les sens ne

1 D.K. Héraclite, B, XLI. Voir la traduction des Penseur grecs avant Socrate, par Jean Voilquin, GF- Flammarion, Paris, 1964, p. 76

2 Ibid,

cxm

3 Ibid, CXVI 4 Ibid, CXVIII

7 Diogène Laërce, Vies. IX, 7 / c°/ \

״Héraclite,B, CXV י !

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suffisent pas, l’être humain devra à la fois apprendre des autres et il devra aussi comprendre en quoi consiste à apprendre par soi-même (voir fragment 115) 1.

La critique qu’il élève contre les âmes barbares (voir fragment 107) 1 2 fournit au lecteur des indications supplémentaires sur la manière de procéder pour acquérir des connaissances. Il faut savoir que les Barbares de l’antiquité étaient des êtres humains incompris des Grecs anciens. C’est pourquoi une similitude s’est établie au sein de la mentalité grecque qui associait le barbare à l’ignorance. Or, les commentaires d’Héraclite semblent faire allusion à la fois à l’âme barbare, mais il dénonce également le manque de foi qui chasse les choses divines loin de l’incrédule, ce qui a pour conséquence de les éloigner davantage de lui et ainsi l’empêcher de les connaître. Sextus Empiricus a traduit ce fragment de la manière suivante : « Les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins pour les âmes sourdes à leur langage » 3. Traduit de cette façon, la critique vise la malhonnêteté intellectuelle qui consiste à se refermer sur soi-même en croyant déjà tout savoir. La sagesse s’acquiert par une ouverture d’esprit sur le monde extérieur.

Contrairement aux vulgaires qui n’en ont que pour ses petits intérêts personnels, le philosophe doit se tourner vers son âme pour la préparer à recevoir adéquatement les connaissances provenant du monde extérieur.

Le fragment 93 4 semble emprunter cette direction. Le dieu dont l’oracle est à Delphes, dit Héraclite, « ne parle pas, ne cache pas, mais signifie ». Le message du savant d’Éphèse est de conseiller au philosophe d’écouter attentivement la Nature car elle fournit des informations pertinentes pour remonter le chemin de la sagesse. Il ne lui reste plus qu’à les interpréter malgré la lourde tâche que cela représente. Les sciences naturelles jouent un rôle majeur dans la philosophie d’Héraclite. Le philosophe a besoin d’outils que seraient les sciences naturelles pour déchiffrer les signes que procure la Nature.

Voir la traduction de Jean-Paul Dumont, 1 D.K. Heraclite, B, CXV

2 Ibid, CVII

3 Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens. VU, 126.

Collection Folio / Essai, Gallimard, Paris, 1991, p. 90 4 D.K. Héraclite, B, XCIII

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Le milieu du chemin1, annonce Heraclite, sera particulièrement difficile pour le philosophe. En effet, la nature qui aime se cacher et enfouir ses secrets au plus profond d’elle-même demandera au chercheur de sagesse de remuer beaucoup de connaissances avant d’espérer acquérir une petite partie de sagesse. Le fragment 54 1 2 raconte que le philosophe est celui qui devra aller au-delà des apparences. Plus encore, le chercheur de sagesse est celui qui devra être ouvert à ce qui n’est pas attendu. Il ne faut pas se fier à ce qui est trop apparent. Le travail ne sera pas essentiellement une question de sensation.

Mais il faut profiter de ces nouvelles découvertes inattendues pour les mettre à contribution car elles peuvent aussi permettre au philosophe de progresser vers la sagesse. La philosophie n’est pas facile (voir fragment 35) 3. Elle demande un travail de dur labeur ainsi que des connaissances diverses. De plus, le fragment 80 4 sous-entend implicitement que la nature est en perpétuel changement. Donc, le philosophe devra se méfier de cet étemel mouvement afin de mettre ses efforts vers une sagesse qui découvrira le principe qui se cache derrière toutes ces oppositions des contraires.

Le travail est ardu. « Les chercheurs d’or remuent beaucoup de terre. Et trouvent peu»

(fragment 22) 5. Bien entendu, l’or dont parle Héraclite est la sagesse. Tout comme pour la culture, il faut lire beaucoup de livres écrits par de nombreux auteurs, trop souvent mauvais, pour espérer tomber sur un livre qui enferme des connaissances capables d’éveiller la conscience et d’ouvrir l’âme du lecteur sur un monde rempli de sens. Il en est de même pour la sagesse. De là vient l’importance de savoir écouter. La plupart des gens ne font pas la distinction entre le verbe écouter et le verbe entendre. La majorité des gens croient connaître la différence qu’il existe entre les deux verbes. La plupart des individus entendent la musique, mais peu de personnes sont capables de l’écouter. Alors que l’écoute suggère la présence de la raison et de !’attention, l’autre ne nécessite que la capacité auditive.

