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Ré-imaginer la Méditerranée avec l'Odyssée, la carte et la photographie. Victor Bérard, un géographe sur les traces d'Ulysse

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Ré-imaginer la Méditerranée avec l'Odyssée, la carte et la photographie. Victor Bérard, un géographe sur les traces d'Ulysse

SOHIER, Estelle

Abstract

Depuis l'Antiquité, l'Odyssée d'Homère a façonné l'imaginaire du voyage et la perception de l'espace méditerranéen de ses lecteurs. Cet article interroge l'une des étapes du questionnement géographique autour de la réalité des lieux décrit par le poète, en revenant sur le parcours de l'auteur qui tenta de faire coïncider la fiction et l'espace méditerranéen avec le plus de constance, d'emphase et de preuves, Victor Bérard (1864-1931). En montrant les liens de l'auteur avec l'École française de géographie, cet article montre combien sa théorie (contestée) sur la fiction d'Homère est le produit de l'association étroite dans l'enseignement français de la géographie à l'histoire, mais aussi du « bouillonnement créateur

» de la discipline, au moment où émergea l'école vidalienne.

SOHIER, Estelle. Ré-imaginer la Méditerranée avec l'Odyssée, la carte et la photographie.

Victor Bérard, un géographe sur les traces d'Ulysse. Annales de géographie , 2016, vol. 3, no.

709-710, p. 333-359

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:88544

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la carte et la photographie.

Victor Bérard, un géographe sur les traces d’Ulysse

Reimagining the Mediterranean with the Odyssey, maps and photographs. Victor Bérard, a geographer in

Ulysses’ footsteps

Estelle Sohier

Maitre-assistante, département de géographie et environnement, Université de Genève Résumé Depuis l’Antiquité, l’Odysséed’Homère a façonné l’imaginaire du voyage et la

perception de l’espace méditerranéen de ses lecteurs. Cet article interroge l’une des étapes du questionnement géographique autour de la réalité des lieux décrit par le poète, en revenant sur le parcours de l’auteur qui tenta de faire coïncider la fiction et l’espace méditerranéen avec le plus de constance, d’emphase et de preuves, Victor Bérard (1864-1931). En montrant les liens de l’auteur avec l’École française de géographie, cet article montre combien sa théorie (contestée) sur la fiction d’Homère est le produit de l’association étroite dans l’enseignement français de la géographie à l’histoire, mais aussi du « bouillonnement créateur » de la discipline, au moment où émergea l’école vidalienne.

Abstract Since Antiquity, Homer’sOdysseyhas shaped the readers’ imagination regarding travel and perception of the Mediterranean space. This article examines one of the stages in geographical reflection with regard to the reality of the places described by the poet, revisiting the voyage of the author who sought to superimpose the fiction on the Mediterranean space with the greatest persistence, energy and evidence, Victor Bérard (1864-1931). By showing the ties of the author with the French school of Geography, this article shows the degree to which his theory (contested) about Homer’s fiction was the product of the close association in French teaching of geography and history, as well as the “creative ferment” of the discipline at the time of the emergence of the Vidalian school of regional geography.

Mots-clefs Histoire de la géographie, imaginaire géographique, Méditerranée, Victor Bérard, photographie, école vidalienne, lecture d’Homère

Keywords History of Geography, geographical imagination, Mediterranean, Victor Bérard, photography, Vidalian school of geography, interpretation of Homer

Ann. Géo., n°709-710, 2016, pages 333-359,Armand Colin

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« Les Phéniciens et l’Odyssée[de Victor Bérard] sont avec le Tableau de la France de Michelet et l’Introduction géographiquede Vidal de la Blache, une de nos œuvres géographiques les plus vivantes, placées au contact authentique de la terre et des mers. Beaucoup d’imagination, dit-on souvent. Mais c’est une imagination géographique, don authentique, et qui est rare. En géographie comme ailleurs, et plus qu’ailleurs peut-être, on ne fait rien sans imagination, rien que des manuels. » (Albert THIBAUDET, « Homère au cinéma », 1ermars 1928, p. 1243) Depuis l’Antiquité, l’Odysséed’Homère a façonné l’imaginaire du voyage et la perception de l’espace méditerranéen de ses lecteurs1. Au-delà de ses qualités poétiques, l’épopée a été l’objet d’un long débat questionnant la réalité et la localisation des lieux traversés par le héros, Ulysse, et, ce faisant, le rôle d’Homère comme fondateur de la géographie (Jacob, 1991)2. Cet article interroge l’une des étapes de ce questionnement géographique, en revenant sur le parcours de l’auteur qui tenta de faire coïncider le texte et l’espace méditerranéen avec le plus de constance, d’emphase et de preuves, Victor Bérard (1864-1931).

Si sa traduction de l’Odyssée, maintes fois rééditée, a fait date, Victor Bérard publia en parallèle une dizaine d’ouvrages pour démontrer, avec force détails, que les poèmes homériques n’étaient pas une œuvre de pure fiction, mais la descriptionfidèle de la Méditerranée à l’époque des marins phéniciens dont les recueils nautiques auraient inspiré Homère3 (Jacob, 1991, pp. 16-24 ; Rabau, 2005 ; Bonnet, 2015). Toutefois, aucun de ces recueils n’a été retrouvé, et la thèse dense mais au final invérifiable de V. Bérard a été depuis réfutée, non sans susciter admiration, débats et controverses en Europe (Basch, 2015). Les spécialistes de littérature ont notamment été extrêmement critiques quant à l’utilisation de la photographie dans son œuvre, en focalisant leur attention sur le recueil posthumeDans le sillage d’Ulysse(1933) illustré par le photographe suisse Fred

1 Ce travail a été mené à la suite d’un projet de recherche du département de géographie et environnement de l’Université de Genève dirigé par Jean-François Staszak, que je remercie pour ses conseils, ainsi que M. Étienne Bérard et Nicolas Schätti, conservateur du Centre d’iconographie de la Bibliothèque de Genève.

2 Dans un essai sur les tentatives menées à travers l’histoire de fixer sur des cartes des lieux imaginaires, Pierre Senges consacre plusieurs pages à la thèse de Bérard en rappelant que cette quête a été celle de nombreux lecteurs d’Homère, comme Bonaparte, Ulrich von Wilamowitz-Moellendorf, Louis Moulinier, Ernle Bradford, Roger Dion, Auguste Rousseau-Liessens ou Hans Helmut et Armin Wolff... (Senges, 2011, p. 42-44) Le débat perdure en ce début deXXIesiècle (par exemple Cuisenier, 2003).

3 Les bases de cette thèse ont été présentées dans les deux tomes desPhéniciens et l’Odyssée(1902-1903), puis développées dans plusieurs ouvrages (Bérard, 1924-1925 ; 1927-1929 ; 1930).

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Boissonnas4 (Montalbetti, 1997, p. 67-735; Lécole Solnychkine, Laury-Nuria, 2013). Pourtant, la prise en compte d’un ensemble plus large de sources publiées et non publiées apporte de nouveaux éléments de compréhension des liens complexes tissés par Victor Bérard entre les images des paysages méditerranéens et la fiction d’Homère. Des notes de voyage inédites permettent de questionner le rôle de la photographie dans ses enquêtes de terrain, mais aussi la place de la géographie dans son œuvre.

Philologue et helléniste, le traducteur de l’Odyssée était par ailleurs un intellectuel et un homme politique qui mena de front plusieurs carrières, en travaillant quotidiennement tout à la fois sur des textes antiques (le matin) et sur des questions politiques d’actualité (l’après-midi) (Basch, 2015 ; E. et R.-M.

Bérard, 2015). En outre, quand le critique littéraire Albert Thibaudet, cité en exergue, souligne la dimension géographique de ses écrits, ce rapprochement n’est pas seulement rhétorique. S’il n’est jamais mentionné dans les études portant sur l’histoire de la géographie et sur l’école vidalienne (comme Berdoulay, 1981 ; Claval, 1972 ; Claval (dir.), 1993 ; Robic (dir.), 2006 ; Soubeyran, 1997), Victor Bérard a pourtant entretenu des liens étroits avec la discipline de par sa formation, son enseignement et ses réseaux. Formé à l’École Normale Supérieure, Bérard n’a, de fait, enseigné durant sa carrière quela géographie, comme professeur de géographie politique et économique à l’École supérieure de Marine de 1896 à 1914, et maître de conférences en géographie ancienne à l’École pratique des hautes études de 1896 à 1919. Après avoir publié ses premières hypothèses dans lesAnnales de géographie(Bérard, 1895 et 1896), dont il était considéré comme l’un des plus anciens collaborateurs (Gallois, 1932), il dédia à Vidal de la Blache, ce "cher maître" son premier ouvrage sur les traces d’Ulysse,Les Phéniciens et l’Odyssée (1902-1903).

