1 Thierry Ménissier
Grenoble Institut de l’Innovation-IAE de Grenoble
Laboratoire Philosophie, Pratiques & Langage (EA 3699), Université de Grenoble-Alpes Thierry.Menissier@upmf-grenoble.fr
« Acceptabilité et recevabilité des technologies dans un monde désirable et choisi » Pour citer ce texte : Ménissier, T, « Acceptabilité et recevabilité des technologies dans un monde désirable et choisi », Intervention à la table ronde finale du Colloque « Tech’n Use. De l’acceptabilité à l’usage de technologies innovantes », Grenoble 22 et 23 octobre 2014, Laboratoire Interuniversitaires de Psychologie & AGIM / Université de Grenoble-Alpes
Le colloque Tech’n Use interroge le processus, pour reprendre le sous-titre de la manifestation, qui va « de l’acceptabilité à l’usage de technologies innovantes ». Je vais développer mon point de vue en fonction de ma réflexion philosophique, qui, à la fois, a pour finalité la connaissance du monde par concepts, se déploie dans le champ de l’éthique et de la politique, et s’adresse à l’innovation entendue comme mise en marché et en société de produits et de services nouveaux. A ce titre, l’intitulé du colloque interpelle ma réflexion sur deux plans différents : d’une part, en ce qui concerne la notion d’acceptabilité, de l’autre, quant au lien temporel ou causal induit par la formule « de l’acceptabilité à l’usage ».
D’abord, il convient de se demander si la notion d’acceptabilité est la plus pertinente
pour définir ce qui, durant les deux journées de travail, a réuni les chercheurs. La thématique
de l’acceptabilité est en effet située dans le champ lexical du marketing, terme qui renvoie
aussi bien à un ensemble de pratiques professionnelles et à une discipline de science de
gestion, l’un et l’autre voués à étudier les relations entre les comportements d’achat et la
valeur ajoutée des biens et des services. Le marketing, en tant que pratique professionnelle et
science de gestion, étudie ces comportements et ces valeurs, mais également il les détermine
ou tente de le faire. En effet, en reliant les comportements d’achat et la valeur des biens et des
services, il produit des contenus cognitifs d’après lesquels l’échange marchand se trouve
toujours plus fortement arrimé dans la réalité humaine. Le colloque Tech’n Use traite de tout
autre chose. Réunissant des psychologues, des ingénieurs électroniciens, des informaticiens et
des praticiens du soin, il traite de la recevabilité des technologies innovantes (et
particulièrement de celles qui assurent le maintien et la réparation de la santé des personnes en
manque d’autonomie), en réfléchissant au meilleur point de vue possible pour les accepter (et
stricto sensu, il traite donc plutôt des facteurs d’acceptation que de l’acceptabilité). Il est
nécessaire de souligner l’importance de cette distinction. En effet, un des problèmes qui se
pose, dans le monde de l’innovation, est l’empressement avec lequel on cherche à savoir si
les technologies, objets ou services émergents sont ou non vendables. Cet empressement est
motivé par le contexte socio-économique dans lequel les technologies sont conçues et les
services imaginés : l’innovation renvoie aux réalités d’un monde industriel et financier dans
lequel les investissements réalisés ont un coût qu’il faut impérativement rentabiliser, où la
recherche est censée doper les plus-values réalisées, et où elle est jugée d’après ses résultats
comme valable ou non-valable.
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Mais, pour compréhensible d’après le contexte dans lequel elle se déploie, une telle attitude fait perdre de vue certains problèmes récurrents que nous fait rencontrer notre situation historique, époque de transition dans laquelle les points de repère (éthiques et anthropologiques) vacillent, puisque d’une part l’éthique traditionnelle qualifie difficilement de nombreuses situations nouvelles créées par la technologie, et que de l’autre il nous manque une vision claire et approfondie de l’homme dans ses nouvelles conditions technologiques.
Nous connaissons une situation de blocage potentiel du fait qu’aux chimères d’un transhumanisme exalté correspondent des réactions technophobes méconnaissant plus ou moins volontairement la manière dont la technologie a déjà envahi notre existence. Enfin, le réflexe de penser d’après la seule acceptabilité enferme l’humain dans une dimension réductrice, celle de l’usager, mot au demeurant très flou
1, et qu’on a pris la fâcheuse habitude de concevoir en termes utilitaristes sous la figure de l’usager-consommateur-client, soit en fonction du double rapport entre les moyens et les fins d’une part, et entre les coûts et les bénéfices de l’autre. Certes, il convient de faire pleinement droit à la condition de l’usager- consommateur-client (au sens où la tradition existentialiste emploie ce terme de
« condition ») : elle renvoie en effet à une activité majeure pour l’humanité dans sa situation contemporaine, à savoir la consommation, activité peu aperçue dans sa profondeur et qui se trouve même souvent démentie comme telle. Il faut d’ailleurs promouvoir l’idée que le marketing constitue aujourd’hui une branche de l’anthropologie : en tant que pratique professionnelle, il nourrit la réalité humaine, et en tant que science, il en permet, au niveau qui est le sien, la connaissance de cette dernière. Il faudrait également interroger les réticences des deux mondes, le professionnel et l’académique, à accepter cette idée. En attendant, lorsqu’on se situe exclusivement dans la perspective de l’acceptabilité des technologies, certaines déterminations essentielles pour l’humain manquent à l’appel : par exemple celle du citoyen, et encore celle de la personne morale, enfin celle du sujet complexe et libre engagé dans une existence portée par des valeurs. Si l’usager-consommateur-client n’est pas nécessairement aliéné ni victime de ses choix, s’il peut être considéré comme un sujet qui est l’agent de ses propres décisions, il ne représente pas non plus tout de la réalité humaine ; or, c’est à ce type d’inconvénient que conduit la surdétermination de la thématique de l’acceptabilité quand on évoque le rapport de l’humain aux technologies innovantes.
L’intérêt du colloque Tech’n Use me semble tout particulièrement résider dans la tentative de comprendre ce qui conditionne l’adoption ou le rejet, qu’est-ce qui fait qu’une technologie « fonctionne » (c’est-à-dire opère la fonction pour laquelle elle a été conçue).
C’est pourquoi, ainsi que je l’ai signalé au début, le deuxième point qui fait problème dans le sous-titre du colloque est le lien temporel ou causal induit par la formule « de l’acceptabilité à l’usage ». En effet, les travaux du colloque me semblent établir que ce lien est sujet à discussion : quand la technologie est acceptée, on ne va pas de l’acceptation à l’usage, mais tout au contraire de l’usage à l’acceptation. La recevabilité de tel ou tel dispositif est corrélative à la manière dont les usagers se l’approprient. Et cette appropriation ne
1 Voir à ce propos les remarques émises par un acteur de terrain de la gérontologie : http://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe-2005-4-page-13.htm