Vol. 18, n° 4, pages 223 à 232
La mortalité par affections malignes dans le département de la Manche
(1962-1980)
M. DOUSSET* et H. JAMMET**
(Manuscrit reçu le 15 juin 1983) RÉSUMÉ
Les documents publiés sur la mortalité par cancer en France ne permettent pas d'étudier cette cause de mortalité pour des popu
lations d'unités administratives plus petites que le département.
L’exploitation des données relatives aux années 1962 - 1980 mon
tre que la mortalité par cancer dans le département de la Manche rapportée à celle de l’ensemble de la France n’a pas subi de mo
difications sensibles au cours de ces 19 années.
ABSTRACT
The statistics published on cancer mortality in France do not per- mit to study this cause of mortality for populations in administrative areas smaller than the “ department”. A statistical analysis of the data for the years 1962 - 1980 shows that cancer mortality in the Manche “ department” vs that in whole France has under- gone no significant changes during these 19 years.
AVANT-PROPOS
On a parfois fait allusion, m êm e dans la grande presse, à une augmen
tation éventuelle de l'incidence d es cancers dans les régions de Basse- Normandie que pourraient affecter les rejets de l’usine de la Hague.
Bien qu’une telle relation de cause
à
effet soit peu vraisemblable si l’on tient compte, d ’une part, d e l’ordre de grandeur d es d o s e s s u s c e p tibles d'être reçues (faible fraction de celles qui sont duesà
la radioactivité naturelle) et, d’autre part, du fait que les cancers radioinduits n’ap
paraissent qu'après d es temps de latence relativement longs, il a paru intéressant d ’étudier l’évolution de la mortalité par cancer sur un laps de tem ps d'une vingtaine d'années com m ençant 6 ans environ avant les premiers rejets de l’usine.
* 7, rue de la Gruerie, 91190 Gif-sur-Yvette.
** Commissariat à l’énergie atomique, IPSN, DPr, BP 6, 92260 Fontenay-aux-Roses.
Compte tenu d es moyens actuellement disponibles, ce travail n’a pu être entrepris qu’au niveau du département de la Manche ; en effet, les données statistiques publiées par l’INSEE(1) et l’INSERM(2) sur la mortalité par cancer rapportée au lieu de domicile ne perm ettent pas une étu de au niveau d’unités administratives plus petites. Cependant, il serait logi
que d’entreprendre un travail analogue au niveau de l’arrondissement de Cherbourg et de certains de s e s cantons ; cela n'est pas impossible, mais demanderait d es moyens particuliers perm ettant d'exploiter les données de base non publiées.
INTRODUCTION
Dans les études épidémiologiques sur le cancer on peut s’attacher soit à l’incidence de la maladie, soit à la mortalité. Les recherches les plus intéressantes, celles qui donnent les informations les plus sûres sont évidemment celles qui portent sur l’incidence ; ce sont les études de morbidité. Leur mise en oeuvre implique la tenue de registres d e s can
cers recensant l’apparition des cancers primitifs au cours du temps dans une population déterminée ; d’autres documents plus complets peu
vent parfois être établis qui comportent, en plus des indications essen
tielles sur le sujet, celles qui concernent les affections secondaires éven
tuelles, le ou les traitements appliqués, leur efficacité, etc.
L’ouverture de registres des cancers est une initiative relativement récente et peu développée en France ; quelques départements seu
lement en sont pourvus : la Côte d’Or, le Doubs, le Bas-Rhin, l’Isère et le Calvados [1, 2] ; celui du département de la Manche est en préparation.
Même dans les départements où ces registres existent, la faible durée qu’ils couvrent aujourd’hui ne permet pas d’entreprendre des études comparatives rétrospectives portant sur des périodes d’une vingtaine d’années comme celle que l’on a voulu faire ici pour le dépar
tement de la Manche. C’est la raison pour laquelle on est nécessaire
ment amené à travailler sur les statistiques de causes de mortalité, en étant bien conscient de toutes les insuffisances des données de départ et des difficultés que l’on rencontrerait si l’on voulait en déduire des in
formations sur l’incidence des cancers.
On se propose ici de suivre, pour l’un et l’autre sexe, l’évolution de la mortalité par affection maligne, dans le département de la Manche, de 1962 à 1980 inclus, en calculant les taux normalisés (ou compara
tifs). Ces taux seront comparés aux taux nationaux ramenés à la même population de référence et suivis également de 1962 à 1980. L’année 1962 a été choisie comme époque de départ car c'est une année de recensement.