Appréhender la pensée du monde et les méthodes de Bérard sous le prisme de la géographie nous invite à mieux comprendre sa démarche et à interroger les marges de l’école vidalienne, mais aussi à questionner les différentes modalités possibles du rapport entre fiction et géographie(s). Nous évoquerons la place de ses théories au sein d’une discipline en cours d’institutionnalisation, et en tension entre ses anciennes attaches–la lecture des auteurs antiques –et de nouvelles pensées de l’homme et de l’espace.

4 Ce recueil ne contient pourtant qu’une fraction des photographies réalisées sous la direction de Victor Bérard. En outre, l’ouvrage n’est pas de la main de l’helléniste, décédé au moment de son édition, mais plutôt un hommage posthume, qui ne reflète qu’une vision simplifiée, voire simpliste, de sa théorie.

Sohier, 2015.

5 À l’origine de l’expression de « complexe de Victor Bérard », égarement mental qui saisit les voyageurs désirant identifier les lieux traversés par le héros de l’Odyssée. Rabau, 2005.

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1 « Prolégomènes géographiques à l’Odyssée

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». Dans les pas de Strabon, d’Élisée Reclus et de Vidal de la Blache

La thèse que Victor Bérard a défendue pendant près de quatre décennies, de ses premiers articles dans les années 1890 à sa mort en 1931, a été résumée de façon simple et imagée par Albert Thibaudet :

« Nous saisissons Homère en flagrante opération de mythologie, quand une réalité géographique devient mythe, quand le pays des yeux ronds, des cratères éteints, s’anime en terre des Cyclopes. Homère transforme les instructions nautiques [des marins phéniciens] en poésie, la baguette sèche en arbre dont la tête au ciel est voisine et dont les pieds touchent à l’empire des morts. Et M. Bérard retrouve les instructions nautiques sous la poésie, la baguette au principe de l’arbre. C’est le travail du philologue et du géographe » (Thibaudet, 1928, p. 1244).

1.1 Saisir « Homère en flagrante opération de mythologie ».

La reprise des textes antiques, héritage de la géographie

En considérant Homère comme l’ancêtre fondateur de la géographie, et en cherchant à exhumer de la fiction des données géographiques réelles, Victor Bérard s’inscrit dans un débat ouvert dès l’Antiquité par les grammairiens et les géographes grecs (Jacob, 1991, p. 20). Il reprend explicitement la thèse de Polybe et surtout de Strabon7 qu’il cite abondamment dans lesPhéniciens et l’Odyssée.

L’Odyssée permettait selon eux de restituer la géographie de la Méditerranée antique, Homère ayant imaginé le cadre des aventures d’Ulysse à l’aide des instructions nautiques des marins phéniciens, des navigateurs originaires des côtes de la Syrie et du Liban actuels qui auraient poussé leurs expéditions jusqu’à la bordure occidentale de la Méditerranée, avant l’essor de la navigation grecque (pour une analyse détaillée de cette thèse, voir en particulier Bonnet, 2015 ; Espagne, 2015). Il s’agissait de faire émerger des données géographiques de la fiction.

En utilisant, outre Homère et Strabon, Hérodote, Thucydide, Ptolémée, Plutarque ou Diodore de Sicile, Victor Bérard s’attelle à un sujet de géogra- phie historique classique, courant dominant alors la géographie universitaire (Berdoulay, 1981, p. 159). Il partage avec cette discipline l’érudition, le lien à l’Antiquité, mais aussi le besoin de préciser les modalités et les étapes de la découverte du globe— Vidal de la Blache ayant lui-même écrit sur les voies de commerce dans la Géographie de Ptolémée (Claval, 1972 p. 31 et 41). En reprenant explicitement la thèse de Strabon, pourtant réfutée depuis leXIXesiècle

6 Albert Thibaudet, « Homère au cinéma », pp. 1242-1246, p. 1242.

7 « [...] n’est-il pas parfaitement justifié, comme nous l’avons fait (nous et nos prédécesseurs, dont Hipparque), de considérer Homère comme le promoteur de la connaissance géographique ? » (Strabon I, 1, 2).

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(Vidal de la Blache, 1904), Bérard revendique à l’instar des géographes de son temps l’héritage direct des auteurs antiques, ancêtres fondateurs qui donnaient un poids et une légitimité à la discipline en cours d’institutionnalisation. Formé à l’École normale supérieure, Bérard devient l’un des « disciples » de Paul Vidal de la Blache dont il suit les cours, des cours déterminants pour la suite de sa carrière, comme l’enseignement des historiens Fustel De Coulanges et Ernest Lavisse (E. et R.-M. Bérard, 2015). Historien de formation, Vidal de la Blache avait lui-même découvert sa vocation de géographe en parcourant la Grèce et en essayant d’y comprendre le poids des lieux sur le destin des civilisations (Claval, 1972, p. 20). Comme son maître, Bérard a séjourné à l’École française d’Athènes pour approfondir les connaissances sur l’Antiquité.

La géographie vidalienne inspire par ailleurs la façon dont Bérard appréhende l’espace méditerranéen, en suivant une approche plus novatrice que la géographie historique classique. Il invente en effet une méthode d’enquête « hybride » caractérisée par l’exégèse des textes, certes, mais aussi par le recours à l’analyse de cartes et à la pratique du terrain. Elle suit l’évolution de la géographie vers des études humaines, physiques et régionales (Berdoulay, 1981, p. 159), et vers un nouveau rapport au monde.

1.2 La supériorité de l’analyse de l’espace et du vivant pour appréhender le passéet le présent

« Faire œuvre géographique, c’est localiser » : l’un des grands principes des vidaliens (Soubeyran, p. 198) est l’objectif principal de la quête de Victor Bérard qui reporte d’ailleurs sur une carte de l’Atlas d’histoire et de géographie(1894) de Vidal de la Blache les lieux identifiés comme étapes du retour d’Ulysse à Ithaque, dans son premier ouvrage, lesPhéniciens et l’Odyssée(Fig. 1).

Pour localiser les lieux décrits par Homère dans son oeuvre—y compris dans ses passages les plus fabuleux -, une double méthode d’enquête est imaginée. Elle repose en premier lieu sur la toponymie qui doit révéler, en particulier, les origines sémitiques des noms grecs, les Phéniciens étant considérés, « conformément à un amalgame ethnolinguistique contestable » mais alors d’actualité, comme des Sémites (Bonnet, 2015). La seconde méthode est plus originale : Bérard invente pour les besoins de son enquête une science ad hoc, la « topologie », inspirée de la pensée de l’archéologue allemand Gustav Hirschfeld, et destinée à dresser une typologie des établissements grecs durant l’Antiquité8. Définie comme une

« science des lieux », elle serait, selon Bérard, à la topographie ce que la géologie est à la géographie : la description et la localisation des lieux ne sont pas une fin, mais le moyen d’établir des lois générales pour identifier des typologies d’habitats humains transhistoriques, et réciproquement, pour induire le genre de civilisation auquel se rapporte un type d’habitat humain particulier (Bérard, 1902, p. 6-9).

8 Comme Vidal de la Blache, Bérard avait une connaissance approfondie des auteurs allemands. Voir Espagne, 2015.

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Fig. 1 « Itinéraire d’Ulysse » à partir de l’Atlas de Paul Vidal de la Blache, p. 8-9.

Extrait de Bérard, 1903, fig. 144, n. p.

Itineraries of Ulysses, from Paul Vidal de la Blache’s Atlas, p. 8-9. From Bérard, 1903, fig. 144, without pagination.

