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Consigner le Hirak : de l’expérience à l’archive

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Academic year: 2021

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Consigner le Hirak : de l’expérience à l’archive

Par Lalia Chenoufi

*

& Karima Dirèche

**

*Lalia Chenoufi est socio-anthropologue, membre de l’équipe de recherche de l’ERC-DREAM (DRafting and Enacting the Revolutions in the Arab Mediterranean. In Search for Dignity – from the 1950's until today)

**Karima Dirèche est historienne et directrice de recherche CNRS à l'UMR TELEMMe, Aix-en- Provence.

Chapô : Prenant à bras le corps le déferlement d’images et de sons qui ont dès le premier jour accompagné, traduit, doublé le Hirak, les auteures entreprennent une méditation sur leur

« goût de l’archive », ces archives-ci et leur nature singulière autant que révolutionnaire, en ce qu’elles sont aussi inattendues que le soulèvement lui-même. L’histoire de l’Algérie, aussi ancienne que récente, a été trouée et confisquée par un pouvoir constant dans sa stratégie d’occultation. Il est alors décisif d’arrimer ces flux d’images concomitants aux événements aux différents régimes d’apparition, de visibilisation, de mise en récit, de conservation et d’analyse dont ils sont désormais justiciables, ce afin d’éclairer la question plus vaste du désir d’y trouver sa place.

« Pensez à recharger votre téléphone, le peuple (donc vous) est en train de se faire son autoportrait debout », note une jeune photographe algérienne dans une sorte de guide de manifestant⋅ e qu’elle partage sur son mur Facebook le 6 mars 2019, moins de deux semaines après le début du soulèvement populaire. Avant même l’explosion politico-festive de pancartes et de drapeaux, c’est effectivement le nombre de smartphones brandis le bras levé par les manifestant⋅ es qui saute aux yeux les premiers vendredis, et ceux qui suivront. Plus d’un an après, les clichés et les vidéos se comptent par centaines de milliers, postés sur les réseaux sociaux, partagés sur YouTube ou tout simplement stockés dans le téléphone, plus rarement rangés par date dans l’ordinateur. Cette fièvre d’images fixes ou en mouvement ne devrait, à vrai dire, plus étonner : elle est désormais un élément routinier de l’action collective et des mobilisations contemporaines, le téléphone faisant partie intégrante du répertoire protestataire, qu’il a par ailleurs contribué à transformer. Le Hirak s’inscrit donc dans une orientation générale : la documentation visuelle est une composante révolutionnaire du mouvement, les deux ne pouvant pas être séparés.

Bien qu’on retrouve cette articulation partout dans le monde, elle peut toutefois se décliner localement selon les contextes spécifiques des soulèvements et de leurs devenirs. Force est, en effet, de constater que jamais l’Algérie n’a bénéficié d’une telle couverture et d’une telle abondance d’informations, qui plus est, œuvre des sien⋅ nes. C’est cette spécificité algérienne que nous souhaitons traiter ici, en discutant la dynamique vernaculaire des faiseur⋅ ses d’image, les photographes, photojournalistes et vidéastes qui sont épaulé⋅ es par les activistes mais aussi par les citoyen⋅ nes ordinaires, puis en la mettant en perspective avec la logique académique des chercheur⋅ ses de sources (voir l’encadré 1 pour la documentation rassemblée). Ces dernier⋅ ères ne sont pas les seul⋅ es à s’inquiéter de la traçabilité de l’événement. Toutes et tous souhaitent médiatiser, diffuser, « témoigner ». Relevant de logiques différentes, ces deux dynamiques se construisent néanmoins autour de la « trace » comme « objet-archive », brouillant ainsi le temps de l’événement et celui de son récit. Elles renseignent in fine sur le rapport que la société algérienne entretient avec son historicité.

