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ÉTUDE GÉNÉTIQUE DE BOUVARD ET PÉCUCHET

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Texte intégral

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Formation doctorale

«Texte, imaginaire, société»

ROMAN ET ÉDUCATION

ÉTUDE GÉNÉTIQUE DE BOUVARD ET PÉCUCHET

DE FLAUBERT

Thèse de Doctorat en littérature française présentée par

Mitsumasa WADA

sous la direction de

Monsieur le professeur Jacques NEEFS

Juillet 1995

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REMERCIEMENTS

A Monsieur Jacques NEEFS, qui a guidé mon travail depuis le début de mon séjour en France et n’a pas ménagé sa peine par ses conseils, ses suggestions et ses critiques.

A Monsieur Claude Mouchard, qui a grandement contribué à éclairer mes recherches dans le domaine des rapports entre l’histoire de la Science et de la Littérature, et à faciliter ma lecture des manuscrits.

A Mademoiselle Marie-Françoise Rose, de la Bibliothèque municipale de Rouen, qui m’a donné accès aux manuscrits originaux de Bouvard et Pécuchet de Flaubert.

A Madame Odile de Guidis, de l’I.T.E.M., qui m’a encouragé avec gentillesse à persévérer dans la voie de l’étude génétique.

A M.M. Olivier Feiertag et Gilbert Burlet qui ont bien voulu relire mon travail et m’ont donné de précieux conseils.

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ABRÉVIATIONS

BP Bouvard et Pécuchet, édition présentée et établie par Claudine Gothot- Mersch, Gallimard, collection «Folio», 1979. Notre édition de référence.

Cento BP Bouvard et Pécuchet, édition critique par Alberto Cento,

précédée des scénarios inédits, Naples, Istituto universitario orientale, Paris, Nizet, 1964.

C.H.H. Œuvres complètes de Gustave Flaubert, édition établie par la Société des Études littéraires françaises, Club de l’Honnête homme, 16 vol. 1971 -1975.

La citation encadrée dans le corps du texte indique qu’il s’agit d’une transcription des manuscrits de Flaubert. Nous avons suivi les mêmes règles de transcriptions que pour l’Annexe. Ainsi, nous utilisons les signes suivants :

[ ] passages supprimés

italiques passages ajoutés

< > signes indiquant les passages ajoutés, employés uniquement en cas de manque d'espace pour représenter les passages ajoutés

spatialement.

 

indique la fin d'une ligne dans le manuscrit, employé uniquement si l'espace ne permet pas de transcrire une ligne du manuscrit dans une ligne de la transcription.

* indique les mots, les passages illisibles.

D’autres signes en gras tels que «

[ ]

» et «

X

» sont de la main de Flaubert.

Pour les manuscrits de g 225, la Bibliothèque municipale de Rouen applique une nouvelle foliotation depuis quelques années. Nous avons indiqué, pour les folios dont nous avons consulté les originaux, la nouvelle foliotation entre les parenthèses après l’ancienne.

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Pour la Correspondance de Flaubert, les trois tomes de la bibliothèque de la Pléiade, édition établie et annotée par Jean Bruneau, constituent notre édition de référence. Pour la période qu’ils ne couvrent pas encore, nous nous référons soit aux éditions du Club de l’Honnête homme, soit à la Correspondance Flaubert-Sand et Flaubert-Maupassant. La Correspondance de Gustave Flaubert et George Sand est éditée par Alphonse Jacobs, Flammarion, 1981. La Correspondance de Gustave Flaubert et Guy de Maupassant est établie par Yvan Leclerc, Flammarion, 1993.

Les soulignements dans les citations sont de nous, sauf indication contraire. Les passages mis en italiques sont ceux du texte cité.

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INTRODUCTION

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Vers la fin de janvier 1880, au cours de la préparation du dernier chapitre de Bouvard et Pécuchet, Flaubert laisse entrevoir ses idées au sujet de l’éducation :

«Maintenant, je prépare mon dernier chapitre : L'éducation. [...] Je veux montrer que l'éducation, quelle qu'elle soit, ne signifie pas grand-chose, et que la nature fait tout ou presque tout1

Et l’écrivain d’en conclure : l’éducation ne peut rien faire contre la nature humaine.

Cependant, il ne faudrait pas prendre ce constat pour l’expression d’une indifférence de l’écrivain pour l’éducation. Certes, il s’agit bien là de l’expression d’une méfiance de l’éducation. Mais, pourquoi doit-il l’énoncer quelques mois avant sa mort ? Si le romancier est indifférent à l’éducation, comment se fait-il qu’il en ait fait le thème central du dernier chapitre de son dernier roman ? C’est en fait au cours de la rédaction du chapitre de l’éducation qu’il meurt le 8 mai 1880. Un ressentiment se cache-t-il derrière le dédain apparent pour le sujet ? Cette thèse propose d’explorer les rapports spécifiques que Bouvard et Pécuchet semble nouer entre l’éducation et le roman.

§ 1 Les vices et le paradoxe de l’éducation chez Flaubert

L’éducation est un des thèmes constants de l’œuvre flaubertienne ; elle la traverse d’un bout à l’autre. C’est en tournant l’éducation en ridicule que Flaubert entretient un long et durable dialogue avec elle. La différence entre les deux Éducation sentimentale en témoigne. Ils abordent, conformément aux normes du genre du roman d’apprentissage, la formation intellectuelle, affective et sociale d’un jeune homme. Mais l’éducation amère et cynique de Frédéric est trop différente de celle de Jules, qui est sérieuse, littéraire et artistique, pour mettre les deux éducations au même plan dans la discussion. Le sens attribué au mot a profondément changé entre les deux romans. Cependant, l’éducation peut être littéraire et vicieuse à la fois.

Ce sont ainsi les lectures romanesques d’Emma, auquel les critiques ont donné le

1 A Guy de Maupassant, 22 ou 23 janvier 1880, C.H.H., tome 16, p. 297.

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nom de bovarysme, qui l’amènent à se donner la mort. Madame Bovary est un drame de l’éducation littéraire néfaste. Les œuvres de jeunesse, qui ne sont pas dépourvues de cette dimension non plus2, développent aussi le thème de l’éducation et du destin.

«Les deux mots» précédant la narration du Parfum à sentir met en œuvre, certes d’une manière différente, la même opposition pourtant entre la nature et l’éducation.

Après avoir reconnu la nécessité d’expliquer la «pensée» du conte, le narrateur se demande à qui incombe la faute de la mort de Marguerite :

«La faute ce n’est certes à aucun des personnages du drame.

La faute c’est aux circonstances, aux préjugés, à la société, à la nature qui s’est faite mauvaise mère.

Je demanderai ensuite aux généreux philanthropes qui n’ont d’autres preuves du progrès intellectuel que les chemins de fer et les écoles primaires, je leur demanderai à ces heureux savants s’ils ont lu mon conte quel remède ils apporteraient aux maux que je leur ai montrés3

Quoiqu’elle soit ici déplacée, car le passage ne parle pas de l’éducation elle-même mais d’une des ses institutions, l’éducation est accusée d’impuissance devant la nature qui fait tout. L’opposition entre la nature et l’éducation et le triomphe de la première sur la seconde servent à mettre en cause la puissance éducative qui représente ici le progrès humain. Il faut remarquer aussi que l’omnipotence de la nature est comparée à une «mauvaise mère». C’est la nature qui a «élevé» ainsi les personnages. Donc, l’éducation humaine cède le pas à une autre éducation, celle de la nature.

