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La Grâce et nous Chrétiens

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Livre : La Grâce et nous Chrétiens Page 1 / 77 Auteur : Jean DAUJAT 1956

Jean DAUJAT

La Grâce et nous Chrétiens

NIHIL OBSTAT Parisiis, die 28 a octobris 1956

A. DE PARVILLEZ, s. j.

IMPRIMATUR Lutetiae Parisiorum Die 12 a novembris 1956.

+ Jacobus LE CORDIER v. g.

JE SAIS - JE CROIS

ENCYCLOPOPÉDIE DU CATHOLIQUE AU XXème SIÈCLE DEUXIÈME PARTIE

LES GRANDES VÉRITÉS DU SALUT

LIBRAIRIE ARTHÈME FAYARD 18, rue du St-Gothard - Paris XIVe

Dépôt légal : n° 3044 2641 1er trimestre 1963

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Livre : La Grâce et nous Chrétiens Page 2 / 77 Auteur : Jean DAUJAT 1956

Table des matières :

Introduction ... 3

CHAPITRE PRÉLIMINAIRE — POSSIBILITÉS ET LIMITES DE LA NATURE HUMAINE ... 13

LA CONNAISSANCE ... 13

L'INTELLIGENCE ... 14

VOLONTÉ, LIBERTÉ, VIE MORALE ... 16

ÂME SPIRITUELLE ET IMMORTELLE ... 18

CONNAISSANCE DE DIEU ... 19

LA CONDITION DE CRÉATURE ... 21

CHAPITRE I — LE DON DE DIEU À L'HOMME OU LA GRÂCE SANCTIFIANTE : QU'EST-CE QUE LA VIE SURNATURELLE ? ... 23

LA VÉRITÉ NATURELLEMENT CONNAISSABLE ET LA VÉRITÉ RÉVÉLÉE... 23

LA RÉVÉLATION DE LA VIE SURNATURELLE ... 25

LA GRÂCE SANCTIFIANTE ... 30

L'ORIGINE DE LA GRÂCE : DIEU NOUS AIME ... 32

LA GRÂCE POUVOIR DE CONNAÎTRE ET AIMER DIEU ... 34

LA GRÂCE HABITATION DE LA SAINTE TRINITÉ EN NOUS ... 36

LA GRÂCE FRUCTIFIE EN CONNAISSANCE DE DIEU ... 37

LA GRÂCE FRUCTIFIE EN CHARITÉ ... 40

CHAPITRE II — LES CONDITIONS D'EXISTENCE DE LA VIE SURNATURELLE : L'ACTION DE DIEU EN NOUS OU LA GRÂCE ACTUELLE ... 44

MORALE NATURELLE ET VIE SURNATURELLE ... 44

LA CHARITÉ CONDITION D'EXISTENCE DE LA VIE SURNATURELLE ... 46

LA CHARITÉ ESSENCE DE LA VIE CHRÉTIENNE ... 47

LA CHARITÉ PRINCIPE DU MÉRITE ... 49

LA CHARITÉ PRINCIPE DU PROGRÈS ... 51

LA CHARITÉ PRINCIPE DU JUGEMENT ... 53

DIEU AUTEUR DU SALUT ET DE LA SANCTIFICATION ... 55

GRÂCE DIVINE ET LIBERTÉ HUMAINE ... 60

CHAPITRE III — JÉSUS-CHRIST SOURCE UNIQUE DE LA GRÂCE ... 62

PÉCHÉ ET SALUT ... 62

LA GRÂCE DE JÉSUS-CHRIST ... 64

JÉSUS-CHRIST SAUVEUR PAR LA CROIX ... 66

LA GRÂCE INCORPORATION À JÉSUS-CHRIST ... 67

LA GRÂCE SACRAMENTELLE ... 69

LA GRÂCE NON SACRAMENTELLE ET LE CAS DES NON CHRÉTIENS ... 70

CONCLUSION — POUR UNE SPIRITUALITÉ DE LA GRÂCE ... 73

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Livre : La Grâce et nous Chrétiens Introduction Page 3 / 77 Auteur : Jean DAUJAT 1956

Introduction

§ 1Il est bien certain qu'une collection destinée à faire connaître l'ensemble du christianisme doit contenir un volume sur la grâce. Et pourtant, qu’évoque ce mot « grâce » pour la plupart de nos contemporains ? Ceux qui ne sont pas chrétiens savent que c'est quelque chose dont on parle dans le christianisme et qui a même provoqué autrefois entre chrétiens de vives polémiques, mais ce que les chrétiens entendent par « grâce » leur paraît assez mystérieux, et cela n'a rien d'étonnant puisque nous verrons que la grâce est un mystère connu par la foi seule.

Quant aux chrétiens, alors que —nous l'expliquerons bientôt— l'origine et le sens premier du mot indiquent quelque agrément, le mot « grâce », pour la plupart d'entre eux, évoque d'abord quelque chose de désagréable, le pénible souvenir d'une des plus difficiles leçons du catéchisme où il fallait apprendre par coeur des définitions auxquelles on ne comprenait pas grand’chose : par exemple les termes de « grâce habituelle » et de « grâce actuelle

» étaient inévitablement hermétiques pour un enfant de dix ou onze ans. Et comme la plupart des chrétiens n'ont jamais continué leurs études religieuses au delà de ce catéchisme élémentaire dont les chapitres les plus ardus sont presque complètement oubliés, ils savent qu'il y a dans la doctrine chrétienne quelque chose qu'on appelle « la grâce », mais comme pour tous les mystères, tout ce qu'ils en ont retenu est que c'est quelque chose à quoi on ne peut rien comprendre, ils savent peut-être aussi qu'il y a des spécialistes qu'on appelle les théologiens qui discutent et dissertent sur la grâce à perte de vue, mais ces controverses théologiques leur paraissent quelque chose de bien inutile, sans rapport avec leur vie chrétienne pratique de tous les jours, une sorte de douce manie (douce ou violente, car les controverses théologiques furent souvent violentes) tout juste bonne à occuper des oisifs qui s'intéressent à la théologie comme d'autres s'intéressent à collectionner des timbres ou des papillons ou à jouer aux échecs. Certains considèrent même les spéculations théologiques comme de l'orgueil intellectuel risquant de troubler la foi des humbles. Et alors, si réfléchir sur la grâce est entrer dans un domaine si compliqué et si épineux que cela risque de troubler la foi, on juge qu'il vaut mieux ne pas penser à tout cela et que, pour être chrétien, il suffit de réciter le matin et le soir quelques prières comme un perroquet, de remplacer la viande par du poisson à son menu du vendredi, et en allant à la messe le dimanche de s'acquitter d'une obligation de politesse vis-à-vis de Dieu à peu près dans le genre d'une visite de jour de l'an à une vieille tante ennuyeuse. Et c'est ainsi que chez la plupart des chrétiens l'idée qu'ils se font de la grâce est on ne peut plus vague.

§ 2Quelques-uns pourtant, qui ont entendu quelques sermons ou fait quelques lectures pieuses, ont l'idée que la grâce est un secours ou une aide que Dieu nous donne et qui facilite nos efforts ou complète le mérite de nos bonnes actions. Mais comme ils ne savent pas en quoi ce secours consiste ou savent que c'est quelque chose d'incompréhensible, ils pensent plus ou moins qu'il est plus simple de ne pas s'en occuper ou de ne pas en tenir compte, et qu'en définitive le plus sûr est de compter sur soi, sur ses efforts et les mérites de ses bonnes actions pour « faire son salut », et ils sont bien convaincus qu'ils se sauvent eux-mêmes et gagnent eux-mêmes la vie éternelle par leur vie vertueuse, et ils tombent ainsi dans l'hérésie pélagienne que nous expliquerons plus loin : un grand nombre de chrétiens sont des pélagiens sans le savoir. D'autres qui se savent ou se sentent pécheurs ont l'idée que la grâce est un pardon ou plutôt une suppression ou diminution de peine que Dieu leur accorde un peu comme le chef de l'État usant du « droit de grâce » fait « grâce » à un condamné à mort, mais cette grâce ne servirait qu'à

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Livre : La Grâce et nous Chrétiens Introduction Page 4 / 77 Auteur : Jean DAUJAT 1956

leur éviter un châtiment sans rien transformer en eux, sans les changer eux-mêmes intérieurement, et ainsi ils tombent sans le savoir dans l'hérésie de Luther ou de Calvin.