1 Voir les fragments no. 123, 54, 18, 35, 22 et 80 2 D.K. Héraclite, B, LIV

3 Ibid, XXXV 4 Ibid, LXXX 5 Ibid, ΧΧΠ

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Le fragment 19 1 aborde également le problème de la discussion. Bien que l’écoute soit importante pour assimiler les mots qui cachent parfois des idées géniales, la transmission de ces connaissances exige la maîtrise d’un certain art. À l’image de l’oracle de Delphes et d’Heraclite, le philosophe doit être en mesure d’indiquer la bonne voie à suivre par de profondes paroles. Cette parole est inutile, voire nuisible, si elle ne sert pas à élever les êtres humains de leur profonde ignorance qui les emprisonne dans un monde funeste. Il faut se méfier des paroles qui peuvent tomber dans des oreilles malveillantes.

Parfois, les mots qui sont mal interprétés engendrent des actions regrettables. Il faut donc toujours s’assurer que les auditeurs sont en mesure de décoder les messages qui doivent inciter les citoyens à pratiquer des actions vertueuses.

Une autre idée qui ressort souvent des fragments d’Héraclite est celle des confrontations entre les contraires. Le penseur d’Éphèse fait ressortir l’opposition qui existe entre les Idées. La méthode proposée est alors celle de la dialectique. Bien que les contraires existent pour les humains, cela semble moins évident pour Dieu. Pour cet être suprême, dit Héraclite, tout est beau et bon (voir fragment 102) 1 2. La dialectique est un outil qui sert à découvrir les indices de la Nature qu’il faudra plus tard unifier pour mieux comprendre la pensée divine. Héraclite prône non seulement une méthode, mais il guide le philosophe sur la voie des sciences naturelles telle que la physique. Il parle beaucoup des éléments physiques comme le feu, l’eau, l’humide, le soleil et des contraires qui les opposent. Mais son objectif semble être de vouloir montrer les mouvements qui les distinguent, leur objectif semble être le même. Il ne reste plus qu’au philosophe à trouver la finalité de tous ces changements. Doit-on en déduire que l’outil approprié à cette recherche est la dialectique puisqu’elle aussi opère par opposition et par division. Le mariage du fragment 47 3 et de la dialectique semble alors possible. En effet, ce passage démontre la nécessité de découvrir le chemin de la sagesse. Mais cette découverte est un dur travail où il est important que le philosophe ne procède pas au hasard, ni par d’aveugles conjectures. Il faut avoir une méthode. La dialectique repose sur le travail de

1 D.K. Héraclite, B, XIX 2 Ibid, CH

3 Ibid, XLVII. Voir la traduction des Penseurs grecs avant Socrate, traduit par Jean Voilquin, GF- Flammarion, Paris, 1964, p. 77

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la raison. Elle n’est pas le produit de !’imagination, ni de l’invention. La vérité se découvre, elle ne se crée pas. C’est pourquoi il faut suivre le conseil d’Héraclite qui consiste à prendre tout le temps nécessaire avant de porter un jugement sur les choses essentielles, c’est-à-dire divines (voir fragment 47) 1. Pourtant, l’atteinte de la sagesse passe par une entraide qui mène à la dialectique. Il faut non seulement l’expérience de la réalité qui est commune à tous, mais une aide qui provient aussi des plus sages d’entre les sages.

La fin du chemin 1 2 qui mène vers la sagesse n’est pas une collection de connaissances diverses même s’il faut passer par plusieurs connaissances pour y parvenir. Le fragment 40 3 est particulièrement précis sur ce point. Heraclite reproche à certains de ses contemporains de n’avoir pas compris que !’accumulation de connaissances ne donne pas la compréhension de ces mêmes connaissances. Héraclite voulait probablement dire que la sagesse consiste dans l’unité de la pensée qui synthétise les connaissances pour arriver à des causes. Le fragment 41 4 emprunte cette même route. La sagesse ne se trouve pas dans les choses, mais il semble insinuer qu’elle se trouve dans les choses divines. La sagesse est la connaissance de la chose première qui est responsable de l’ensemble des choses. Autrement dit, le sage est celui qui cherche à découvrir la pensée qui gouverne toutes les choses (voir le fragment 41). Cette pensée n’est pas le Zeus homérique, mais un Dieu qui est la cause première de l’Univers. Le fragment 1 5 suggère que le logos soit le synonyme du mot Dieu. Bien que tout se passe selon le logos, les mots qu’il faut surtout retenir dans ce fragment sont «en distinguant et en expliquant la nature de chaque chose».

