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Durée interne et problème du toi : une phénoménologie de l’art lyrique

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Academic year: 2022

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Matthieu Choquet

Durée interne et problème du toi : une phénoménologie de l’art lyrique

Alfred SCHÜTZ, Écrits sur la musique 1924-1956,

« Le sens d’une forme d’art (la musique) »

Séminaire de Phénoménologie de la musique, dirigé par Patrick Lang

Licence 3 semestre 2 2013

Département de Philosophie

UFR Lettres et langages de l’Université de Nantes

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Table des matières

Introduction... 3

Alfred Schütz : quelques éléments biographiques ... 3

Écrits sur la musique 1924-1956... 4

Introduction ... 4

1 La théorie du sens de la forme de l’œuvre d’art ... 6

1.1 L’apostrophe dramatique ... 6

1.1.1 Les arts solitaires ... 6

1.1.2 Langage, symbole, interprétation... 7

1.1.3 Le chœur ... 8

1.2 Rythme et durée interne ... 9

1.2.1 Durée interne et monde spatio-temporel... 9

1.2.2 Mélodie et durée interne ... 10

1.2.3 Rythme et spatialité... 10

1.3 Compréhension de la forme dramatique... 11

1.3.1 Présuppositions fondamentales... 11

1.3.1.1 Réalité du problème du toi... 11

1.3.1.2 La continuité ... 12

1.3.2 Fonctions de la musique ... 12

1.3.2.1 Le Lied et l’aria... 12

1.3.2.2 L’opéra et le récitatif... 13

1.3.3 Complexes d’interprétation et symboles dans l’opéra... 13

1.3.3.1 L’homme agissant dans le monde visible ... 13

1.3.3.2 La parole de l’acteur ... 14

1.3.3.3 Affects et motifs... 14

2 L’opéra : Mozart et Wagner ... 15

2.1 L’opéra mozartien... 15

2.1.1 Histoire de la musique, autour de l’opéra mozartien ... 15

2.1.1.1 Récitatifs et arias... 15

2.1.1.2 De l’opera buffa à Mozart ... 16

2.1.2 L’analyse de Schütz ... 17

2.1.2.1 Sujet ... 17

2.1.2.2 Continuité... 17

2.1.2.3 Problème du toi... 18

2.2 L’opéra wagnérien : l’accomplissement ... 19

2.2.1 Leitmotiv et musique continue ... 19

2.2.2 Résolution du problème du toi dans la forme ... 20

2.2.3 Le sens de la forme wagnérienne... 21

3 Conclusion : interrogations sur la pertinence du critère de Schütz... 22

Bibliographie ... 24

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Introduction

Alfred Schütz : quelques éléments biographiques

Alfred Schütz est un philosophe, sociologue, et phénoménologue autrichien né à Vienne en 1899, issu d’une famille juive, et mort à New York en 1959. Avocat d’affaires de profession, il fréquente des cercles de discussion interdisciplinaire viennois où il nourrit un intérêt tout particulier pour l’élaboration d’une sociologie phénoménologique, qui s’accomplira dans son œuvre de 1932, Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, eine Einleitung in die verstehende Soziologie, dont le contenu fait référence autant à la phénoménologie husserlienne qu’aux thèses du sociologue allemand Max Weber. La publication de son œuvre lui vaut la reconnaissance de Husserl, qui l’invite au groupe de recherche phénoménologique de Fribourg-en-Brisgau. Mais Schütz doit bientôt quitter l’Europe pour fuir le nazisme, et part ainsi dans un premier temps à Paris, puis à New York où il fondera avec Martin Farber deux institutions de la recherche phénoménologique en 1940 : The international phenomenological society, et la revue Philosophy and phenomenological research. Cependant, Schütz n’est pas seulement sociologue, c’est aussi un musicien averti, un pianiste à ses heures perdues, et un des théoriciens phénoménologues de la musique. Son souci pour la musique s’articule autour de ces trois réflexions : la question de l’opéra comme forme d’art, le problème sociologique du type de relation sociale que la musique met en jeu, et le problème phénoménologique de la constitution du sens musical dans et par la conscience. Tout au long de son propos, Schütz fait référence à quelques grandes théories qui ont influencé son idée : Nietzsche, Wagner, Bergson, Husserl, autant de grands noms qui donnent à son étude une richesse esthétique, phénoménologique et sociologique qui n’est pas sans difficultés.

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Écrits sur la musique 1924-1956

Ecrits sur la musique 1924-1956 est un recueil de quatre textes écrits par Schütz entre 1924 et 1956. Le premier texte, « Le sens d’une forme d’art (la musique) », qui va nous intéresser, est un extrait d’une série de manuscrits écrits entre 1924 et 1928, quand Schütz était encore à Vienne. Cet écrit fut publié en 1981 par Ilja Srubar dans un recueil intitulé Theorie der Lebensformen (Frühe Manuskripte aus der Bergson-Periode).

