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Retour sur l’objectif de recherche

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CONCLUSION

Retour sur l’objectif de recherche

L’objectif principal de la recherche consistait à comprendre ce qu’est, aujourd’hui, le journalisme de presse écrite au Congo et en Côte d’Ivoire. Pour y parvenir, le processus de construction du métier a fait l’objet d’une comparaison géographique entre les deux pays et d’une approche diachronique, qui porte sur une période s’étendant de la colonisation à nos jours.

L’analyse sociologique et la posture interactionniste qui ont fondé cette comparaison ont permis d’appréhender le journalisme de presse écrite des deux pays avec les outils de compréhension forgés par des chercheurs qui étudient les structures sociales de manière générale, ou le journalisme compris dans son acception la plus large, et en dehors du contexte spécifique de l’Afrique. En d’autres mots, cette approche a contribué à « banaliser » le journalisme pratiqué en Afrique pour ainsi mettre au jour les mécanismes de structuration qu’il partage avec d’autres ordres sociaux et avec le journalisme tel qu’il est exercé sur d’autres continents. Elle a mis en exergue le fait qu’il n’est ni tout à fait différent de celui pratiqué ailleurs, ni tout à fait identique. Les trois axes qui ont été privilégiés dans cette recherche – « journalisme et société », « journalisme et identité collective », « journalisme et projet individuel » – pourraient en effet aisément servir d’outils d’analyse pour d’autres professions, dans d’autres environnements. Appliqués aux présents cas d’étude, ces trois angles ont cependant fait ressortir les particularités et les convergences du journalisme de presse écrite, au Congo et en Côte d’Ivoire.

La perspective comparative a permis de ne pas généraliser les résultats de recherche à

l’Afrique francophone dans son ensemble. Même si le Congo et la Côte d’Ivoire ont vu se

succéder des contextes politiques similaires, à l’instar d’autres pays de cette partie du

continent, l’analyse a en effet démontré que ces contextes n’ont pas toujours fait émerger des

pratiques journalistiques semblables. La perspective comparative a en outre fait apparaître le

cheminement propre emprunté par la profession dans les deux pays. Celui-ci a été balisé,

entre autres, par les politiques coloniales distinctes menées par la Belgique et la France, par

les voies singulières empruntées par les élites congolaise et ivoirienne, par les ambitions

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parfois divergentes poursuivies par les journalistes des deux pays ou encore par des contextes politiques contemporains plus différenciés qu’ils ne semblent parfois l’être à première vue.

La prise en compte d’une longue période s’étendant de la colonisation à nos jours a permis d’identifier les prémices fondatrices de la presse écrite congolaise et ivoirienne ainsi que la façon dont les acteurs sociaux ont contribué à la faire évoluer jusqu’à aujourd’hui. La perspective historique autorise finalement à considérer la profession comme l’aboutissement sans cesse renouvelé d’interactions entre des individus, des groupes et une société, à une époque donnée. Elle a démontré que, pour comprendre le journalisme de presse écrite tel qu’il s’exerce actuellement au Congo et en Côte d’Ivoire, il est impossible de faire l’impasse sur l’analyse de l’ordre social duquel il émane.

Un métier aux limites incertaines

L’émergence et l’évolution du métier de journaliste sont fondamentalement liées à l’environnement dans lequel il s’exerce. Selon la période historique considérée et ses caractéristiques politiques, économiques et sociales, il prend de nouvelles formes, se redéfinit, attire de nouvelles personnes ou en écarte d’autres. Au Congo et en Côte d’Ivoire, comme ailleurs, le journalisme est un métier aux limites incertaines. Pour le cerner, la recherche en a retracé l’histoire et a détaillé les contextes qui l’ont façonné. Elle s’est attachée à décrire les relations entre les environnements et les individus qui ont contribué à le modeler, ainsi que leur impact sur la définition des frontières du groupe formé par les journalistes, au cours de son histoire.