Le philosophe est celui qui explique la nature des choses, c’est-à-dire que ses explications doivent fournir la cause qui se cache derrière les phénomènes. Le logos dont parle Héraclite est beaucoup plus que la cause qui donna naissance aux phénomènes, mais il peut également s’agir de la cause des causes qu’est le logos. Une fois de plus, ce grand

1 D.K. Héraclite, B, XLVII. Voir la traduction des Penseurs grecs avant Socrate, par Jean Voilquin, GF- Flammarion, Paris, 1964, p. 77

2 Voir les fragments no. 40, 129, 108, 41, 32, 8283־ et 79

3 D.K. Héraclite, B, XL. Voir également les Penseurs grecs avant Socrate, traduit par Jean Voilquin, GF- Flammarion, Paris, 1964, p. 76

4 Ibid, XLI 5 Ibid, I

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penseur a placé le logos au milieu de tous les débats de son époque. Le fragment 4 1 jette une lumière additionnelle lorsque Héraclite déclare que le bonheur ne se trouve pas dans les plaisirs corporels, mais dans les exercices de l’esprit. Tout être humain doué de raison devrait préférer la joie de l’esprit aux plaisirs du corps.

Le fragment 112 est le plus beau et le plus éclairant en ce qui concerne la conception d’Héraclite sur la sagesse. Sa pensée se lit comme suit : « La pensée est la plus haute des vertus ; et la sagesse consiste à dire des choses vraies et à agir selon la nature, en écoutant sa voix » 1 2. Une pensée éclairée permet d’éviter les idéologies poussées à l’extrême.

D’abord, Héraclite dit que « les chiens aboient après ceux qu’ils ne connaissent pas » (voir fragment 97) 3. Ce qu’il veut dire est que les gens qui ne savent pas de quoi ils parlent ne cessent jamais de dénigrer les idées des autres pour leur profit personnel et que les autres personnes sont toujours dans le tort. Dans la plupart des cas, la vérité se trouve ni dans l’opinion de l’un, ni dans l’opinion de l’autre. Il faudrait plutôt dire que la vérité ne se trouve pas dans les thèses portées à l’extrême. Elle se situe dans un juste milieu. Le reproche qu’il adresse aux Éphésiens exprime clairement qu’Héraclite ne pardonnait pas l’idiotie humaine qui cherche toujours à chasser les meilleurs hommes d’une cité. Il cite l’exemple de son ami Hermodôre qui fut expulsé de sa cité parce qu’il chercha à s’élever au-dessus de la moyenne intellectuelle de ses concitoyens. Puis la dénonciation de l’autre extrême de la pensée qui est la sottise humaine. Le sot est celui qui accepte n’importe lequel des arguments, théories, fables ou mythes qui lui sont présentés. Il faut à tout prix éliminer la démesure de la pensée. Il est très important d’être capable de critiquer convenablement, mais il ne faut pas sombrer dans les deux extrêmes. Rien de trop, proclamait l’oracle de Delphes.

La sagesse consiste également à mettre l’emphase sur ce qui est dit et non sur la personne qui discourt (voir fragment 50) 4. Déjà, à cette époque, Héraclite avait entrevu

1 D.K. Héraclite, B, IV

2 Ibid, CXH. Voir la traduction des Penseurs grecs avant Socrate, par Jean Voilquin, GF-Flammarion, Paris, 1964, p. 80

3 Ibid, XCVÏÏ

4 Ibid, L. Voir la traduction des Penseurs grecs avant Socrate, traduit par Jean Voilquin, GF-Flammarion, Paris, 1964, p.77