***

****

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« C’est le moment le plus documenté de l’histoire de l’Algérie »

Si la déferlante visuelle fait désormais partie intégrante des répertoires contestataires contemporains, c’est qu’elle en constitue une véritable ressource. Il ne s’agit pas d’un support secondaire, d’un coup de pouce technologique ou encore d’un effet de mode dans un monde connecté, mais comme l’écrivait Cécile Böex à propos de la Syrie de 2011 d’une

« coproduction visuelle des actions protestataires »

1

. L’une et l’autre ne sauraient donc se dissocier ni encore moins être hiérarchisées. Aspects différents d’une même réalité, elles doivent être saisies comme tel. Si « la contribution des amateurs à l’illustration des événements d’actualité est aussi ancienne que la presse d’information »

2

, la communication instantanée et les réseaux sociaux en changent cependant radicalement la donne.

L’Algérie de février 2019 ne fait pas exception. Dans un contexte médiatique où la rétention voire la censure entravent une information libre, la production vernaculaire est ce qui permet de documenter la révolte, en en faisant entendre les voix. Comme ailleurs, la diffusion en ligne des images sert le moment révolutionnaire en même temps qu’elle contribue à le faire exister. Les fonctions informationnelle et mobilisatrice se combinent ensemble, en tant que modes de réalisation de l’événement. Attester que les faits sont bel et bien en train de se dérouler leur confère une matérialité. En montrer, qui plus est, le caractère pacifique, rassembleur, civilisé est gage de vitalité, tant il est vrai que « l’image n’est pas un produit dérivé de l’acte, elle peut devenir une partie de sa finalité opératoire »

3

. Rassuré⋅ es par le déroulement de la marche du 22 février à Alger, celles et ceux qui exprimaient des réticences n’ont pas manqué les rendez-vous suivants. « Nous avions évidement de bonnes raisons d’être sceptiques quant aux intentions de ces manifestations dont on ignore les instigateurs. Mais aujourd’hui, c’est avec une grande joie et beaucoup de fierté que nous pouvons dire que le peuple algérien a atteint un stade de maturité politique insuspecté jusqu’à là », peut-on lire dans un des nombreux messages postés sur Facebook, le lendemain du premier rassemblement dans la capitale, en exergue d’une série de photos présentant les moments forts de la veille. Face aux polémiques, aux tentatives de faire échouer le soulèvement, aux manipulations de tout genre, l’image-événement fixe l’adhésion populaire. Elle performe la cohésion et engage le peuple. La mobilisation de l’image n’est ainsi pas moins importante que celle de la rue. « Marcher le 1ᵉʳ Mars était pour moi une évidence, mais marcher n’était pas suffisant, il fallait que je mémorise ce moment, que j’en garde une trace », explique la réalisatrice Drifa Mezenner, qui depuis le début du Hirak filme les marches du vendredi à Alger, partageant ses documentaires sur YouTube.

La diffusion en ligne des images est révolutionnaire aussi en ce qu’elle renverse la représentation collective et les paradigmes qui l’ont accompagnée jusqu’à alors. Acculé à la violence, à différentes formes d’agressivité, à une oisiveté presque consubstantielle, le peuple infantilisé par un système faisant de la hogra son principal mode de gouvernance rompt avec cette vision qu’il juge « falsifiée ». Il s’approprie un autre profil – joyeux, respectueux, créatif et fraternel – qu’il donne à voir avec fierté. « J’ai pris mille et un magnifiques visages de

“hirakistes” et je continue à en prendre, encore et encore. […] J’essaie de transmettre l’espoir qui se lit sur ces visages. J’en tapisse le mur de mon Facebook pour le porter au plus grand nombre, à l’humanité entière, si cela est possible », écrit Badis, photographe amateur à l’occasion du premier anniversaire du Hirak. Pour la première fois depuis l’indépendance, les Algériennes et les Algériens contrôlent leur propre image, se présentent au lieu d’être

1C. B

OËX

, « La grammaire iconographique de la révolte en Syrie : Usages, techniques et supports », Cultures & Conflits, n°91/92, 2013, p. 67.