§ 3D'autres encore, prenant à la lettre des expressions métaphoriques utilisées dans certains ouvrages de piété, considèrent la grâce comme une sorte de sentiment religieux qu'on éprouve en soi, comme un heureux état psychologique perceptible à la sensibilité ou à la conscience, et cette conception a été très répandue par l'influence de la sentimentalité religieuse de Jean-Jacques Rousseau, de Châteaubriand, des romantiques français et surtout allemands. On pense alors qu'on « reçoit des grâces » quand on éprouve dans la piété des consolations sensibles, des satisfactions sentimentales, quelque paix ou exaltation ou douceur des sentiments, quelque chatouillement intérieur de notre « corde sensible ». Et l'on se croira privé de la grâce dans l'aridité intérieure des sentiments, quand on ne ressent rien ou n'éprouve rien. Et ainsi ces chrétiens tombent dans l'hérésie immanentiste dont nous parlerons plus loin. Cette dernière erreur est même très répandue chez de nombreux incroyants qui s'imaginent écartés de la foi et du christianisme parce que privés de la grâce que Dieu leur refuserait pour cette raison qu'ils ne ressentent rien, qu'ils n'éprouvent aucun sentiment religieux, ils attendent sous le nom de « grâce » quelque manifestation sensible de Dieu qui ne vient pas.

§ 4Enfin les personnes qui ont une culture humaniste savent la place que les discussions sur la grâce ont occupée dans l'histoire et la littérature du XVIIe siècle. Un certain nombre des plus grands auteurs de ce siècle ont écrit un « Traité de la nature et de la grâce ». La controverse entre le jansénisme et ses adversaires, puis la controverse du quiétisme mettaient en jeu toute la théologie de la grâce. Et ces controverses n'intéressaient pas seulement Pascal (derrière qui se profilent Arnauld et Nicole, Saint-Cyran et de Sacy), Saint-François de Sales, monsieur Vincent, Malebranche, Leibniz, Bossuet, Fénelon, Bourdaloue, mais elles passionnaient les salons et la cour, le monde des lettres et de la politique, et l'oeuvre de Corneille et de Racine en contient les échos. Et pourtant ceux qui ont lu Pascal, Bossuet, Fénelon n'ont en général pas lu Saint-Augustin et Saint-Thomas d'Aquin, encore moins Jansenius et Molina, et ne voient que les répercussions politiques et littéraires de discussions dont le fond leur échappe : pour la plupart les termes de « grâce efficace » et « grâce suffisante » demeurent hermétiques parce que la notion même de la grâce reste vague dans leur esprit.

§ 5Faut-il donc renoncer à instruire nos contemporains de la doctrine de la grâce ? Faut-il se résigner à ce que les non-chrétiens ignorent définitivement ce que les chrétiens appellent « grâce » ? Faut-il se résigner à ce que la plupart des chrétiens prononcent le mot « grâce » chaque fois qu'ils récitent l'Ave Maria ou l'Acte de Contrition sans comprendre ce qu'ils disent ?

§ 6Ce serait purement et simplement renoncer à les instruire du christianisme lui-même et à les former à en vivre, car la grâce n'est pas dans le christianisme une notion secondaire surajoutée par une spéculation théologique qui se plairait à compliquer les choses, mais elle est la réalité fondamentale, elle est l'essentiel et le tout du christianisme au point qu'on peut dire que parler du christianisme, c'est parler de la grâce, que tout exposé du christianisme est un exposé sur la grâce, que traiter d'un point quelconque de la doctrine chrétienne, c'est traiter d'un des aspects de la grâce. On peut définir le christianisme en disant qu'il est la Révélation que Dieu nous aime : l'effet de cet amour, nous le verrons, n'est rien d'autre que la grâce. On peut définir le christianisme en disant qu'il est la Révélation que Dieu est « Notre Père » : nous venons que la grâce consiste justement à faire de nous des enfants de Dieu pouvant l'appeler « Notre Père », de sorte que chaque fois que nous récitons le Pater nous parlons de la grâce. On peut encore définir le christianisme en disant qu'il est la Révélation que Dieu est Trois Personnes et que nous sommes introduits dans la Société de ces Trois Personnes : nous verrons que la grâce est cette vie dans la Société des Trois Personnes Divines. On peut aussi définir le christianisme en disant qu'il est la Révélation que nous sommes sauvés par Jésus-Christ : cela veut dire que Jésus-Christ nous donne la grâce dont Il est la source. On peut enfin définir le christianisme en disant qu'il est la Vie de Jésus-Christ en nous : nous verrons que la grâce n'est

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Livre : La Grâce et nous Chrétiens Introduction Page 5 / 77 Auteur : Jean DAUJAT 1956

rien d'autre que cette vie de Jésus-Christ en nous. Ainsi le christianisme, c'est la grâce, et la grâce, c'est le christianisme. Et c'est pourquoi les controverses sur la grâce avaient une telle importance dans les siècles chrétiens.

§ 7À vrai dire rien n'importe plus pour nous, chrétiens ou non, que d'être instruits sur la grâce, car notre destinée tout entière en dépend : il s'agit de savoir si oui ou non Dieu nous aime et nous a créés pour qu'en raison de la place centrale de la grâce dans le christianisme vivre dans Son intimité comme des enfants avec leur Père recevant toute Sa perfection divine en héritage. Si la grâce est la clé de tout le christianisme, elle est aussi la clé de toute notre destinée.

§ 8C'est donc un problème fondamental que nous abordons dans ce volume sur la grâce. La principale difficulté se trouve dans le fait nous ne pourrons traiter de la grâce sans toucher à tous les aspects du christianisme, à tous les mystères chrétiens auxquels elle est liée, et cela nous obligera souvent à répéter ce qui est dit en d'autres volumes de cette collection et ce que nous avons dit nous-mêmes en d'autres ouvrages comme La vie surnaturelle, Connaître le christianisme et Vivre le christianisme, nous nous en excusons à l'avance auprès de nos lecteurs. Nous nous excusons de même si, en raison des dimensions de ce volume, notre exposé est souvent sommaire et incomplet : ceux qui souhaitent une étude plus approfondie pourront lire Les Merveilles de la grâce divine de Scheeben, La grâce et la gloire du R.P. Terrien S.J., Le juste du chanoine Cuttaz, Notre Père qui êtes aux cieux du R.P. Schryvers C.S.R., La Prédestination des Saints et la grâce du T.R.P. Garrigou-Lagrange O.P. Une étude absolument complète réclamerait la lecture dans le texte latin des grands Traités de Saint-Augustin, de Saint- Bernard, de Saint-Thomas d'Aquin, avec, pour ce dernier, les commentaires du cardinal Cajetan et de Jean de Saint- Thomas, et de gros ouvrages contemporains, comme le De gratia et libero arbitrio du R.P. del Prado O.P. et le De gratia du T.R.P. Garrigou-Lagrange O.P.

§ 9Nous avons dit à quel point le mot même de « grâce » est hermétique pour la plupart des chrétiens. Mais ce mot a bien d'autres emplois que dans le dogme catholique et la théologie, et il n'est pas inutile d'en rechercher l'origine et les divers sens pour mieux comprendre son introduction dans le vocabulaire chrétien.

§ 10Le mot français « grâce » traduit littéralement le latin gratia (tous ceux qui ont récité l'Ave Maria le savent), équivalent du grec charis, et qui dérive de l'adjectif latin gratus, en français agréable. Littré indique comme premier sens du mot « ce qui plaît », d'où comme sens dérivé « ce qui est accordé à quelqu'un comme lui étant agréable sans lui être dû strictement », et de là le sens encore plus dérivé de « pardon, indulgence ». Le Larousse donne comme premier sens « agrément, attrait », d'où comme sens dérivé « faveur gratuite, ce qu'on accorde à quelqu'un sans y être obligé » et finalement « pardon, remise gratuite de la peine encourue ». Le mot

« grâce » a aussi un emploi important en esthétique qui a fait dire à La Fontaine que la grâce est « plus belle encore que la beauté » et que H. Marion commente dans la Grande Encyclopédie en écrivant : « Ces lignes ne plaisent tant et ces mouvements n'ont ce charme souverain que parce qu'ils expriment ou symbolisent des choses aimables et attirantes entre toutes, la confiance, l'abandon, la tendresse... ce sont donc des dispositions morales, c'est la grâce du coeur, c'est la bonté, c'est l'amour que nous adorons en réalité dans la grâce du sourire, des manières, du langage...