Ainsi, même si l’éducation apparaît avec ses variantes selon l’angle sous lequel elle est considérée, elle se révèle essentiellement vicieuse : dépourvue de puissance moralisatrice, elle invite à la dégradation. Si l’éducation peut faire quelque chose, c’est uniquement dans le sens pervers. L’œuvre flaubertienne accuse sans se lasser l’impuissance et les vices de l’éducation. En d’autres termes, l’éducation du roman flaubertien a pour but de renier la vertu éducative. Elle est non seulement vicieuse mais aussi paradoxale. Car, si l’on ne peut se fier à l’éducation, on ne pourra non plus prendre au sérieux cet enseignement de l’impuissance éducative. Ainsi, la

2 Elles parlent d’ «éducation vicieuse», de l’éducation de la misère et d’ «induction». Cf. infra, pp. 77-78.

3 Parfum à sentir, Mémoires d’un fou, Novembre et autres textes de jeunesse, édition d’Yvan Leclerc, GF, 1991. p.

37.

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lecture de l’œuvre littéraire réduit à un paradoxe la question de l’éducation.

§ 2 Bouvard et Pécuchet et l’éducation

Bouvard et Pécuchet est un des textes qui reflètent le mieux la complexité du rapport biaisé et paradoxal entre l’éducation et l’écriture romanesque chez Flaubert.

Le roman distingue trois niveaux d’éducation : celui des héros, des enfants et du lecteur. Le parcours encyclopédique que tracent Bouvard et Pécuchet n’est que celui de l’apprentissage des sciences. Le roman met en scène successivement toutes les sciences devant les personnages qui en sont fascinés et essaient de les assimiler. Le chapitre X où ils tentent l’éducation de deux enfants n’est qu’un des moments de cette exposition des sciences. La pédagogie est incluse dans le dessein général que Bouvard et Pécuchet ont formé de tout savoir afin de pratiquer ce savoir.

Cependant, la pédagogie finit sur un échec complet, comme d’ailleurs toute autre expérience scientifique. L’exposition des sciences n’est qu’une succession d’échecs. Elle se révèle à la fin du récit comme l’étape préparatoire à la Copie, projet final des deux bonshommes. C’est à ce moment-là que leur éducation cesse d’être intellectuelle et prend une dimension plus sociale et existentielle. La Copie est une activité sociale et ils choisissent délibérément ce mode de vie. Malgré le caractère hypothétique de la Copie dont la réalisation ne peut être présumée que d’après les scénarios et les dossiers de Rouen, l’interrogation sur le statut social et intellectuel de la Copie est indispensable à notre questionnement. C’est de cette conclusion du roman que le lecteur doit tirer leçon. Ainsi, le récit peut devenir porteur d’éducation.

Pour chacun de ces trois niveaux d’éducation, Bouvard et Pécuchet exploite et met en jeu le paradoxe vicieux de l’éducation de manière différente. Au niveau de l’apprentissage des sciences par les héros, d’abord, on est en droit de se demander pourquoi ils montrent tant de zèle pour n’aboutir qu’à une série d’échecs, eux qui ne semblent pas particulièrement doués pour les recherches scientifiques. On sait que le

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roman avait un sous-titre : «défaut de méthode dans les sciences4». Mais comment le roman pourra-t-il condamner la méthode scientifique si les héros ne sont pas capables de les apprendre comme il faut ? Tous les flaubertistes, de Dumesnil et Descharmes à Brombert et Gothot-Mersch, qui réfléchissent sur Bouvard et Pécuchet, ne peuvent s’empêcher de poser la question du niveau d’intelligence des héros5. Mais, du moins dans certains épisodes, l’incapacité intellectuelle des deux hommes ne diminuent en rien la portée de la critique que leurs expériences infructueuses portent contre la crédibilité des sciences elles-mêmes. Il faut tourner en ridicule la même prétention partagée aussi bien par les deux néophytes que par les sciences elles-mêmes, prétention qui consiste à vouloir et pouvoir tout savoir. Voilà le premier paradoxe du roman, celui de l’apprentissage des sciences.

Au niveau de l’éducation du lecteur, ensuite, ce dernier peut se demander ce que signifie l’activité de la Copie par rapport aux expériences scientifiques qui l’ont précédée. Sur le plan intellectuel, elle peut être didactique et avoir une ambition intellectuelle comme l’auteur l’envisage pour le Dictionnaire des idées reçues, sans pour autant cesser complètement d’être une activité machinale et un produit de pur réflexe. Sur le plan social, elle est une forme d’exclusion. Bouvard et Pécuchet copient dans l’isolement le plus parfait. Et pourtant, en tant que cela, ils découvrent qu’ils sont tolérés, ce qui fait contraste avec la haine publique qu’ils s’étaient attirée au cours de leurs expériences scientifiques et avant de plonger dans la Copie. Le paradoxe de la Copie, le deuxième de Bouvard et Pécuchet, est donc à la fois intellectuel et social.

Le chapitre X de Bouvard et Pécuchet a la particularité de servir de transition entre ces deux existences contraires. Il assure le passage de l’apprentissage intellectuel des sciences à l’apprentissage du monde qu’est la Copie. C’est à la suite de la catastrophe morale des enfants qu’ils avaient adoptés et de leur propre chute sociale due à la Conférence, qu’ils renoncent à assimiler et à pratiquer le savoir et se

4 Lettre à Mme Tennant, 16 déc. 1879, C.H.H., tome 16, p. 284.

5 Cf. l’Introduction de Claudine Gothot-Mersch à son édition de Bouvard et Pécuchet, BP, p. 19 sqq.

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décident à le copier. L’enjeu de l’expérience pédagogique se résume alors à la question de savoir comment mobiliser et motiver le savoir pédagogique au profit de la programmation narrative, en l’occurrence pour bien mener l’expérience à l’échec permettant le passage à la Copie. Il s’agit dès lors d’une utilisation délibérée du savoir pédagogique dans un but narratif. Le troisième et dernier paradoxe, celui de l’expérience pédagogique, consiste, enfin, à vouloir tirer le meilleur parti du savoir pour démontrer précisément son inefficacité réelle qui relève de la conviction personnelle de l’auteur, comme nous l’avons constaté. Parmi les idées et les conseils que les manuels pédagogiques fournissent, il faut bien choisir pour ériger en un fait objectif scientifique une conviction personnelle, préexistence à toute théorie pédagogique. Pour comprendre le mécanisme complexe de ce travail intertextuel, l’étude des manuscrits s’impose.

§ 3 L’avant-texte, lieu conflictuel entre le savoir et le narratif

Sans chercher nécessairement dans les manuscrits l'intention "cachée" de l'auteur, l'étude génétique a pour intérêt de mettre en lumière un des états possibles du texte. Si bien des idées et des passages sont supprimés au cours du travail d'écriture, il faut se garder de compléter la maille manquante avec cette découverte de la suppression pour déterminer le sens du texte définitif. Ce serait aboutir au contraire du vouloir de Flaubert. Cependant, il y a grand intérêt à reconnaître dans l'avant-texte des richesses de mots et d'idées en réserve, des investissements du savoir et du désir, des intertextualités et des autotextualités.

Révélant le processus de l’assimilation du savoir dans la narration, les manuscrits de Bouvard et Pécuchet apportent une autre dimension à la réflexion sur les liens entre éducation et écriture romanesque. Entre les notes de lecture, les plans, les scénarios et les brouillons scénariques et textuels, c’est en quelque sorte le degré et le mode d’assimilation du savoir au narratif qui distinguent entre eux les différentes formes de l’avant-texte. Les notes de lecture sont une réserve du savoir

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que l’auteur a puisé dans les livres consultés. Elles sont le résultat d’un apprentissage de l’écrivain qui le fait ressembler, non sans quelque malice, à ses personnages. Les scénarios et les brouillons mettent en scène l’assimilation et l’altération du savoir selon les exigences narratives propres à chaque stade de rédaction. Le savoir et le narratif s’influencent et se compensent l’un l’autre.

Cependant, le savoir n’est plus transparent dans cet espace narratif qu’est l’avant-texte du roman. Bien que la citation soit le moyen le plus fréquent pour introduire le savoir dans le narratif, cela ne suffit pas pour garantir la transparence des idées introduites. En d’autres termes, une fois insérée dans l’espace romanesque, la citation, si exacte soit-elle, ne conserve plus la même nature et la même force énonciative que dans le contexte originel. L’énoncé scientifique ne sera plus cité et lu en tant que tel, mais en tant que partie de l’écriture romanesque. Une modification sémantique et esthétique s’opère.