2A. G

UNTHERT

, « La visibilité des anonymes », Questions de communication, n° 34, 2018, p.

133-154.

3A. B

ERTHO

, « Énoncés visuels des mobilisations : autoportraits des peuples », Anthropologie

et Sociétés, n°40, 2016, p. 35.

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représenté⋅ es. Ils et elles expérimentent, avec enchantement, la liberté d’écrire leur histoire en produisant un volume vertigineux d’informations.

Le partage visuel informe, mobilise et valorise en produisant « un discours pictural qui fait collectivement sens »

4

'. Son registre narratif est marqué par la dimension expérientielle, et donc sensible, brouillant les catégories traditionnelles : la frontière entre manifestant⋅ e, médiactiviste et plus largement « journaliste citoyen⋅ ne » s’efface presque. Les différentes pratiques semblent au contraire converger dans la posture du « témoin » pour qui la présence se veut engagement. Le champ sémantique du « témoignage » est en effet mobilisé pour indiquer un deuxième niveau de participation au mouvement : y être et en être. « Pour fixer dans le temps ces moments historiques, mon appareil à photo entre les mains, j’ai épié ce tumulte de vie et j’ai pris des photos, tant que j’ai pu. C’est ma forme de témoignage », poursuit Badis. « Je veux être témoin de l’intérieur de cette révolution, car ce qui nous manque, c’est des images vraies, sans manipulation, des images authentiques prises maintenant, qui nous aident à avancer dans un contexte où les médias ne sont pas libres », affirme Drifa Mezenner. Ainsi la distinction entre contestation, documentation et témoignage se réduit jusqu’à disparaître : le « j’y suis » de l’acteur, le « ça a été » de l’observateur et le

« j’y étais » du témoin convergent dans un « je suis ici » qui fait fonction d’autorité narrative en arrimant au maintenant ce qui aurait pu n’être qu’« un récit autobiographique certifié d’un événement passé »

5

. L’explosion de ce sous-genre spécifique qu’est le « selfie protestataire » ou « selfie de manifestation » s’explique dès lors plus aisément. Si les hirakistes – de leur nom auto-attribué – marquent leur être-en-présence par l’image, ils et elles chargent cette présence d’une implication subjective à travers le selfie, qu’il soit pris en situation de bain de foule ou en compagnie d’une figure reconnue (activiste de renom, ancien⋅ ne détenu⋅ e ou encore un⋅ e de ces anonymes des quartiers populaires devenu⋅ es des emblèmes du soulèvement). Par-là, les hirakistes réaffirment leur rapport à la scène et entendent souligner leur place de participant⋅ es. Le témoin est donc ici à entendre moins dans le sens d’une parole de « tiers » (testis) que d’un récit de « survivant⋅ e », acteur ou actrice pleinement engagé⋅ e (superstes)

6

.

S’arrêter brièvement sur la situation du témoignage nous aide à dégager des perspectives intéressantes sur les positionnements au sein du mouvement. Doté d’une « structure dialogale »

7

, le témoignage suppose nécessairement un destinataire du récit de la présence, gage de véracité et d’authenticité. Selon Jacques Derrida, « ce qui distingue un acte de témoignage de la simple transmission de connaissance, de la simple information, du simple constat ou de la seule manifestation d’une vérité théorique prouvée, c’est que quelqu’un s’y engage auprès de quelqu’un, par un serment au moins implicite »

8

. Sans tiers, point de témoin.

Le témoignage exige également deux temps : le présent de l’événement et l’après du retour au présent du récit. Ainsi ne peut-il avoir lieu que dans l’après-coup. Revenons maintenant au Hirak. Depuis plus d’un an les Algérien⋅ nes se disent en même temps révolté⋅ es et témoins de la révolte, qu’elles et ils vivent comme un tournant historique. Dans ce contexte insurrectionnel, qui fait, dès lors, fonction de tiers ? Comment, par ailleurs, expliquer cette éclipse temporelle qui rapproche le futur et le passé du témoin ? L’historien François Hartog y verrait le désir du présent, « au moment même où il se fait », de « se regarder comme déjà historique, comme déjà passé. Il se retourne en quelque sorte sur lui-même pour anticiper le regard qu’on portera sur lui quand il sera complètement passé comme s’il voulait « prévoir »

4Ibid, p. 31.