Introduction

La lecture, entre autres, des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl a laissé germer dans de nombreux esprits l’idée d’une possible phénoménologie de la musique. Schütz fait partie de ces philosophes et musiciens qui ont vu dans la phénoménologie husserlienne l’opportunité de saisir la musique d’un point de vue nouveau, l’occasion d’en établir une nouvelle compréhension, de décider de nouveaux critères, de nouvelles exigences, de mieux satisfaire la demande d’explication du phénomène musical qui se heurte sans cesse aux obstacles de sa complexité artistique : la musique est un art qu’on écoute, qui nous évoque des choses, des émotions, sans jamais véritablement dépeindre quoi que ce soit d’objectivement identifiable ; elle n’est ni tout à fait représentation, ni tout à fait créée ex nihilo. La musique relève d’une rigueur et d’une technicité poussées mais pour autant ne se laisse pas réduire à ses principes techniques. Aussi, son basculement incessant entre création rationnelle et intelligente et surgissement perceptible et émotionnel en font l’art le plus indicible au premier abord. On voit alors immédiatement pourquoi la phénoménologie peut nous apparaître comme une clé potentielle : si on peut difficilement parler objectivement de la musique, on doit pouvoir parler des vécus de conscience de l’écoute musicale. Autrement dit, la musique aurait son sens dans la manière que peut avoir notre conscience de recevoir l’expression musicale. Dans ce même souci d’objectivité, il apparaît en un second temps que l’élément objectif de la musique, le seul dont on puisse déterminer les qualités objectives, n’est autre que sa forme, son genre. Cependant, la forme seule n’a guère de sens, si celui-ci est amené par

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le compositeur dans l’œuvre singulière. Et inversement, le vécu de conscience seul ne bénéficie pas d’un quelconque privilège d’objectivité en ce qui concerne les objets d’art... Ce qu’il faut donc, c’est une étude phénoménologique de la forme musicale, c’est-à-dire une compréhension de ce que c’est que la forme pour la conscience, de ce que dit la forme avant toute incarnation singulière, et de ce qu’elle signifie dans sa forme même, dans sa manière de recevoir le contenu, le sens. Nous apprendrons très vite que ce qui va se prêter au mieux à cette étude n’est autre que l’art dramatique, en tant que sa multiplicité de sens formel bénéficie d’une clarté remarquable, et en tant que sa forme semble être la plus proche de la forme artistique par définition. Nous chercherons alors ce qui dans l’art dramatique accomplit réellement le sens de la forme artistique, pour découvrir ensuite ce qui concrètement, dans les œuvres correspondantes, marque cet accomplissement.

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1 La théorie du sens de la forme de l’œuvre d’art

Schütz s’intéresse donc à la compréhension de la forme même de l’œuvre d’art afin de toucher du doigt ce qui peut être objectivement dit. L’art, concrètement, est un produit social. Aussi, ce qui sera le plus propre à saisir le sens artistique même sera l’art qui signifie cette dimension sociale fondamentale dans sa forme même. Comme nous l’avons déjà dit, cet art, c’est l’art dramatique.

1.1 L’apostrophe dramatique 1.1.1 Les arts solitaires

Schütz distingue l’art dramatique des autres formes d’art qu’il décrit comme

« arts solitaires ». Les arts solitaires, ce sont, par exemple, la musique absolue (sans paroles) et la poésie lyrique : ils surgissent comme réalités linguistiques, comme objets d’interprétation simple, ils sont indépendants de toute détermination étrangère à eux- mêmes, et plus exactement, ils n’ont pas besoin de récitant, de spectateur.

Effectivement, le sens de la forme solitaire est objet d’interprétation sans plus, il n’y a pas de participation à l’œuvre, pas de destinataire avoué, là où précisément l’art dramatique constitue une apostrophe : il s’adresse immédiatement au toi, ou du moins, dans l’art dramatique, on s’adresse au toi, on désigne le spectateur, il fait partie en soi de l’œuvre.

La parole de l’art dramatique est une parole adressée et comprise par son destinataire. Il s’agit d’un langage du quotidien qui est parlé sur scène, l’interprétation ne se fait pas dans l’introspection du spectateur ou dans la réflexion sur le texte, elle se fait immédiatement par les comédiens et par les spectateurs eux-mêmes.

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1.1.2 Langage, symbole, interprétation

« La tâche technique de l’art dramatique [est de] présenter au spectateur, immédiatement et sans interprétation, les relations qui se nouent entre des hommes1. » Effectivement, la scène, c’est la monstration du vécu du quotidien relationnel, élevé à la comédie, à la théâtralité qui n’en exprime que les traits universaux. Les comédiens parlent un langage commun, se comportent comme des hommes normaux, comme les spectateurs, les héros sont des hommes exemplaires dans tous les sens du terme ; les acteurs sont alors symboles du prochain, ce sont les « proches », les hommes comme nous, tout en étant symboles des héros, de personnages fictifs ou mythiques, qui sont eux-mêmes ou bien symbole du proche, ou bien symbole de l’homme exemplaire ou exemplifié. C’est ainsi seulement que l’apostrophe peut exister : le complexe de symboles du prochain sur la scène constitue un appel à la compréhension. Il y a immédiateté de l’interprétation, du vécu de spectateur, parce que ce qui s’y expose est commun, est « proche » et saisissable comme le bonjour du quotidien.