Une succession de configurations

La perspective historique a consisté à observer le journalisme de presse écrite depuis la fin de

la période coloniale, son invariance ou ses variances, ainsi que les mécanismes qui les

expliquent. Le développement de la profession a été appréhendé en termes de succession de

configurations. Celles-ci peuvent être comprises comme des ensembles de relations plus ou

moins stables qui structurent, à un moment donné, un ordre social. Dans la présente

recherche, cette approche a permis d’identifier le passage d’une forme d’organisation du

journalisme de presse écrite à une autre et de souligner les différences et les similitudes de son

évolution, au Congo et en Côte d’Ivoire.

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Trois configurations ont été identifiées. Elles correspondent à des moments durant lesquels la pratique du métier a présenté une certaine stabilité. Il s’agit de la colonisation, de la période des partis uniques et de l’époque actuelle, caractérisée par le multipartisme. Deux « zones transitoires » ont également été mises au jour. Elles annoncent l’ordre social à venir tout en présentant encore les caractéristiques du précédent. Il s’agit de la période qui va de l’émancipation de la tutelle coloniale à l’instauration des partis-Etats et de celle qui s’ancre dans la configuration des partis uniques tout en annonçant déjà le multipartisme.

Les passages d’un ordre social à un autre n’étant pas définis par des facteurs historiques déterminés, les configurations identifiées auraient pu être évaluées de diverses manières. Mais l’essentiel n’est pas de savoir combien de configurations la profession a traversées ni quelles sont, exactement, leurs limites temporelles. L’objectif ne consiste pas non plus à rechercher la

« cause originelle » de la forme que prend le journalisme dans un contexte donné. Il consiste avant tout à expliquer des mouvements, des transformations de configurations, à partir d’autres transformations.

Si les processus globaux d’évolution du journalisme – identifiés au moyen des trois configurations – sont similaires au Congo et en Côte d’Ivoire, il n’existe aucun principe universel de transformation historique des configurations. Ces transformations se sont déroulées de façon singulière dans les deux Etats. La transformation historique n’est en effet rien d’autre que la transformation des structures sociales. Il y a donc autant de transformations historiques que de structures sociales. Ce sont des interactions singulières qui expliquent les différences observées au cours de l’évolution de la profession, dans les deux Etats.

Des contextes structurels variables

Les transactions qui unissent les différentes composantes d’une configuration sont transitoires

et conditionnelles. Leur évolution au cours du temps dépend notamment du contexte dans

lequel elles s’établissent. Les configurations congolaises et ivoiriennes ayant été marquées par

des environnements structurels différents, le journalisme de presse écrite a évolué

distinctement dans les deux cas.

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Ainsi, durant la colonisation, le paternalisme prôné par l’Etat belge au Congo, et l’assimilationnisme prôné par l’Etat français en Côte d’Ivoire, engendrent des prises de positions différentes de la part de l’élite autochtone. Au Congo, une partie d’entre elle désire questionner la politique coloniale et s’empare de l’espace médiatique pour le faire. Alors qu’en Côte d’Ivoire, les Ivoiriens instruits ne désirent pas faire valoir les mêmes droits que les Congolais et n’utilisent pas les journaux pour communiquer. Les structures politiques auxquelles ils sont associés, en France, constituent leur principal instrument de revendication.

Au lendemain de l’indépendance, les politiques menées par Lumumba et Houphouët-Boigny remplacent celles menées par les anciennes métropoles. Ce nouveau contexte modifie le champ des possibilités. Le positionnement des élites congolaise et ivoirienne diffère à nouveau. Au Congo, certains journalistes se dressent contre la politique d’information menée par le premier ministre. Ils affrontent ceux qui la défendent, notamment à travers leurs articles. En Côte d’Ivoire, aucune contestation du pouvoir détenu par Houphouët-Boigny n’émerge clairement. Fraternité, l’hebdomadaire du PDCI, continue d’incarner à lui seul la presse écrite de l’époque. Il est rejoint, quelques années plus tard, par d’autres journaux également gérés par le gouvernement.