5R. D

ULONG

Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Editions de l’Ehess, 1998, p. 43.

6A. B

ENVENISTE

in J. D

ERRIDA

, Poétique et politique du témoignage, Paris, L’Herne, 2005 7P. R

ICŒUR

, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 205.

8J. D

ERRIDA

, Poétique et politique du témoignage, Paris, L’Herne, 2005.

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le passé, se faire passé avant même d’être encore pleinement advenu comme présent »

9

. En suivant ce fil, on pourrait faire l’hypothèse que le tiers à qui remettre « des images vraies » en mesure de raconter « sans manipulation » ce qu’il est en train de se passer est bel et bien l’Histoire à laquelle consigner la preuve de l’advenu.

La conscience de contribuer à un événement exceptionnel qui fera et fait déjà « histoire » n’est pas spécifique à l’Algérie. Ulrike Riboni en parle déjà à propos des révolutions égyptienne et tunisienne

10

. Ce qui en revanche semble être une caractéristique du Hirak est cette urgence de garder trace, qui ne s’épuise pas systématiquement dans le partage sur la toile. Même si fréquente, la publication n’est en effet pas systématique, alors que la captation visuelle l’est. Pour l’un de nos interlocuteurs, il est impossible de marcher le vendredi sans prendre des photos, qui seront par la suite organisées par dossiers numériques soigneusement classés par ordre chronologique. Pour un autre, vidéaste amateur algérois, citoyen engagé dans le milieu éducatif, filmer est une « nécessité historique : une obligation morale de se souvenir de ce moment historique » (Raouf). Comprendre cette « obligation morale », c’est en explorer le contexte : « ce vide qui nous/me pousse à filmer », poursuit-il. Il est ici clairement question du rapport à l’histoire, de la colonisation, de la libération et de la période post- indépendante.

En effet, de leurs expériences antérieures de la contestation, les Algérien⋅ nes portent en elles et eux « ce vide » : effacement volontaire, altération, falsification et disparition… Les tragiques années quatre-vingt-dix qui se sont déroulées dans un huis-clos mortifère ont laissé peu de visibilité aux images et aux enregistrements, pourtant existants. La mémoire collective en a retenu la violence aveugle qui s’est abattue, de toute part, laissant la population désemparée et sidérée. Elle en a retenu, également, les dizaines de milliers de victimes anonymes et les milliers de disparu⋅ es pleuré⋅ es uniquement par leurs proches. Ces démons du passé, si peu documentés et encore moins étudiés, ont été domestiqués par une

« Réconciliation Nationale », décrétée par le président Abdelaziz Bouteflika, animée par l’impératif d’un pardon asséné aussi bien aux victimes qu’aux bourreaux

11

.

La thématique de la confiscation, dénoncée avec force depuis le début du Hirak, ne serait-elle pas l’envers de la dynamique d’enregistrement visuel ? C’est ce deuil impossible et l’insupportable anonymat de la violence qui explique, en partie, cette inquiétude fiévreuse de collecter et de préserver. Au « pas assez de sources » de l’après 1962, répond le plein d’images d’aujourd’hui, sources en puissance si ce n’est pas déjà en acte. Aux images latentes d’octobre 1988 et de la décennie dite noire, s’oppose le foisonnement des prises qui multiplient les points de vue, gage de la diversité d’expériences, trajectoires et orientations qui contribue à la richesse du mouvement. En ce sens, la captation est « une manière de s’approprier l’histoire en laissant ma/nos propres traces », affirme Raouf. Cela veut dire la soustraire aux voleurs qui ont mangé le pays, son passé y compris, « pour que personne ne dise que ça n’a pas existé », martèle une manifestante. La portée révolutionnaire du Hirak réside, entre autres, en cette volonté d’ouverture de l’histoire

12

: celle passée qui est arrachée de la mainmise d’un pouvoir l’ayant instrumentalisée à sa guise et celle en cours qui est protégée par les manifestant⋅ es, à travers notamment les images, telle un butin populaire.