D’autre part, l’art dramatique est un art où le lieu même de l’œuvre, la scène, contient le spectateur : les comédiens et les spectateurs sont tous deux dans l’interprétation, ils sont tous deux l’œuvre même qui se réalise autant dans le jeu de comédie de l’acteur que dans le regard du spectateur. Le relationnel ne s’exprime qu’avec un « tu », ce pourquoi la scène doit nécessairement s’adresser au spectateur, et l’inviter par son contenu à participer à ce « problème du toi » dont elle fait le témoignage : sur scène, il y a toujours ces « deux hommes [parlant] en tant que symbolisation de toute relation au toi qui s’est produite de tout temps2. »

1 Alfred SCHÜTZ, Écrits sur la musique 1924-1956 (voir bibliographie), p. 18 2 Ibidem, p. 23

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1.1.3 Le chœur

Schütz attribue à cette invitation l’idée du chœur de l’Antiquité grecque. En effet, il accorde au chœur, en respectant l’idée de Nietzsche, deux fonctions primordiales dans la réalisation dramatique : la première est celle de limite entre la vie réelle et l’action dramatique, la deuxième celle de motivation pour la réceptivité du mythe ou du propos fictif. Dans le premier cas, il s’agit de voir le chœur comme ce qui n’est ni tout à fait acteur, ce qui n’est pas « dans » l’action dramatique, ni vraiment extérieur à celle-ci, puisqu’il en constitue un commentaire hyperbolique. Cette détermination même nous donne l’explication de sa deuxième acception : le chœur est un reflet, un modèle et symbole du public idéal, il exprime l’émotion qu’est censée générer l’action dramatique sur le public comme masse homogène humaine normalement affectée. En cela, il insère le spectateur dans l’intériorité de la scène comme spectateur investi d’une part, et comme adressé, comme destinataire d’autre part, immédiatement reconnu dès lors qu’il est rendu présent à la scène. Ce qui légitime aussi la présence du chœur dans ces deux fonctions, c’est la nature mythique du propos dramatique : les héros sur scène, dans la tragédie antique, ne sont pas tout à fait humains, et sont confrontés à des situations extrêmes. Le chœur est avant tout là pour humaniser l’action dramatique, et pour lui délivrer un sens plus simplement humain.

Cette idée du chœur qui implique le spectateur dans l’œuvre a subi sa propre évolution dans l’histoire de l’art dramatique. Pour Schütz, il découle de l’intonation même du langage, qui est la part immédiate du langage, celle qui n’est pas interprétée : l’intonation est ce qui communique immédiatement une forme émotionnelle ou sentimentale qui n’a pas besoin de contenu sémantique pour être saisie. Ainsi, l’intonation se serait incarnée, symbolisée dans le chœur, puis dans le serviteur ou l’ami du héros dans le drame français, et enfin dans la musique : une fois les héros divins devenus plus « proches », nul besoin d’humaniser encore, il s’agit désormais de motiver l’action dramatique en donnant un rôle de rappel de la dimension tragique de l’action au pseudo-chœur. Les « amis », comme Pylade, Elvire, Horatio, et bien d’autres, assument cette fonction de rendre l’action plus immersive pour le spectateur, pour qu’il pénètre lui-même le drame, c’est-à-dire le problème même du toi. Ce qui assumera une encore plus grande qualité d’immersion sera bien évidemment la musique, apogée et accomplissement des fonctions du chœur dans l’art dramatique selon Schütz.

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1.2 Rythme et durée interne

Voyons maintenant ce qui nous amène à introduire la musique dans l’art dramatique tel que nous l’avons décrit jusqu’à présent. La musique bénéficie de qualités qui la rapprochent de l’accomplissement artistique de l’art dramatique par leur dimension immersive. Cependant, comme nous l’avons déjà dit, la musique pure est un art solitaire... Comment peut-elle alors participer à la réalisation du problème du toi dans l’art ? Rythme et mélodie, monde spatio-temporel et durée interne, musique et parole, autant de paires conceptuelles qui vont faire basculer le geste musical du côté du drame.

1.2.1 Durée interne et monde spatio-temporel3

« La musique est un événement de notre monde intérieur qui se produit indépendamment des événements qui surviennent dans notre vie4 », nous dit Schütz en écho à Schopenhauer et à Nietzsche. La musique appartient au vécu de conscience même, elle surgit uniquement dans et par ce dernier, en ce sens qu’elle est immédiatement vécu de conscience : elle est un objet temporel qui établit par lui-même une temporalité non « scientifique », pour reprendre l’opposition bergsonienne. Il n’y a pas d’intervalle de temps uniforme répété, il y a des cellules sonores cohérentes qui interagissent dans le temps et qui forment ensemble une unité de vécu de conscience cohérente. La musique n’est pas spatio-temporelle, elle appartient à l’intériorité du vécu, elle n’est jamais saisie, tandis qu’elle devient encore à nos oreilles, comme un objet transcendant.

3 La durée interne chez Bergson : Schütz, en employant le terme de « durée interne », fait explicitement référence à Bergson qui distingue le temps « objectif » de la durée. Effectivement, notre vécu du temps n’est pas équivalent au tic-tac de l’horloge, il se constitue comme durée, comme « ce qui dure ». La durée interne représente donc l’ensemble de notre vécu de l’écoulement du temps, plus encore, elle est le temps de notre intériorité, de notre pensée, de notre appréhension sensible, de tout ce qui marque une évolution d’avant à après. Ainsi, nous ne percevons le temps saccadé de l’horloge que rétrospectivement, ou dans la visée en soi du temps même, et notre vécu temporel reste toujours le vécu de l’unité de la durée.