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quelques sophismes qui empoisonnent la pensée humaine. Le malheur des sophismes est qu’ils font oublier où mène le chemin de la sagesse. Non seulement ils dupent la pensée, mais ils la détournent vers le monde des vulgaires. Plus encore, les sophismes affaiblissent la pensée pour la garder dans un état digne de celle d’un enfant. C’est pourquoi Heraclite, suite à l’expulsion d’Hermodôre d’Éphèse, décida de jouer avec les enfants car il disait que les adultes n’en étaient plus dignes. D’ailleurs, il appelait « jeux d’enfants » la pensée des hommes. Il faisait référence aux us et coutumes qu’ils ont reçues dans leur enfance et dont ils sont incapables de se libérer. La méfiance d’Héraclite à l’égard des vulgaires condamne-t-elle cette dialectique qui part de l’opinion commune ? Plus encore, Héraclite remet-il en cause la capacité de la foule de produire le bien ? A qui doit-on prêter foi ? Sûrement pas à la foule, protesterait Héraclite, car la majorité des hommes sont mauvais. Ses conseils seraient les mêmes que ceux de Socrate, Platon et Aristote. Il faut chercher les rares personnes qui comprennent les choses et se le faire montrer. Le fragment 17 1 soulève la question de la double ignorance. La première connaissance à acquérir est de savoir que l’on ne sait pas. Les gens ne font qu’assimiler les mots. Ils ne font que mémoriser les mots, les phrases, les théories ou les histoires mythiques des autres citoyens sans comprendre ce qu’ils s’apprêtent à répéter ou à utiliser. Au risque de se répéter, les gens ne distinguent pas les verbes apprendre et comprendre. Alors que le premier fait strictement appel à la faculté mémorielle, l’autre a non seulement besoin de recourir à la mémoire, mais il exige un travail de la raison. Les écoles occidentales contemporaines auraient tout intérêt à tirer une leçon de cette distinction du philosophe d’Éphèse.

Les meilleurs ne recherchent qu’une seule chose : la gloire étemelle à ce qui est périssable (fragment 28) 1. Le philosophe est un être humain qui recherche la connaissance divine. Une fois cette aventure philosophique entreprise, cet homme sera supérieur (ou le meilleur) à n’importe quel vulgaire qui ne se préoccupe que des biens matériels. Le philosophe est celui qui désire connaître l’harmonie invisible à celle qui est visible (fragment 54) 3. La clé du succès passe par l’âme car elle est la plus sage et la 1 2 3

1 D.K. Héraclite, B, XVII 2 Ibid, XXVIII

3 Ibid, LIV

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meilleure des réalités (fragment 54) \ C’est pourquoi il faut insister beaucoup sur le développement du caractère du philosophe car il est son δαίμων . Le message d’Héraclite est de dire que le philosophe doit posséder certaines qualités qu’il ne nomme malheureusement pas pour franchir la rude route de la sagesse.

V.

Parménide d’Élée

Parménide est un autre bel exemple de la tension qui existe entre la raison et le sensible. Mais les commentaires les plus intéressants de Parménide sont ceux qui opposent le monde des opinions et la vérité. La philosophie est celle qui porte nécessairement sur la vérité. C’est ce qui expliquerait que Parménide cherchait la voie qui mène à cette vérité. Cette voie est l’Être. L’autre voie est le Non-Être. Dans son traité De la Nature, Parménide donne au philosophe le conseil suivant :

Car ce n’est pas un sort funeste qui t’a fait prendre cette voie, fort éloignée des chemins frayés par les mortels, mais bien l’amour de la justice et de la vérité. Or, il faut que tu sois informé de tout, aussi bien du cœur inébranlable de la vérité bien arrondie que des opinions humaines. À celles-ci on ne doit accorder aucune créance véritable. Cependant il faut que tu les connaisses aussi, afin de savoir par une enquête qui s’étend sur tout et dans tout quel jugement tu dois porter sur la réalité de ces opinions.

Éloigne ta pensée de cette voie de recherche et ne laisse pas l’habitude aux multiples expériences te forcer à jeter sur ce chemin des yeux aveugles, des oreilles assourdies et des mots d’un langage grossier. Mais c’est avec le raisonnement qu’il te faut trancher le problème controversé que je viens de te dire. Il ne reste à ton courage qu’une seule voie. 1 2

1 D.K. Parménide, B, LIV

2 Parménide, B, I : De La Nature. Voir, pour la traduction, les Penseurs grecs avant Socrate, par Jean Voilquin, GF-Flammarion, Paris, 1964, p. 92. Voir Les Présocratiques, traduit par Jean-Paul Dumont, Bibliothèque De La Pléiade, Paris, 1988, p. 255-256