9F. H

ARTOG

, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, 2012 (2003), p. 158.

10, U. L. R

IBONI

, « Filmer et partager la révolution en Tunisie et en gypte : représentations collectives et inscriptions individuelles dans la révolte », Anthropologie et ociétés, n°40, 2016, p. 51–69.

11Avec la promulgation de deux lois : la « Concorde civile » en 1999 et la « Réconciliation Nationale » en 2005.

12G. F

ABBIANO

, « Le temps long du hirak : le passé et ses présences », L’Année du Maghreb,

n° 21, 2019, p. 117-130.

(5)

C’est à l’aune de ces considérations que l’on peut alors mieux cerner la multitude de bras levés fixant l’instant à l’aide de leurs téléphones portables et plus rarement d’équipements professionnels. Il y a, là, quelque chose de l’ordre de la réparation : l’explosion d’images semble venir réparer non seulement un manque d’information en temps réel mais aussi, et surtout, un manque de transmission mémorielle. Elle vient combler le « blanc »

13

documentaire qui suit la « période noble »

14

de l’histoire nationale. Comme le souligne Malika Rahal : « le franchissement de 1962 a pour conséquence le passage d’une période de relative abondance de sources (malgré les difficultés d’accès) à une période de quasi-absence d’archives nationales. […] Les archives nationales ignorent l’après-1962 : en l’absence d’inventaire par exemple, comment consulter des documents »

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. Par son devenir-trace de l’immédiat, l’instantanéité de l’image se fait contre-archive en conjuguant le présent au futur de l’écriture historique et au passé de ses soubassements. Le témoignage cesse alors d’être cette « trace du passé dans le présent » que décrit Paul Ricœur pour devenir une trace du présent dans le présent. « C’est le moment le plus documenté de l’histoire de l’Algérie, consigne dans un tweet le journaliste Hamdi Baala au sujet de l’imposante marche du 8 mars.

Chacun constitue sa propre archive en temps réel. Quelle que soit la suite, il sera très difficile d’imposer un récit ». Le temps du témoignage bouscule celui de l’expérience, et vice-versa, pendant que l’écart entre le vécu et le souvenir se réduit à mesure que la médiation de l’image enregistrée s’impose comme condition de présence, tel un rempart contre l’oubli.

« Une manne offerte justifiant pleinement son nom : source »

L’urgence de la trace comme preuve du réel nous a également saisi.es, chercheuses et chercheurs qui travaillons sur l’Algérie indépendante, confronté⋅ es à la pénurie de sources documentaires et aux difficultés d’accéder à celles existantes

16

. Le surgissement du Hirak nous a cloué⋅ es à l’écran, démultipliant le temps passé sur les réseaux sociaux, nous soumettant à une veille chronophage, minutieuse et quotidienne, de l’événement. Au même titre que les manifestant⋅ es, nous avons été pris⋅ es de court, surpris⋅ es, enthousiastes, emporté⋅ es, pour d’aucun⋅ es impliqué⋅ es, pour d’autres critiques, toutes et tous voraces d’informations et surtout d’images. De l’autre côté du dispositif de communication, les directs et les partages sur la toile nous ont permis de suivre l’irruption du réel ; de le vivre en quelque sorte comme « une manne offerte justifiant pleinement son nom : source »

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. Un réflexe de sauvegarde s’est ainsi installé. Pouvoir retrouver, surtout ne pas oublier. Le slogan, l’instant, le geste, le communiqué… Télécharger, enregistrer, procéder à des captures d’écran, copier- coller, stocker, sécuriser. Face à la fragilité du numérique, volatile et instable