L'amour est en dernière analyse l'essence même de la grâce. » En mythologie les Trois Grâces accompagnaient Aphrodite.

§ 11Ces dernières remarques nous permettent d'atteindre le fond même de la signification du mot grâce, signification indissolublement liée à l'amour. D'abord ce qui plaît, ce qui est agréable est ce qu'on aime : au fond de tout attrait il y a l'amour. Mais de cette forme première de l'amour qui est attraction vers l'objet aimé on passe à une forme supérieure de l'amour qui est don à l'être aimé : on fait alors ce qui plaît à l'être aimé, on cherche son agrément.

§ 12L'amour authentique se manifeste toujours par le don, et par dessus tout par le don de soi : on se donne à l'être aimé. Le don qui vient, qu'on reçoit de l'amour, tout ce qui est générosité de l'amour, telle est la signification

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Livre : La Grâce et nous Chrétiens Introduction Page 6 / 77 Auteur : Jean DAUJAT 1956

la plus profonde du mot « grâce ». D'où le sens de tout ce qui est donné sans être dû, de tout ce qui est pur cadeau, dont le pardon ou la remise de peine n'est qu'un cas particulier et dérivé. De là proviennent les mots « gratuit », « gratuité », « gratuitement » : ce qui est gratuit est agréable, mais est agréable parce que c'est donné et parce que c'est l'amour qui donne. De là dérivent aussi les expressions « bonne grâce » et « mauvaise grâce ».

§ 13Quant à la signification esthétique du mot « gracieux », on peut se demander ce que la grâce ajoute à la beauté. La beauté est tout ce qui plaît, tout ce qui attire. La grâce y ajoute le don. Une femme belle est gracieuse lorsqu'il y a un don d'elle-même, une manière de se donner qui s'ajoute à sa beauté. Tout ce qui est gracieux apparaît d'une certaine manière comme donné, et sous ce don transparaît la réalité profonde de l'amour. Et il n'y a qu'une fausse grâce là où il n'y a pas quelque chose d'un amour véritable. L'athée ne peut trouver qu'une fausse grâce à la nature s'il ne la croit pas sortie de quelque générosité divine.

§ 14Si l'on parle de la grâce d'une fleur, c'est qu'on y reconnaît quelque surabondance, car somme toute la reproduction des végétaux n'exige point une telle profusion, une telle luxuriance de formes et de couleurs. Il n'y a point de grâce dans ce qui est nécessaire ou exigé ou dû, comme dans ce qui est compté ou objet d'un marché : la grâce est toujours surabondance. Toute poésie est grâce et découverte de grâce, car elle fait toujours jaillir, au delà de toute connaissance rationnelle, quelque surabondance du mystère des choses, et à ce que la prose dirait d'une manière grammaticalement correcte et logiquement exacte et précise, la poésie ajoute la surabondance, donc la grâce d'une magie verbale enchanteresse. Les mots « charme » et « enchantement » conviennent, car si la grâce est don, elle est du même coup appel, appel à recevoir, appel à s'ouvrir à la générosité, finalement appel à l'amour et à l'échange d'amour et à la communion dans l'amour.

§ 15L'approfondissement du mot « grâce » laisse toujours entendre que les êtres ne sont pas murés, enfermés, emprisonnés en eux-mêmes, dans ce qui les sépare ou les coupe les uns des autres, avec leurs exigences et leurs droits bien comptabilisés, mais qu'il y a communication et ouverture des êtres les uns aux autres dans quelque surabondance où il y a à la fois appel et don et communion. L'univers de Sartre, avec son fossé de néant entre les êtres, est un univers sans grâce. Il n'y a de grâce que dans un monde de générosité. L'univers de lutte et de haine du marxisme est un univers sans grâce. Il n'y a de grâce que dans un univers où l'amour est inclus au fond même des êtres, où l'existence même des choses est jaillissement d'amour. La grâce est toujours dans ce jaillissement de l'amour comme en une source qui jaillit de la terre entr'ouverte, comme en une fleur qui s'épanouit, comme en l'éclosion fulgurante du printemps sur un paysage d'hiver, comme en un corps et un regard et un coeur de jeune fille prêts pour le don et la maternité. Et la grâce est encore splendeur, car il n'y a de grâce qu'en ce qui est donné à profusion comme l’eau et l'air et la lumière et les fleurs au printemps, et comme l'amour qui n'est authentique que s'il ne connaît pas de mesure : toute aridité, toute avarice, toute mensuration, s'opposent à la grâce.

Visuellement il n'y a plus de grâce dès que des contours ou des gestes sont arrêtés par une ligne trop nette : la grâce laisse toujours soupçonner quelque prolongement sans fin ou quelque fusion dans l'échange et la communion. Et c'est pourquoi, pour la raison qui compte et définit et délimite, la grâce est émerveillement : il n'y a point de grâce dans un univers parfaitement rationnel ou logique, dans le monde de Descartes ou de Hegel, la grâce suppose toujours le mystère, elle porte toujours en elle une surabondance cachée.

§ 16Voilà tout ce que nous avons pu trouver dans les significations et les résonances profanes du mot « grâce ».

§ 17Nous arrivons ainsi au sens que le mot « grâce » va prendre dans le vocabulaire religieux. On pourra le trouver dès une religion puérile ou même superstitieuse où l'on dira que l'on obtient « une grâce » quand une prière est exaucée : cela signifie alors tout ce que Dieu peut donner. Mais dans une religion authentique d'amour désintéressé de Dieu pour Lui-même le mot « grâce » va prendre un sens beaucoup plus profond. Et il prendra une place essentielle dans le vocabulaire de la Révélation judéo-chrétienne.

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Livre : La Grâce et nous Chrétiens Introduction Page 7 / 77 Auteur : Jean DAUJAT 1956

§ 18Dans l'Ancien Testament on lit souvent que le peuple juif ou que tel juste des temps anciens « a trouvé grâce devant Dieu » (Gen. VI, 8 ; XVIII, 3 ; XIX, 19 ; XXXIII, 10 ; XXXIX, 4 ; XLVII, 29 ; L, 4 ; Ex. XXXIII, 12, 13, 17 ; XXXIV, 9 ; I Reg. XVI, 22 ; XX, 3, 29 ; XXVII, 5 ; II Reg. XIV, 22 ; XV, 25 ; III Reg. XI, 19 ; Ruth II, 13

; Judith VI, 17 ; XII, 17 ; Esther II, 9 ; V, 8 ; VII, 3 ; VIII, 5 ; I Mac. X, 60 ; XI, 24) et la même expression est reprise dans l'Évangile (Lc I, 30). Cela veut dire que l'homme qui « a trouvé grâce » est agréable à Dieu et cela veut dire en même temps que Dieu lui fait un don, lui accorde un bienfait, mais l'important est que ces deux significations ne sont pas simplement juxtaposées, elles sont connexes et inséparables : l'homme par lui-même et laissé à ses seules forces et possibilités est pécheur, il ne peut donc mériter le bienfait de Dieu qui d'ailleurs s'il était mérité serait un dû et ne serait pas un pur don, l'homme pécheur ne peut par lui-même être agréable à Dieu, il faut pour cela qu'il reçoive un don de Dieu qui le transforme intérieurement, qui le purifie et le sanctifie en le parant de qualités qui le rendent agréable à Dieu. Déjà ainsi la grâce apparaît non seulement comme un pur cadeau de Dieu que l'homme ne mérite pas et ne peut par lui-même obtenir, mais comme quelque chose qui, une fois donné à l'homme par Dieu, le transforme intérieurement en le purifiant du péché et le rendant bon et saint : par la grâce Dieu communique à l'homme la sainteté dont Il est la source. Cette première analyse nous permet déjà d'éviter les grandes hérésies dont nous parlerons plus loin, les hérésies pélagiennes puisque la grâce apparaît comme pur don de Dieu que l'homme ne peut par lui-même obtenir ou mériter, les hérésies luthérienne et calviniste puisque par cette grâce l'homme cesse d'être pécheur pour être fait réellement bon et saint. L'Ancien Testament affirme bien que la grâce est un don de Dieu : « Dieu a donné sa grâce à son peuple » (Ex. III, 21 ; XI, 3 ; XII, 86), et il est dit à Judith (X, 8) : « Le Dieu de nos pères te donnera sa grâce ». Mais cette grâce est bien bonté et sainteté intérieures de l'homme : « L'homme bon puisera la grâce à la source qui est le Seigneur » (Prov. XII, 2) ; « La grâce et la miséricorde de Dieu sont en ses saints » (Sap. IV, 15). Le texte le plus complet de l'Ancien Testament, bien que le mot même de « grâce » n'y figure pas, se trouve dans Ézéchiel (XXXVI, 25-26) quand Dieu y parle ainsi : « De toutes vos souillures et de toutes vos idoles je vous purifierai. Et je vous donnerai un coeur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau.