L’auteur décrit avec enthousiasme sa méthode à laquelle il prête des pouvoirs quasi démiurgiques :

« Origine, extension et durée, pour chaque thalassocratie, ces deux études (topologie et toponymie) nous dresseront une chronologie et une géographie d’ensemble. Mais elles parviendront surtout à pénétrer dans le détail, à ranimer devant nos yeux la vie locale de tel site aujourd’hui désert ou délaissé : quand le témoignage des écrivains et des monuments est absolument muet, elles feront émerger du sol même la vision des foules qui jadis s’agitaient au long de telle route oubliée ou dans lessouqs de tel bazar disparu » (Bérard, 1902, p. 28).

Grâce à cette combinaison de méthodes, Bérard bondit d’un point de vue, d’une idée, d’une langue ou encore d’un millénaire à l’autre dans un jeu perpétuel d’analogies — en assénant au lecteur une telle quantité d’informations qu’il contrecarrait à l’avance les objections de ses détracteurs.

Vidal de la Blache a fait les éloges desPhéniciens et l’Odyssée dans un compte rendu paru dans les Annales de géographie. S’il soutient les travaux de Victor Bérard, il reste flegmatique quant à l’utilité de la « topologie », synonyme selon lui du « vieux nom de géographie » (Vidal de la Blache, 1904, p. 21).

Il émet une réserve explicite sur l’influence exclusive des Phéniciens et sur l’idée d’une telle thalassocratie, mais est peu disert sur l’idée de typologie

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transhistorique et sur le déterminisme géographique sous-tendant la démarche de Bérard, en insistant sur le fait que des conditions différentes président aux établissements humains de chaque époque (1904, p. 22 et 26). Les recherches de V. Bérard reposent pourtant sur l’idée fondamentale de Vidal de la Blache d’unité terrestre et de recherche des corrélations entre les phénomènes, dans une démarche holiste, mais différent dans sa volonté d’établir des lois générales pour comprendre les établissements humains, les déplacements, les échanges, mais aussi les comportements humains et les imaginaires :

« Les résultats de ces deux études auront une valeur générale, c’est-à-dire que, bien établies pour un point donné, leurs découvertes seront valables pour tous les autres sites de la même époque. Le dock anglais est partout le même : qui connaît les us et mœurs de Gibraltar connaît aussi Malte, Aden et Singapoore [sic]. [...] la Méditerranée d’aujourd’hui explique la Méditerranée d’il y a quarante siècles » (Bérard, 1902, p. 28).

Il reprend l’idée d’un espace conçu comme le socle permanent des activités humaines (Soubeyran, 1997, p. 110), et perçoit l’histoire comme « un terrain sédimentaire » où les hommes laissent des traces, avec des différences mais aussi de nombreux traits communs dans la mesure où « à travers tous les siècles et toutes les civilisations, la Méditerranée ne change pas : elle conserve son régime des vents, son allure générale des courants et des côtes, son climat, sa faune, sa flore, etc. » (Bérard, 1902, p. 26). L’étude des lieux pour appréhender le passé est irrécusable en raison de leur permanence (Bérard, 1902, p. 23), la nature étant lisible tel un livre. L’analyse du mythe et du passé doit aussi servir la compréhension du présent, dans un jeu de miroir incessant, les textes d’Homère constituant une sorte d’archétype du voyage et des rapports humains.

« L’esprit géographique » de la démarche de Bérard se manifeste aussi dans l’attention particulière qu’il porte aux paysages, « objet canonique » de la géogra- phie depuis sa sortie du cabinet (Robic, 1996, p. 358). À sa pratique du terrain, aussi, une pratique qui fait de lui un vrai géographe pour Vidal de la Blache :

« M. Bérard est un géographe et un voyageur qui mérite considération et confiance. N’a-t-il pas, dans ces parages odysséens de la Méditerranée, pénétré souvent jusque dans les criques et les replis que ne fréquentent pas les paquebots [...] ? » (Vidal de la Blache, 1904, p. 21-22).

1.3 Un moyen d’« ouvrir les yeux » : l’enquête de terrain

Après son séjour à l’École française d’Athènes, Victor Bérard effectue de nombreux voyages en Méditerranée afin de comparer le texte d’Homère et les localisations avancées par les auteurs anciens aux données géographiques observées. Il tente aussi de reconstituer les routes suivies par les marins phéniciens en élaborant une

« loi des isthmes » (Bérard, 1902, p. 78) selon laquelle les navigateurs anciens auraient privilégié le franchissement de ces bandes de terre pour faciliter leurs

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déplacements, et entretenu des relations privilégiées avec les communautés vivant aux alentours (Espagne, 2015).

Outre de nombreux voyages ponctuels, seul, le géographe-hélléniste réalise deux grands périples en Méditerranée pour étayer sa thèse : en guise de voyage de noces, il emmène son épouse enquêter sur les sites odysséens en 1901, Alice Bérard étant chargée du volet photographique de la mission9. Il entreprend un deuxième grand voyage en 1912, accompagné cette fois du photographe genevois Fred. Boissonnas qui met son art au service de la théorie bérardienne. La première partie de leur mission a lieu du 27 juillet au 30 août 1912 au départ de Marseille, avec des escales à Gibraltar, Ceuta, puis Rome, avant de gagner par le chemin de fer le mont Circé, la Sardaigne (pour voir le détroit de Bonifacio, identifié comme la rade des Lestrygons), puis Naples, Pouzzoles, en Campanie (pays du Cyclope), pour finir par Sorrente (avec l’archipel de Li Galli, refuge des Sirènes).

Le programme du deuxième séjour, du 26 septembre au 14 novembre, est tout aussi dense, avec une escale au mont Circé de nouveau, puis Naples, Cumes, les îles de Corfou, de Leucade, de Céphalonie, d’Ithaque, puis Patras, Messine en Sicile, l’île du Stromboli, l’île de Lipari, enfin Tunis et Djerba, à la recherche du pays des Lotophages (Bérard, 1933).

Rédigées à tout moment du jour et de la nuit, les lettres de Victor Bérard à son épouse en 1912 ont fait office de carnet de terrain10, un terrain pratiqué tant sur mer (sur des paquebots, des torpilleurs, un voilier, ou des bateaux à rames) que sur terre (en train, en automobiles, ou à pieds). Il y consigne des informations sur leur parcours, les conditions matérielles du voyage (déplacement, hébergement, nourriture), leurs rencontres, mais aussi des observations géogra- phiques, ethnographiques, linguistiques et politiques (en particulier sur la montée des tensions entre la Grèce et l’Empire ottoman), une « autopsie pluri-sensorielle et cultivée » comme les pratique Vidal de la Blache sur le terrain (Robic, 1996, p. 362). Elles attestent combien il mène une « géographie de plein air »—et « de plein vent » en l’occurrence—valorisée par la vulgate vidalienne dès le début du siècle, suivant en cela le passage de la discipline comme « science de cabinet » à une science d’observation (Robic, 1996, p. 357-359). Dans ses ouvrages, Bérard critique d’ailleurs volontiers les « géographes en chambre » ou autres « savants de cabinet » incapables selon lui de saisir, par la seule lecture de cartes et de livres, les données auxquelles le texte d’Homère fait référence (ex. Bérard, 1902, p. 192).

9 Ces photographies ont été en partie publiées dans les deux tomes des Phéniciens et l’Odyssée (1902-1903). Les négatifs des images prises par Alice Bérard sont aujourd’hui conservés au Centre d’iconographie de la Bibliothèque de Genève.

10 Seule la correspondance de Victor Bérard rédigée durant le second séjour (septembre-novembre 1912) a pour le moment été retrouvée dans les archives familiales par M. Étienne Bérard, que je remercie infiniment pour le partage de ces documents. Ces notes de voyage sont constituées de 17 lettres comprenant 239 feuillets. On y trouve plusieurs références à des « carnets de topologie » qui n’ont pas encore été retrouvés.

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L’effort physique et l’endurance sont de rigueur d’un bout à l’autre du voyage avec Boissonnas : après une approche des côtes en bateau, ils escaladent leurs sommets pour saisir la géographie des lieux, en particulier près des isthmes. Les deux hommes recherchent aussi inlassablement les points de vue faisant écho au texte de l’Odyssée, comme ce dimanche à Corfou, identifié comme le « pays des Phéaciens » :

« Taigny [un ami et compatriote] [...] est un peu stupéfait de la peine que nous nous donnons, de nos escalades et de nos marches pour découvrir la vue précise dont il est question dans l’Odyssée. Il croyait que nous prenions les vues un peu au petit bonheur ; il voit que c’est un travail et un gros travail, il est enchanté de participer [...] à cette "œuvre gigantesque"11».