Déjà, les notes de lecture d’un manuel ne sont pas à rigoureusement parler les notes que prendrait un étudiant spécialisé dans le domaine. Il est vrai qu’elles reproduisent assez exactement les grandes idées de l’auteur, mais ce souci d’exactitude vient moins de l’esprit scientifique que du regard esthétique que le romancier porte sur les énonciations scientifiques, quelquefois au détriment des énoncés. Même dans les notes de lecture, le savoir ne fonctionne plus comme tel, mais déjà orienté vers son usage narratif. Il est évident alors que l’intervention du critère esthétique et narratif dans le tri du savoir devient plus forte dans les scénarios et les brouillons.

Ainsi, les modifications sémantiques du savoir dans l’écriture romanesque sont inévitables. Le savoir n’y est regardé qu’à travers le prisme esthétique qu’est le roman. Néanmoins, c’est aussi dans cet espace narrativisé du roman que les trois paradoxes que nous avons évoqués à propos de l’éducation dans Bouvard et Pécuchet, peuvent se résoudre d’une certaine façon. D’abord, le paradoxe de l’apprentissage des sciences, qui consiste à vouloir montrer le «défaut de méthode dans les sciences»

à travers leur apprentissage très incomplet par deux hommes dépourvus de toute

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qualité pour la formation scientifique, ne se pose pas si le savoir n’a plus la même valeur d’énoncé scientifique une fois inclus à l’espace romanesque. Le savoir n’y sera que des mots, qui ne se distingueraient plus des mots qu’on parle dans la vie quotidienne. Il en est ainsi du deuxième paradoxe. Il n’est plus aussi important de demander si le travail de la Copie est à la portée de l’intelligence de Bouvard et Pécuchet ou ce qu’il leur apprend sur la vie et sur la société, que de savoir comment les énonciations scientifiques ou idéologiques peuvent coexister dans l’espace de la Copie, tout en gardant leurs contradictions réciproques.

En ce qui concerne l’expérience pédagogique du chapitre X, le conflit entre le savoir et le narratif se joue au cours de la rédaction, dans l’avant-texte qui est le chantier propre du conflit. En ce sens, l’étude génétique du chapitre X nous permet de réfléchir à la fois sur les deux niveaux de l’éducation : l’éducation comme une des sciences abordées par Bouvard et Pécuchet et l’éducation au sens le plus large du terme, synonyme de l’apprentissage, de l’assimilation des idées. D’une part, en analysant la pédagogie que les deux bonshommes appliquent à Victor et Victorine, elle nous fera comprendre pourquoi l’éducation des enfants doit échouer. D’autre part, cette analyse nous fait entrevoir en même temps comment la conviction personnelle l’emporte sur le savoir pédagogique des manuels, comment elle le motive à ses propres fins et le narrativise au fur et à mesure de la progression des versions. En nous révélant la mise en scène du savoir pédagogique, elle nous donne un bon exemple de l’assimilation du savoir dans la narration. Il s’agit de l’éducation au niveau de l’écriture romanesque, tandis que la pédagogie de Bouvard et Pécuchet se situe, elle, au niveau diégétique.

Nous allons commencer, dans notre étude, par analyser la complexité de la notion d’éducation dans le roman flaubertien, particulièrement dans Bouvard et Pécuchet. La stratification de l’éducation dans le dernier roman flaubertien ne s’éclaircira en effet jamais complètement si elle n’est pas mise en corrélation avec le courant pédagogique de l’époque à l’égard de la littérature, courant qui va se transformer lentement mais sûrement après les années 1870. C’est pourquoi nous

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avons cru nécessaire de commencer notre première partie axée sur l’étude de la diversité et de la structure stratifiée de l’éducation dans Bouvard et Pécuchet, par une réflexion générale sur la réciprocité entre littérature et éducation au cours des trois dernières décennies du XIXe siècle. Suivra dans la deuxième partie une étude génétique de l’éducation des enfants par Bouvard et Pécuchet au chapitre X. Elle doit mettre en lumière le processus d’assimilation du savoir dans le récit, et sa narrativisation. Affecté d’une double tâche, comme nous l’avons évoqué, l’examen de l’avant-texte ne nous laissera pas indifférent à un niveau plus profond de l’éducation, celui de l’éducation romanesque mise en œuvre dans l’espace des manuscrits. D’ailleurs, c’est sur le même conflit entre le savoir et le narratif que le roman, y compris la Copie, insiste, bien qu’il soit impossible de savoir comment ce

«second volume» aurait été narrativisé. Ainsi, notre troisième partie proposera, après une réflexion sur le sens de la Copie, de regarder, à la lumière, une fois encore, des manuscrits, l’expérience scientifique comme lieu de conflit entre la science et la littérature.

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PREMIÈRE PARTIE

BOUVARD ET PÉCUCHET ET

L’ÉDUCATION

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CHAPITRE PREMIER

LA RÉCIPROCITÉ ENTRE LA LITTÉRATURE

ET LA PÉDAGOGIE

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SECTION 1 : LA MORALISATION DE LA LITTÉRATURE PAR LES PÉDAGOGUES

§ 1 Les modes de réciprocité entre la littérature et la pédagogie

Deux formes de réciprocité sont perceptibles entre la littérature et la pédagogie. D'abord, il y a une hostilité réciproque. Les pédagogues et les écrivains ne cessent de se dénigrer les uns les autres. Si les premiers attaquent les œuvres littéraires du point de vue moral, les écrivains se moquent de ces critiques et racontent la dure vie de l'école ou de l'internat. Pour la pédagogie, la liberté débordante de l'imagination et la digression morale de la littérature moderne sont contraires au développement spirituel des jeunes gens comme le veut l'éducation classique, basée principalement sur la maîtrise des règles grammaticales des langues mortes et de l'imitation des figures rhétoriques. Et les écrivains se refusent à la moralisation de leur œuvre littéraire par les pédagogues.

Malgré cette hostilité réciproque, la littérature et la pédagogie sont si liées, si enracinées l'une dans l'autre qu'il est difficile de les séparer pour parler de l'une ou de l’autre isolément. Elles ont trop d'occasions de se croiser pour ne pas les mettre en corrélation.

Il arrive aussi que, pour augmenter leur force de persuasion, les pédagogues recourent à la fiction qu'ils détestent en principe. La fictionalité de l'ouvrage pédagogique mérite donc une attention particulière.

Le contexte social autour de l'éducation se transforme lentement mais sûrement après 1870, et évolue vers l'idéal de l'éducation républicaine de Jules Ferry dans les années 1880. Par la suite, la littérature moderne cesse d’être l'ennemi de l'éducation. Un pacte entre la littérature moderne et l'éducation semble alors devoir s'établir. Et pourtant, l'auteur de Bouvard et Pécuchet est indifférent, voire hostile à cette transformation en profondeur. Loin de se rallier à l'éducation républicaine, il ne cache pas sa haine pour l'instruction obligatoire et gratuite. Lorsque la pédagogie se

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rapproche de la littérature moderne, cette dernière la repousse.

Dans ce chapitre, chaque section traitera d'une forme propre de réciprocité entre la littérature et la pédagogie. La première section met d’abord en place l'aliénation de la littérature dans la tradition de l'éducation littéraire classique, la deuxième traitera ensuite de l'utilité et du danger pédagogiques de l'usage de la fiction, la troisième section, enfin, s'efforcera de mettre en parallèle les points essentiels de la réforme de l'enseignement après 1870 et la réaction de Flaubert à cette évolution.

§ 2 La mauvaise image de l'école chez l'écrivain et la triple défaveur du roman chez les pédagogues

Les écrivains qui ont reçu leur éducation sous la monarchie de Juillet ont en commun à la fois de se plaindre de la dureté des conditions de vie à l'internat, et d'admirer la valeur de la littérature classique. Il s'agit déjà d'une forme de réciprocité entre la pédagogie et la littérature moderne. Après 1830, l'enseignement a peu changé. Georges Weill explique que l'enseignement secondaire sous Louis-Philippe est en continuité avec celui des années napoléoniennes qui privilégiait les études latines :

«[après la loi de 1833 concernant l’instruction publique] [...] l’enseignement secondaire demeura tel qu’il était.