§ 19Il reste que nous ne pouvons comprendre d'une manière aussi précise et profonde ces textes de l'Ancien Testament que parce que le Nouveau Testament nous a donné la notion de « grâce » dans sa plénitude : préparée par l'Ancien Testament, la Révélation de la vraie réalité de la grâce est une Révélation du Nouveau Testament.

L'Évangile emploie surtout le mot « grâce » pour désigner l'oeuvre de Dieu en Jésus déclaré « plein de grâce » (Jo.

I, 14) et « ayant la grâce en lui » (Lc II, 40) et en Marie saluée « pleine de grâce » : c'est donc la sainteté de Jésus et de Marie qui est l'oeuvre de Dieu. Mais c'est dans l'enseignement de Saint-Paul que le mot « grâce » va être employé couramment avec le sens précis que le dogme et la théologie catholique lui conserveront, c'est-à-dire le sens d'une sainteté que l'homme pécheur ne peut avoir par lui-même ni mériter par ses oeuvres et ses vertus et qui lui est donnée ou communiquée gratuitement par un pur cadeau de Dieu qui à la fois le purifie du péché et le sanctifie. Par exemple Saint Paul écrit aux Romains que nous sommes « justifiés gratuitement par sa grâce » (III, 24) et que nous sommes « sauvés parce que choisis par grâce car si c'est une grâce, cela ne vient pas de nos oeuvres, sans quoi la grâce n'est plus une grâce » (XI, 5-6) ; aux Corinthiens (I Cor. XV, 10) : « C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis » ; aux Éphésiens qu'ils ont « été sauvés par la grâce du Christ » (II, 5, 8) ; à Timothée (II, Tim. I, 9) que Dieu nous « a appelés non selon nos oeuvres mais selon sa grâce ». Et « chacun a la grâce selon la mesure selon laquelle il la reçoit du Christ » (Éph. IV, 7). Enfin Saint Paul écrit à Tite (III, 7) que « justifiés par la grâce nous héritons de la vie éternelle » et aux Éphésiens (I, 6) que Dieu « nous a gratuitement donné la grâce par son Fils bien aimé ». Cette grâce constitue vraiment depuis Jésus-Christ le régime de vie de l'humanité, car Saint Paul dit aux Romains (VI, 14) que nous ne sommes « plus sous le régime de la Loi, mais sous le régime de la grâce. »

§ 20Telle est la conception de la grâce qui sera reprise par toute la Tradition catholique et qui trouvera sa formulation définitive avec Saint Augustin et Saint Prosper, avec le concile d'Orange et la condamnation des hérésies pélagiennes. Viendront ensuite les développements théologiques dus à Saint-Bernard et à Saint-Thomas

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d'Aquin, les précisions définies par le concile de Trente contre Luther et Calvin. De cette Tradition que nous utiliserons dans toute la suite de notre exposé nous ne retiendrons ici que deux textes, l'un du Prince des théologiens, Saint Thomas d'Aquin, précisant que « la grâce parce qu'elle est donnée gratuitement exclut la notion de quelque chose de dû » (Ia IIae q. 111, a. 1, ad 2m), l'autre d'une des plus grandes mystiques, Sainte Catherine de Sienne, qui écrit : « Pourquoi avons-nous reçu tant de grâce ? Est-ce à cause de nos vertus ? Non, mais réellement à cause de Son infinie miséricorde. » On voit par là que cette Tradition catholique ne fait que développer une notion de la grâce que nous avons déjà trouvée complètement dans l'enseignement de Saint Paul.

§ 21Nous sommes maintenant à même de comprendre l'emploi du mot « grâce » et le rôle fondamental de la notion de « grâce » dans la doctrine chrétienne.

§ 22Comme nous l'avons dit la signification religieuse du mot « grâce » pourrait s'appliquer soit à une qualité par laquelle l'homme est agréable à Dieu, soit à une faveur que Dieu accorde à l'homme : les hérésies pélagiennes ne retiendront que le premier sens, Luther et Calvin que le second. Mais un approfondissement religieux authentique nous fait comprendre que ces deux sens sont inséparables et qu'on ne peut les admettre que tous deux à la fois. D'une part l'homme ne peut être vraiment agréable à Dieu que s'il y a en lui quelque chose qui ressemble à Dieu, quelque chose de la sainteté de Dieu, quelque chose qui répond au commandement que le Christ donnera dans le sermon sur la montagne : « Soyez parfaits comme Votre Père céleste est parfait », ce qui suppose que Dieu communique à l'homme quelque chose de Lui-même, quelque chose de Sa sainteté divine ; on est ainsi conduit à l'idée que Dieu donne à l'homme quelque chose que la nature humaine ne comporte pas et à quoi l'homme ne peut pas arriver par ses efforts, quelque chose qui est un pur don de Dieu donné à l'homme gratuitement, sans mérite préalable de sa part, pour rendre l'homme semblable à Dieu et saint de la sainteté même de Dieu. D'autre part un don de Dieu ne vient pas seulement d'une personne riche et puissante capable de distribuer toutes sortes de bienfaits, mais, comme nous le verrons, de Celui qui est l'auteur même de notre existence et de l'existence de toutes choses, l'auteur de tout bien et de toute perfection, de Celui qui vis-à-vis de la créature est toujours source d'existence, de bien, de perfection ; donc un don de Dieu doit nous transformer intérieurement dans notre être même, nous enrichir d'une perfection nouvelle, et si ce don mérite vraiment le nom de « grâce », c'est qu'il s'agit de quelque chose qui n'est pas dû à notre nature humaine, que celle-ci ne comporte pas mais reçoit gratuitement comme un pur cadeau, et ainsi on arrive à la notion d'une sainteté surhumaine, vraiment divine, que par la grâce Dieu communique à l'homme.

§ 23L'essentiel de la notion chrétienne de grâce est donc quelque chose que l'homme est par lui-même, quels que soient ses mérites et ses efforts, incapable d'obtenir, quelque chose que sa nature humaine ne comporte et ne réclame pas et qui ne lui est pas dû, donc le mot « grâce » signifie qu'il y a en nous quelque chose d'infiniment supérieur à notre nature humaine et à toutes nos possibilités naturelles et qu'on appelle pour ce motif la vie surnaturelle : « grâce » et « vie surnaturelle » désignent la même réalité, le mot « grâce » précisant davantage que nous le recevons gratuitement sans l'avoir mérité, que c'est de la part de Dieu pur don, pur cadeau, pure générosité.

L'absolue gratuité de la vie surnaturelle est un des dogmes les plus fondamentaux du christianisme, c'est pourquoi l'Église a toujours été particulièrement vigilante contre les hérésies comme le baïanisme et l'immanentisme qui la méconnaissent, et tout récemment encore le pape actuel Pie XII y a insisté avec vigueur dans l'encyclique Humani generis comme Saint Pie X l'avait fait il y a un demi-siècle dans l'encyclique Pascendi.

§ 24Certes notre existence même et notre nature humaine sont l'oeuvre de Dieu et par conséquent des dons de Dieu, mais à ce que cette nature humaine comporte la générosité infinie de Dieu a ajouté cette pure surabondance qu'est la grâce. En nous créant, Dieu nous donne l'existence, l'intelligence, la liberté, toutes les perfections naturelles de l'homme : par la grâce Dieu SE donne Lui-même, c'est Sa propre sainteté divine qu'Il nous communique. Par la création Dieu est un Amour qui donne, par la grâce Il est un Amour qui SE donne. La grâce est

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profusion, surabondance du don et de la générosité jusqu'au don de soi. La Révélation chrétienne du mystère de la grâce nous découvre que l'Amour infini qui est Dieu est Don de Lui-même et Don sans mesure.