1.4 Le visible et l’imaginaire : en quête de points de vue

Si l’Odysséeest considérée comme une source pour accéder aux espaces antiques (Jacob, 1991, p. 17), les paysages contemporains sont aussi déchiffrés–suivant la méthode de Vidal de la Blache pour qui leur interprétation tenait « un peu de l’exégèse » (1908, p. 59)–afin de mieux comprendre le texte d’Homère, dans un aller-retour incessant entre la fiction, les cartes géographiques, les instructions nautiques et la description des espaces parcourus. Bérard lit et relit au quotidien l’Odyssée, chaque site lui apportant une nouvelle compréhension du texte. Il observe les lignes générales des paysages, les phénomènes géologiques particuliers, la structure des côtes et leur accessibilité, les courants marins, la présence d’eau douce, la végétation, la présence de villes, de villages et d’établissements humains plus modestes, les distances et les voies de communication, mais aussi la « géographie des ruines » préconisée par Friedrich Ratzel, cité par Vidal de la Blache (Vidal de la Blache, 1908).

Critique face aux méthodes des archéologues, Bérard invite ses lecteurs à ouvrir « les yeux sur la réalité, sur les primordiales nécessités de la vie journalière » (Bérard, 1902 p. 352) pour exhumer le passé non de vielles pierres, mais du vivant12. La géographie permet selon lui de pallier les insuffisances du « règne de l’archéologie » (Bérard, 1902, p. 19) en observant les manières de se vêtir, de se déplacer, de se nourrir et d’habiter des populations rencontrées, suivant en cela encore peut-être Vidal de la Blache pour qui les genres de vie contemporains étaient « les résultats contingents des genres de vie antérieurs » (Costa Gomez, 1993, p. 94). Elle permet de déduire de cas particuliers des généralités sur les modes de vie, les rapports de force entre les groupes et le rapport des sociétés à l’espace par l’invention incessante d’analogies et de comparaisons entre différentes cultures, entre différentes périodes passées et le présent, entre la fiction et les

11 Correspondance de V. Bérard à Alice Bérard, 6 octobre 1912, feuillet 144.

12 Critiquant en particulier les méthodes et les conclusions des archéologues allemands, comme W.

Dörpfeld et sa localisation d’Ithaque. Victor Bérard, correspondance à sa femme du 11 octobre 1912 depuis l’île de Madouri, feuillet 158.

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documents géographiques. À Ithaque par exemple, où il interroge les enfants qui courent à leurs côtés sur la situation des hommes de leur famille partis en Afrique ou en Australie, et comparant la situation de leurs mères à l’attente endurée par Pénélope13. Le géographe accède à la vie des hommes et des femmes du passé en interprétant la fiction ; en retour, il analyse la situation de toutes les populations rencontrées à la lumière des textes anciens.

En observant les pourtours méditerranéens sous le prisme d’une exégèse de l’Odyssée, Bérard place au centre de sa recherche l’être humain et son rapport au milieu : la (sur)vie individuelle et collective face aux éléments, les échanges (économiques en particulier), les pratiques de la mer, les établissements le long des côtes et leur aménagement, la transmission des savoirs géographiques.

Il questionne aussi le rôle du mythe, du sacré et de l’imaginaire dans les interprétations de l’espace, là encore du temps d’Homère comme à l’époque contemporaine. Ainsi, près de Naples :

« Nous sommes revenus au tramway en achevant le tour du Lucrin par sa rive occidentale. Dans un recoin des collines, une source chaude bouillonne en un grand œil fumant : c’est le Pyriphlégéthon de Strabon. Par un ruisseau d’eau tiède, il se déverse dans le Lucrin ; avec force signes de croix, des paysans viennent y baigner un pauvre cheval étique : ces eaux sacrées restent toujours miraculeuses » (Bérard, 1903, et figure 68).

L’action, la pensée humaine et le mythe donnant sens à la matière, il tente de restituer le point de vue et l’imaginaire des populations passées et présentes.

La fiction permet d’exhumer un imaginaire et un savoir géographiques de trois millénaires.

Comme ses collègues géographes qui polarisent leur travail sur le visible, ses textes contiennent de multiples références à la vue, au regard, au point de vue.

L’Odysséeest analysée comme une compilation des regards que les Grecs et leurs prédécesseurs Phéniciens portaient sur les pourtours de l’espace méditerranéen, une synthèse effectuée par le recours à la figure du héros voyageur, Ulysse.

Bérard appréhende ainsi l’espace méditerranéen comme une unité, dans la lignée des scientifiques et des voyageurs du XIXesiècle qui inventèrent cette conception en percevant désormais la mer non plus comme un espace de séparation des continents, mais comme un objet d’études cohérent, une zone d’échanges politico-économiques privilégiés reliant un « ensemble de sociétés participant du même monde » (Saminadayar-Perrin, 2012, p. 5).

1.5 La mer comme espace de flux et d’échanges. Dans le sillage des voyageurs romantiques et d’Élisée Reclus

Victor Bérard est l’héritier des voyageurs qui, à partir de Chateaubriand, ont fait du voyage en Méditerranée « un mouvement de retour aux sources et une

13 Correspondance de V. Bérard à Alice Bérard, 6 octobre 1912, feuillet 178.

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entreprise d’archéologie du monde contemporain » (Saminadayar-Perrin, 2012, p. 10) nécessitant le déchiffrement d’un ensemble de signes. Il partage avec les Romantiques une partie de leurs références littéraires, comme les écrits de Pausanias, mais aussi un sentiment de familiarité et de « déjà-vu » des espaces parcourus. Il éprouve aussi un même sentiment discret, mais présent, de fuite du temps – comme d’autres géographes, tel Vidal de la Blache —et la nécessité d’enregistrer des données avant leur disparition : si la Méditerranée de 1912 est vue comme le miroir de la Méditerranée de l’époque d’Homère, sa transformation est néanmoins perçu comme imminente14. Il se démarque toutefois des Romantiques en revendiquant la scientificité de sa méthode, et en défendant une autre conception générale du passé méditerranéen : il ne porte pas son attention vers un héritage latin– dont il abhorre les ruines15 –, mais vers les racines sémitiques de la Grèce antique, en interprétant l’Odyssée comme une œuvre certes, grecque, mais redevable à la culture phénicienne (Bonnet, 2015).

Parmi ses nombreuses sources d’inspiration, Victor Bérard a peut-être utilisé les écrits d’Élisée Reclus – cité brièvement dans les Phéniciens et l’Odyssée – pour construire une partie de son cadre théorique. Outre l’idée selon laquelle l’observation de la terre explique les événements de l’histoire (Claval, 1998, p. 85), il partage avec l’auteur de laNouvelle géographie universelle l’idée implicite d’une unité de la Méditerranée dans le passé comme dans le présent (idée développée dans le volume sur l’Europe méridional cité par Nordman, 1998, p. 8), une unité géographique façonnée par la circulation en mer de plusieurs foyers de civilisation successifs : Phénicie, Grèce, Italie, France, Grande-Bretagne (Deprest, 2002)16. Si E. Reclus est l’un des penseurs qui contribua, au XIXesiècle, à percevoir la Méditerranée comme un "personnage historique", une perception popularisée le siècle suivant par Fernand Braudel (1949), les écrits de Victor Bérard—cités d’ailleurs par Braudel—sont l’un des maillons de la chaîne de cette idée.

Victor Bérard pose toutefois un nouveau regard sur l’espace méditerranéen en associant des points de vue pris tant depuis la terre, que depuis la mer. À cette fin, il sillonne les côtes à pieds, en voiture, en cabotant, et loue avec Boissonnas un voilier (de 36 tonneaux et un mat de 12 mètres de hauteur) entre Corfou et Parga, en Épire. Lent et plus imprévisible que le déplacement en bateau à vapeur, ce voyage leur permet de découvrir le point de vue des navigateurs, mais aussi les contraintes liées à la marine à voile qui transforment leur perception de l’espace, notamment l’accessibilité des côtes, les distances, le rôle des courants et des vents :

« il faut de ces expériences maritimes pour donner le sens de l’Odysséeaux terriens

14 « Que restera-t-il dans vingt ans du paysage odysséen, que mes yeux ont encore vu voici dix ans à peine ? » (Bérard, 1929, t. IV, p. 327).