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Une méfiance à l’égard des opinions des vulgaires et la recherche intense vers la voie de la vérité semblent être la clé pour trouver la sagesse. A l’image de ses prédécesseurs, la route de la sagesse est celle qui pousse l’âme sur l’importante route de la Divinité. Le savant est celui qui ne s’égare jamais de la route de la raison. Une raison qui cherche à se séparer de la croyance traditionnelle des vulgaires où ces derniers se complaisent dans le monde empirique alors que la science est synonyme de cohérence et d’ordre dont la pensée élimine progressivement toutes les contradictions qui se trouvent dans l’Être. Une fois de plus, la vérité est celle où se trouve un discours exempt de toute forme de contradictions. Avec Parménide, la pensée logique prend définitivement son envol.

La pensée est au centre de la philosophie de Parménide. Il insiste sur la prédominance de la pensée sur tout le reste. Les sens ne sont d’aucunes utilités s’ils ne sont pas soumis à une pensée organisée et bien structurée. Un esprit incertain ne fait qu’égarer les gens dans toutes sortes de direction. Il n’y a qu’une seule voie possible : celle de la divinité. Ce même fragment 1 raconte que seule l’âme est apte à se lancer sur l’énigmatique chemin de la sagesse. L’homme savant ne peut pas emprunter une autre route que celle de la divinité.

Le peu de fragments que nous possédons ne permet pas d’ajouter davantage à sa conception de la sagesse. Mais il faut relever celui où Parménide distingue deux sortes de philosophie. Une qui porte sur la vérité, l’autre sur l’opinion 1. Ce penseur avait une grande méfiance envers les gens. Ce qui peut expliquer, en partie, qu’il plaça toute sa confiance dans l’œuvre de la pensée. C’est l’entendement qui est garant de la validité des perceptions sensibles. Tout comme Héraclite, le philosophe d’ÉIée se moquait de l’opinion des vulgaires. Seule la science assurait les connaissances divines. Il faudrait plutôt dire que Parménide affirmait que la voie de la divinité est celle de la spéculation conforme à la raison qui guide le philosophe dans la connaissance de toutes choses. Il faut se fier uniquement à la raison. Sinon, la seule option qui reste aux philosophes est de se tourner vers le monde des opinions.

1 Voir Aristote, Physique. I, 185b

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Selon les commentaires d’Aristote de Stagire (Physique, 39,12), Parménide faisait de la divinité une entité qui régit toute chose. Bien que le mot divinité, dans les textes, reste obscur, Parménide chercha à expliquer les phénomènes naturels par des relations de cause à effet. Il ne faut pas croire que Parménide niait le monde physique, mais il était clair pour lui que la vérité ne s’y trouvait pas. Par contre, il serait en parfait accord avec Héraclite lorsqu’il affirme dans l’un de ses poèmes rapportés par Clément d’Alexandrie où il est dit que « tu connaîtras aussi la nature du ciel, et la totalité des signes qu’il contient »1. Le philosophe ne doit pas se décourager devant l’immense travail à accomplir. La divinité donne des indices qui lui permettent de se rapprocher d’elle. Il faut que le philosophe se détourne du monde matériel qui ne comporte pas nécessairement de déterminations rationnelles.

Le but que le philosophe doit suivre est celui de la compréhension de l’Être un qui est de toute évidence un intelligible. Cherchant à exclure le mouvement de la divinité, Parménide a essayé par le fait même de trouver l’essence immuable de l’Être. M. Léon Robin résume cette route philosophique que propose Parménide au chercheur de sagesse en écrivant :

« Ainsi deux routes ou deux méthodes : l’une, de la vérité immuable et parfaite, à laquelle convient la pensée logique ; l’autre, de l’opinion et de ses apparences diverses et changeantes, commandée par la coutume et par l’expérience confuses des sens. Il est indispensable toutefois de connaître celle-ci avec tous les dangers, mais non sans avoir auparavant suivi la première, ni sans être prémuni d’un bon instrument pour mener contre l’erreur une polémique sans merci » 1 2

En conclusion, la philosophie de Parménide est de ce fait elle aussi un chemin, c’est-à- dire une methodos qui veut conduire le philosophe vers la divinité en éliminant les impondérables et les hasards du monde matériel. De cette façon, Parménide entre dans les cadres de la recherche philosophique puisqu’il propose une voie, et non pas une série d’explications toute fabriquées a priori pour rassurer la pensée humaine. Sa réflexion se

1 D.K. Parménide, B, X

2 Léon Robin, La pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique. Éditions Albin Michel, Paris, 1963, p.103

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veut-elle aussi une indication du chemin à suivre pour se placer sur la voie qui mène à la divinité.