§ 25Notre raison ne peut comprendre que ce qui est à la mesure de l'homme : un tel don est mystère, nous ne le connaissons que par la Révélation chrétienne ; notre intelligence humaine ne peut se faire aucune idée de cette sainteté divine qui est en nous par la grâce et en laquelle Dieu Lui-même nous est donné, mais nous le croyons par la foi.

§ 26Cela revient au fond, parce que Dieu nous l'a révélé, à croire que Dieu nous aime ; ce qui est à la source de la grâce, c'est cet Amour infini de Dieu allant jusqu'au Don sans mesure de Lui-même. C'est parce que Dieu nous aime qu'Il nous donne une sainteté par laquelle étant semblables à Lui, nous sommes agréables à Son regard.

Parler de « grâce » et parler d'être « aimé de Dieu » est synonyme : être « en état de grâce », c'est être chéri de Dieu. Cela apparaît bien si l'on considère cette plénitude de grâce de Marie que nous réaffirmons chaque fois que nous récitons l'Ave Maria. Les deux mots latins gratia plena (littéralement en français « pleine de grâce ») traduisent un seul mot grec du texte original de Saint Luc et ce mot grec signifie simplement que Marie est l'objet du plus grand amour de Dieu et de la plénitude de l'Amour divin. L'expression « bénie entre toutes les femmes » que nous ajoutons est un excellent commentaire, car la parole de l'Archange veut bien dire que Marie est la plus aimée, la plus chérie de Dieu de toutes les créatures, et cela jusqu'au don de Dieu le plus total qui puisse être : la plénitude de l'amour de Dieu se déverse sans mesure en Marie. « Pleine de grâce » veut dire que Marie est le réceptacle d'un Amour qui n'a pas de limite. Il nous semble que la meilleure traduction du texte grec de Saint-Luc serait : « Réjouis-toi, Marie, tu es la Bien-aimée de Dieu. »

§ 27Mais nous verrons que Marie est le canal par lequel l'Amour infini fait homme en elle se déverse en tous les réceptacles que nous sommes : la notion de grâce signifie que nous sommes les réceptacles de l'Amour infini, nous sommes les bien aimés de Dieu. Et il faudra recevoir cet Amour infini qui Se donne ainsi à nous en y adhérant par notre propre amour : en nous aimant Dieu nous appelle à L'aimer, la grâce est appel d'amour, appel à recevoir l'amour dont Dieu a l'initiative première, appel à s'ouvrir à la générosité divine. La Révélation chrétienne est une déclaration d'amour de la part de Dieu : déclaration d'amour de Dieu à Marie par les paroles de l'archange Gabriel à l'Annonciation, puis en la nuit de Noël déclaration d'amour de Dieu à l'universalité des hommes quand les anges ont chanté « Paix aux hommes à qui Dieu veut du bien. » Remarquons ici que la traduction courante « Paix aux hommes de bonne volonté » est un contresens : ce contresens serait une hérésie pélagienne si l'on comprenait que les hommes peuvent mériter la grâce par leur bonne volonté ; ce contresens constitue un texte orthodoxe si l'on comprend que, comme nous le dirons, la bonne volonté des hommes est l'oeuvre de la grâce, mais c'est quand même un contresens, car il est clair à la lecture du texte original grec qu'il ne s'agit pas de la volonté ; ce contresens constitue un texte orthodoxe si l'on comprend Dieu qui en voulant du bien aux hommes, en les aimant, leur donne cette paix dont Dieu est l'auteur. Par les anges Dieu annonce la paix aux hommes parce qu'Il veut leur bien, parce qu'Il les aime : c'est une déclaration d'amour de Dieu à tous les hommes qui sont les réceptacles de Son amour. Et c'est cette déclaration d'amour que tous les apôtres et tous les missionnaires devront répercuter jusqu'aux extrémités de la Terre : ils sont envoyés par Jésus-Christ pour apprendre aux hommes que Dieu les aime, ils devront aborder tous les hommes pour leur dire que Dieu les aime.

§ 28La grâce est donc appel à l'échange d'amour entre Dieu et l'homme puisqu'elle est appel à adhérer par amour à l'amour que Dieu a pour nous. La grâce réalise l'échange d'amour entre Dieu et nous. La grâce est échange d'amour, communion dans l'amour entre Dieu et l'homme parce qu'elle est communication par Amour de Dieu à l'homme.

§ 29Cette notion chrétienne de la grâce, dont l'essentiel se trouve dans le Nouveau Testament, a été développée progressivement par la Tradition catholique.

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§ 30Il n'est pas inutile d'en tracer ici un très bref historique. Ceux qui souhaiteraient une étude historique plus complète la trouveraient dans Gratia Christi du R.P. Rondet S.J., ouvrage fondamental dont nous extrairons quelques citations.

§ 31Les problèmes du mérite et de la prédestination, qui à partir de Pélage et de Saint Augustin occuperont une place si importante dans la théologie de la grâce, n'ont guère été envisagés par les grands auteurs chrétiens des premiers siècles. Ceux-ci parlent de la grâce à propos du rôle sanctifiant du Saint-Esprit et à propos du baptême : ils insistent sur l'essentiel de la grâce qui est de nous faire membres de Jésus-Christ et en Lui fils adoptifs du Père, divinisés par le Saint-Esprit et ainsi rendus « participants à la nature divine » selon l'expression de saint Pierre (II Pet. I, 4) que nous commenterons et expliquerons longuement plus loin. Le premier grand auteur à citer est Saint Irénée, légataire direct, à travers Saint Polycarpe, de la pensée de Saint Jean, qui écrit que Dieu s'est fait homme « pour que l'homme devienne participant à Dieu (Contre les hérésies, IV, 28, I), « pour que nous recevions par Lui l'adoption » (ib., III, 16, 3), « pour que nous récupérions en Jésus-Christ ce que nous avions perdu en Adam, c'est- à-dire d'être à l'image et ressemblance de Dieu » (ib. III, 18, I), et que le Saint Esprit « nous élève à la vie de Dieu » (ib. V, 9, I). Saint Irénée marque déjà bien la distinction de la nature et de la grâce en écrivant (ib. IV, 38, 4) : « Nous ne sommes pas créés dieux initialement, mais d'abord hommes, et ensuite rendus dieux. » Clément d'Alexandrie emploiera le premier le verbe « diviniser ».

§ 32Au IVe siècle et avant saint Augustin, les problèmes de la grâce seront surtout traités à propos de la définition précise du dogme de la Trinité. Saint Athanase, dans ses discussions contre Arius qui niait la divinité du Verbe développe avec prédilection ce thème qu'il faut bien que le Verbe soit Dieu pour qu'Il ait le pouvoir de nous diviniser par la grâce, qu'il faut qu'Il soit Fils de Dieu par nature pour nous rendre fils adoptifs en Lui, thème repris au siècle suivant par Saint Cyrille d'Alexandrie dans les discussions contre Nestorius et à propos de la définition précise du dogme de l'Incarnation. Saint Athanase marque bien aussi la distinction de la nature et de la grâce en distinguant la création qui nous fait créatures et l'adoption qui nous fait fils (thème repris par saint Cyrille de Jérusalem et saint Jean Chrysostome). Dans la discussion contre les Macédoniens qui niaient la divinité du Saint Esprit, Saint Basile, Saint Grégoire de Nazianze, Saint Jean Chrysostome, Saint Cyrille de Jérusalem développent qu'il faut bien que le Saint Esprit soit Dieu pour qu'Il ait le pouvoir de nous diviniser par la grâce. Saint Basile définit la grâce en disant que « nous devenons Dieu » (Traité du Saint Esprit IX, 23). Enfin Saint Hilaire et Saint Ambroise traitent de la grâce à propos de l'habitation de la Sainte Trinité dans l'âme divinisée par la grâce.