L’étude comporte trois parties : - sources des données de base ; - validité des données ;
- résultats et discussion.
(1) INSEE : Institut national de la statistique et des études économiques.
(2) INSERM : Institut national de la santé et de la recherche médicale.
Sources des données de base
Les données sur les causes de mortalité selon le sexe et l’âge se trouvent essentiellement dans les publications de l'INSERM pour la pé
riode 1968-1978 [3] et dans celles de l’INSEE pour la période 1 962-1967 [4].
Pour les années 1979 et 1980, nous devons à l’amabilité de Mlle LION et de M. MOINE (INSERM) d’avoir eu communication des informations actuellement en instance de publication et qui étaient nécessaires à la poursuite de cette étude jusqu’à l’année 1980.
Les taux normalisés (ou comparatifs) de mortalité par affection ma
ligne ont été calculés, comme l’a fait l’INSERM dans un certain nombre de ses publications, en se référant à la population totale (2 sexes) de la France, obtenue à partir des résultats du recensement de 1968 (tirage 1/4), que l’on trouvera dans le tableau I avec une répartition en 11 classes d’âge.
TABLEAU I
Recensement 1 968 - Tirage 1/4 France entière (population type)
Age Deux sexes
< 1 an 832 847
1 - 4 2 638 577
5-14 8 319 536
15-24 8 003 132
25 - 34 5 970 736
35 - 44 6 681 676
45 - 54 5 050 576
55 - 64 5 494 992
65 - 74 4 146 224
75 - 84 2 032 876
85 et + 483 384
49 654 556
Pour l’ensemble de la France et pour 1962 à 1976 inclus, les taux normalisés de mortalité par cancer pour l’un et l’autre sexe ont été tirés directement (en arrondissant à la valeur entière la plus proche) de la pu
blication de l’INSERM intitulée : “ La mortalité par cancer en l’année 1976 et son évolution depuis 1954 ’’ [5].
Pour 1977 à 1980 inclus, les taux nationaux normalisés ont été cal
culés en se référant aux tableaux C (population moyenne de la France) 225
et IIIa des publications de l’INSERM et en utilisant la répartition en 11 classes d’âge pour l’un et l’autre sexe.
Pour les départements, le nombre de décès par cancer est donné par les deux séries de documents INSERM (régions) 1968-1978 d’une part et INSEE 1962-1967 d’autre part avec des répartitions en classes d’âges différentes. L’INSEE n’a publié qu’une répartition en 7 classes : 0-4 ans, 5-14, 15-24, 25-44, 45-64, 65-74 et 75 ans et plus. Pour le dépar
tement de la Manche, le calcul des taux comparatifs a donc été effectué pour les 19 années étudiées avec cette répartition en 7 classes d’âges.
Les comparaisons faites, lorsque cela était possible, entre les résultats obtenus avec l’une ou l’autre répartition (7 ou 11 classes) ont montré que les différences étaient minimes.
Enfin, le calcul des taux normalisés suppose connues, pour chaque année, la population du département et sa répartition en classes d’âge.
Ces informations ne sont connues avec certitude que pour les années de recensement, à savoir, pour cette étude : 1962, 1968, 1975 et 1982.
L’exploitation du recensement de 1982 est en cours et des données par
tielles ont pu nous être communiquées par l’INSEE. Pour les autres an
nées, il faut procéder par interpolation, ce qui a été fait en tenant compte des conseils de spécialistes*.
Pour la période étudiée, la population masculine de la Manche se situait entre 215 000 et 223 000 et la population féminine entre 232 000 et 238 000.
Validité des données
Parmi les sources d’incertitude dans les études portant sur la mor
talité il y a les erreurs possibles sur les causes de décès indiquées sur les certificats médicaux de décès. Il faut évidemment noter l’évolution des moyens diagnostiques qui rend difficile la comparaison entre dif
férentes années, mais il y a surtout la plus ou moins grande facilité avec laquelle les médecins qui rédigent ces certificats ont recours à des men
tions vagues indiquant des symptomes, signes ou états morbides mal définis, ou encore en ne mentionnant aucune cause de mort. Il est ad
mis que pour une populaton donnée et une époque donnée la compé
tence et le sérieux des praticiens responsables de ces déclarations, et donc la validité des statistiques, peuvent grossièrement se mesurer au pourcentage des “causes non spécifiées” ou plus exactement à son complément le pourcentage des “ causes spécifiées de décès”.