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, « le réflexe historien et plus largement le réflexe de recherche a pris le dessus avec une volonté de conserver précieusement photos, communiqués et vidéos en lien avec les mobilisations », peut-on lire dans le texte de lancement du projet « Algérie : Initiative d’Archives Collectives ». Et plus loin : « L’évolution des événements, la profusion de sources produites quotidiennement (via les réseaux sociaux, les médias, les déclarations et les réactions du régime, etc.) et la peur de les voir disparaître ou de les oublier nous-mêmes, ont rendu d’autant plus nécessaire la constitution d’une initiative de collecte documentaire ». « Algérie : Initiative d’Archives Collectives » n’est pas le seul programme de ce type ; celui monté par

13K. L

AZALI

, Le trauma colonial. Enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, Paris, La Découverte, 2018.

14F. S

OUFI

, « L’archive et la quête d’histoire », Cahiers du CRASC, 2001, p. 60.

15M. R

AHAL

, « Comment faire l’histoire de l’Algérie indépendante ? », La Vie des Idées, 13 mars 2012.

16K. D

IRECHE

(dir.), L’Algérie au présent, Paris, Karthala, 2019.

17A. F

ARGE

, Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1997, p. 15.

18

F. BANAT-BERGER, « De l’écrit à internet : comment archive-t-on l’immatériel ? », Pouvoirs, n° 153, 2015, p.

109-124.

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l’université de Marbourg, « Algerian Hirak », sous la direction de Rachid Aouissa, en est un autre exemple. S’inspirant principalement des expériences des révolutions égyptienne et syrienne, et dans une moindre mesure de la campagne de collecte lancée en Tunisie (voir Encadré 2), la volonté d’archivage immédiat ouvre un espace, très riche, de réflexion. Elle contribue à l’emboîtement temporel du présent pris en tenaille entre le passé qu’il sera et le futur qui l’aura rendu tel, demandant à ce qu’on explore davantage cette forme d’anachronie contemporaine qui brouille les frontières entre les espaces d’existence et les types de regard qu’on leur porte. Elle pose aussi plusieurs interrogations aussi bien épistémologiques que méthodologiques.

La première question est celle de l’infobésité du numérique, qui facilite une activité de stockage et d’archivage sans précédent mais dont le contre-pied est de saturer le champ de la connaissance tout en la morcelant. L’injonction présentiste à collecter systématiquement induit des formes de devoir de mémoire qui mythifient l’événement. Le trop-plein de l’information brouille le tableau général et ne permet de retenir que les détails et les fragments de l’action au risque de mettre au second plan ses dynamiques de fond et ses forces motrices.

De l’événement, on ne garde alors que la déferlante d’images et de sons enregistrés au gré de l’actualité qui le fige dans un présent suspendu. La mémoire qui s’y inscrit s’efface ainsi au profit du moment qui va suivre dans un rythme qui est intégré par l’ensemble des manifestant⋅ es. Le prix de cette urgence de « se souvenir de tout » ne serait-il pas de produire, paradoxalement, « un déficit de sens collectif »

19

?

La deuxième question concerne la construction de la source, sa nature et son statut à partir du matériau recueilli sur le terrain, fut-il un écran d’ordinateur. Quand et comment s’opère le glissement de l’un à l’autre ? Force est de constater que le rapport à l’archive s’inverse totalement puisque, d’une certaine façon, c’est l’information qui s’invite à la réflexion : elle s’y introduit sans préalables. Dans son immédiateté, sa spontanéité, parfois sa brutalité et son impudeur, le présent devenu document induit un effet de vérité qui semble ne plus avoir besoin d’une argumentation ni d’une enquête réflexive. Par sa force de persuasion, l’image impose sa lecture et se fait trace immédiate de ce qui vient de se produire. Autrement dit, la facilité d’accès et de décryptage ne conditionne plus l’information et la connaissance au temps long de la recherche empirique et au caractère aléatoire de la documentation archivistique.

D’un simple clic, la source s’offre au plus grand nombre sans appareil conceptuel ni démonstration analytique.