Lorsque le MPR et le PDCI s’imposent en tant que partis-Etats, les environnements dans lesquels évoluent les journalistes congolais et ivoiriens sont clairement redéfinis par Mobutu et par Houphouët-Boigny. Les deux dirigeants ne laissent que peu d’espace de liberté aux acteurs médiatiques.

A partir des années 1980 cependant, des facteurs nationaux et internationaux contribuent à modifier et à assouplir la structure de la configuration, entraînant une modification des transactions entre ses différentes composantes. Au Congo, le MPR est affaibli et ne parvient plus à imposer sa vision du métier. Les journalistes s’affranchissent petit à petit de leur dépendance à l’égard du parti-Etat. En Côte d’Ivoire, le PDCI commence également à perdre le contrôle de la circulation des informations. Les rédacteurs de tracts contribuent à affaiblir le monopole sur la presse dont disposait le parti unique jusqu’alors.

Enfin, dès 1990, le nouveau contexte politique et économique modifie radicalement les règles

qui régissaient l’ordre social imposé par le MPR et le PDCI depuis les années 1960 et fait

apparaître des transactions inédites. Comme décrit dans la quatrième partie, dans la

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configuration actuelle, ces transactions s’opèrent de façons différentes au Congo et en Côte d’Ivoire.

Des acteurs des configurations

Les configurations sont le fruit de transactions entre les parties qui les composent, dans un contexte donné. Ces parties ont été incarnées par des acteurs différents au cours du temps.

Avant l’indépendance, tant au Congo qu’en Côte d’Ivoire, les deux principaux acteurs de la configuration sont l’Etat colonial, d’une part, l’élite africaine, d’autre part. Au Congo, outre ces deux parties, les missions et, dans une moindre mesure, quelques colons impliqués dans l’activité de presse, contribuent également à une évolution des interdépendances. Ils peuvent donc, d’une certaine manière, être considérés comme des protagonistes de l’émergence du journalisme autochtone. A partir du milieu des années 1950, la profession qui se dessine partage des frontières de plus en plus floues avec la sphère politique. Dans ce contexte spécifique, les partis émergents constituent une nouvelle catégorie d’acteurs, qui contribue elle aussi à structurer la pratique journalistique des Congolais. A l’inverse, en Côte d’Ivoire, les deux parties – l’Etat colonial, représenté par la métropole, et l’élite ivoirienne – interagissent en dehors de la sphère médiatique. Les Français n’encouragent le journalisme autochtone d’aucune manière. Des Africains originaires des quatre communes du Sénégal, qui bénéficient du statut de « citoyens français », favorisent sporadiquement la création d’organes de presse autochtones avant l’indépendance nationale. Mais ceux-ci sont éphémères et ne marquent pas durablement la configuration.

Durant la période intermédiaire que constituent les années qui séparent l’indépendance de l’instauration du parti unique, c’est encore l’Etat et une partie de l’élite africaine qui sont aux centre des relations sociales structurantes de la profession. Dans les deux pays, l’Etat revêt cependant une nouvelle forme. Au Congo, le gouvernement dirigé par Patrice Lumumba tente de se réapproprier le monopole de la gestion de l’information, perdu par le gouvernement colonial durant les années 1950. En Côte d’Ivoire, c’est Félix Houphouët-Boigny qui incarne l’autorité étatique, mais la rupture avec la période précédente est beaucoup moins sensible.

Les interdépendances qui caractérisaient la Côte d’Ivoire avant l’indépendance ne se

restructurent pas fondamentalement et la France continue à occuper une place importante

après le 7 août 1960.