VL

Empédocle d’Agrigente

Une fois de plus, il faut avouer que ce penseur antique, à cause du peu de fragments retrouvés, laisse le lecteur sur son appétit. Il est difficile de relever une définition claire de la sagesse chez Empédocle. C’est pourquoi ce travail ne soulignera que les courts passages qui fournissent des recommandations pertinentes aux philosophes. La première ligne digne de d’importance se trouve dans le fragment 2 \ Ce penseur souligne, en quelque sorte, l’arrogance et l’imprudence que la plupart des gens agitent lorsqu’ils abordent la question des sens et de l’esprit. Ils sont persuadés qu’ils peuvent tout apprendre à partir seulement des sens. Empédocle met en doute la capacité de l’âme humaine de tout découvrir. Sa confiance pour les sens externes est faible. Les maux corporels et la brièveté de la vie humaine ne permettent pas aux hommes de connaître l’immense diversité des phénomènes de la Nature. Il faut donc se connaître soi-même avant d’entreprendre une telle aventure. Cela permet de se délivrer des maux de l’esprit comme l’arrogance et l’imprudence. L’homme possède des sens externes très limités. La zoologie moderne montre bien que les animaux comme le chien ont un odorat très développé. Ce qui lui permet de sentir des choses sur de longues distances qui dépassent toute capacité humaine. L’homme ne doit donc pas placer toute sa confiance dans les sens et l’esprit humain. Il faut bien comprendre qu’Empédocle ne rejette pas en bloc la capacité des sens de fournir une gamme d’informations pertinentes à l’esprit. Il désire seulement prévenir le philosophe du travail immense qui se trouve sur son chemin. La pensée humaine est si impuissante devant la pensée divine. Il ne faut pas que l’homme cherche à devenir un dieu car la petitesse de son esprit ne lui permet pas. Il faut que le philosophe reste humble devant la Nature pour trouver la place qui convient à sa propre

1 D.K. Empédocle, B, II

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condition humaine. L’homme ne doit jamais oublier qu’il est un simple mortel. La modestie est alors recommandée au philosophe.

Le deuxième fragment digne de mention se situe au troisième morceau littéraire 1.

Empédocle semblait faire énormément confiance à la vision mais très peu aux autres sens. Seule la vision permet de recueillir les informations appropriées aux explications des phénomènes naturels. La pensée doit donc se concentrer uniquement sur ce que les yeux lui montreront. Il est difficile de connaître la raison qui a motivé Empédocle de placer toute sa foi en un seul sens. Pourtant, le sens du toucher a toujours été associé à la certitude. Il est vrai que les phénomènes se manifestent d’abord à la vision, mais le sens du toucher procure non seulement à l’homme des connaissances telles la dureté et la forme, mais il apporte une confiance quant à la présence de l’objet. Par exemple, lorsqu’une personne rêve, !’imagination permet à l’individu de voir l’histoire qu’elle crée au fur et à mesure. De ce fait, il devient facile de se laisser duper par !’imagination. Il arrive parfois que la personne ne sache plus faire la distinction entre le rêve et la réalité. Il suffit de relever le problème de la transpiration au réveil. Et pourtant, seul le sens du toucher n’est pas perceptible par !’imagination. Autrement dit, le sens du toucher est absent des rêves alors que la vision est utilisée par !’imagination pour projeter chaque fois une fabuleuse histoire à l’image de certains mythes ou elle plonge la personne dans un terrible cauchemar. Il faudrait plutôt dire que le toucher n’est pas utilisé à sa pleine mesure parce qu’il n’y a aucun contact avec le réel d’où il tire sa finalité. Empédocle remet en question la possibilité pour le philosophe de rejoindre la divinité par les sens. La vue ne voit qu’à distance, alors que le toucher ne perçoit qu’un objet particulier et non l’universel. Et pourtant, Empédocle ne rejette pas entièrement les sens du chemin de la connaissance. Son message est qu’il faut simplement leur porter une attention toute spéciale.

Bien qu’il se méfiait de la pertinence des sens pour accéder à la connaissance, il est sûr qu’Empédocle rejetait également l’autre extrême de la pensée, c’est-à-dire celle des

1 D.K. Empédocle, B, III

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