4 Ibidem, p. 32

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1.2.2 Mélodie et durée interne

Ce qui dans la musique identifie si fortement la forme musicale avec la durée interne, c’est la mélodie, « en vertu de son aspatialité et de sa continuité5 » : la mélodie est ce qui par définition correspond à l’idée de « durée », puisqu’elle relève immédiatement d’une temporalité singulière, dont l’étendue, la densité, etc. ont été composées. Aussi, elle correspond pour ces raisons au vécu primitif de l’homme conscient, elle remonte au vécu de conscience même qui semble définir ce qu’est l’homme. Elle est aussi pour cela la condition de la mise en musique de paroles : la parole est un autre vécu primitif qui est très lié à la durée interne, puisqu’elle en est l’expression, l’extériorisation même. Pour que le langage surgisse dans la musique, il faut donc nécessairement qu’il surgisse par la mélodie. Ainsi, nous voyons déjà quelques pistes qui vont faire remonter notre art solitaire vers l’art dramatique où le langage est aussi bien la clé du problème du toi que la limite de sa réalisation. Mais avant d’en arriver là, notons que nous n’avons pas encore saisi comment la musique peut être dans le monde spatio-temporel, comment elle peut ouvrir l’intériorité sur l’objectivité passive du monde externe.

1.2.3 Rythme et spatialité

Le rythme assumera chez Schütz cette fonction de surgissement dans le monde externe de la musique : « Sans le rythme, la musique ne serait pas perceptible6 ». L’idée de Schütz, c’est de faire appel à une expérience qui lui semble commune et récurrente : lorsque nous écoutons une musique, lorsqu’elle est en devenir, nous ne percevons pas le rythme, nous sommes dans l’écoute de son unité même, il ne saurait y avoir de spatialisation de la musique lorsqu’elle devient encore. Pour Schütz, c’est uniquement après l’écoute, lorsque le silence règne, et que nous revoyons mentalement cette musique que nous percevons son rythme. Ainsi, la dimension rythmique d’une œuvre relèverait d’une concrétisation discrète de l’œuvre qui la rendrait dans la perception, sans que cet élément rythmique ne soit perçu en soi pendant l’écoute (nous reviendrons sur cette idée à la fin).

5 Ibidem, p. 37 6 Ibidem, p. 34

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La musique se montre alors comme étant l’élément essentiel à l’immersion pleine du spectateur dramatique que nous cherchions plus tôt : autant elle est rêve et introspection, pour reprendre Wagner, autant elle est ouverture sur le langage, par le rythme.

1.3 Compréhension de la forme dramatique

La forme dramatique relève donc fondamentalement de plusieurs éléments dont le sens formel tend indéniablement vers la musique : le problème du toi, dans son exposition, demande une immersion, l’action dramatique, de même, nécessite une motivation ou une adéquation que la musique est fort susceptible de pouvoir amener, et l’unité formelle de l’œuvre dramatique semble déjà plus aisée et cohérente lorsqu’elle est objectivée par la musique, comme nous allons le voir.

1.3.1 Présuppositions fondamentales 1.3.1.1 Réalité du problème du toi

L’art dramatique prend son sens dans l’exposition du problème du toi. Par conséquent, sa présupposition fondamentale est celle de l’existence de la relation au toi, de son universalité et de sa véracité. L’apostrophe symbolique de l’art dramatique existe par cette relation essentielle au toi, tout comme la tragédie, selon Nietzsche, existe parce qu’il existe une telle disposition dans la condition humaine.

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1.3.1.2 La continuité

« L’illusion de la durée véritable est atteinte dans le monde spatio-temporel de la scène en raison du fait que notre vécu de la durée retrouve justement un caractère de continuité auquel il semblait avoir renoncé au cours de l’objectivation7. » Effectivement, l’art dramatique présuppose que nous puissions saisir l’unité d’une telle œuvre, ce qui ne va pas de soi si on considère la discontinuité de l’action dramatique : il n’y a ni rideau, ni entracte, ni même scène dans la vie réelle. On a longtemps imposé au théâtre la loi des trois unités (lieu, temps, action ou intrigue) afin d’assurer cette continuité que l’aspect scénique met en danger. On remarquera aussi que c’est encore un rôle que peut jouer la musique en tant que transition permanente de l’action dramatique.

1.3.2 Fonctions de la musique 1.3.2.1 Le Lied et l’aria

« Il se pourrait que dans les sommets de la nature lyrique, les Lieder s’entrelacent, soient soutenus par des gestes, soient animés par des actions et que le moment proprement spatio-temporel soit engendré par le rythme et les gestes, tandis que la mélodie préserve la durée8. » En effet, l’art dramatique semble pouvoir tendre grâce à la musique vers un juste équilibre entre l’effectivité de l’action dramatique et la mise en jeu de son expression du problème du toi, c’est-à-dire que la musique permet l’investissement immédiat du spectateur sans provoquer une quelconque rupture entre lui-même et l’essence de l’œuvre. Ce premier équilibre offert par le Lied est celui du sacrifice de la durée de l’action : l’option de l’animation du drame est celle de l’immersion dionysiaque, celle qui donne à la mélodie une nature « expressive », comme c’est le cas dans l’aria. Cette option est aussi celle qui se rapproche le plus du chœur.