§ 33Saint Augustin reprend en de nombreux passages tous les thèmes antérieurs que nous venons de résumer

1, mais la plus grande partie de son oeuvre considérable sur la grâce est consacrée à maintenir la doctrine de Saint Paul contre l'hérésie de Pélage que condamneront le pape Zosime et le concile de Carthage (418) : c'est alors toute la théologie du mérite et de la prédestination qui s'élabore en des oeuvres comme le Traité de la grâce et du libre arbitre, le Traité de la nature et de la grâce, le Traité de la grâce du Christ et du péché originel, le Traité de la prédestination des Saints, le Traité du don de la persévérance. Il sera désormais bien établi que nous ne pouvons par nous-mêmes mériter, comme le prétendait Pélage, que c'est la grâce pur don de Dieu qui nous donne nos mérites auxquels pourtant nous consentons librement. Citons quelques textes de Saint Augustin bien caractéristiques de cette doctrine : « Aucun homme n'a rien de lui-même, si ce n'est le mensonge et le péché » (In Jo. V, 1) ; « Tous les biens, grands, moyens et petits, venant de Dieu, il en résulte que c'est de Dieu aussi que vient le bon usage de notre volonté libre » (Retract. I, 9, 6) ; « Dieu opère en l'homme la volonté même de croire et c'est toujours Sa miséricorde qui nous prévient, mais de répondre à l'appel divin ou bien de s'y refuser, cela appartient à la volonté » (Traité de l'esprit et de la lettre, 60) ; « le libre arbitre n'est pas supprimé par la grâce, mais renforcé, car la grâce guérit la volonté par laquelle le bien est aimé » (ib. 52).

§ 34Au siècle suivant, des auteurs de haute valeur spirituelle comme Cassien et Saint Vincent de Lérins

1 Voici par exemple un texte de lui qui, en une langue admirable, condense toute la Tradition antérieure : Dieu le Fils « demeurant en Sa nature S'est fait participant à notre nature pour que nous, demeurant en notre nature, soyons rendus participants à Sa nature » (lettre 140, 10).

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tomberont dans l'erreur appelée semi-pélagienne en soutenant que si l'achèvement du salut ne peut venir de nous seuls sans la grâce (hérésie pélagienne) le commencement du salut pourrait pourtant venir de nous seuls nous disposant et préparant à la réception de la grâce : ils seront réfutés par Saint Léon, Saint Prosper, Saint Césaire qui maintiendront la doctrine bien établie par Saint Augustin, et en 529 le concile d'Orange condamnera le semi- pélagianisme en définissant que le début même de l'oeuvre du salut nous est donné par la grâce.

§ 35Au cours des siècles suivants l'enseignement de Saint Augustin trouvera donc d'éminents continuateurs avec Saint Léon, Saint Prosper, Saint Césaire déjà nommés, puis Saint Grégoire le Grand, Saint Isidore de Séville, Saint Bède, Saint Anselme. Saint Léon écrit à l'évêque d'Aquilée : « Si la grâce n'est pas donnée, elle n'est plus une grâce, mais une récompense de nos mérites. » Saint Grégoire dit (In Ez. I, hom. 9, 2) : « Il faut savoir que seul le mal nous appartient en propre. Le bien au contraire est de nous, mais aussi du Dieu tout puissant qui par les aspirations intérieures, nous prévient afin de nous faire vouloir, et qui vient ensuite à notre aide pour que nous ne veuillions pas en vain, mais que nous puissions accomplir ce que nous voulons. La grâce prévient, la bonne volonté suit, et ainsi ce qui est un don du Dieu tout-puissant devient notre mérite à nous. » Saint Grégoire écrit encore (Morales, XXIV, 10) : « Dans l'acte bon, la grâce divine nous prévient, notre libre arbitre suit » ; (ib. XXXIII, 40) :

« Le bien que nous faisons est de Dieu et de nous, de Dieu par la grâce prévenante, de nous par la libre bonne volonté. » Saint Isidore de Séville écrit (Sentences II, 5) : « La justification vient à la fois de Dieu qui la donne et de l'homme qui la reçoit. » Enfin Saint Anselme (Méditations, 18) dit à Dieu : « Tous nos biens sont tes dons. Nous ne pouvons te servir et te plaire autrement que si tu nous le donnes. »

§ 36Cependant que se développe ainsi la réfutation des hérésies pélagiennes apparaissent des courants opposés où se préparent les hérésies de Calvin et de Jansénius. Ils se condenseront au XIe siècle dans la théorie de Godescalc sur la double prédestination (à l'enfer comme au ciel) condamnée au concile de Quercy. Au XIIe siècle les thèses pélagiennes renaissantes avec Abélard sont terrassées par Saint Bernard qui reprend de main de maître l'exposition de la doctrine de Saint Augustin, suivi au siècle suivant par Saint Bonaventure.

§ 37Au XIIIe siècle Saint Thomas d'Aquin, constituant la science théologique en un corps de doctrine cohérent et complet que « l'Église a fait sien » (Benoît XV), va faire de toute la théologie de la grâce un ensemble ordonné, bien enchaîné et harmonieux, que reprendra désormais à sa suite tout l'enseignement théologique et dont ce petit livre résumera l'essentiel. Malheureusement la fin du Moyen-Âge, par la faute d'Occam, Biel et quelques autres, ne sera pas fidèle à Saint Thomas d'Aquin et c'est une théologie de la grâce déformée que rencontreront Luther et Calvin. Ainsi deviendra nécessaire le redressement du concile de Trente qui donnera sa formulation définitive au dogme catholique de la grâce en condamnant les hérésies luthériennes et calvinistes en même temps que les hérésies opposées pélagiennes. Le XVIIe siècle verra encore condamner les hérésies de Baius, Jansenius (qui constitue une sorte de semi-calvinisme) et Quesnel. Il est en même temps occupé par d'interminables controverses entre les différentes écoles théologiques orthodoxes que les dimensions limitées de ce petit livre ne permettront pas d'étudier ici.

§ 38La grande renaissance théologique de la fin du XIXe et du XXe siècles (liée au retour à Saint Thomas d'Aquin) verra refleurir la théologie de la grâce avec notamment Scheeben, le R.P. Terrien. S.J., le T.R.P. Gardeil O.P., le T.R.P. Garrigou-Lagrange O.P., le R.P. Mersch S.J., Dom Marmion O.S.B.

§ 39Nous avons pu ainsi, à partir d'une analyse du vocabulaire chrétien, donner la signification essentielle et l'historique de la notion de grâce dans le christianisme. Ce livre devra maintenant exposer d'une manière enchaînée et ordonnée la doctrine chrétienne de la grâce.

§ 40Puisque la grâce est quelque chose qui dépasse infiniment toutes les possibilités naturelles de l'homme, on ne peut exposer avec précision ce qu'est la vie surnaturelle de la grâce qu'après avoir fait l'inventaire des possibilités naturelles de l'homme, pour pouvoir montrer à quel point elle les dépasse. Il y aura donc, avant de

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parler de la grâce, un chapitre préliminaire qui sera : Possibilités et limites de la nature humaine 2.

§ 41Il faudra alors expliquer d'une manière précise ce qu'est la vie surnaturelle : ce sera le fondement de toute la doctrine de la grâce dans un premier chapitre qui considérera : le don de Dieu à l'homme ou la grâce sanctifiante.

§ 42Cette grâce sanctifiante non seulement ne nous est donnée initialement mais n'est conservée en nous et n'augmente en nous et n'est maintenue en nous à l'instant de la mort que par une action de Dieu en nous qu'on appelle la grâce actuelle, et d'ailleurs cette action de Dieu peut déjà agir en nous pour préparer le terrain à la grâce sanctifiante avant qu'elle nous soit donnée. Donc, pour connaître les conditions d'existence de la vie surnaturelle il faudra un second chapitre qui considérera l'action de Dieu en nous ou la grâce actuelle.

§ 43Il nous restera à étudier la source d'où nous vient la grâce qui est Jésus-Christ : nous verrons comment l'homme pécheur ne peut sortir de sa condition pécheresse que grâce à la parfaite et surabondante réparation du péché réalisée par la croix de Jésus-Christ, de sorte que pour l'humanité issue d'Adam et Ève, Jésus-Christ est la source unique de toute grâce. Il faut donc savoir comment la grâce de Jésus-Christ se déverse en nous par les sacrements et comment aussi se constitue l'organisme de grâce qui est l'Église. D'où un troisième chapitre qui considérera Jésus-Christ source unique de la grâce.

§ 44Nous pourrons alors conclure que toute la vie spirituelle du chrétien n'est que floraison et épanouissement de la vie de la grâce et qu'il n'y a pas de vie spirituelle authentique sans la grâce à la source, d'où notre conclusion : Pour une spiritualité de la grâce.

2 Le caractère philosophique de ce chapitre le fera peut-être paraître ardu au lecteur mais la suite en fera comprendre la nécessité.