15 Un manque d’inclination qui apparaît au fil de ses ouvrages et de ses notes. Ex. Correspondance de V. Bérard à Alice Bérard, 26 septembre 1912, feuillet 2.

16 Sur l’émergence de l’idée de Méditerranée dans la pensée géographique et scientifique française, voir not. Nordman, 1998 ; Bourguetet al., 1998 ; Deprest, 2002. Sur l’idée d’unité de la Méditerranée développée par des saint-simoniens comme Michel Chevalier dans leSystème de la Méditerranée (1832), voir not. Debrune, 2001.

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que nous sommes », après n’avoir fait que 6 kilomètres en 5 heures au large de Corfou17. La question du point de vue, et la tension entre fiction et géographie dans cette quête odysséenne est particulièrement visible dans l’utilisation de deux outils : la carte et la photographie.

2 Pratique du terrain, exégèse des cartes et des paysages, photographies. Jeux de miroir entre la fiction, l’Antiquité et le présent

Le voyage de plusieurs mois entrepris en 1912 par Victor Bérard avec le photographe suisse Fred Boissonnas représente l’acmé de cette quête odysséenne, même si le projet éditorial des deux hommes n’a jamais été mené à bien en raison d’un faisceau de circonstances extérieures (Sohier, 2015). Utilisées dès les débuts de l’enquête, en 1901, les photographies de paysage ont comme les cartes un statut complexe dans cette œuvre. Outils scientifiques, ces images sont aussi mobilisées pour leur dimension poétique et narrative.

2.1 Le pouvoir des cartes

L’analyse de carte occupe une place centrale dans la méthode élaborée par Victor Bérard. L’espace étant appréhendé comme une donnée stable, il utilise les cartes contemporaines pour visualiser avec précision le territoire sur lequel évoluaient les Grecs, et avant eux les marins phéniciens. L’Atlas antiquus (dont le chercheur est muni en 1901 puisque l’ouvrage lui sert d’alibi, avec l’Odyssée et un dictionnaire d’hébreu, lors de son arrestation en Sardaigne par la police italienne qui le soupçonnait d’espionnage (1903, p. 257)), les cartes de l’Atlas de Vidal de la Blache, de l’état-major français, ou plus anciennes, comme celles de M. Mapie ou de la mission Morée, se complètent et offrent une solution de continuité entre le passé et le présent.

Les cartes topographiques sont utilisées pour repérer les zones d’habitation, même les plus modestes, indices de la présence de « sites homériques », en raison de la continuité supposée des zones d’habitat, mais aussi les abris naturels comme les grottes, les sources d’eau douce –preuves déterminantes dans sa théorie – les lieux de culte, les cours d’eau, les voies de communication terrestres. Les cartes marines servent à repérer îles et îlots, mais aussi les courants, les ports et ports naturels potentiellement fréquentés par les Phéniciens trois millénaires plus tôt, baies, criques ou plages. La lecture référentielle des cartes géographiques fait appel à l’objectivité des documents et à leur autorité pour apporter une caution scientifique à la démonstration : « Pour mieux illustrer l’exactitude des descriptions odysséennes, on verra par la suite que les cartes et photographies

17 Correspondance de V. Bérard à Alice Bérard de Corfou, le 8 octobre 1912, feuillet 150.

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des lieux sont d’un indispensable secours. Ces documents scientifiques donnent l’explication précise de tous les mots du poète » (Bérard, 1902, p. 55).

Toutefois les instruments des géographes permettent aussi d’éclairer le sens de la fiction, comme l’illustre sa démonstration autour des champs Phlégréens (une caldera située en Campanie, dans la région du Vésuve) identifiés depuis les Anciens comme le pays des Cyclopes–ces êtres géants du chant IX de l’Odyssée, féroces lanceurs de pierres, qui seraient nés dans l’imagination d’Homère à partir de descriptions de volcans. Pour étayer cette hypothèse, Victor Bérard a fait photographier un plan relief du laboratoire de géographie physique de la Sorbonne éclairé obliquement (Bérard, 1903, fig. 11 p. 130 et 12 p. 131) afin de mettre en valeur les cratères disséminés autour du Vésuve ressemblants à des

« yeux », rapprochement prouvant que ce phénomène géologique était bien à l’origine de la figure du Cyclope (Fig. 2). Il applique ainsi une lecture poétique et subjective aux outils du géographe utilisés comme médiation symbolique entre l’homme et l’espace (Jacob, 1992). Cette interprétation suppose une vision aérienne du territoire difficilement envisageable à l’époque d’Homère (Jacob, 1991, p. 20), même si Bérard justifie cette théorie par l’idée que la bordure de ces formations géologiques était appelée « sourcils » par les Anciens (Bérard, 1903, p. 131).

Fig. 2 « Les champs Phlégréens ». Extrait de Bérard, 1903, p. 131.

The Phlegraean Fields. From Bérard, 1903, p. 131.

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Mieux, l’analyse de carte permet d’inscrire la fiction dans l’espace, et de fusionner les mots du texte, le tracé cartographique et leurs imaginaires respectifs :

« Il ne faut pas courir si loin à la recherche des ports d’Alkinoos. Il suffit d’ouvrir nos cartes marines. [...] Prenez la carte. Tous les mots du texte odysséen s’y appliqueront d’eux-mêmes » (Bérard, 1902, p. 523). L’auteur appelle le spectateur à voyager entre les lignes des cartes pour déceler les informations virtuelles qu’elles recèlent, méthode faisant écho aux recommandations des théoriciens de l’enseignement de la géographie sous la IIIeRépublique, qui incitaient les enseignants à mobiliser l’imagination de leurs élèves pour rêver le monde et voyager à l’aide des cartes avant de les analyser (Jacob, 1992, p. 328).

Victor Bérard ne défend pas seulement une théorie, il cherche à séduire ses lecteurs en faisant subrepticement glisser une démonstration scientifique pointue vers le rêve et l’imaginaire, grâce au pouvoir de fascination de la fiction, mais aussi à celui des instruments géographiques.

Cartes et plans permettent de rythmer la démonstration en multipliant les focales à la fois sur le récit et sur l’espace méditerranéen ; les analyses savantes de cartes sont suivies de « plongées » dans l’espace représenté à l’aide de notes de voyage ponctuées d’anecdotes précisément datées et localisées. Poème, cartes et noms de lieux sont des médiations symboliques entre le lecteur et le passé antique, comme le récit du déplacement du géographe qui tente d’abolir la distance physique et temporelle pour que la fiction s’incarne dans un espace réel.

C’est aussi tout l’enjeu des photographies.

2.2 La photographie, du document scientifique à la reconstitution in situ de la fiction

Victor Bérard et Fred Boissonnas rapportent de leur mission plus de 2 000 photographies sur plaques de verre, dont le poids seul donne une idée de l’importance conférée à ces documents. De prime abord, c’est pour leur dimension indicielle que ces images ont été créées, avec l’idée sous-jacente d’une adéquation parfaite entre le territoire, la carte et la photographie, comme le laissent entendre ces notes de voyage rédigées au village de Lacones, à Corfou :

« En bas, dans un gouffre, au pied de deux cents mètres à pic, le pays des Phéaciens s’offre à nous comme une carte déployée ; nous photographions ce lever topographique où se détachent en relief tous les grands traits de la description odysséenne18 ».