7 Ibidem, p. 42 8 Ibidem, p. 43

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1.3.2.2 L’opéra et le récitatif

« Il se pourrait que l’opéra parvienne à l’accomplissement de son sens par le fait que la prononciation de la parole ordinaire met précisément en relief cet élément musical qui nous procure les affects, l’intonation du mot et de la phrase qui a certainement quelque parenté avec l’expression purement musicale9. » Dans cette deuxième option, c’est la parole qui instaure sa primauté, mais en tant qu’elle est elle- même musicale : il s’agit ici de sacrifier la durée strictement musicale pour favoriser l’unité de l’action en éclairant le propos dramatique, comme peut le faire le récitatif. Ici, l’orchestre seul jouera le rôle du chœur, qui a sous cette forme une présence plus discrète même si moins subtile.

1.3.3 Complexes d’interprétation et symboles dans l’opéra

Indépendamment des différentes fonctions particulières de la musique, d’autres facteurs construisent déjà dans l’art dramatique l’unité formelle de sens qui le distingue des autres formes d’art.

1.3.3.1 L’homme agissant dans le monde visible

Le premier complexe d’interprétation de l’art dramatique est bien sûr celui de l’homme agissant dans le monde visible : il constitue la spatialité externe de l’action.

Mouvement ou geste, expression, symbolique du héros forment une unité de compréhension immédiate par la garantie de la réceptivité sans interprétation du spectateur.

9 Ibidem, p. 43

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1.3.3.2 La parole de l’acteur

La parole constitue un autre complexe qui assure le contenu sémantique et le sens conceptuel singulier de l’œuvre dramatique. Dans l’action dramatique, il n’y a ni de « raconté », ni de descriptif, la réalité linguistique de l’œuvre s’affirme comme apostrophe en tant qu’elle fait appel au vécu quotidien du spectateur : la parole de l’acteur incarne et le propos effectif de la pièce, et le sens symbolisé de la relation au prochain.

1.3.3.3 Affects et motifs

Enfin, les affects et motifs sont les complexes d’interprétation signifiés par toute la dimension musicale de l’art dramatique, de l’intonation à l’aria, où le sens proprement dit est non plus l’objet même mais l’inspiration de l’expression. Cela ne revient pas à dire que la musique prend un rôle secondaire d’amplification du discours, bien au contraire, cela signifie qu’elle en est à la fois garante, au sens où elle le poursuit

« verticalement », lui donnant une proximité émotionnelle plus forte, et étrangère, puisqu’elle n’est pas en elle-même contenu sémantique mais simplement puissance formelle. La musique intervient dans la forme dramatique par sa forme même de durée.

L’art dramatique authentique trouve alors son apogée dans la solution wagnérienne du Leitmotiv : celui-ci affirme le geste, symbolise la parole, signifie l’intonation dans un retour permanent par l’orchestre au projet authentiquement tragique de toute œuvre dramatique, celui de proclamer, d’exposer le problème du toi. Attachons- nous maintenant à comprendre cet accomplissement wagnérien en nous intéressant à l’étude par Schütz des opéras de Mozart et Wagner, mis en perspective par ses propres concepts.

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2 L’opéra : Mozart et Wagner 2.1 L’opéra mozartien

La première proposition de réalisation de la forme dramatique par l’opéra sera celle de Mozart. Mais avant d’entrer dans l’œuvre du compositeur, attachons-nous à comprendre l’histoire de la musique telle qu’elle peut être décrite par les critères et concepts de Schütz.

2.1.1 Histoire de la musique, autour de l’opéra mozartien 2.1.1.1 Récitatifs et arias

« La plus grande des conquêtes de l’ancien opéra, et avant tout de l’opera buffa, est le passage de la parole prononcée au récitatif sec non accompagné, puis l’élévation du récitatif sec au récitatif accompagné par des instruments, puis sa transformation en Arioso et enfin, pour terminer cette distribution qui peut tant convenir à une mise en scène habile, l’Aria au sens propre10. » Schütz voit en effet dans l’histoire de la musique une progression nette du récitatif sec11 vers l’aria12, comme une progression de la parole en soi vers la musique dramatique véritable. Précisons que le récitatif n’a pas évolué chronologiquement vers l’aria, puisqu’il coexiste dans de nombreuses œuvres avec cette dernière. L’idée de Schütz, c’est que le récitatif tend vers l’aria dans sa forme même, en tant que dans le récitatif, la musique joue un rôle de commentaire, voire d’accompagnement dans le récitatif accompagné13, alors même qu’elle ne peut jamais être un moyen. Ainsi, le récitatif doit logiquement devenir accompagné, puis arioso, puis aria : le récitatif a pour fonction de faire avancer l’action dramatique, mais il opère une rupture dans la forme même de l’œuvre dramatique, puisque sa durée est formellement différente du reste de l’œuvre. Pour préserver l’unité, il faut que la musique, qui est responsable de l’unité de durée, maintienne le récitatif dans la durée du

10 Ibidem, p. 43

11 Bach, Passion selon saint Matthieu, récitatif sec « Sie schrieen aber noch mehr » (avec le chœur qui suit) : http://www.youtube.com/watch?v=RPNGcZrGtLU ; Schütz considère les Passions de Bach comme une juste illustration de son propos, mais Bach n’est pas ici le meilleur exemple, on trouvera des récitatifs secs plus authentiques dans les opéras italiens.