[...] Le gouvernement nouveau renonça vite à réformer l’université comme il renonçait à séparer l’Église de l’État. [...] D’ailleurs les grands universitaires arrivés au pouvoir, Cousin, Guizot, Villemain, admiraient l’œuvre napoléonienne : Guizot déclarait en 1873 à la tribune de la Chambre qu’on devait la maintenir tout entière, sauf des perfectionnements de détail6."

Relevant les plaintes émises contre la dure vie de l'internat par des écrivains tels que Du Camp, Flaubert et Victor de Laprade, l'historien relève leurs sentiments mitigés vis-à-vis de l'éducation classique :

«Sans doute ces jeunes gens, conquis par le romantisme, se plaisaient à protester contre l’intolérance classique des universitaires ; ils s’amusaient à exaspérer des hommes comme cet honnête professeur de Louis-le Grand qui s’écriait : «Ne me parlez pas de votre M. Hugo ; c’est un malfaiteur.» Mais eux-mêmes conservaient le respect des humanités. «Tout le monde, maîtres, parents et élèves, avait la foi, dit Sarcey ; tous croyaient également à la

6 Georges Weill, Histoire de l'enseignement secondaire en France (1802-1920), Payot, 1921, pp. 69-70.

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supériorité de l’enseignement classique, tel qu’il avait été formulé par les programmes. Le latin et le grec ne comptaient pas un seul sceptique... Les maîtres étaient soutenus, encouragés par cet assentiment universel»

(Souvenirs de jeunesse, p. 182). 7"

En fait, Gustave Flaubert, comme l'historien l'évoque, est un bon témoin de ces sentiments ambivalents, faits d'aversion pour la vie scolaire et d'admiration pour les œuvres classiques.

Il est connu que l'auteur de Bouvard et Pécuchet était un grand admirateur de la littérature latine et grecque. Les témoignages en ce sens fourmillent dans sa Correspondance. En examinant l'évolution des lectures du jeune écrivain, Jean Bruneau a pu conclure que l'éducation reçue au Collège Royal de Rouen a atteint son but :

"Jusqu'à son baccalauréat, Flaubert a sérieusement fait son travail d'écolier, tout en se passionnant pour la littérature de son temps. Après son baccalauréat, s'il continue ses lectures romantiques, il choisit d'étudier de préférence les auteurs grecs et latins. L'éducation classique qu'il a reçue au Collège Royal de Rouen a donc porté ses fruits. L'admirateur de Victor Hugo et d'Alexandre Dumas, de Balzac et de George Sand, se met à lire Tacite et Homère, sans autre raison que ses propres goûts8."

Cependant, cette admiration pour l'éducation classique reçue, ne l'empêche point de mettre en accusation la vie d'école qu'il a menée. Outre dans la lettre que l'historien évoque, la lettre à Louise Colet du 27 décembre 18529 où Flaubert relate sa découverte de Louis Lambert, les pensées similaires qu'il eut dans sa vie de collège, on peut en chercher d’autres exemples dans les œuvres de jeunesse autobiographiques.

Ainsi, nous rencontrons les passages suivants des Mémoires d'un fou :

"Je fus au collège dès l'âge de dix ans et j'y contractai de bonne heure une profonde aversion pour les hommes, ---- cette société d'enfants est aussi cruelle pour ses victimes que l'autre petite société, celle des hommes10."

Ou bien,

"Le collège m'était antipathique. [...] Je n'ai jamais aimé une vie réglée, des heures fixes, une existence d'horloge où il faut que la pensée s'arrête avec la cloche, où tout est remonté d'avance pour des siècles et des générations. Cette régularité sans doute peut convenir au plus grand nombre, mais pour le pauvre enfant qui se nourrit de poésie, de rêves et de chimères, qui pense à l'amour et à toutes les balivernes, c'est l'éveiller sans cesse

7 Ibid. pp. 86-87. Souligné par nous. Toutes les citations qui suivent le seront également, sauf indication contraire.

8 Jean Bruneau, Les Débuts littéraires de Gustave Flaubert 1831-1845, Armand Colin, 1962, pp. 36-37.

9 Correspondance, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome 2, pp. 218-219.

10 Mémoires d'un fou, Mémoires d’un fou, Novembre et autres textes de jeunesse, édition critique établie par Yvan Leclerc, GF, p. 274.

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de ce songe sublime, c'est ne pas lui laisser un moment de repos, c'est l'étouffer en le ramenant dans notre atmosphère de matérialisme et de bons sens dont il a horreur et dégoût11."

Il est juste de reconnaître avec Weill dans la répulsion du narrateur pour l’école le désir de s'identifier au héros romantique ; l'aversion de l'écrivain pour l'éducation est renforcée par l'image romantique du héros solitaire dans la vie communautaire du collège.

Cette répugnance du narrateur trouve sa réplique dans la haine que les pédagogues vouent à la littérature moderne, surtout au genre romanesque. Aux yeux des pédagogues du XIXe siècle, le roman était moralement condamnable pour trois raisons. D’abord par sa langue, ensuite par sa modernité, enfin par la prédominance de la fiction dans le genre romanesque.

Le roman existe depuis l’antiquité. Mais lorsque les pédagogues se plaignent de la démoralisation par le roman, il s’agit principalement du roman moderne du XIXe siècle, né avec le romantisme. Le roman moderne est critiquable non seulement par son contenu peu favorable à l’édification, mais déjà par la langue qu’il utilise. En effet, de prime abord, le fait même que le roman est écrit en français constitue le premier argument dans la critique des pédagogues. Le français n’est pas aussi apte à former un jeune esprit que les langues anciennes, le latin et le grec.

Ensuite, le roman convient mal à un usage éducatif dans la mesure où l’histoire du genre est moins nette que celle des autres genres littéraires. De par sa nature fondamentalement bâtarde, il tend à faire des digressions, à faire des détours inutiles, voire nuisibles aux yeux des pédagogues.

Finalement, le roman pèche par la liberté qu’il laisse à la fiction. Elle semble synonyme de laxisme, et apparaît donc contraire aux vœux des pédagogues qui pensent qu’il faut former les jeunes gens selon un modèle préétabli par les disciplines et les règles qu’ils exigent. Cette haine de la fiction se traduit le plus souvent par une hostilité à la lecture largement répandue parmi les pédagogues conservateurs.

11 Ibid., p. 279.

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§ 3 L'idéal de l’éducation littéraire classique

Les défenseurs de l’éducation littéraire classique prétendent qu’elle est seule capable de faire un homme complet. Victor de Laprade plaide ainsi la cause de l’étude littéraire :

"L'étude des belles-lettres, de tout cet ordre de choses que l'antiquité appela si bien humaniores litterae, restera toujours, quoiqu'en disent les matérialistes et les radicaux, l'agent essentiel de toute éducation sérieuse, de celle qui cultive à la fois toutes les puissances de l'âme, qui fait que l'homme le plus responsable, celui qui se détermine le plus librement, qui sait imposer avec le plus de vigueur, à ses passions, le joug de la raison et du devoir12."

Cependant, les humanités tant vantées par le traditionaliste Laprade, cette éducation que Dupanloup appelle la "haute éducation littéraire" n'est pas si littéraire, bien qu'elle se fonde sur l'étude des textes latins et grecs. En tout cas, elle n'a pas pour but d'étudier l'œuvre littéraire elle-même. Elle incline seulement à l'étude des règles grammaticales et à l'imitation des figures de rhétorique. Elle est fondée en fait sur des exercices destinés à assurer une maîtrise du latin. Jean-François Massol souligne ainsi l'importance de la version, du thème et des vers latins :

"Cette situation [mépris dans lequel est tenu l'explication des auteurs] n'a rien d'étonnant si l'on songe que la pédagogie des Humanités est avant tout une pédagogie de l'écrit qui fait le plus grand cas de la version, du thème et des vers latins, exercices de prestige préparés par les élèves pendant l'étude et corrigés avec un éclat particulier pendant la majeure partie du temps de classe13."