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Pendant les trente années qui suivent, l’Etat continue ensuite de s’imposer comme une composante importante, qui fonde les pratiques des journalistes. Au Congo comme en Côte d’Ivoire, il se confond désormais avec le parti unique. Ces structures politiques sont des acteurs incontournables de la configuration. Elles dictent aux journalistes la façon dont ils doivent participer au développement national. Dans les deux pays, ces derniers sont des agents de l’Etat, assimilables à des fonctionnaires. En Côte d’Ivoire, la présence d’un troisième acteur est également perceptible. Il s’agit de l’ancienne métropole. Même si l’importance de son rôle a énormément diminué depuis l’indépendance, la France peut encore être considérée comme partie prenante de l’évolution des relations d’interdépendances qui fondent le journalisme ivoirien émergent, au milieu des années 1960. En 1964, elle soutient de diverses manières la création du quotidien d’Etat, Fraternité-Matin. Au Congo, à la même époque, la Belgique est absente de la configuration qui donne forme au journalisme autochtone. Les modalités d’accession à l’indépendance des deux Etats – qui, dans le cas du Congo, a pris la forme d’une rupture avec l’Etat belge et, dans le cas de la Côte d’Ivoire, s’est davantage déroulée en collaboration avec la France – expliquent en partie la présence ou l’absence de l’ancienne métropole en tant que protagoniste du système d’interdépendances à cette époque. La politique d’authenticité menée par Mobutu constitue un autre facteur explicatif de l’absence de la Belgique. Le président congolais entend en effet se débarrasser de toute influence occidentale, alors que la politique de développement prônée par Houphouët-Boigny s’appuie sur une forme de coopération avec la France.

Dans les deux Etats, la fin des années 1980 voit s’amorcer une redéfinition de la configuration et de la place occupée par chacune des parties en son sein. Au Congo, certains journalistes commencent à s’affranchir de leur rôle de fonctionnaires et adoptent un ton de plus en plus libre à l’égard du pouvoir étatique. Dans le cas de la Côte d’Ivoire, de nouveaux acteurs sociaux émergent, qui font évoluer la profession. Il s’agit principalement des auteurs de tracts anonymes. En outre, la présence toujours perceptible de la France se concrétise notamment par une circulation importante de ses journaux sur le territoire ivoirien. Ils constituent une source de discours alternatifs. Dans les deux pays, les relations d’interdépendances se modifient. Elles sont caractérisées par un effritement du monopole de l’Etat et du parti unique qui le représente.

Les années 1990, qui marquent la libéralisation politique tant au Congo qu’en Côte d’Ivoire,

constituent un tournant. Un nouvel ensemble d’acteurs fait ou refait son apparition, qui

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restructure fondamentalement la pratique du journalisme. Il s’agit de celui formé par les partis politiques. Ils deviennent une composante importante de la configuration. En Côte d’Ivoire, l’Etat continue par ailleurs de façonner la pratique des journalistes du quotidien national, Fraternité-Matin. La France, de son côté, n’exerce plus d’influence directe sur le journalisme ivoirien, même si le ton et le style adoptés par certains organes de presse rappellent que l’ancienne métropole a longtemps structuré son évolution, d’une manière ou d’une autre. Au Congo, où il n’existe pas de journal public, l’influence de l’Etat sur la pratique professionnelle des journalistes de presse écrite est moins perceptible et la Belgique ne marque plus l’évolution du journalisme depuis la fin de la période coloniale.

Des négociations fondatrices

Le concept de « négociation » est au cœur de l’évolution de la profession. Celui-ci peut être compris comme la remise en question des relations d’interdépendances d’une configuration. Il induit une redistribution du pouvoir de ses différents protagonistes, dont font partie les journalistes. La pratique des journalistes est notamment fonction de la nature de la relation réciproque entre eux et les autres acteurs de la configuration. Lorsque cette relation est contestée par l’une des composantes de la configuration, elle est susceptible de se modifier.

La profession revêt une nouvelle forme. Il importe donc de penser l’évolution du journalisme en termes de négociation continuelle des interdépendances.