12 Aria « Erbarme dich , mein Gott », ibidem : http://www.youtube.com/watch?v=YszmEsvI6h8 13 Récitatif accompagné « Ach Golgotha », ibidem : http://www.youtube.com/watch?v=hkbOlYHYfkc

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drame en soi. Aussi, le récitatif devient logiquement accompagné, c’est-à-dire plus ancré dans la continuité musicale de l’œuvre. Puis il fait un bond vers l’arioso14, et enfin l’aria, où la musique seule « joue » la continuité de l’action dramatique. Cependant, comme nous l’avons vu, la musique seule est solitaire, il faut donc que celle-ci maintienne le contact dramatique par une parole. Si l’histoire de la musique fournit une grande variété de moyens autant pour servir la parole que pour la remplacer, elle ne fournit pas encore avec le récitatif et l’aria le moyen de préserver l’œuvre dramatique de la dimension solitaire de la musique même et de la dimension interprétée de la parole même.

2.1.1.2 De l’opera buffa à Mozart

Même analyse pour l’opera buffa qui voit sont unité se perdre jusqu’à ce que Mozart lui donne un sens en introduisant un véritable orchestre : ce qui fait perdre l’unité dans l’ancien opéra, c’est l’absence d’unité formelle. Les récitatifs « parlent », les arias font du lyrisme expressif, la forme est absente dans l’opera seria qui rejoue sans cesse les mêmes mythes, et indistincte dans l’opera buffa qui reste encore trop

« théâtrale » (jusqu’à Gluck selon Schütz). L’orchestre de Mozart vient résoudre ce souci d’unité en réintroduisant dans l’art dramatique une pseudo-forme de la tragédie antique qu’il va incarner. Prenons l’exemple de l’aria « Ruhe sanft, mein holdes Leben », de Zaïde de Mozart15 : l’aria se fond ici parfaitement dans le « mélodrame » du Singspiel de Mozart, en ce que l’orchestre ne perd jamais le « fil » de l’œuvre. Cet exemple est d’autant plus idéal qu’il s’agit d’un Singspiel : le parlé dans l’œuvre rend explicite la fonction essentielle d’unification et de projection de l’action dramatique de l’orchestre de Mozart. L’intelligence de la mélodie et le génie de la composition thématique des opéras de Mozart en font des œuvres absolument primordiales dans l’histoire schützéenne de la musique, en ce qu’ils permettent le dépassement du premier obstacle à l’accomplissement de l’art dramatique : l’unité et l’équilibre d’une œuvre fondée autant sur la parole que sur la musique.

14 Bach, Cantate 156, arioso : http://www.youtube.com/watch?v=mSd6cPYzjPU 15 http://www.youtube.com/watch?v=jSQqbJPoSbw

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2.1.2 L’analyse de Schütz

Schütz traverse les opéras de Mozart et Wagner sur trois plans : celui du sujet, qui touche aux thématiques récurrentes et aux types de personnages et d’histoire, celui de la continuité qui interroge le souci de l’unité de la durée, et celui du problème du toi qui concerne l’accomplissement proprement dit de l’essence même de l’expressivité artistique.

2.1.2.1 Sujet

Mozart n’a d’yeux que pour l’amour, que celui-ci naisse en Espagne, dans un lieu d’esclavage ou dans l’aristocratie de l’époque. Son œuvre se porte donc sur un sujet unique mais décliné dans différents contextes avec différents personnages, de sorte que ceux-ci ont une individualité, une personnalité bien marquée. Aussi, ce sont très souvent des personnages du quotidien, des bonnes gens, des caractères très identifiables, presque caricaturaux. Chaque personnage a une vie en soi dans l’opéra, tout est agencé comme une scène de la vie ordinaire, mais dans un lieu ou plus exotique, ou plus léger, ou encore peut-être, tragique.

2.1.2.2 Continuité

De ces personnages caractéristiques, de cette affection pour le thème de l’amour émane un certain pathétique ; il s’agit d’une musique marquée par la virtuosité du chant : l’action dramatique n’est qu’un prétexte à l’éclatement lyrique des personnages.

Mozart compose des opéras à numéro, c’est-à-dire des œuvres qui sont constitués de nombreux récitatifs qui font avancer l’histoire, qui cèdent de temps à autre la place aux effusions musicales signifiant les moments forts du drame : le tout est de laisser ou faire parler ses personnages. Schütz dit de Mozart qu’il est réaliste16, en ce sens qu’il nous fait participer à notre propre histoire, en ce que les personnages sur scène sont nos proches au sens propre, en ce que rien ne vient déranger la normalité sociale de

16 Ibid., p. 51

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l’histoire. Il s’agit d’une action dramatique « parlante », où la continuité, si elle est saccadée par les récitatifs et l’aspect émotionnel du propos, n’en a jamais été plus continue, puisque l’apostrophe dramatique, jointe à l’intelligence de l’orchestre mozartien, fonde une unité formelle de durée irréprochable au premier abord.

2.1.2.3 Problème du toi

Mozart fait le tour du problème du toi en épuisant les trois aspects suivants du problème : l’être l’un dans l’autre, l’être l’un opposé à l’autre, et l’être l’un avec l’autre.