On trouvera dans le tableau II cet indice de validité de la statistique pour l’ensemble de la France et pour le département de la Manche pour chacune des années de 1962 à 1980 inclus. On peut constater que cet indice s’est constamment et régulièrement amélioré et que ses valeurs pour le département de la Manche sont toujours (à l’exception de l’année 1965) très proches de celles obtenues pour l’ensemble de la France.
* Nous tenons à remercier ici M. Frankart (INSEE) qui nous a communiqué les éléments indispensables au calcul de la population de la Manche de 1976 à 1980 et MM. Fagnani et Hubert (CEPN) pour leurs conseils sur la façon de mener les calculs d’interpolation.
TABLEAU II Validité des statistiques
Proportion des causes spécifiées de mortalité pour 100 décès (suivant le lieu de domicile)
Année Manche France entière
1962 85,6 85,5
1963 85,5 85,9
1964 86,4 86,2
1965 82,6 86,3
1966 85,6 87,0
1967 86,3 87,1
1968 88,9 88,4
1969 90,8 89,0
1970 90,4 89,2
1971 91,2 89,6
1972 91,7 90,8
1973 92,2 91,0
1974 93,2 91,6
1975 92,7 91,8
1976 93,6 92,4
1977 93,5 92,6
1978 93,4 92,4
1979 94,7 93,7
1980 94,5 93,8
Résultats et discussion
Le tableau III rassemble les résultats des calculs et les figures 1 et 2 donnent une représentation graphique de ces résultats pour cha
cun des deux sexes. Le rapport du taux normalisé de mortalité par af
fection maligne dans la Manche à celui de l’ensemble de la France est représenté dans le bas de chacune de ces figures.
TABLEAU III
Taux normalisés* de mortalité par cancer de 1962 à 1980, dans le département de la Manche
et dans l’ensemble de la France
Années
Hommes Femmes
Manche National Rapport Manche National Rapport
1962 346 283 1,22 197 169 1,17
1963 319 293 1,09 182 171 1,06
1964 332 295 1,13 182 170 1,07
1965 328 297 1,10 172 168 1,02
1966 373 301 1,24 182 168 1,08
1967 334 303 1,10 177 167 1,06
1968 346 297 1,16 167 161 1,04
1969 329 297 1,11 152 158 0,96
1970 324 293 1,11 166 155 1,07
1971 314 301 1,04 165 157 1,05
1972 325 309 1,05 161 159 1,01
1973 318 312 1,02 145 158 0,92
1974 360 321 1,12 155 158 0,98
1975 311 317 0,98 153 157 0,97
1976 324 322 1,01 151 155 0,97
1977 387 320 1,21 155 152 1,02
1978 368 323 1,14 141 151 0,93
1979 348 324 1,07 143 150 0,95
1980 374 326 1,15 143 149 0,96
* Nombre de décès par cancer pour 100 000 habitants d’une population de référence ayant la même structure (sexe et âge) que celle de la France lors du recensement de 1968.
Ce qui est à noter, tout d’abord, ce sont les différences nettement marquées entre les deux sexes, comme l’avaient déjà indiqué les études de l’INSERM [5] : la mortalité par cancer au niveau national est nette
ment plus élevée chez les hommes que chez les femmes ; elle est plus du double depuis 1974. Cette différence est encore plus accusée dans le département de la Manche. Les évolutions au cours du temps sont opposées : chez les hommes les taux croissent, chez les femmes ils décroissent. Dans le département de la Manche, cette décroissance pour les femmes est même légèrement plus accentuée que pour l’ensemble de la France.
Fig.1. - Mortalité par cancer (hommes).
Fig.2. - Mortalité par cancer (femmes).