L’importance de l’analyse du paysage dans la démonstration de Bérard justifie le recours à l’utilisation de l’appareil photographique, un outil privilégié par les membres de l’École française de géographie (Robic, 1993a, p. 59) pour étudier sur le terrain tant les phénomènes physiques que l’« empreinte » humaine (Robic, 1993b). D’autres disciples de Vidal de la Blache, Jean Bruhnes et Emmanuel

18 Correspondance de V. Bérard à Alice Bérard de Corfou, le 6 octobre 1912, feuillet 143.

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de Martonne, ont contribué à mettre la photographie au service de la discipline (Mendibil, 1993, p. 140)19. Collègues de Bérard, tous deux avaient déjà, en outre, collaboré avec Fred. Boissonnas chargé d’éditerl’Atlas photographique des Formes du Relief Terrestresous leur direction à l’issue du 9econgrès international de géographie à Genève en 1908. Cet atlas devait rassembler sous forme de fascicules des documents « photographiques et scientifiques » de « toutes les parties du globe » collectés grâce à un appel à collaboration international (De Martonne, 1912). Seule la première brochure a été publiée (Brunhes, Chaix, de Martonne (dir.) 1911), mais ce projet prouve que Boissonnas, qui travailla à de nombreuses reprises pour des archéologues, était aussi au fait des enjeux de l’usage de la photographie par les géographes. Jean Bruhnes utilisait par exemple la photographie comme aide-mémoire pour décrire la physionomie des lieux à l’issue de ses campagnes d’observation (Robic, 1993b, p. 117). Victor Bérard a fait le même usage des photographies de Boissonnas, chaque tirage de référence ayant été collé sur des fiches cartonnées numérotées, soigneusement légendées et classées, pour être facilement consultées.

Instrument d’enquête, l’appareil photographique est le prolongement de l’œil du géographe, dont il sert même à affiner la vue, comme le laisse entendre le bilan que Victor Bérard fait de son enquête avec Boissonnas : « Sur deux points importants, ce contrôle minutieux du photographe m’a permis de rectifier mes premières identifications de lieux » (Bérard, 1927, t. 1, p. 20). Bérard mobilise aussi l’objectivité du document photographique, véritable « rétine du savant » (Gunthert, 2000), et sa supposée transparence pour établir des pièces à conviction à opposer à ses détracteurs (Bérard, 1927, t. 1, p. 354). Ainsi, les images prouvent que les écueils imaginés par Homère pour l’épisode du naufrage d’Ulysse avant d’être recueilli par Nausicaa, au chant VI de l’Odyssée, existent bel et bien au pied du château de Saint-Ange, à Corfou, comme tous les éléments géographiques mentionnés dans le texte, retrouvés d’un bout à l’autre de la côte dans une enquête effrénée menée en automobile du 3 au 7 octobre 1912.

Les photographies sont toutefois mobilisées pour soutenir différents types de démonstrations car elles renvoient à des référents très différents : d’une part à des données de géographie physique permettant de localiser les routes et les sites fréquentés par les marins phéniciens (isthmes — Fig. 3 par exemple -, sources d’eau douce, éléments géologiques caractéristiques pouvant servir de points de repère aux marins, comme le rocher du capo d’Orso en Sardaigne) ; d’autre part à des éléments mentionnés dans la fiction d’Homère, et considérés comme autant d’indices : les montagnes, les forêts, les espèces végétales et animales endémiques, ou encore les pratiques humaines (agriculture, habitat, pêche, équipement nautique).

Mais d’autres photographies sont utilisées en recourant à une lecture méta- phorique du référent, comme ce poisson photographié sous tous les angles par

19 À leur différence, Bérard ne prend pas lui-même les photographies, peut-être à cause de l’encombrement du matériel, puisqu’il parcourt les paysages muni de livres et de cartes, et/ou par manque d’habileté...

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Fig. 3 F. Boissonnas, « Corfoul’isthme », 1912. Fonds Victor Bérard-Fred Boissonnas

Centre d’iconographie de la BGE. Plaque de verre, 13 X 18 cm, FVB 794DD F. Boissonnas, CorfuIsthmus, 1912. Victor Bérard-Fred Boissonnas’ Collection

Centre d’iconographie de la BGE. Glass plate, 13 X 18 cm, FVB 794DD

Boissonnas en gare de Messine (Fig. 4) : le massacre des Lestrygons, ces géants anthropophages, perpétré dans le chant X de l’Odyssée,était en effet pour Bérard, à la suite de Strabon, une interprétation métaphorique des spectaculaires pêches au thon perpétrées sur les côtes sardes (Strabon, I, 2, 15-16 ; Bérard, 1903, p.

225-229 ; Jacob, 1991).

Les photographies du relief de la société de géographie de Paris déjà mention- nées et publiées en 1903 relèvent d’un autre type d’administration de la preuve par l’image photographique, avec un lien encore plus complexe entre l’analyse métaphorique du récit de fiction et l’image, destinée à activer l’imagination du lecteur. Le lien fonctionne grâce à la simplicité du résultat, combinée à l’autorité du référent (le plan relief). Ce type d’images était déjà utilisé dans le monde scientifique pour évoquer des mondes hors de portée de l’œil humain : des images de la surface de la lune publiées en 1858 avaient été réalisées de la même façon–avec un résultat parfaitement similaire—à partir d’un modèle en plâtre éclairé de biais (Burbridge, 2015, p. 46). En outre, cet usage n’était pas en contradiction avec les pratiques d’autres géographes, puisque Vidal de la Blache par exemple associait parfois dans ses ouvrages des métaphores et des images poétiques aux photographies pour prendre en compte la dimension imaginaire d’un site (Mendibil, 1993, p. 155-156).

Toutefois, chez Bérard, certaines photographies ne relèvent pas de l’analyse mais de l’illustration pure et simple de la fiction, comme les images de cochons

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Fig. 4 F. Boissonnas, « Thon en gare de Messine », 1912. Fonds Victor Bérard-Fred BoissonnasCentre d’iconographie de la BGE. Plaque de verre, 09 X 12 cm, FVB 1263

F. Boissonnas, Tuna in Messina train station, 1912. Victor Bérard-Fred Boissonnas’

CollectionCentre d’iconographie de la BGE. Glass plate, 09 X 12 cm, FVB 1263

faisant écho à ceux de Circé, ou de cette caverne identifiée comme celle du Cyclope, et au fond de laquelle un feu a été allumé pour composer la scène.

La photographie n’est alors pas utilisée comme preuve, mais comme support visuel d’une scène de fiction, les espaces traversés servant de décor avec une efficacité poétique d’autant plus forte que les images sont prisesin situ, dans les lieux qui auraient inspiré le récit, et au hasard des rencontres. Les innombrables vues de mer, d’oiseaux, de nuages ou autres couchers de soleil visibles dans le fonds Bérard-Boissonnas n’ont pas d’autres fonctions. Fred. Boissonnas joue avec l’ambiguïté du statut de la photographie pour créer des images correspondant aux attentes de la géographie physique et humaine, tout en mettant sans conteste ses talents « artistiques »—et revendiqués comme tels–à disposition de l’œuvre de V. Bérard, dont il devait par ailleurs publier la traduction de l’Odysséesous la forme d’un ouvrage illustré luxueux (Sohier, 2015).

2.3 Restituer les points de vue

Les photographies réalisées par Boissonnas permettent de suivre le regard du géographe qui entendait convier son futur lecteur à son voyage par le texte, et les images. Leur composition est soigneusement élaborée, avec une attention

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particulière portée au point de vue et au cadrage. Les séries de photographies combinent des vues enregistrées depuis la mer (en haute mer, ou à des distances variables des côtes) et depuis les terres (depuis les côtes, ou à l’intérieur des terres néanmoins généralement situables par rapport au rivage), afin de révéler les différents points de vue dont l’Odysséeserait la synthèse. La photographie permet une recherche archéologique du regard des Anciens :

« Ici, sur place, je t’assure que je revis heure par heure les préoccupations vitales de ces gens-là, et que j’arrive àvoir le monde grec tel qu’ils le voyaient, tout différent de ce que nous le voyons à travers nos illusions ou nos théories sur l’histoire hellénique20. »

En faisant régulièrement basculer ses récits de voyage (publiés et non publiés) dans la fiction, le géographe fait coïncider son regard avec celui de marins phéniciens censés avoir réellement existé, mais aussi avec celui du héros de la fiction, comme ici, en Sardaigne : « Il semble bien que cette côte sarde des Bouches nous rendre tous les sites et, en même temps, tous les épisodes de l’aventure odysséenne. C’est en ce Puits qu’Ulysse est venu débarquer : la carte sous les yeux, nous pouvons le suivre pas à pas » (Bérard, 1903, p. 230).