« Ce n’est pas l’amour qui était l’objet de la musique composée par Mozart mais bien plutôt la connaissance d’un toi où se décide la véritable affirmation de la vie, le renoncement résolu aux évènements qui peuvent se produire hors de ce monde, la naturalité et l’évidence de son phrasé17. » Effectivement, la scène mozartienne n’est jamais hors de la réalité banale du quotidien, et chacun de ses personnages surgit toujours dans une des trois dimensions du problème du toi précédemment décrites ; il n’y a aucun décalage formel entre les relations des personnages sur scène et les relations concrètes de la vie de tous les jours. La seule différence entre la réalité et le drame, c’est l’expressivité musicale qui transforme le dire vulgaire en exposition des relations humaines.

Mozart résout donc les difficultés de la réalisation de l’art dramatique en composant une durée scénique à partir de l’expression « normale » du toi qui s’articule autour de récitatifs au contenu simple argumentés par des évolutions orchestrales pathétiques dont la fonction relève de l’accentuation du propos émotionnel des personnages : la situation dramatique de l’action est un prétexte à l’exposition du toi, la musique en étant le ressort pour l’immédiateté et l’accueil du spectateur, et la parole, en tant qu’elle est naturelle et toujours simple, fonde et conforte le réalisme dont l’œuvre de Mozart se revendique formellement.

17 p. 53, idem

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2.2 L’opéra wagnérien : l’accomplissement

Si l’option de Mozart semble des plus convaincantes, Schütz mise plus volontiers sur l’ingéniosité de Wagner : le génie du phrasé orchestral, la richesse expressive de l’éclat caricatural de l’émotion et la banalité des personnages dans leurs caractères singuliers chez Mozart constituent un réalisme qui se sépare trop vite de la durée interne qui doit être le lieu de vécu de la musique. Le « parlé » du Singspiel, le

« raconté » des récitatifs, et l’« exprimé » de l’orchestre sont formellement trop diffus et francs pour que l’apostrophe dramatique surgisse comme une résolution artistique dans la conscience du spectateur : il ne se forme là qu’une exposition, au mieux une introspection sociale sans plus, qui frôle la simple représentation du monde social. La musique ne doit jamais illustrer, elle ne doit jamais servir un motif quelconque, et si l’orchestre mozartien ne s’abaisse pas immédiatement à cela, il reste une fonction pratique de mise en présentation du sujet dans la continuité dramatique, là où il devrait être fonction formelle de l’unité de la durée et fonction sémantique de communication

« vierge », au sens d’évocation pure, de partage essentiel d’émotion, de contenu de conscience ou de sentiment. Wagner, par l’invention du Leitmotiv, offre la possibilité de ne jamais rompre avec ces fonctions fondamentales de la musique sans jamais trahir l’action dramatique pour autant.

2.2.1 Leitmotiv et musique continue

Le Leitmotiv, littéralement « motif directeur », consiste en l’utilisation récurrente d’un même thème ou motif auquel on a au préalable associé un sens particulier. Schütz nous dit que par l’utilisation de ce dernier, « on crée ici une unité de sens tout à fait extraordinaire, qui est à l’origine étrangère à la musique, qui repose sur des fonctions de compréhension par association et qui pourtant, en rapportant les situations les unes aux autres, gagne une sorte de signification destinale qui constitue l’arrière-plan ferme et stable du véritable sujet de la poésie de Wagner – le merveilleux18 ». Effectivement, Wagner se distingue de Mozart par la présence permanente et pleine de la musique dans ses opéras : il n’y a ni récitatif ni effusion orchestrale momentanée, tout est

18 Ibidem, p. 50-51

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accompagné, plus encore, tout est mêlé à la musique et la musique se mêle à tout.

L’idée du Leitmotiv permet de remplacer efficacement les récitatifs sans briser l’unité de durée : l’action dramatique avance en permanence avec l’association complexe des Leitmotive de l’œuvre, qui communiquent immédiatement le sens de cette action sans qu’il n’y ait besoin de raconter quoi que ce soit19. Plus encore, cette musique continue répond formellement au contenu sémantique de la forme wagnérienne : le merveilleux mythique étant l’éternel lieu du tragique chez l’auteur, il ne pouvait y accorder autre chose qu’une immersion totale, sans aucune brisure de durée. L’unité de sens de la forme est primordiale chez Wagner parce que le propos même de l’œuvre l’exige ; il n’y a pas de rêve ou d’immersion introspective sans unité de cohérence dans la durée même.

2.2.2 Résolution du problème du toi dans la forme

Wagner résout donc le problème du toi contre Mozart : il n’y a que de l’être- l’un-après-l’autre dans l’expression du toi chez Wagner ; en somme, l’opéra wagnérien saisit le toi dans un « monde de combat et de destin, de merveilles et de délivrance20 » où le toi proprement dit est un individu surélevé par la scène, où l’apostrophe dramatique fondamentale est-elle même spectacle, où le proche signifié est un proche mythique et donc ultimement exemplaire : Wagner « renonce à l’évidence immédiate de la relation au toi, il exige de l’entendement de l’auditeur une coparticipation, il exige de lui qu’il n’oublie jamais que lui aussi, l’auditeur, a souffert et souffre dans la vie et qu’il le sait grâce aux complexes de symboles étrangers à la scène et à la musique et qui appartiennent au mythe21 ». Ainsi, Wagner accomplit l’ensemble des caractéristiques formelles de l’art dramatique sans aucun compromis : rien ne sert rien, tout est fonctionnel, organique, tout relève de l’essence formelle de l’art même. Le monde le plus proche de notre durée de Mozart fait place ici au monde de la durée en soi à travers le mythe, et la musique en tant qu’elle y est continue en est le vecteur et l’affirmation parfaite.