TABLEAU IV 1980 Sexe masculin Taux de mortalité par cancer et part du cancer dans la mortalité (valeurs brutes pour l’ensemble de la France ; valeurs ajustées sur la répartition en âge de la population masculine française pour la Manche) N° de la CIM(1) 9' révision 140-159 160-165 179-189 170-175 190-199 204 - 208 200 - 203
Cause de décès TM(2) de la cavité buccale, du pharynx, de l’appareil digestif et du péritoine TM de l’appareil respiratoire et autres organes thoraciques TM des organes génito-urinaires TM des sièges autres et sans préci sion Leucémies Autres TM des tissus lymphatiques et hématopoiétiques
France Taux (10·5) 115,83 75,35 42,76 32,34 9,24 7,49 = 283
Part dans la mortalité (%) 10,67 6.94 3.94 2,98 0,85 0,69 = 26,1
Manche Taux (10-5) 162,26 69,57 47,35 33,17 8,70 11,45 = 333
Part dans la mortalité
___
%___ 12,74 5,46 3,72 2,60 0,68 0,90 = 26,1 (1) CIM : Classification internationale des maladies. (2) TM : Tumeurs malignes.TABLEAU V 1980 Sexe féminin Taux de mortalité par cancer et part du cancer dans la mortalité (valeurs brutes pour l'ensemble de la France ; valeurs ajustées sur la répartition en âge de la population féminine française pour la Manche) N° de la CIM 9e révision 140-159 179-189 174-175 160-165 170-173 190-199 204 - 208 200 - 203
Cause de décès TM de la cavité buccale, du pharynx, de l’appareil digestif et du péritoine TM des organes génito-urinaires TM du sein TM de l’appareil respiratoire et autres organes thoraciques TM des sièges autres et sans préci sion Leucémies Autres TM des tissus lymphatiques et hématopoïétiques
France Taux (10-5) 69,76 31,89 30,51 9,10 26,61 7,77 6,42 = 182
Part dans la mortalité (%) 7,31 3,34 3,20 0,95 2,79 0,81 0,67 = 19,1
Manche Taux (10-5) 82,19 26,65 26,15 7,84 24,24 5,69 4,99 = 178
Part dans la mortalité (%) 8,21 2,66 2,61 0,78 2,42 0,57 0,50 =17,8
Chez les femmes, les taux de mortalité dans le département de la Manche sont très proches des taux nationaux : un peu supérieurs de 1962 à 1972, un peu inférieurs de 1973 à 1980 (une exception en 1977 : valeur du rapport 1,02). Les fluctuations d’une année à l’autre sont peu sensibles.
Chez les hommes, les taux sont toujours nettement supérieurs aux taux nationaux (une exception en 1975 : valeur du rapport 0,98) ; d’au
tre part, les fluctuations statistiques d’une année à l’autre sont impor
tantes mais pas anormales. Sur les six dernières années de la période étudiée, la valeur moyenne des taux normalisés est 352 avec des limites de fluctuation au hasard (probabilité 0,95) qui sont 315 - 389. Seul, le taux de 1975 (311) sort de ces limites. Des fluctuations de même am
plitude sont observées entre 1962 et 1967.
Enfin, si l’on compare chez les hommes les six premières années (1962-1967) et les six dernières années (1975-1980), on voit que le rap
port moyen du taux de mortalité par cancer pour le département de la Manche au taux national est pratiquement le même (légèrement infé
rieur pour la période 1975-1980). On trouve : pour 1962-1967 : 1,146, pour 1975-1980 : 1,093. Il n’y a donc aucune modification sensible de la situation entre le début et la fin de la période étudiée.
Les études de taux comparatifs faites par l’INSERM en 1970 avaient également mis en évidence des taux anormalement élevés chez les hommes en Bretagne et en Alsace.
Les tableaux IV et V présentent, pour les hommes et pour les fem
mes respectivement et pour 1980, les valeurs du taux de mortalité par cancer regroupées sous 6 (pour les hommes) ou 7 (pour les femmes) rubriques, ainsi que les valeurs de la part prise par ces cancers dans la mortalité masculine ou féminine ; il s’agit : des valeurs brutes pour l’ensemble de la France, des valeurs aju stées sur la répartition en âge de la population française masculine (tableau IV) ou féminine (tableau V) pour la Manche. On peut voir que, pour les hommes, la différence entre les taux de mortalité (283-333) est essentiellement due aux cancers de l’appareil digestif (N° 140 à 159 de la classification internationale des maladies, 9e révision). Ce fait qui se retrouve pratiquement chaque année pour l’ensemble de la Basse-Normandie semble pouvoir s’expliquer, au moins en partie, par la consommation de certaines boissons alcoolisées.
RÉFÉRENCES
[1] ROBILLARD J., Mme MACÉ, Centre François BACLESSE, Caen. Registre géné
ral des tumeurs du Calvados.Communication personnelle.
[2] CHUBERRE C., VALLA A., CHU, Caen. Registre bas-normand des tumeurs diges
tives. Communication personnelle.
[3] INSERM, Statistique des causes médicales de décès 1968-1978, résultats France et par régions (tome I et II). Paris : INSERM, 1971 à 1982.
[4] INSEE. Statistique des causes de décès : années 1962 et 1963, années 1964 et 1965, années 1966 et 1967. Paris : INSEE, 1965, 1967, 1968.
[5] BELLANGER F., BERLIE J., BRUNET M., HUCHER M., HATTON F., et MAUJOL L.
La mortalité par cancer en l'année 1976 et son évolution depuis 1954, Paris : INSERM, 1979.