L’émergence d’une nouvelle configuration marque les limites temporelles qui caractérisent les résultats d’une négociation. Cette dernière fait émerger de nouveaux systèmes d’interdépendances au sein desquels se dessinent des formes sans cesse renouvelées du journalisme. Dans certains ordres sociaux cependant, les conditions structurelles rendent certains types de négociation improbables. C’est notamment le cas des configurations marquées par le poids important du parti unique, au Congo et en Côte d’Ivoire. Celles-ci réduisent, pendant un temps du moins, la capacité de négociation des journalistes. A contrario, les crises peuvent entraîner la rediscussion des règles qui régissent la profession.

La nature informelle qui définit la pratique de la profession, depuis les conflits qu’ont connus

les deux pays à partir de 1990, en témoigne, en dépit de tentatives de normalisation.

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Des segments professionnels

Des valeurs différentes peuvent être portées par certains segments professionnels. Ceux-ci peuvent être considérés comme des sous-ensembles du groupe formé par les journalistes de presse écrite. La nature de la négociation est notamment fonction des intérêts défendus par les journalistes. Cette négociation est rendue d’autant plus complexe que les membres de la profession poursuivent des objectifs divergents qui, eux-mêmes, évoluent avec le temps.

La coexistence de multiples segments peut générer des conflits au sein de la profession. C’est notamment le cas lorsque l’un d’eux rejette l’image du journalisme proposée par d’autres sous-groupes. La configuration qui caractérise le journalisme congolais peu avant l’indépendance illustre cette réalité. A cette époque, des ensembles de journalistes s’invectivent par journaux interposés. Ils se regroupent au sein d’organes de presse qui défendent des valeurs politiques différentes, voire antagonistes, et dénigrent la pratique de certains de leurs « confrères ». La configuration actuelle en Côte d’Ivoire en est un autre exemple. Depuis l’émergence du multipartisme, les journalistes de presse écrite s’en prennent régulièrement à leurs « confrères d’en face » et se regroupent selon des affinités politiques parfois diamétralement opposées. Par exemple, l’association formée par les journalistes pro- Gbagbo, le JV11, peut être considérée comme un segment professionnel qui s’oppose à un autre, celui qui rassemble les journalistes pro-Ouattara.

C’est ainsi que des conceptions variables de la profession apparaissent. L’interprétation que

les membres de la profession font de leurs missions dépend du réseau de relations spécifique

de leur propre segment. Selon les situations, la vision du journalisme portée par la profession

et les différents groupes qui la composent évolue et s’adapte. Les segments participent de

cette manière à la redéfinition constante du journalisme et font évoluer les points de repères

communs des membres de la profession. En Côte d’Ivoire, par exemple, les journalistes

adaptent leur pratique et leur façon d’envisager leur rôle selon que leur

segment professionnel, représenté par le parti auquel ils sont adossés, est au pouvoir ou dans

l’opposition. Au Congo, les journalistes ajustent également leur comportement professionnel

en fonction de l’organe de presse pour lequel ils travaillent et en fonction des intérêts de son

propriétaire. Compte tenu des multiples visions du métier développées par ceux qui le

pratiquent, les outils symboliques dont les journalistes se dotent, tels les codes de déontologie,

doivent, comme tous les principes, être considérés davantage comme des objectifs à atteindre

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que comme des réalités qui fondent effectivement la profession. Les règles internes du métier symbolisent le ciment censé maintenir une forme d’unité au-delà de la multiplicité des sous- groupes. Mais lorsque le contexte se tend, lors de conflits ou d’élections par exemple, les désaccords apparaissent clairement. Les divergences participent alors de l’autonomisation des segments à l’intérieur du groupe professionnel.