Victor Bérard met en scène à la fois l’œuvre d’Homère et l’analyse scientifique qu’il lui applique en incarnant une figure de chercheur-voyageur-aventurier. Sa démonstration est en effet rythmée par l’alternance d’analyses savantes et le récit de sa propre expérience dès son premier ouvrage sur la question,Les Phéniciens et l’Odyssée. Ainsi, en Sardaigne, quand son équipe est arrêtée par des policiers italiens alors qu’ils voguaient à bonne allure à l’heure de l’apéritif sur un bateau à voile au son des chants des matelots :

« À toute vapeur, un canot rempli d’uniformes arrive au long de notre bord.

Un chef de Lestrygons–je veux dire : un grand officier de marine –fait abattre un grappin qui nous rend prisonniers » (Bérard, 1903, p. 256).

Quelques années plus tard, le projet photographique avec Boissonnas tient incontestablement aussi d’une volonté de mise en scène du chercheur, mais aussi de mise en spectacle de l’œuvre d’Homère pour « actualiser » sa poésie, et en restituer à la fois la vie et le mouvement. Le lien avec la géographie n’est alors pas pour autant totalement rompu : cette façon de rendre compte d’analyses ardues, sur le plan théorique, s’inscrit dans la lignée des récits de voyage et d’explorations qui ont contribué à diffuser de nouvelles visions du monde et à populariser la géographie auprès des hommes de sa génération, comme l’immense succès de librairie de la revueLe Tour du monde(Berdoulay, 1981, p. 143)21. C’est aussi en dehors de la sphère universitaire que la portée de son œuvre doit être évaluée : si

20 Correspondance de V. Bérard à A. Bérard, le 25 octobre 1912, feuillet 195.

21 Ce d’autant plus que Victor Bérard était le gendre d’Armand Colin qui avait fait fortune en éditant des manuels scolaires (Bérard, 2015).

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la théorie de Bérard ne remporta pas l’adhésion du monde académique, le succès éditorial des nombreux livres qu’il consacra à la question homérique montre que sa démarche n’a pas complètement échoué.

3 La dimension performative de la lecture du mythe. Pédagogie, politique, et ré-enchantement du monde

Le lien de Victor Bérard avec les géographes de sa génération est peut-être aussi à chercher dans ses engagements politiques et sociaux, en considérant sa théorie tout à la fois comme un moyen, et comme une fin.

3.1 Tisser de nouveaux liens entre « le monde du texte et le monde du lecteur22 »

« Nombre d’auteurs anciens et modernes nous fourniraient la preuve que, des plus secs de ces périples ou portulans, peuvent sortir les histoires les plus merveilleuses » (Bérard, 1930, p. 161-162). Selon le témoignage de ses anciens élèves, Victor Bérard aurait su, comme professeur de géographie, faire aimer le texte de l’Odyssée aux futurs officiers de marine (discours d’obsèques prononcé par le ministre de la Marine, Charles Dumont, publié dans Victor Bérard, 10 août 1864-13 novembre 1931...1932, p. 38). Son approche de l’espace méditerranéen par la fiction, était, en outre, un moyen de familiariser ses élèves avec la lecture de cartes ou d’instructions nautiques, mais aussi avec la connaissance de données géographiques précises sur les courants marins, le découpage des côtes méditerranéennes, leurs reliefs, la faune et la flore, les voies de circulation, la répartition des sociétés et la localisation de sites antiques et actuels, mais aussi l’imaginaire géographique de différentes sociétés.

Produit de l’école de la IIIeRépublique et de ses idéaux démocratiques d’accès au savoir, Victor Bérard a porté une attention particulière à l’éducation et à la circulation des idées dans la société française. Avant son expédition avec Fred.

Boissonnas, il avait été durant sept ans secrétaire général d’une revue française majeure, laRevue de Paris, où il encourageait la publication d’articles sur tous les sujets afin d’instruire le lecteur tout en le divertissant, un divertissement qui devait par ailleurs servir à « l’humaniser » (Aubert, 1931, p. 715).

L’utilisation de la photographie scientifique et « artistique » faisait aussi écho à son intérêt pour les arts vivants comme le théâtre, comme le montre la préface de son dernier livre, La Résurrection d’Homère:

« Durant les longues années que j’ai consacrées à l’étude du texte homérique et à la traduction de l’Odyssée, j’ai toujours nourri l’espoir de rendre un jour le drame épique à la “lecture scénique”, à la récitation, et même de le remettre en scène. Les progrès merveilleux du cinéma, du haut-parleur et

22 Chartier, 1989, p. 1509.

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du film parlant me font croire que le jour approche, non seulement pour ce drame, mais pour d’autres œuvres littéraires, que, sur son modèle, auront à créer nos jeunes ou futurs écrivains » (Bérard, 1930, p. 11).

Bérard se souciait de la perte de l’intérêt porté à Homère par le public français en ce début deXXesiècle. S’il tenta, par ses traductions, de proposer une version de l’Odyssée en adéquation avec la langue de ses contemporains, afin que le texte soit de nouveau déclamé – au risque de prendre des libertés avec sa version grecque (Basch, 2015)—le recours à la photographie de voyage permettait de faire revivre le poème–Ressusciter Homère– et de l’animer grâce à la puissance du regard et des nouveaux médias, tout comme le poète avait, selon lui, réussi à animer d’arides descriptions nautiques pour donner « le mouvement aux choses et le sentiment aux pierres elles-mêmes » (Bérard, 1930, p. 169). Albert Thibaudet, ami de Victor Bérard, n’a pas proposé de façon fortuite d’utiliser sa traduction de l’Odyssée pour adapter Homère au cinéma, sur le modèle des films d’Abel Gance (Thibaudet, 1928 ; Rabau, 2012). Plusieurs centaines de photographies prises par Alice Bérard et Fred Boissonnas ont été transposées sur diapositives pour être projetées durant ses cours et ses conférences, dont une dizaine colorisées, preuves du recours au pouvoir de fascination des images23. Les missions de Bérard en Méditerranée tiennent aussi du spectacle : mise en scènein situ de la fiction, spectacle du monde, dont la beauté est souvent soulignée par l’auteur, aventure intellectuelle et physique, récit d’exploration.

Les historiens du livre invitent à prendre en compte la circulation des textes, leur matérialité et leurs modalités de rencontre avec le monde des lecteurs, dont la lecture « est toujours incarnée dans des gestes, des espaces, des habitudes » (Chartier, 1989, p. 1510). Les travaux de Bérard sur l’Odysséedevaient mettre le texte antique à disposition d’une communauté de lecteurs/spectateurs élargie, en proposant de nouvelles modalités d’accès à la fiction et à son imaginaire.

S’il séduisait les lecteurs par le récit de voyage et d’aventure comme d’autres géographes écrivant dans lesAnnales de géographie (Soubeyran, 1997, p. 118), il donnait par la mise en scène de ses travaux un corps (universel masculin, celui du chercheur-voyageur) à la connaissance et à la découverte du territoire, en incitant le lecteur à se plonger lui-même dans cet espace en pensée, voire en réalité : le second tome desPhéniciens et l’Odysséeparu en 1903 contient déjà de nombreux clichés de voyageurs-photographes ayant répondu à l’appel du premier volume en partant d’eux-mêmes à la recherche des lieux odysséens. Le même livre et la traduction de l’Odysséeproposée par Victor Bérard ont inspiré aussi des artistes, comme James Joyce (Seidel, 1976, p. 4).

Si Bérard encourageait les lecteurs à s’approprier le texte et son imaginaire par de nouveaux médias, son approche scientifique permettait aussi de tisser des liens entre le monde des lecteurs et le référent géographique de la fiction,

23 Le fonds Bérard-Boissonnas conservé au Centre d’iconographie de la bibliothèque de Genève comprend plusieurs centaines de diapositives.

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la Méditerranée du début du XXesiècle, puisqu’il aurait souhaité organiser des voyages collectifs pour touristes érudits afin de présenter sa thèse, transformant en quelque sorte cet espace en théâtre24.

3.2 Un imaginaire performatif : au service de la politique

La scène des « lavoirs de Nausicaa » illustre le lien paradoxal de ses missions sur les traces d’Ulysse à l’actualité (Fig. 5). Les laveuses rencontrées sur le rivage de l’île de Corfou sont photographiées pour prouver à la fois la présence d’une source d’eau douce et la pratique obligeant les femmes à se déplacer de plusieurs kilomètres en contrebas de leur village pour laver leur linge, comme les personnages du chant VI de l’Odyssée.