Troisièmement, comment constituer des corpus d’archives en les thématisant pour un usage rationalisé au service de la recherche académique ? Dans un champ saturé, jusqu’à l’indigestion, d’informations, que doit-on sélectionner ? Et en fonction de quels critères ? Le dilemme de la collecte nous confronte à des pratiques que nous ne maîtrisons finalement que très peu, ou pas, étant bien plus familier⋅ ères de l’archive déjà constituée et/ou du corpus ethnographique (observations, notes, entretiens) dont le devenir archive est la plupart du temps indépendant de notre volonté.

Quatrième point, les nombreuses interrogations éthiques que soulèvent ces démarches. Quel est le statut (trace, archive, collecte, témoignage, preuve) et quels sont les usages des images produites en contexte de mobilisation, de violence, de répression et de guerre ? Ces interrogations, qui se posent depuis longtemps aux chercheuses et aux chercheurs mobilisant du matériel numérique, ont par ailleurs ouvert de nouveaux champs de légitimation académique autour des enjeux juridiques associés aux réseaux sociaux : au regard du droit d’auteur⋅ rice et de la propriété intellectuelle, quel est le statut d’un statut Facebook, d’une image postée sur Instagram ?

In fine, la volonté d’archivage immédiat interpelle la nature même de l’archive, qui « se

19A. F

ARGE

, « L’écrit au poignet », Sociétés et représentations, 2005, n° 19, p. 33 à 36.

(7)

définit d’abord par un manque »

20

, celui dont la postérité doit nécessairement faire l’expérience. « Elle est trace, indice matériel, en l’occurrence scripturaire, qui dans le moment même où elle se lit et se révèle, vient signifier que ce dont elle parle n’existe plus mais qu’elle a la vertu de le faire survivre », rappelle Françoise Zonabend à ce sujet

21

. Archiver le Hirak dans son actualité – au double sens de sa présence et de son être en acte – revient alors à le mettre à distance, en créant un écart – un écran plutôt – qui transforme en manque-déjà le débordement éruptif du moment insurrectionnel. Ainsi construit en source, ce débordement est consigné en un lieu qui « ne sera jamais la mémoire ni l’anamnèse en leur expérience spontanée, vivante et intérieure » mais qui aura plutôt à voir avec la « défaillance originaire et structurelle de ladite mémoire »

22

. Au même titre que l’obligation au témoignage des actrices et des acteurs, le mal d’archive des chercheur⋅ ses raconte quelque chose du rapport empêché à l’histoire qui a marqué l’Algérie post 1962. Et il répond au désir de réparation de ce blanc que Karima Lazali repère comme l’œuvre de la colonialité à ce jour encore agissant. Il ne s’agit pas seulement d’une demande conjuguée au futur (« avec quels outils, quels matériaux étudierons-nous et écrirons-nous sur le Hirak ? ») mais aussi de la possibilité d’accueillir un récit du passé au-delà de l’indicible imposé par le « traumatisme de la disparition », pour reprendre une expression de Habiba Djahnine. En ouvrant une brèche d’où scruter les agissements du temps et leurs interférences, le Hirak fait de la politique de l’archive une question révolutionnaire

23

.

Mars 2020

20F. Z

ONABEND

, « Conclusion. L’archive dans tous ses états », Sociétés et représentations, 2005, n° 19, p. 235.

21Idem

22J. D

ERRIDA

, En mal d’archive, Paris, Galilée, 2008 (1995), p. 26.

23À ce sujet, rappelons que cette dernière année plusieurs initiatives de collecte ou de

numérisation des archives des luttes passées ont vu le jour, dont les Archives des luttes des

femmes en Algérie –

رئازجلاف ءاسنلا تلااضن فيشرأ

. https://www.facebook.com/Archives-des-luttes-

des-femmes-en-Algérie-

-رئازجلا-يف-ءاسنلا-تلااضن-فيشرأ

778658995867108/

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