De la redéfinition des interdépendances

Différentes formes de contraintes ont enserré les journalistes au cours du temps. Elles ont notamment été conditionnées par des environnements politiques successifs : la colonisation, la période des partis uniques et l’actuel contexte caractérisé par le multipartisme. La recherche a montré que l’évolution de la profession est notamment fonction de la capacité plus ou moins grande de ses membres à agir dans le réseau d’interdépendances dans lequel ils se trouvent.

Dans chaque configuration, les journalistes ont dû adapter leur rôle et ont éventuellement essayé de le modifier en luttant pour imposer leur propre vision du métier, au sein d’un système de relations plus ou moins assujettissant. Au Congo, les journaux et les journalistes de la seconde moitié des années 1950 ont par exemple contribué à la redéfinition des interdépendances qui caractérisaient le système colonial. La fonction des journalistes congolais a évolué parallèlement à cette redéfinition. Une trentaine d’années plus tard, des membres de la profession ont proposé une autre forme de journalisme que celle imposée par le MPR de Mobutu et ont fait apparaître ce qui a été appelé la « presse rouge », soit une presse d’opposition, inédite au sein du système relationnel imposé alors par le parti-Etat. En Côte d’Ivoire, ce sont surtout des acteurs extérieurs à la sphère médiatique qui ont contribué à modifier la configuration imposée aux journalistes du temps du PDCI et à repositionner leur rôle dans le nouveau système, désormais caractérisé par le multipartisme.

Du pouvoir relatif des journalistes dans la cité

La capacité des journalistes congolais et ivoiriens à agir pour modifier une configuration est

cependant limitée. Elle naît d’un réseau d’interdépendances qu’aucun protagoniste de la

configuration ne maîtrise totalement. C’est pourquoi, le pouvoir dont ils disposent doit être

pensé en termes relationnels. Il est fonction de la position des autres parties. Il est une

particularité structurelle des interdépendances et non un attribut figé d’un des protagonistes.

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Au cours du temps, au Congo et en Côte d’Ivoire, le journalisme de presse écrite a émergé et s’est transformé selon l’autorité détenue par les autres acteurs des configurations successives.

L’Etat peut être en position dominante et peser fortement dans l’établissement des interdépendances, comme au Congo durant la colonisation, ou dans les deux pays, sous le parti unique. L’affaiblissement de l’autorité de cette partie n’implique cependant pas forcément une plus grande autonomie des journalistes. Il entraîne plus sûrement un déplacement des contraintes qui pèsent sur eux. D’autres dynamiques, tout aussi prégnantes que celles impulsées par l’Etat, peuvent en effet s’exercer sur la production journalistique, notamment celles qu’impose « la rentabilité politique » attendue d’un organe de presse, actuellement, en Côte d’Ivoire ou « la rentabilité personnelle » supposée d’un journal, aujourd’hui, au Congo. Le coupage au Congo et le militantisme politique en Côte d’Ivoire favorisent aujourd’hui le remplacement d’une forme de censure, pratiquée par les partis uniques, par l’autocensure des journalistes. Au Congo, ceux-ci adaptent désormais leurs écrits en fonction des attentes supposées ou réelles du propriétaire de presse ou de la source qui les rémunère ; en Côte d’Ivoire, en fonction du parti auquel est adossée la publication et ses (é)lecteurs.

Dans les deux pays, la presse écrite peut se révéler puissante dans ses effets. Le rôle joué par les journaux durant les différentes crises qu’a traversées la Côte d’Ivoire, depuis le décès d’Houphouët-Boigny, le prouve aisément. Mais cette presse se trouve en même temps, en raison même de son pouvoir, fortement dominée ou contrôlée dans son fonctionnement par d’autres acteurs, notamment politiques. L’Etat colonial, l’Etat indépendant, le parti unique et actuellement le système caractérisé par le multipartisme ont en effet toujours fortement structuré la façon dont s’est exercé le journalisme, au Congo et en Côte d’Ivoire. Le pouvoir dont disposent les journalistes ou d’autres parties est donc plus ou moins étendu selon les configurations et leur permet ou non de s’imposer face aux autres.