Massol souligne aussi le rôle secondaire du texte :

"Dans cette pédagogie traditionnelle fondée sur la mémoire, et par conséquent son nécessaire entraînement régulier, une fin accessoire de la lecture des auteurs est de faire redire quotidiennement aux élèves les règles sacro-saintes de grammaire ou de littérature, qui ont d'ailleurs déjà été récitées séparément en début de classe, le jour même, la veille ou l'avant-veille. Le texte n'est donc ici que prétexte, un point d'appui commode grâce auquel la mémoire peut être revivifiées une fois de plus. Il est aussi illustration des règles : la langue est ainsi considérée comme seconde, toujours établie selon l'ensemble des préceptes que récapitulent les manuels de grammaire14."

En effet, par rapports à ces exercices écrits, l'explication des auteurs latins et grecs figure en dernière position. Dupanloup définit ainsi six étapes pour l'étude d’un

12 Laprade, L'Education libérale, 1873, pp. 6-7.

13 Jean-François Massol, "De la traduction au commentaire (les années 1870)" dans Textuel, No 20, 1987, p. 65.

14 Idem.

(21)

texte latin. C'est seulement après toutes les étapes de la traduction qui comportent successivement la lecture du passage, l’étude de sa construction, le "mot à mot", et le

"bon français", que viennent enfin les deux étapes du commentaire, proprement dit.

D'abord, les élèves doivent

"rendre compte des principes de grammaire ou de littérature applicables à ce qu'on explique". "Puis viendront tous les détails historiques, géographiques, philologiques ou anecdotiques sur le sujet, sur l'auteur, sur son époque, sur tout ce qui peut ajouter à l'intelligence du texte, à la clarté, à l'intérêt15."

L'explication du texte n'est faite que des "détails" à ajouter aux exercices de mémoire fondés sur l’apprentissage des règles grammaticales.

Cette insistance sur les exercices incite le pédagogue à utiliser l'étude du latin comme moyen disciplinaire. C'est le cas pour Mgr. Dupanloup. Les notes que Flaubert a prises sur son De l'éducation en témoignent16 :

X

un des moyens d'arrêter l'orgueil, c'est en rhétorique de fortifier les études latines, de faire écrire & parler latin.

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copie X

«Le latin n'est guère favorable à la mollesse d'esprit. La tentation de se croire un génie en vers

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latin ne vient guère non plus. En français, c'est autre chose !» --358.

L'usage disciplinaire du latin n'a pas échappé au créateur de Charles Bovary à qui est donné le pensum de copier "vingt fois le verbe ridiculus sum17." L'usage du français est dangereux pour Dupanloup, car il est trop facile d'écrire en français.

D'où vient cette priorité accordée aux exercices écrits et la défaveur de l'explication de texte dans l'enseignement classique ? Il y a une explication. Elle

15 Dupanloup, De la Haute Éducation intellectuelle, Deuxième édition, 1866, p. 486.

16 Folio 195, g 226 (2). Cf. l’Annexe5, p. 854.

17 Madame Bovary, Classiques Garnier, p. 5.

(22)

vient de l'usage même des textes latins et grecs qui ne sont pas nécessairement chrétiens. Une censure, une édition expurgée s'imposent. Les pédagogues doivent unifier la forme et le contenu des textes antiques pour les conformer aux dogmes de l'Église. Face aux attaques des fondamentalistes qui n'admettent pas l'usage du texte antique païen, Dupanloup doit défendre sa méthode d'enseignement en préconisant la "christianisation" du texte :

"Vous savez user chrétiennement des auteurs profanes ; et [...] je ne me suis jamais aperçu qu'un de vous ait négligé les précautions nécessaires à prendre, soit par le choix des éditions, soit pour les explications convenables à donner en chaque classe18".

Ainsi, le choix, les retouches des textes s’expliquent par la nécessité d'utiliser des textes païens dans le cadre d’une éducation chrétienne.

Les études classiques centrées sur les exercices grammaticaux et l'imitation des figures de rhétorique ne manquent pas d'être la cible de critiques avant même les années 1870. Guizot lui-même admet la lenteur et l'ennui de ces études. Alors, d'où vient la supériorité de l’éducation classique ? C'est que la connaissance du latin était considérée comme le signe de distinction. Dupanloup le reconnaît sans ambiguïté. Il distingue trois degrés dans l'Éducation :

«1° l'Éducation populaire pour les ouvriers et les agriculteurs, 2° l'Éducation intermédiaire pour les professions industrielles et commerciales, 3° la haute Éducation littéraire pour les fonctions supérieures de la société19

Chez lui, la supériorité des fonctions s’identifie à celle des classes. Car il dit ailleurs que la haute Éducation est "pour les classes élevées de la société20". Ainsi, il considère l'éducation littéraire comme l’étape supérieure de l'éducation, réservée à l'élite. L'usage du mot "littéraire" mérite une attention particulière. Des trois degrés de l'éducation, seule la supérieure est qualifiée de littéraire. Cependant, cette éducation classique n'est pas si littéraire si l'on entend par là une étude de l'œuvre littéraire, de la littéralité du texte ancien. Ainsi aliénée, la littérature se situe au sommet de la hiérarchie pédagogique.

18 Dupanloup, Lettre de Mgr l'Évêque d'Orléans sur l'emploi des auteurs profanes grecs et latins, dans l'enseignement classique, 1852, p. 8.

19 Dupanloup, De l'Education, tome 1, p. 315.

20 Ibid., p.58.

(23)

A propos de cette fonction hiérachisante de l'étude du latin, Antoine Prost évoque les raisons de sa prédominance :

"C'est d'abord que cette éducation «classait» ceux qui l'avaient reçue. C'était un signe de distinction.

Il en va du latin un peu comme des décorations : on les critique, on les reçoit, on les défend.

C'est aussi que ce système avait son efficacité. Certes, il développait assez peu l'esprit critique, la pensée personnelle. [...] Mais en revanche il apprend à écrire par pratique imitative. Il enseigne l'ordre et la clarté des développements : «une idée par paragraphe et un paragraphe par idée». De là cette écriture un peu redondante, mais si claire et si agréable, du XIXe siècle.

Surtout, l'enseignement prépare les notables à leur situation future. Du latin, on passe au droit ; de la rhétorique, aux propos de salon, aux discours de conseils généraux, à la vie politique. Le duc de Broglie le définit en 1844 comme une préparation «aux fonctions libérales, aux fonctions publiques» : le but est explicite. Il justifie d'ailleurs l'importance des sujets proprement politiques dans les «matières» scolaires21."

Ces trois finalités des études latines semblent justifier assez la répulsion pédagogique à admettre la valeur esthétique de la fiction et de la littérature moderne. Il faut préférer à la vie d’artiste, la vie publique, à l'imagination créatrice, l'imitation rhétorique, au parvenu littéraire l'aristocratie des notables.

§ 4 Le malaise de la littérature moderne vu par les pédagogues

En comparant la littérature contemporaine et la littérature classique, les pédagogues se complaisent à défendre la dernière et à dénigrer la première. Parmi les livres consultés par Flaubert, la plupart des auteurs se livrent à cette comparaison, dont nous retiendrons seulement les arguments de trois pédagogues : Aimé-Martin, Dupanloup et Laprade.

Aimé-Martin et Dupanloup participent en effet bien de cette tendance qui consiste à exalter les auteurs anciens au détriment des écrivains modernes.

Si Dupanloup choisit la littérature classique pour lecture spirituelle, c'est pour la faire admirer à ses élèves du Petit-Séminaire. Et quand il parle de la littérature romantique, c'est pour les inciter à la rejeter et à brûler les livres qu’elle a produits.