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CHAPITRE PRÉLIMINAIRE — POSSIBILITÉS ET LIMITES DE LA NATURE HUMAINE

LA CONNAISSANCE

§ 45L'homme possède en commun avec les animaux, une extraordinaire perfection qui les distingue des êtres inanimés et des végétaux, c'est le pouvoir de connaître. L'être qui n'est pas doué de connaissance est strictement limité à lui-même, comme enfermé et emprisonné en lui-même sans ouverture sur le reste du monde, sans communication avec les autres êtres qui sont pour lui comme s'ils n'étaient pas. L'être doué de connaissance est ouvert sur le reste du monde en le connaissant, en communication avec tout ce qu'il connaît. Bien plus, nos actes de connaissance sont quelque chose de nous, et ce que nous connaissons est présent dans notre acte de connaissance, donc tous les êtres que nous connaissons sont vraiment présents en nous dans la connaissance que nous en avons. Le verbe « connaître » n'a de sens qu'avec un sujet et un complément qu'on appelle l'objet, le sujet est ce qui connaît et l'objet ce qui est connu : on pourra alors dire avec précision que la connaissance est présence de l'objet connu dans le sujet connaissant (présence non point matérielle, mais immatérielle, et ce genre de présence est tellement propre au cas de la connaissance qu'on ne peut le comparer à aucune autre forme de présence), car le sujet ne connaît qu'en possédant en lui la présence de l'objet dans la connaissance qu'il en a.

Connaître, c'est donc d'une certaine manière posséder en soi tout ce que l'on connaît, enrichir son être propre de l'être de tout ce que l'on connaît ainsi possédé en soi dans et par la connaissance qu'on en a. On comprend donc quelle extraordinaire perfection est la connaissance puisque l'être doué de connaissance, loin d'être limité à son être propre, est par la connaissance enrichi de la présence et de la possession en lui de tout ce qu'il connaît. La connaissance est donc le grand moyen de communication des êtres, d'ouverture des êtres les uns aux autres : les êtres sans connaissance sont absolument cloisonnés, séparés, les êtres doués de connaissance ont une telle communication de leur être qu'en se connaissant ils sont présents les uns dans les autres, que chacun a en lui les autres en les connaissant. L'être qui connaît dilate son être propre à la mesure de tout ce qu'il connaît possédé en lui par la connaissance. C'est ainsi que la connaissance est augmentation d'être, enrichissement, perfection. C'est pourquoi nous verrons que seul l'être doué de connaissance est susceptible de vie surnaturelle.

§ 46Les moyens de connaissance de l'animal se limitent à la sensibilité : l'animal connaît le monde extérieur par l'action physique que ce monde exerce sur ses organes au moyen de phénomènes tels que la lumière, le son, la chaleur. C'est donc une connaissance extrêmement limitée puisqu'elle ne peut pas avoir lieu sans action physique exercée sur les organes des sens. La vue ne connaît que la lumière agissant sur les yeux (et par là elle connaît les objets lumineux ou éclairés), l'ouïe ne connaît que le son agissant sur les oreilles (et par là elle connaît les objets qui émettent un son), etc. La sensibilité ne connaît donc rien d'autre des choses que leurs propriétés physiques : couleurs, sons, odeurs, etc.

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L'INTELLIGENCE

§ 47L'homme possède la sensibilité en commun avec tous les animaux, mais ce qui le distingue de toutes les autres espèces animales et définit sa nature humaine, c'est de posséder en outre une autre forme de connaissance, bien distincte de la sensibilité et très supérieure, qui est l'intelligence. Par l'intelligence l'homme connaît les natures des choses. Par exemple : par la vue je connais d'un homme la couleur de ses cheveux et de ses yeux, par l'ouïe je connais le son de sa voix et le bruit de ses pas, mais par l'idée d'homme que conçoit et saisit mon intelligence je connais sa nature humaine. Quand je connais un objet par la sensibilité, je puis le décrire par ses caractères physiques et sensibles (couleurs, sons, odeurs, etc.). Quand par l'intelligence j'ai l'idée d'un objet, je puis le définir, c'est-à-dire expliquer ce qu'il est parce que je connais sa nature. Et c'est parce que l'intelligence connaît ainsi les natures des choses que l'homme peut inventer, progresser, prévoir, organiser.

§ 48La sensibilité atteint l'extérieur des choses en les atteignant dans leurs caractères physiques extérieurs (par le moyen de l'action physique exercée par la lumière, le son, la chaleur, etc.), mais le regard de l'intelligence pénètre à l'intérieur des choses pour découvrir en elles ce qui les constitue dans leur être le plus profond, ce qu'elles sont, c'est-à-dire ce qu'on appelle leur nature (le mot même d' « intelligence » signifie ce regard qui pénètre au dedans des choses, qui éclaire leur intériorité).

§ 49Pourtant, dans l'unité de l'être humain, sensibilité et intelligence, tout en étant distinctes, ne sont ni séparées ni indépendantes l'une de l'autre. C'est un fait que l'homme à sa naissance n'a en lui aucune idée, aucune connaissance intellectuelle, rien de ce que certains philosophes ont appelé « inné », mais au fur et à mesure que nos yeux voient, que nos oreilles entendent, que nos mains touchent, que nous connaissons le monde extérieur par la sensibilité, notre intelligence forme en elle des idées et nous acquérons des connaissances intellectuelles : toutes sont tirées des données de l'expérience sensible, toute l'histoire de la pensée humaine prouve que celle-ci ne progresse et ne parvient à connaître le monde de mieux en mieux qu'en se mettant à l'école de l'expérience, point de départ unique et irremplaçable de toute activité intellectuelle. Nous pouvons même ajouter que tout ce dont nous n'avons pas l'expérience est inconcevable pour nous, nous ne pouvons nous en faire aucune idée.

§ 50Il faut en conclure que l'intelligence humaine ne connaît rien directement, car elle n'a aucun contact direct avec la réalité à connaître : nous n'avons de contact direct avec la réalité extérieure que par l'action qu'exercent la lumière, le son, la chaleur, etc. sur les organes de nos sens. Mais une fois que l'expérience sensible nous a ainsi mis au contact du réel à connaître, alors que la sensibilité elle-même n'en connaît que des couleurs, des sons, des odeurs, des phénomènes physiques, le regard de l'intelligence pénètre à travers ces données de l'expérience sensible jusqu'à la nature de la réalité à connaître, jusqu'à ce qui la constitue dans son être même, et c'est ainsi que nos idées et connaissances intellectuelles sont par l'activité de l'intelligence tirées, extraites des données de l'expérience : « extraites », ou, comme on dira plus couramment d'un mot synonyme, « abstraites ».

L'abstraction est l'activité fondamentale de l'intelligence humaine par laquelle celle-ci forme en elle les idées dites

« abstraites » parce qu'elles sont extraites par elle des données fournies par l'expérience, du contact établi par l'expérience avec la réalité à connaître.

§ 51Une conséquence très importante pour la suite de ce livre, c'est que tout ce qui ne peut être atteint par l'expérience sensible, donc tout ce qui est immatériel ou spirituel est absolument et définitivement incompréhensible pour l'intelligence humaine qui ne peut et ne pourra jamais s'en faire la moindre idée puisque nous ne pouvons concevoir que ce dont nous avons l'expérience. Il y a donc là pour notre intelligence un domaine de mystère ou d'obscurité à tout jamais impénétrable pour elle tant qu'elle demeure limitée à ses capacités naturelles

3.

3 Nous verrons par la suite que notre idée de Dieu Le connaît indirectement par l'intermédiaire de Ses oeuvres mais ne L'atteint pas en Lui-même.

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§ 52Une autre conséquence est que notre activité intellectuelle ne se limite pas à la formation des idées. Car une idée, parce qu'elle est abstraite, ne connaît jamais le tout d'une réalité quelconque, mais seulement quelque aspect intelligible de cette réalité. Par exemple : par l'idée d'homme je connais de Pierre sa nature humaine, mais je ne connais pas le tout de Pierre. D'où la nécessité de multiplier les idées : quand je sais que Pierre est homme, j'aurai encore à savoir qu'il est libre (idée de liberté), qu'il est musicien (idée d'aptitude à la musique), etc. Il faut alors relier les idées entre elles quand elles nous font connaître les divers aspects d'une même réalité : c'est l'oeuvre du jugement. Par exemple je fais un jugement en disant que cet homme est musicien ou que l'homme est libre. Par le jugement l'intelligence se prononce sur la réalité à connaître en affirmant ou en niant. Le jugement n'est une connaissance intellectuelle valable que s'il est conforme à la réalité à connaître, c'est-à-dire vrai : la vérité est la qualité essentielle du jugement.