Des enjeux personnels

Au sein d’une configuration et du jeu des interdépendances, des positionnements individuels

se mêlent aux dynamiques collectives. Dans une configuration donnée, au-delà du contexte

structurel et des segments, le journalisme se construit en effet sur une pluralité de parcours

biographiques et de positionnements personnels, au sein même de la profession. Cette

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pluralité contribue à lui donner une certaine forme, parfois contestée par d’autres membres de la profession. Dans des contextes spécifiques, les motivations poursuivies par les journalistes, qui n’ont parfois que peu à voir avec l’activité exercée, influencent la pratique du métier.

Celles qui ont poussé certains individus à travailler pour un organe de presse à partir des années 1990, au Congo et en Côte d’Ivoire, illustrent clairement cette réalité. L’attrait de l’argent ou du pouvoir qui fonde la pratique des « moutons noirs » ou des personnes « entrées par effraction » dans la profession contribue, pour les journalistes mus par d’autres motivations, à dévaloriser la profession dans son ensemble.

En s’interrogeant sur l’objectif poursuivi par les individus et sur la nature de l’ordre social dans lequel ils évoluent, il devient possible de relier les environnements macro - et microsociaux ; d’identifier l’interaction entre l’environnement social et la place que les journalistes veulent y occuper à titre individuel. Cette interaction donne forme à la profession, à un moment donné. Ainsi, lors de l’émergence du multipartisme en Côte d’Ivoire, certaines personnes se sont positionnées en tant que journalistes pour défendre un parti politique. Elles ont fait émerger une nouvelle pratique professionnelle : le journalisme de combat.

Des positionnements individuels

La recherche a voulu cerner la façon dont certaines trajectoires professionnelles se sont structurées. La prise en compte de quelques carrières permet d’éclairer l’hétérogénéité qui marque le groupe professionnel ainsi que les différents positionnements théoriques adoptés par ses membres. Ces positionnements évoluent notamment selon les contextes. Lorsque ces contextes se modifient, les journalistes se déplacent d’un segment à un autre ou évoluent en même temps que celui auquel ils adhèrent. C’est ainsi que les journalistes ivoiriens adoptent un ton plus ou moins critique à l’égard du gouvernement selon que « leur » parti y est représenté ou non.

L’attitude des individus est également conditionnée par l’ouverture et la fermeture d’opportunités, dans un contexte donné. Il est par exemple possible de lire le parcours de Laurent Dona-Fologo sous cet angle. L’importance de son rôle, en tant que pionnier de la presse écrite ivoirienne, ne saurait être évaluée en termes absolus. Il convient de penser la valorisation de sa personne, en tant que journaliste, relativement au contexte de l’époque.

C’est ce contexte qui est à l’origine de son appréciation positive par les leaders du PDCI et de

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la fonction qu’ils lui ont attribuée à la tête de Fraternité-Matin. Dans un autre environnement, ses études et sa maîtrise des techniques de base du journalisme auraient pu ne pas avoir d’incidence positive sur sa carrière.

En outre, chaque individu évalue le contexte spécifique dans lequel il évolue de façon singulière. Les choix professionnels des journalistes sont notamment dépendants de leur réseau social, de leur milieu familial et de l’éducation qu’ils ont reçue. C’est ainsi que l’on peut interpréter le positionnement différencié des journalistes congolais dans la seconde moitié des années 1950. Certains d’entre eux, à l’instar de Mwissa Camus, estiment qu’il est préférable de se tenir éloigné des enjeux politiques. D’autres, comme les frères Kanza, adoptent au contraire une attitude très engagée. Des dizaines d’années plus tard, certains journalistes congolais considèrent l’émergence du multipartisme comme une aubaine à saisir pour la redéfinition de leur rôle, alors que d’autres évaluent le même contexte en tant que menace pour leur personne. Les trajectoires professionnelles ne sont donc pas la somme de conséquences prévisibles et logiques du passé sur le présent.