"C'est là qu'une fois, pendant six semaines, je leur ai parlé de la grandeur et de la beauté de leurs études, de leur haute Éducation littéraire, et de cette grande chose qui se nomme les HUMANITES : et ils m'écoutaient avec une telle avidité, avec une telle joie, une telle ardeur, que les rhétoriciens, les secondes, les troisièmes,

21 Antoine Prost, Histoire de l'enseignement en France 1800-1867, Armand Colin, 1968, pp. 54-55. Mis en gras par l’auteur.

(24)

prenant des notes pendant que je parlais et à mon insu, toute la maison se disputait ces notes, les plus jeunes enfants voulaient les avoir, le feu sacré était partout ; enfin, je les ai voulues moi-même, et elles sont devenues le premier volume de la haute Éducation intellectuelle que j'ai publiée.

C'est là qu'une autre fois, pendant trois semaines, je leur parlai sur la littérature et la poésie romantique, et les décidais à faire en pleine cour un grand feu de joie de tous les livres et cahiers qui ressentaient de près ou de loin le mauvais romantisme, et à ne plus aimer et cultiver avec respect que le vrai, le grand, le beau classique22."

Pour sa part, Aimé-Martin parle de la licence de la littérature moderne ainsi :

"Voyez un peu ce qu'est devenue notre littérature ? demandez-lui ce qu'elle veut et où elle va ? Vous entendrez des cris de liberté. On dirait un peuple en émeute : elle aussi a des rois à détrôner. Mais enfin quelles sont ses œuvres ? qu'avons nous substitué à la littérature héroïque de Périclès, d'Auguste et de Louis XIV ? Sommes-nous plus rapprochés de la nature ? avons-nous plongé plus avant dans les sources du cœur humain ? nous a-t-on fait plus simples, plus vrais, plus passionnés ? Non. A un cercle usé nous avons substitué un cercle étroit ; à une littérature de convention, une littérature de surface ; aux règles, la licence. Nous avons rayé de notre Poétique le sentiment, l'héroïque, et jusqu'à l'esprit français ! Nous ne sommes plus poètes, nous ne sommes plus amants ; nous n'imaginons plus, nous peignons : c'est le talent de David transporté dans la phrase. [...] Ouvrez nos chefs- d'œuvre nouveaux ! étudiez cette littérature, qui certes ne manque ni de sève, ni de talent, mais qui a perdu sa mission régénératrice en se plongeant dans la matière ! Des figures hideuses vous environnent, des drames effroyables vous oppriment ; vous êtes dans un monde fantastique, en proie aux supplices et aux bourreaux ! Pas un regard vers le ciel ! pas un sentiment pour le cœur ! A voir toutes ces formes humaines que le crime met en mouvement, vous diriez l'Albéric du Dante, marchant dans les rues de Gênes lorsque déjà son âme est descendue aux enfers. Ce n'est plus la vie, ce n'est pas la mort ; c'est un cadavre animé par un démon : voilà le type de nos créations littéraires ! les héros de nos drames et de nos fictions ! On dirait que le but de l'art n'est plus que l'épouvante et le dégoût23 !"

Si le ton d'Aimé-Martin semble plus affligé que celui de Dupanloup, c'est parce qu'il cherche les causes de la licence de la littérature moderne dans les carences de l'éducation. En effet, cette décadence à ses yeux vient des doctrines des philosophes, qui ne sont, selon lui, que "l'effet de nos éducations24".

Cette même logique amène Laprade à attribuer les causes de la maladie de littérature contemporaine à l'insuffisance de l'éducation. C'est en critiquant l'excès de la concurrence pour entrer à l'Ecole polytechnique que Laprade évoque l'état maladif de la littérature contemporaine :

"A notre avis, ce n'est pas un réquisitoire qu'appelle l'état des lettres, mais une consultation médicale. On a parlé du bagne, c'était brutal et insensé ; il fallait parler d'hôpital. L'art contemporain exhale une odeur de pharmacie : on hésite entre l'apothicaire et le parfumeur comme dans l'avènement du réalisme un symptôme de jeunesse et de vigueur, jugeant les choses sur l'écorce. L'excès de la couleur qui prédomine aujourd'hui chez les poëtes, chez les peintres, chez tous les écrivains et les artistes à la mode, n'est rien de plus qu'une couche épaisse de fard appliquée sur l'intelligence malade. Sous ce blanc et sous ce carmin, il n'y a pas de pensée. Tout s'agite à la surface et sur l'épiderme, en dehors de l'esprit même et dans ce que l'homme a de plus extérieur et de moins humain, dans la pure imagination et la substance nerveuse commune à tous les animaux. Pour caractériser d'une phrase les arts contemporains, peinture, musique et poésie, roman et théâtre, critique et journalisme, je dirais

22 Dupanloup, De l’éducation., tome 3, p. 530.

23 Aimé-Martin, De l'éducation des mères de famille, tome 1, pp. 317-319.

24 Idem.

(25)

qu'ils agissent beaucoup sur les nerfs et très-peu sur la raison. La sensibilité matérielle et maladive est surexcitée chez nous aux dépens du sens moral et de l'intelligence. L'élément féminin prédomine partout. Nous prenons pour des idées, pour des convictions, pour des enthousiasmes, pour des résolutions de consciences, les impressions poignantes de nos nerfs surexcités25."

Il n'y a donc rien d'étonnant s'il envisage sérieusement l'assainissement de la littérature par l'éducation physique, puisqu'il pense que tout le mal littéraire n'est que le résultat de l'éducation, c'est-à-dire, de l'emploi du temps surchargé --- onze heures de travail par jour ---, du manque de récréation et d'éducation physique au lycée :

"Les maladies littéraires de notre temps sont du ressort de la médecine autant que de la philosophie. On les combattrait avec avantage par une meilleure éducation de l'homme physique26."

Ainsi, nous nous apercevons que le cercle ici se referme. Si les pédagogues haïssent la littérature moderne, c'est qu'ils pensent que la mauvaise éducation a fait de la mauvaise littérature. Et c'est parce que l'éducation pratiquée est insuffisante, que les pédagogues prônent l'idéal de l'éducation. Ainsi, la littérature est-elle réduite à la question de l'éducation.

Quelle est la réaction de l'écrivain à cette condamnation morale du genre romanesque ? L’écrivain résiste à cette moralisation de la littérature avec force. Il a eu l’expérience d’en être la victime avec Madame Bovary. Et dans Bouvard et Pécuchet qui nous concerne plus directement, l’éducation littéraire que les deux bonshommes essaient de donner à leurs enfants échoue bien évidemment. Et la Copie, ou plus précisément les citations recueillies en vue de constituer la Copie, comporte beaucoup de passages qui condamnent moralement la littérature. Ainsi rassemblées sous les mêmes rubriques, les condamnations morales déguisées en jugements esthétiques sont tournées en dérision par le système même de la Copie. Nous aurons l’occasion de constater la manière dont il se moque de l’usage moral de l’œuvre littéraire ou de la fiction. C’est une forme supplémentaire de réciprocité entre le

25 Laprade, L'Education libérale, pp. 56-57.

26 Ibid., p. 59.

(26)

romancier et le pédagogue, relative au problème de l’évaluation esthétique. Mais, pour le moment, nous mettons de côté cette réplique de l’écrivain dont nous aurons l’occasion de parler27, pour examiner une autre forme de réciprocité, savoir celle que les pédagogues entretiennent avec la fiction.

27 Cf. infra, p. 545 sqq.

(27)

SECTION 2 : LA FICTION ET LA PÉDAGOGIE

§ 1 La critique de la fiction par les pédagogues

La fiction est un des mots les plus détestés des pédagogues. Tous les pédagogues, traditionalistes ou réformateurs, «jésuites modernes» ou positiviste, s’accordent là-dessus. La fiction est l’objet d’un mépris général.