Les femmes posent vêtues de tenues traditionnelles, élément qui facilite implicitement un parallèle avec les personnages de la fiction d’Homère. Ces images sans repère temporel ne restituent toutefois pas les conditions de leur rencontre peu après le déclenchement de la guerre des Balkans, et relatées Bérard dans sa correspondance :

« Boissonnas a pu prendre les plus belles photographies de notre voyage grâce à l’intense conversation que j’avais engagée et qu’il a fallu soutenir avec dix ou douze laveuses, exaspérées de la mobilisation et réclamant leurs hommes à grandes menaces contre les ministres, contre cet "âne" de Venizélos qui sacrifie la Grèce à la Crête. Voilà une guerre qui n’est pas populaire !25»

V. Bérard était profondément concerné par l’actualité politique d’une région sur laquelle il avait par ailleurs beaucoup écrit depuis les années 1890, notamment comme spécialiste de l’actualité politique à laRevue de Paris. « Quand tout est profondément calme sur cette place déserte, il est probable que l’on se bat autour d’Andrinople et que des milliers d’êtres humains vont pourrir sous la pluie de demain.26 » Avant d’être élu sénateur du Jura, en 1920, où il se spécialise dans les questions d’enseignement et les affaires extérieures, il offre déjà ses conseils et ses analyses au ministère français des Affaires étrangères, comme l’atteste sa correspondance. Au fur et à mesure de son périple odysséen de 1912, il suit donc de près le développement de la guerre des Balkans en lisant les journaux, en discutant avec les diplomates et avec toutes les personnes rencontrées sur leur route, en cherchant à comprendre le positionnement et les stratégies de ses interlocuteurs.

Si ses missions de recherche sur l’Odyssée lui permettent de collecter les informations de première main au service de ses analyses politiques–ses recherches sur l’Antiquité servant à l’occasion d’excellent alibi (E. et R.-M. Bérard, 2015)–

24 Des voyages que Fred Boissonnas envisagea lui aussi. Boudouri, 2006.

25 Correspondance de V. Bérard à A. Bérard, de Corfou le 8 octobre 1912, feuillet 148.

26 Correspondance de V. Bérard à A. Bérard, le 25 octobre 1912, feuillet 195.

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Fig. 5 F. Boissonnas, « Nausicaa, Corfou », 1912. Fonds Victor Bérard-Fred Boissonnas

Centre d’iconographie de la BGE. Plaque de verre, 13 X 18 cm, FVB 773DD F. Boissonnas, Nausicaa, Corfu, 1912. Victor Bérard-Fred Boissonnas’ Collection

Centre d’iconographie de la BGE. Glass plate, 13 X 18 cm, FVB 773DD

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sa thèse sur Homère n’est pas tout à fait déconnectée du politique. Sa vision de l’histoire met en valeur le rôle des Phéniciens, dont la culture est alors qualifiée de

« sémitique », aux côtés des héritages grecs et latins de l’Europe (Bonnet, 2015).

Ce positionnement idéologique proposant un nouveau partage de l’histoire de la Méditerranée n’est pas sans rapport avec son engagement dans l’affaire Dreyfus pour lequel il prit activement parti comme différents élèves de Paul Vidal de la Blache à l’ENS (Berdoulay, 1981, p. 95). Bérard propose lui-même un rapprochement entre les débats universitaires et le mouvement antisémite de la fin du XIXesiècle : « Les malheureux Phéniciens sont devenus l’objet de la profonde antipathie de plusieurs savants, antipathie que l’on serait presque tenté de mettre en rapport avec le mouvement antisémite de nos jours... » (Bérard, 1902, p. 23).

Profondément nationaliste, comme tous les hommes de sa génération marqués par la guerre de 1870, Bérard est aussi intervenu sur la scène politique durant la Première Guerre mondiale, comme Paul Vidal de la Blache (Lacoste, 1979 ; Robic, 2006, p. 131-132) ou comme différents membres de l’École française de géographie lors des négociations de la paix à Versailles, qui conseillèrent les politiques quant aux limites à définir entre groupes ethniques (Claval, 1974, p. 33). Il prend parti contre l’Allemagne par des écrits virulents, mais aussi contre son allié, l’empire ottoman dont il critique depuis les années 1890 la politique à l’égard des minorités, en particulier les Arméniens. S’il fait partie du milieu pro- Serbes comme J. Bruhnes ou E. De Martonne, Bérard utilise par l’intermédiaire de Boissonnas sa théorie sur l’Odyssée pour soutenir les revendications de la

« Grande Grèce », et ce même s’il ne partage pas entièrement les vues de son Premier ministre, Elefthérios Venizélos (E. et R.-M. Bérard, 2015). Le récit de leur mission à travers la Méditerranée et une partie de leurs photographies sont utilisées dans le cadre d’une grande exposition itinérante accompagnée de conférences pour démontrer la cohérence culturelle et politique de la « Grande Grèce », et la grécité des régions nouvellement conquises (Boissonnas, 1919).

La fascination exercée par sa théorie, l’autorité de la démarche scientifique et l’ambiguïté des images photographiques de Boissonnas se prêtaient parfaitement à une opération de propagande politique.

Conclusion

Le caractère illusoire de la longue quête de Victor Bérard a été démontré depuis sa disparition : « L’Odyssée n’est ni une géographie de la Méditerranée, ni un récit de voyage, ni une enquête ethnographique, ni la mise en vers et en musique d’instructions nautiques (phéniciennes ou autres). Elle raconte [seulement] le retour de celui qui “pendant des années erra [...] souffrant beaucoup d’angoisse dans son âme sur la mer”. » (Hartog, 1982, p. 415) Son œuvre aura toutefois permis de renouveler les modalités de lecture du texte antique, et de proposer une “mise en spectacle” du passé des côtes méditerranéennes à travers un autre héritage que les seuls monuments gréco-romains. Alors qu’une partie des pays

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bordant la Méditerranée sont colonisés et facilement accessibles grâce au bateau à vapeur, Bérard cherche non pas un trésor, comme certains archéologues-voyageurs du XIXesiècle, mais à inscrire le mythe et son imaginaire dans un espace réel.

Ses travaux permettent d’explorer les tâtonnements de l’usage scientifique des images d’enregistrement, et, au-delà, la force de l’alliance entre géographie, photographies, cartes et fiction pour charger de sens et d’affects des espaces méditerranéens traversés par des changements géopolitiques majeurs.

Sa théorie est le produit de l’association étroite dans l’enseignement français de la géographie à l’histoire, mais aussi du « bouillonnement créateur » de la discipline d’où émergea l’école vidalienne (Soubeyran, 1997, p. 193). Quelle qu’ait été la postérité de sa thèse, Victor Bérard excellait à diffuser le savoir géographique en recourant à la fiction et au pouvoir de fascination de leurs instruments : il savait faire émerger le fantastique des instructions nautiques, des cartes topographiques, des plans relief et de la photographie de paysage. Les imaginaires géographiques produits avaient aussi une dimension performative, V. Bérard étant impliqué comme nombre de ses collègues géographes de la IIIeRépublique dans la vie politique nationale et internationale de son temps.

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Bibliographie

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Basch S. (2015),Portraits de Victor Bérard, Athènes, École française d’Athènes.

Bérard V. (1895), « Études de géographie ancienne. Noms sémitiques en Grèce »,Annales de Géographie, n°15, p. 222-224.

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Bérard V. (1896), « La Méditerranée phénicienne (Suite et fin) »,Annales de géographie, n°21, p.

257-276.

Bérard V. (1898), « Topologie et toponymie antiques. Mégare »,Annales de géographie, n°34, p.

363-375.

Bérard V. (1902-1903),Les Phéniciens et l’Odyssée, Paris, A. Colin, 2 vol.

Bérard V. (1924-1925),Introduction à l’Odyssée, Paris, Les Belles Lettres, 3 vol.

Bérard V. (1927-1929),Les navigations d’Ulysse,Paris, A. Colin, 4 vol.

Bérard V. (1930),La résurrection d’Homère. Au temps des héros, Paris, Grasset, 295 p. (8eéd.).

Bérard V. (1933),Dans le sillage d’Ulysse.Album odysséen, Paris, A. Colin, 9 p., 130 f. de pl., 165 photo. en héliogravure, l carte dépliante + 11 p. non numérotées d’index.

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