De la porosité des sphères journalistique et politique

En s’attachant à dévoiler les objectifs poursuivis, plus ou moins consciemment, par les membres de la profession, la recherche a mis en évidence l’interpénétration du journalisme avec d’autres champs. L’étude des trajectoires de quelques journalistes ivoiriens et congolais a en effet permis de souligner que, bien souvent, leur inventivité provient du fait qu’ils ne considèrent pas la profession comme une fin en soi mais plutôt comme un moyen d’obtenir autre chose ou d’accéder à un statut supérieur. Depuis la colonisation et comme partout ailleurs, le monde journalistique partage des frontières particulièrement floues avec le monde politique, tant au Congo qu’en Côte d’Ivoire. C’est pourquoi, les journalistes congolais et ivoiriens des différentes configurations peuvent être considérés comme des « hommes doubles » 1 en ce sens qu’ils sont actifs tant dans la sphère politique que médiatique. Ce constat est valable pour les deux pays, à différentes époques, selon différentes modalités.

Au Congo, à l’approche de l’indépendance, des journalistes émergent ou repensent leur rôle en fonction d’intérêts de plus en plus politiques. Les journalistes occupent alors une position

1

Le concept est emprunté à Christophe Charles, Charle, « Le temps des hommes doubles », Revue d’histoire moderne et contemporaine

(1954-) 39 (1), janvier 1992, pp. 73-85.

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complexe et intermédiaire dans la société congolaise en passe de s’émanciper de la tutelle coloniale. Ils voient leur fonction au sein des rédactions comme un tremplin pour l’avenir.

Sous les partis uniques, les rôles politique et journalistique se confondent totalement dans les deux pays, le journaliste étant un militant du parti. Lorsque ces systèmes s’affaiblissent dans les années 1980, l’identification subjective des journalistes est à nouveau fonction de données politiques. Certains journalistes congolais remettent en cause le MPR et adaptent la pratique de leur métier à leur volonté de fragiliser le pouvoir en place. En Côte d’Ivoire, la contestation fait apparaître de nouveaux journalistes qui se positionnent d’emblée en tant qu’acteurs politiques. Actuellement, le coupage ou la ligne éditoriale du média pour lequel travaillent les journalistes congolais érigent parfois les journalistes en acteurs politiques plus qu’en communicateurs d’informations. En Côte d’Ivoire, la frontière entre le comportement adopté par les journalistes et par les politiciens n’est pas toujours visible, tant le militantisme, revendiqué ou imposé, dicte l’attitude des premiers depuis l’émergence du multipartisme.

Nombre d’entre eux ont par ailleurs pour objectif affiché de se servir de leur métier pour accéder à des postes politiques.

Dans les différents contextes qui ont marqué l’évolution de la profession au Congo et en Côte d’Ivoire, certains journalistes passent du monde journalistique au monde politique sans toujours les différencier. Leur engagement professionnel est alors une forme de militantisme ou, inversement, leur militantisme leur sert de ressource professionnelle. Les entretiens ont révélé que cette notion d’« hommes doubles » est acceptée par la profession elle-même qui se sait actrice à la fois des champs politique et journalistique. Les journalistes admettent aisément leur positionnement ambigu au sein de la société et parfois même le revendiquent.

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L’imprécision des frontières, des profils professionnels et des pratiques a été prise en compte

pour retracer l’émergence et l’évolution du journalisme de presse écrite, au Congo et en Côte

d’Ivoire. La forme que revêt aujourd’hui la profession résulte de la présence ou de l’absence

de différents acteurs au cours du temps, des relations qui les unissent, et des marges de

manœuvre négociées ou non lors du passage d’une configuration à une autre. Dans les deux

Etats, le métier est le fruit d’un développement historique propre, ancré dans des ordres

sociaux spécifiques, que la recherche s’est employée à expliquer.

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