Ainsi, champion du positiviste, Charles Robin parle de fiction comme Comte parle de métaphysique, c'est-à-dire opposé au positif. Il critique les "fictions théologiques28", "fictions bibliques29", et "conceptions fictives" de la métaphysique après Descartes et Leibniz, "qui ne concernent même souvent que le côté inutile des choses30". Il pense que l'éducation "fondée sur des fictions non démontrables31" est dangereuse. Pour le médecin, la fiction s'oppose à la science, unique voie à suivre dans l'éducation de la génération moderne. Quant aux traditionalistes, nous avons vu des exemples de ce mépris de la fiction dans la section précédente.

Malgré cette inadéquation pédagogique, il n’y a pas d’éducateurs qui ne recourent plus ou moins directement à la fiction. L’usage pédagogique de la fiction vise à atteindre deux buts : l’instruction et la moralisation. Pour la première, la fiction est un expédient qui permet aux enfants d’apprendre agréablement, et pour la seconde, elle doit prêcher la morale. Dans les deux cas, la fictionalité doit reculer au profit de la leçon qu’elle doit transmettre. La fiction devient secondaire par rapport à son message pédagogique. C’est à partir de là que la fiction et la pédagogie s’opposent, qu'elles essaient de se surpasser l’une l’autre, tout en s’emboîtant l’une dans l’autre.

Dans cette section, nous nous interrogerons d’abord sur le rôle instructeur, puis moralisateur de la fiction, vu par les pédagogues, et enfin, nous considérerons

28 Bain, L'instruction et l'éducation, p. 130.

29 Ibid.,p. 36.

30 Ibid., p. 198.

31 Ibid., p. 200.

(28)

de près deux exemples d’œuvres pédagogiques, l’Émile de Rousseau et Adèle et Théodore de Mme de Genlis, pour démontrer les modes d’enchevêtrement de la fiction et de la pédagogie, la manière dont l’une implique l’autre, bref, la fictionalité de l’ouvrage pédagogique.

§ 2 Utilités et dangers de la fiction pour l'instruction de l'enfant

Malgré les critiques que les pédagogues portent à la fiction, il leur arrive d’en user pour leurs propres fins. Cependant, cette intégration n'a cessé de faire l'objet de la critique la plus acerbe.

Il est fort connu que Rousseau a critiqué vivement la valeur pédagogique des Fables de La Fontaine :

"Émile n'apprendra jamais rien par cœur, pas même des fables, pas même celles de Lafontaine, toutes naïves, toutes charmantes qu'elles sont ; car les mots des fables ne sont pas plus les fables que les mots de l'histoire ne sont l'histoire. Comment peut-on s'aveugler assés pour appeller les fables la morale des enfans ? sans songer que l'apologue en les amusant les abuse, que, séduits par le mensonge ils laissent échapper la vérité, et que ce qu'on fait pour leur rendre l'instruction agréable les empêche d'en profiter. Les fables peuvent instruire les hommes, mais il faut dire la vérité nüe aux enfans ; sitôt qu'on la couvre d'un voile ils ne se donnent plus la peine de la lever.

On fait apprendre les fables de Lafontaine à tous les enfans, et il n'y en a pas un seul qui les entende ; quand ils les entendroient ce seroit encore pis, car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge qu'elle les porteroit plus au vice qu'à la vertu32."

Nous aurons l'occasion de revenir à cette attaque de Rousseau à propos de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture33.

Mais les réformateurs ne partagent pas l'opinion de Rousseau. En effet, dans l'article "Fable"

du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Buisson, Anthoine se débarrasse vite de la critique de Rousseau :

"On connaît les pages de l'Émile où Rousseau prend à partie si vivement les fables de La Fontaine : en les écrivant, Rousseau était conséquent avec lui-même, il suivait sa pensée, il plaidait sa thèse.[...] Nous qui sommes libres de tout système, voyons simplement les choses et laissons-nous instruire par elles34."

Et il conclut à la nécessité de l'enseignement des fables et défend celles de La Fontaine :

32 Rousseau, Émile, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome 4, pp. 351-352.

33 Cf. infra, p. 187 sq.

34 Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire, Première partie, tome 1, p. 979.

(29)

"Faisons apprendre des fables à nos enfants même des fables de La Fontaine. Avec celui-ci toutefois il faut se mettre en garde ; ce prétendu naïf est un raffiné ; il y a de lui telles fables qui risqueraient fort, nous en convenons, de n'être pas comprises ; il y en a d'autres d'une expérience désenchantée dont nous ne voudrions pas assombrir la jeunesse ; choisissons, expliquons, commentons, dégageons bien le vrai sens, ne laissons pas l'élève conclure qu'il devra être dur comme la fourmi. En un mot prenons bien toutes nos précautions, c'est notre affaire à nous autres maîtres, ce doit être notre souci, mais, de grâce, ne prescrivons pas La Fontaine35."

Les principes des réformes pédagogiques proposées par Jules Simon, consolidées par Jules Ferry, se manifestent clairement dans cette manière de défendre les fables de La Fontaine. D'abord, Anthoine veut esquiver les difficultés qui résulteraient de leur enseignement par l'explication. Il faut rappeler qu'un des points les plus importants des réformes de Jules Simon consiste dans la promotion de l'explication de texte36. Ensuite, l'auteur laisse entendre, à la fin de la citation, que toutes les précautions que le maître doit prendre pour enseigner La Fontaine en valent bien la peine, parce qu'il s'agit d'un grand écrivain français. Et une aussi grande lacune serait grave dans le système d'éducation républicaine qui se veut française, pour ne pas dire nationaliste.

En effet, c'est au nom de l'esprit français qu'Anthoine défend La Fontaine :

«Il y a d'ailleurs, pour cela, une très sérieuse raison d'enseignement. Vous voulez de bonne heure habituer vos élèves à exprimer leurs idées à composer ; or où trouverez-vous un maître qui en cet art soit supérieur à La Fontaine, des modèles plus achevés et en même temps plus à leur portée que ces récits d'une étendue restreinte qui peuvent être si facilement embrassés dans leur ensemble : La Fontaine, c'est le pur esprit français, non pas seulement l'esprit classique du XVIIe siècle, mais le libre esprit du XVIe ; il remonte même jusqu'au plus haut de nos traditions nationales, jusqu'au moyen âge ; c'est l'esprit français, juste et équilibré avec sa claire vue des hommes et des choses et aussi sa gaieté, sa bonne humeur, sa malice railleuse sans avoir l'air d'y toucher. La Fontaine, c'est la pure langue française avec ce je ne sais quoi de vif, de court, de pressé que nous sommes menacés de perdre à force de savoir, de lire, d'apprendre, de nous charger et de nous surcharger37."

Auteur d’un autre article du même dictionnaire, "Fiction", Pécaut distingue pour sa part deux niveaux pédagogiques où la fiction peut être utile pour l'enfant : l’instruction et l’éducation. Pour la première, c'est surtout au premier âge de l'enfant que la fiction est utile. Pécaut développe ainsi le thème de la fiction :

"Cette place [de la fiction dans la pédagogie] est immense dans le premier âge. Nous avons, il est vrai, renoncé aux merveilles des contes de fée. Mais que l'on ouvre les ouvrages récents les mieux conçus en vue de cette toute première éducation, et l'on verra qu'ils procèdent tous, à fort peu d'exceptions près, par des réels imaginaires, les uns à intention morale, les autres purement instructifs. L'on y trouvera, sous les formes plus ou moins heureuses, les éternelles histoires de l'étourdi Paul, du méchant Jacques et de la studieuse Marie. [...]

Loin de nous la pensée de blâmer sans réserve ce procédé narratif. Certes il vaut cent fois mieux que celui qui consiste à introduire de gré ou de force les notions diverses dans la cervelle de l'enfant sous la forme

35 Ibid., p. 980.

36 Cf. infra, pp. 37-42.

37 Buisson, op. cit.. pp. 980-981.

(30)

catéchistique, et à le bourrer de sentences et de connaissances qu'il apprend sans les comprendre. Tout procédé est salutaire dès qu'il pénètre dans les jeunes esprits encore fermés, et qu'il les saisit d'une prise solide : or à cet âge l'imagination est la clef d'or qui ouvre les portes de l'intelligence38. "

A l'âge où l'imagination est le seul moyen de faire assimiler les idées à l'enfant, la fiction est l'expédient, l'accompagnatrice idéale de toute éducation, de toute instruction.