§ 53Le jugement lui-même est encore partiel : après avoir joint les idées entre elles dans le jugement (par exemple les idées d'homme et de liberté dans le jugement : l'homme est libre), il faudra faire se succéder et enchaîner entre eux les jugements dans le raisonnement.

§ 54On comprend ainsi à quel point l'acquisition de nos connaissances intellectuelles est un long, difficile et progressif travail puisqu'après avoir exploré le réel par l'expérience et formé les idées par l'abstraction, il faut relier les idées entre elles dans le jugement et enchaîner les jugements dans le raisonnement. L'intelligence humaine est ainsi partielle, successive et progressive : partielle parce qu'elle ne connaît jamais d'un seul coup la totalité du réel, successive car nos connaissances partielles doivent succéder les unes aux autres pour se compléter, progressive parce que dans cette succession il y a enrichissement ou progrès. On exprime cela en disant que l'intelligence humaine est discursive (comme le discours qui progresse en étant composé de parties qui se succèdent) et cette connaissance qui connaît les uns après les autres, d'une manière multiple et divisée, les divers aspects du réel, s'oppose à une connaissance intuitive (dont sont seuls capables les esprits purs) qui atteint et embrasse d'un seul regard la totalité d'une réalité saisie à la fois en tous ses aspects (parce que l'intelligence des esprits purs, ne dépendant pas de la sensibilité, connaît directement sans avoir à extraire ses connaissances de l'expérience).

§ 55Ces caractères de l'intelligence humaine entraînent la possibilité de l'erreur si l'on fait à tort, d'une manière non conforme au réel, la liaison des idées dans le jugement (par exemple si l'on joignait l'idée de pierre et l'idée de vie en disant que la pierre est vivante) ou l'enchaînement des jugements dans le raisonnement.

§ 56Malgré ce risque de l'erreur, il y a 2 cas où nous pouvons avoir la certitude absolue de la vérité : 1°

grâce à l'évidence immédiate de l'expérience lorsque nous affirmons ce qui nous est donné directement par l'expérience, par exemple ce que nos yeux ont vu (c'est ainsi que les Apôtres ont affirmé la résurrection de Jésus- Christ) ; 2° lorsque nous affirmons une conclusion démontrée par un raisonnement rigoureux (et nous verrons que tel est le cas pour l'affirmation de l'existence de Dieu).

§ 57Donc malgré la possibilité et le risque de l'erreur il y a des cas où la connaissance de la vérité est certaine. En revanche, si l'erreur n'est qu'un risque et un accident, l'ignorance est inévitable et vient toujours limiter notre connaissance intellectuelle : il résulte de son caractère partiel, successif, progressif, qu'elle n'est jamais achevée, que nous aurons toujours du nouveau à découvrir, donc qu'elle est toujours limitée, incomplète (quoique certaine en ce qu'elle peut affirmer), que nous ne connaissons jamais le tout d'une réalité quelconque, que la richesse et la complexité inépuisables du réel débordent et dépassent toujours la connaissance que nous en avons, que la réalité a en elle une surabondance que notre connaissance intellectuelle pénétrera de mieux en mieux en progressant mais ne pourra jamais épuiser. Comme Shakespeare nous le dit dans Hamlet, « il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que ne peut en tenir notre philosophie ».

§ 58Telles sont les possibilités et les limites de notre nature humaine dans l'ordre de la connaissance.

Examinons maintenant ce qu'elles sont dans l'ordre de l'action

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VOLONTÉ, LIBERTÉ, VIE MORALE

§ 59Tout être imparfait tend à se perfectionner, donc porte en lui des inclinations vers les perfections qui lui manquent. Tout ce qui peut d'une manière ou d'une autre perfectionner un être s'appelle un bien (le mot « bien » est donc pris ici au sens le plus général de tout objet d'une inclination, de tout ce vers quoi l'on peut tendre, et non au sens plus restreint de bien moral que nous définirons plus loin). Il y a ainsi en tout être des inclinations vers des biens. Ce sont ces inclinations qui portent tous les êtres à agir, à entrer en activité, pour obtenir les biens vers lesquels ils tendent, et c'est pourquoi tout l'univers est en perpétuelle activité, en incessante transformation. Le bien qu'une activité tend à obtenir s'appelle son but (mais ce but n'est conscient que chez les êtres doués de connaissance) ou sa fin (parce que l'activité qui a atteint son but ou sa fin est finie ou terminée).

§ 60Chez les êtres doués de connaissance il y a des inclinations vers des biens connus, des inclinations résultant de la connaissance des biens vers lesquels ils tendent. La première de ces inclinations, source de toutes les autres, est l'amour qui est le fondement et le moteur premier de toutes les activités des êtres doués de connaissance : ils agissent parce qu'ils tendent vers ce qu'ils aiment. L'amour s'épanouit en joie dans la possession du bien aimé, en souffrance dans sa privation. Le verbe « aimer » comme le verbe « connaître » n'a de sens qu'avec un sujet et un complément : tout amour comporte un sujet qui aime et un objet qui est aimé. Et l'amour, quoique d'une manière très différente de la connaissance, comporte aussi une présence de l'objet aimé dans le sujet aimant : l'objet aimé est présent (non point matériellement, mais d'une manière propre au mouvement de l'amour) dans le sujet aimant par l'attrait qui entraîne ce sujet aimant vers lui. L'amour est donc, quoique différemment de la connaissance, grand moyen de communication et de communion des êtres : par l'amour les êtres qui tendent les uns vers les autres sont présents les uns dans les autres par l'attrait qui les entraîne les uns vers les autres, ils sont ainsi en quelque sorte mis et tirés hors d'eux-mêmes, sortis de leurs limites en étant donnés les uns aux autres. L'être qui aime sort de lui- même dans un mouvement qui le tire hors de lui pour se donner à l'être aimé.

§ 61Chez tous les animaux (l'homme y compris) nous trouvons les inclinations de la sensibilité qui tendent vers des biens sensibles connus par la sensibilité : ce sont les sentiments, les émotions, les passions. Ces inclinations de sensibilité sont le produit du fonctionnement de l'organisme, de l'état des nerfs et des glandes : nous n'en avons donc pas le choix, il ne dépend pas de nous de les éprouver ou de ne pas les éprouver, donc nous n'en sommes pas responsables (il n'y a par conséquent ni mérite ni faute dans ce qu'on éprouve ou ressent, le mérite ou la faute commence avec la responsabilité, c'est-à-dire avec le consentement). Cela revient à dire que dans tout ce domaine des inclinations de sensibilité il n'y a aucune liberté : la liberté est pouvoir de choisir. Pour choisir il faut comparer, pour comparer il faut juger, et juger est un acte de l'intelligence, la liberté résulte donc, comme nous allons le préciser, de l'intervention de l'intelligence qui juge et ne se trouve en rien dans les mouvements de sensibilité qui sont entièrement déterminés par l'état de l'organisme. Ceux qui se croient libres en faisant tout ce qui leur plaît, c'est-à-dire en suivant aveuglément toutes leurs passions, sont en réalité des automates menés du dedans par le fonctionnement de leurs nerfs et de leurs glandes et n'ont aucune liberté.

§ 62Mais l'homme n'est pas mené que par ses inclinations de sensibilité, son activité dépend aussi de l'inclination qui résulte de l'intelligence et par laquelle il se porte vers le bien connu par l'intelligence : quand on se porte vers quelque chose parce que l'intelligence a jugé que c'est un bien (et en suivant ce jugement de l'intelligence), on dit qu'on le « veut », c'est pourquoi l'inclination vers ce qui est jugé ou apprécié comme bien par l'intelligence s'appelle la volonté.

§ 63Parce que l'intelligence peut en jugeant comparer les biens entre eux, la volonté peut choisir, et c'est ce pouvoir de choisir qu'on nomme liberté. L'intelligence permet ainsi à l'homme, en connaissant le but de ses actes, en les dirigeant lui-même vers leur but, de raisonner et de diriger sa vie et sa conduite, d'être le maître de ses actes (donc d'en être responsable). Mais l'homme n'exerce pas sa liberté quand il agit sans réfléchir en suivant aveuglément ses passions. Il n'exerce sa liberté, il n'agit volontairement et librement que s'il réfléchit avant d'agir pour juger avec son intelligence de ce qui convient pour son bien et décider avec sa volonté en conséquence : la

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