19 Exemple du prélude de Tristan et Isolde

http://fr.wikipedia.org/wiki/Tristan_et_Isolde#Exemples_de_leitmotive 20 Ibidem, p. 53

21 Ibidem, p. 53

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2.2.3 Le sens de la forme wagnérienne

Le sens de la forme wagnérienne se réalise donc par le rêve introspectif immersif engendré par la musique en tant qu’elle est intimement liée à notre durée interne : le Leitmotiv, la musique continue, l’affirmation singulière des individus dans leurs tourments les plus historiquement et socialement incarnés. Aussi, la musique est pour Wagner volonté universelle, elle est ce qui par définition s’oppose au monde spatio- temporel et répond, seule, à la durée interne. L’art dramatique, s’il doit préserver sa théâtralité active, pour répondre aux présuppositions fondamentales de sa forme artistique, ne peut donc s’accomplir sans l’excitation ultime de la musique, de même que la musique, par sa nature solitaire, ne peut se réaliser formellement que dans l’apostrophe dramatique qui la sauve de sa solitude essentielle.

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3 Conclusion : interrogations sur la pertinence du critère de Schütz

Il semble donc que l’on puisse conclure avec Schütz que l’accomplissement artistique réside dans la forme de l’opéra qui seul peut réaliser l’ensemble des exigences de l’art. Plus exactement, cet accomplissement résiderait dans l’ingéniosité des œuvres de Mozart d’une part, et de Wagner d’autre part, en tant qu’ils ont tous deux réussi à créer la forme véritable qui doit être celle de l’opéra. L’un a accompli l’exposition du problème du toi, l’autre l’a résolu ; le premier a représenté la durée interne, le second l’a fait parler ; il ne fait aucun doute pour Schütz que le critère phénoménologico-social du problème du toi et de la continuité est légalement applicable pour cette raison même qu’il fut déjà comblé.

Cependant, il nous faut soulever quelques problèmes posés par la théorie de Schütz : tout d’abord, il n’est pas évident que la solution introspective de Wagner soit réellement une solution. En effet, le toi signifié sur la scène est un toi de la durée interne, un toi qui symbolise tous les toi, et non le toi du problème du toi. Si l’art dramatique fait nécessairement usage de symboles, le mythe, quant à lui, fait parler des symboles en soi, des personnages qui indépendamment du contexte dramatique sont déjà des symboles. Ainsi, la relation au toi n’est pas présente en tant que telle, elle est omniprésente en tant que son absence concrète la signifie. Wagner parle d’une volonté, il parle d’une chose vivante, organique, il parle en fait d’art total, d’accomplissement suprême, de salut esthétique. Le toi wagnérien n’est pas si clairement le toi de Schütz, c’est un toi narcissique, dans lequel le spectateur dessine son propre portrait : l’apostrophe qu’il crée est une apostrophe condescendante... De la même manière, le toi mozartien se disqualifie parce qu’il est une représentation du monde commun, ce qui va contre l’exigence de non-représentation. De plus, la musique semble s’abaisser malgré tout à servir encore quelque chose, ne serait-ce que le problème du toi même, qui en tant que présupposition fondamentale de l’art dramatique se place au-dessus de la musique : celle-ci reste alors une fonction pratique.

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Enfin, le rythme spatio-temporalisant est une analyse douteuse : le rythme est toujours perçu dans l’écoute même de la musique, sans quoi on ne pourrait ni danser, ni

« suivre » la mélodie. Si le rythme doit avoir pour fonction d’incarner la musique, c’est le corps musical en soi qui en est l’incarnation, et non seulement l’organisation spatiale du temps. La mélodie étant ce qui donne la musique dans la durée interne, le rythme, qui en est l’intime correspondant avec l’harmonie, ne semble avoir d’autre fonction que celle de faire vivre d’une manière précise cette donnée dans la durée interne, comme le feraient les battements du cœur dans un organisme.

Pour conclure donc, si Schütz apporte à la phénoménologie de la musique une conception intéressante de la forme artistique et de l’accomplissement de celle-ci dans l’art dramatique, il n’en reste pas moins encore obscur et relatif à un vécu trop subjectif de la musique. Bergson et Husserl ont fourni des outils fort ingénieux pour la compréhension de cette chose étrange qu’est l’œuvre musicale ; encore faut-il se rappeler que ce ne sont que des outils, et non en eux-mêmes une description de la musique. Durée interne et problème du toi, s’ils sont fondamentaux en art, sont encore deux choses que la musique ignore...

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Bibliographie

Alfred SCHÜTZ, Ecrits sur la musique 1924-1956, trad. Bastien Gallet et Laurent Perreau, MF, Répercussions, 2007 ;

Friedrich NIETZSCHE, La naissance de la tragédie, in Œuvres philosophiques complètes, éd. Colli et Montinari, Paris, Gallimard, 1977 ;

Henri BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 1991 ;

Arthur SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1966 ;

Richard WAGNER, Opéra et drame, in Œuvres en prose, éditions d’Aujourd’hui, 1976 ;

Edmond HUSSERL, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. Henri Dussort, Paris, PUF, 1964.

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