Cependant, ce n'est pas sans réserves que Pécaut recommande l'usage pédagogique et instructif de la fiction. Il en relève deux périls : la banalité et l’abus.

Pour le premier danger, il conseille de ne pas donner à l'enfant "une littérature au rabais, sans vie, sans force, sans couleur", car l'enfant "est parfois un meilleur juge littéraire qu'on ne le pense39". Pour qu'un enseignement soit efficace,

"il faut que les deux éléments dont il se compose, l'instruction et la fable, ne soient point séparables, ne fassent qu'un tout, et que ce tout palpite et vive40".

Si le premier péril attaché à la fiction relève de l'habileté du pédagogue, le deuxième que Pécaut évoque est plus fondamental.

"Le second péril que nous tenons à signaler est l'abus. Le récit purement fictif ne doit être qu'un pis-aller.

Pour peu qu'il soit possible d'emprunter la leçon anecdotique au domaine des faits, soit à la vie de chaque jour, soit à l'histoire, chaque fois, en un mot, que le drame pourra sortir de l'abstraction pour prendre pied dans le réel, dans le monde familier à l'enfant, il ne faut pas hésiter à abandonner la fiction.

Quand plus tard l'enfant est sorti de ces limbes de l'éducation et qu'il aborde l'étude régulière des connaissances, la fiction disparaît complètement, en tant du moins que méthode officielle41."

Bien qu'il soit clairement séparé des pédagogues traditionalistes qui rejette sans réserves le recours à la fiction, Pécaut n'oublie pas pour autant de relever le danger de l'instruction par la fiction. La fiction n'est que le pire moyen d'instruction. Il faut la rejeter dès que possible, parce que sinon elle fait perdre, ou du moins elle retarde le contact avec le réel, et agit à la manière d’un doux poison.

Par leur nature même, la fiction et l'instruction sont donc incompatibles. Ainsi, il n'est pas étonnant de voir Pécaut sceptique quant à l'utilité des romans conçus exprès pour l'instruction :

38 Ibid., p. 1008.

39 Idem.

40 Ibid., pp. 1008-1009.

41 Ibid., p. 1009.

(31)

"Hélas ! parmi les innombrables petits lecteurs des Anglais au Pôle-Nord, de Vingt mille lieues sous les mers ou des Exilés dans la forêt, nous en sommes encore à chercher un seul enfant qui y ait puisé quelque réelle instruction. Tous dévorent ces beaux romans avec une égale avidité, et tous sont également habiles à éliminer les notions de science pour mieux savourer l'intérêt romanesque. Quel que soit l'art avec lequel le conteur enveloppe et déguise la drogue amère, l'enfant est plus habile encore à ne pas même l'effleurer de ses lèvres et à ne déguster que le miel qui la cache42."

Au lieu d'être accompagnatrice, la fiction devient désormais ennemi de l'instruction.

L'agrément des lettres se transforme en poison. Elle est considérée comme un mal qui empêche l'enfant d'absorber les connaissances utiles.

Ces réserves que Pécaut émet pour les romans de vulgarisation scientifique ne l’empêchent pas d’admettre la valeur esthétique de l’œuvre de fiction en général.

Nous le retrouvons, en fait, comme un fervent défenseur de la fiction, dans le débat sur la question de la moralité et de la fiction.

§ 3 La fiction et la moralité

Sur l'effet moral de la fiction, l'opinion se partage. D'une part, les uns disent que la fiction, le plus souvent identifiée à la littérature elle-même, est nécessaire pour compléter l'éducation morale de l'enfant et de l'adolescent, et d'autre part, les autres prétendent que rien n'est plus dangereux que le roman, représentant de tous les défauts de la fiction.

Pour Mme de Genlis, toute œuvre de fiction, même réputée pour sa vertu, est immorale, à quelques rares exceptions près. En effet, n'admettant que trois romans véritablement moraux43, elle n'hésite pas à condamner La Princesse de Clèves :

"Dans les nouveaux principes d'éducation, une mère croit faire des merveilles en permettant à sa fille de lire ce qu'on appelle des Romans moraux, comme, par exemple, la Princesse de Clève, où l'on trouve, dit-on, de si beaux exemples de vertu, où l'héroïne résiste avec tant de force & de courage à la plus violente passion. En voyant l'excès du sentiment qui la domine, & les combats affreux que le devoir excite en elle, si l'on peut croire que c'est là une peinture fidèle du cœur, il faut croire aussi que l'amour est absolument indépendant de notre volonté, qu'il est inutile de s'opposer à ses progrès, & qu'alors la vertu n'est qu'un tourment de plus. Voilà un but moral bien satisfaisant44."

42 Idem.

43 Il s'agit de Clarisse, "le plus beau de tous", et de Grandisson et Pamela. ( Adèle et Théodore, tome 1, p. 315)

44 Adèle et Théodore. tome 1, pp. 310-312.

(32)

La critique de Mme de Genlis contre le roman moral semble contenir deux arguments. D'abord, la fiction invite le lecteur ou la lectrice à imiter son histoire, à s'identifier au personnage romanesque.

C'est le danger de l'imitation. Et ensuite, il y a un autre danger plus essentiel de la fiction, qui consiste dans les détails, les détours de l'histoire. L'intrigue romanesque ne peut se réduire à sa conclusion. La conclusion, si moralisatrice soit-elle, ne peut rendre vertueuse l'histoire entière du roman. Même si l'héroïne ne succomba pas à la tentation de la passion, cela ne veut pas dire qu'elle n'a pas péché. Au contraire, selon la pédagogue, toute son hésitation, toutes ses douleurs sont déjà blâmables. Le dénouement vertueux ne peut anéantir la passion cachée.

C'est aussi ce crime de l'excès de détours immoraux que l'écrivain pédagogue reproche aux œuvres dramatiques de Molière et de Corneille :

"Je sais bien que Molière a réformé beaucoup de ridicule, et que les Pièces de Corneille sont faites pour élever l'âme ; mais dans tous les Ouvrages dramatiques (sans exempter même ceux de ce grand Homme) la morale n'est jamais qu'un accessoire, et non le but principal ; le véritable désir de l'Auteur est de plaire et d'émouvoir les passions ; tout ce qu'on exige de lui, c'est que son dénouement soit instructif. Il peut être dangereux pendant plus de quatre actes et demie, pourvu que la dernière scène soit morale45."

En effet, la morale ajointe artificiellement à la fin de la pièce ne peut effacer l'influence des histoires, des anecdotes immorales dont elle fourmille.

Cependant, l’intérêt de l'œuvre de fiction, particulièrement du roman, consiste précisément dans la richesse des petits détails, la digression, les détours inutiles. Si le roman, épuré de toute connotation moralement douteuse, ne contient qu’un message vertueux à transmettre, personne ne le lira. Rien n’est plus ennuyeux qu’une fiction purement morale. C’est du moins l’avis de Pécaut, un des rares défenseurs de la fiction et auteur de l’article «Fiction» du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, selon lequel un roman «normal» destiné au grand public exerce une influence plus grande sur la jeunesse que la fiction conçue exclusivement dans un but pédagogique :

"Mais c'est un fait digne de remarque que les fictions conçues et rédigées tout exprès en vue du jeune âge n'ont jamais exercé sur les âmes enfantines l'immense influence qui appartient en propre à quelques œuvres destinées par leurs auteurs au grand public46."

Si l'enfant préfère la fiction tout court que la fiction exclusivement pédagogique, c'est parce qu'il aime le côté parasite ou bâtard du roman, qui n'a rien à voir avec la

45 Ibid., tome 3, p. 263, note 1.

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